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dimanche 13 octobre 2024

SUBSTANCE, SUBSISTANCE, SUBSTRAT, SUBSTANTIF - II - SOTERIOLOGIE.

N'en déplaise à la métaphysique, en effet, "la Vérité1 est bien une notion occidentale, grecque en son essence, en tout cas non chinoise. Du côté chinois, il y a assurément des penseurs […] soucieux de définition, d'argumentation et de science. Mais leur pensée de l'adéquation (, dàng) reste liée au transitoire et n'a jamais été érigée sur un plan atemporel formant le socle ontologique, comme chez les Grecs, d'un statut de la vérité"(Jullien, Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la Philosophie, x). Loin d'être tétanisée, comme l'est la pensée grecque, par les risques liés à l'instabilité en général, la pensée chinoise commence en effet par le constat satisfait que "le grand procès de la nature est aisé2 […] : , yīn et , yáng communiquent spontanément entre eux et tous les existants sont spontanément à leur aise"(Ruǎn Jí, Traité sur la Musique in Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, viii). Le plus ancien des textes classiques chinois (deuxième moitié du premier millénaire a.e.c.), le Classique des Transformations (易 经yì jīng) définit le réel (, dào) comme un processus incessant de circulation d'un souffle-énergie () entre deux pôles extrêmes, un pôle d'instabilité (yáng) et un pôle de stabilité (yīn) : "un yīn, un yáng, voilà le réel [一阴一阳之谓道, yī yīn yī yáng zhī wèi dào]"Le réel (dào) n'est donc pas spontanément pensé sous la catégorie de l'unité mais sous celle de l'unicité : "le réel est unique3, mais il produit la dualité [, yīn et , yáng], la triplicité [, yīn, , yáng, , qì] et la multiplicité [道 生一一生二二生三三生万物, dào shēng yī, yī shēng èr, èr shēng sān, sān shēng wàn wù]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §42). Donc, il n'y pas d'identité d'une "Nature", présumée homogène, qui serait subsumable sous des lois universelles puisque le réel (dào) est irrémédiablement, non seulement divers dans l'espace mais, de plus, impermanent dans le temps. Et d'autant plus impermanent qu'"ordre et désordre s'engendrent mutuellement [故有无相生, gù yǒu wū xiāng shēng]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §2). Plus précisément, "si tout ce qui existe vient de et tend vers l'ordre, en revanche tout ordre vient de et tend vers le désordre [天下万物生於有有生於无tiān xià wàn wù shēng yú yǒu, yǒu shēng yú wú]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §40). On comprend que n'a pas sa place ici le moindre idéal de perfection divine comme garantie absolue de la double substantialité ontique/épistémique des choses en général. Loin qu'une entité parfaite, fût-elle un "premier moteur immobile", se tienne en arrière-plan du réel pour l'engendrer, c'est au contraire "quelque chose d'inaccompli qui accomplit le ciel et la terre [有物混成先天地生yǒu wù hún chéng xiān tiān dì shēng]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §5). Notons que la co-réalité de hún (l'inaccompli) et de chéng (l'accompli) dans le processus perpétuel de génération de l'impermanence  () du réel (, dào) ne doit pas s'entendre comme une succession dans le temps (d'abord yǒu, "il y a", ensuite wú, "il n'y a pas" ou inversement), car alors, ce serait cette alternance qui serait permanente et nous serions ramenés au modèle aristotélicien d'une méta-permanence circulaire, celui de l'éternel retour du même. L'impermanence () s'analyse plutôt comme une simultanéité de yǒu ("il y a") et dewú ("il n'y a pas"), de chéng (accompli) et de hún (inaccompli),  de , yīn (ordre) et de , yáng (désordre). C'est alors le principe le plus fondamental de la rationalité aristotélo-cartésienne, le principe de non-contradiction4, qui est bafoué par la pensée chinoise. Ce qui fait dire à François Jullien que, pour les Chinois, "le statut du propos de sagesse est celui de la remarque […]. Une remarque n'a pas pour mission de dire la vérité. […] Sa fonction n'est pas de définir (ou de construire) mais de pointer. [Aussi] le propos confucéen ne cesse-t-il [...] d'évoluer ou, plus précisément, de varier : sur le même sujet […] Confucius pourra répondre différemment à chacun de ses interlocuteurs successifs [voire] au même moment, répondre l'inverse à l'un et à l'autre5"(Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, iv). Et en effet, nous dit Confucius "quatre choses sont permanentes [dans la parole du Sage] : l'absence de sens, l'absence de nécessité, l'absence de fermeté, l'absence de soi [子绝四 : 意、无必、无固、无我, zǐ jué sì : wú yì, wú bì, wú gù, wú wǒ]"(Confucius, Entretiens, IX, 4). De même, le fondateur du bouddhisme , chán (zen en japonais) préconise-t-il d'abandonner tout dogmatisme et de "viser directement le cœur humain et devenir Bouddha en rencontrant sa nature [直指人心,見性成佛, zhí zhǐ rénxīn, jiàn xìng chéng fó]"(Bodhidharma, deux Entrées et quatre Pratiques). Dans tous les cas, comme l'illustre le très célèbre 太极图tài jí tú (littéralement, "image du grand retournement"), toute forme de substantialité est donc bannie par la pensée chinoise. La pensée chinoise, au rebours de la pensée métaphysique, est une pensée de la diversité et du devenir, non de l'homogénéité et de la permanence. Ne se préoccupant pas d'ontologie, elle n'en instaure pas non plus, par conséquent, de redoublement épistémique. De fait, l'expression chinoise pour traduire ce que nous appelons "ontologie" est 存在论, cún zài lùn, littéralement, "doctrine de la subsistance". Et, en dépit de leur parenté étymologique, (sub stans, sub sistere), comme nous allons le montrer, la subsistance n'est pas la substance.

Bien avant Bodhidharma, le bouddhisme6 indien avait déjà poussé plus loin encore que le taoïsme et le confucianisme, la pensée de l'inhomogénéité dans l'espace et de l'impermanence dans le temps. Le bouddhisme repose traditionnellement sur "trois joyaux" (triratna ; sān bǎo, 三宝) que sont le Bouddha, le Sangha, la communauté des bouddhistes et le Dharma qui est l'ensemble des sermons du Bouddha et des bodhisattvas. Il existe quatre critères dont la conjonction permet, selon la tradition, de qualifier ou non une doctrine de bouddhiste. Ces critères, qui sont appelés "les quatre sceaux du Dharma7" (四法印, sì fǎ yìn, dharma mudra), sont les suivants : 1) anitya : tous les phénomènes sont impermanents (诸行无常, zhū xíng wú cháng, "tout phénomène sans constance", anitya sarva samskarah) ; 2) anâtman : tous les phénomènes sont sans substance (诸行无, zhū xíng wú wǒ, "tout phénomène sans soi", anatmanah sarvadharmah) ; 3)  duhkha : tous les phénomènes sont souffrance (au double sens de perturbation mécanique et de douleur vécue) (一切行苦, yī qiè xíng kǔ, "tout phénomène amer", dukkhah sarva samskarah) ; 4) nirvâna  : le nirvanâ est paix (涅槃寂, niè pán jì jìng, "nirvanâ calme", santam nirvanam). Les deux derniers critères sont communs au brahmanisme8 et au bouddhisme et, pourrait-on dire, à toutes les sagesses de l'humanité. Comme nous l'avons vu, la métaphysique, notamment dans ses versions aristotélicienne ou cartésienne, est une entreprise humaine qui se donne pour horizon d'établir la paix sociale et la paix psychique en fuyant la corruption et la déchéance relatives aux accidents et en visant la permanence inconditionnée éternelle et immuable de la substance soustraite au devenir. De plus, dans tous les cas, la métaphysique incrimine, comme cause de la souffrance humaine, l'illusion épistémique (on croit faussement percevoir la substance alors qu'on n'en perçoit que les accidents) et, à partir de Descartes, l'illusion ontique (on croit faussement maîtriser la substance lorsqu'on n'agit que sur les accidents). Enfin, pour reprendre le vocabulaire de Descartes, seule l'âme ou "substance pensante" est substantielle (homogène et permanente) par nature, tandis que la matière ou "substance étendue" n'est substantielle que par composition. Or, c'est bien ce mystère de la composition et de la décomposition matérielles, à commencer par celle du corps vivant, qui engendre les illusions et la souffrance du fait qu'elle est difficilement compréhensible pour l'âme humaine. Bref, pour la tradition métaphysique, la lutte contre la souffrance passe par la lutte contre l'illusion, et celle-ci ne saurait consister qu'en la purification de l'âme par l'exercice spirituel de la droite Raison. Le brahmanisme et le bouddhisme partent, quant à eux, du même constat de l'existence de la souffrance (duhkha9) et de l'illusion (mâ) mais se distinguent de la tradition métaphysique par le postulat que le remède à la souffrance humaine concerne l'être humain tout entier, concrètement immergé hic et nunc dans le monde, et pas seulement sa partie prétendument éternelle et immuable car prétendument incorporelle et intemporelle, l'esprit ou l'âme. C'est alors par et dans l'action concrète et mondaine que l'être humain pourra réprimer mâ et échapper à duhkha, et non dans la suspension contemplative du mouvement comme le préconise la métaphysique aristotélicienne, ni par le mouvement exercé conformément à une volonté gouvernée par la raison comme dans la métaphysique cartésienne. En d'autres termes, pour la métaphysique, l'homme entretient un rapport de subordination linéaire et vertical à l'égard cosmos10 conçu comme l'horizon de perfection situé au-dessus de l'homme et qu'il convient de viser, soit dans cette vie par l'exercice de la droite Raison, soit dans une autre vie supra-mondaine, en tout cas, au mépris de la vie terrestre du corps biologique. Car sa souffrance n'est, au fond, que celle du désespoir de n'être pas parfait et éternel mais faible et mortel, bref, de n'être pas tout entier substantiel. En un mot, son problème, c'est d'avoir un corps. Tandis que, pour les sagesses indiennes ou chinoises, le rapport de l'homme au cosmos est un rapport circulaire et horizontal qui fait du corps biologique à la fois la racine du problème et sa solution. C'est un problème parce que le corps vivant se corrompt mais c'est aussi la solution au problème dans la mesure où c'est un "champ d'alchimie" (丹田dān tián en chinois, le hara en japonais), un théâtre microcosmique où s'opèrent des transactions énergétiques incessantes avec le macrocosme. L'homme est "intermédiaire entre le ciel et la terre, 天地之间, tiān dì zhī jiān"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §5). Du coup, pour la métaphysique, la disparition de l'illusion et de la souffrance subséquente s'appelle "bonheur", en grec εὐδαιμονία, littéralement "bien souverain". Or, il va de soi que ledit "bien souverain" ne peut concerner que l'âme ou "substance pensante", non la "substance étendue", corporelle, matérielle, dont on a vu qu'elle était, pour la métaphysique, le problème à résoudre en tant que pourvoyeuse d'illusions et de souffrances. Donc le bonheur est, pour la métaphysique, un état idéal caractérisé par l'immobilité et l'impassibilité totale de l'esprit, la synthèse définitivement réalisée d'une homogénéité et d'une permanence incompatibles avec la vie terrestre puisque "le bonheur ne doit avoir besoin de rien, il doit se suffire parfaitement"(Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1176b). En revanche, la sagesse indienne ou chinoise a besoin, au minimum, de ces exercices "d'affinement et d'épuration du souffle vital11, le rendant à nouveau fluide, ce qui n'est pas pour autant "être heureux""(Jullien, Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la Philosophie, x). Et en effet, la libération (moksha dans le brahmanisme, nirvâna, 涅槃, niè pán dans le bouddhisme) à l'égard des illusions dévastatrices n'a rien à voir avec la conception occidentale du bonheur comme participation à une substantialité éternelle12 puisqu'elle va consister, non dans un déni de la vie, mais, tout au contraire, dans sa sauvegarde, sa préservation. Raison pour laquelle on a coutume de ranger de telles doctrines dans la catégorie des sotériologies, c'est-à-dire des doctrines qui visent la subsistance, autrement dit préservation, la protection, la conservation, la sauvegarde (ἡ σωτηρία en grec) de la vie. De là, l'importance du cycle infini de perpétuation de la vie (samsâra), rôle marginal et anecdotique dans la tradition métaphysique13, mais fondamental dans les doctrines sotériologiques. Pour elles, en effet, tout dans la vie est spontanément souffrance (sarvam duhkham), dans les deux sens, en français, de cette expression. À savoir "souffrance" comme douleur, comme mal-être, comme problèmes à résoudre pour les vivants en tant que vivants, mais aussi "souffrance" comme passivité incoercible à l'égard des changements incessants que subissent les vivants en tant qu'éléments physiques du monde physique. Voilà pourquoi c'est la subsistance perpétuelle de la vie (samsâra, en chinois,  轮回lún huí, littéralement "retour de la roue14") qui, pour les Brahmanes comme pour les Bouddhistes, illustre le mieux la notion de souffrance (duhkha, , kǔ, littéralement, "amertume").

Cela dit, au-delà de ces incontestables convergences anti-métaphysiciennes, le débat entre les sotériologies brahmanistes et bouddhistes a toujours été très vif, au sujet notamment de la notion brahmanique de brahman, l'"absolu" qui se trouve, précisément, être à l'origine de la dissidence d'avec le brahmanisme. La notion d'"absolu" implique en effet une forme de dualisme15 à l'égard de ce qui ne l'est pas en présupposant une double nature de la réalité : d'une part une réalité non-absolue, c'est-à-dire corporelle muable et corruptible (prakriti ou pradhâna), d'autre part une réalité absolue, en l'occurrence spirituelle immuable et éternelle (purusha ou âtman). L'idée sous-jacente, c'est, comme pour la métaphysique que, pour prétendre parvenir à l'extinction (nirvâna) de l'ignorance (avidyâgénératrice d'attachement à des illusions (mâyâ) pénibles (duhkha), encore faut-il concevoir, soit un support susceptible de saisir le mécanisme (karman) de l'illusion sans être affecté par celui-ci, soit une condition humaine absolue (brahman) distincte de son existence réelle douloureuse (samsâra). Dans les deux cas, "c’est seulement si l’on admet l’existence de l’âtman que le samsâra [et sa libération sont] possibles"(Nyâya Sûtra, III.2.39). L'âtman est donc conçu comme un "soi" transcendant, un principe de conscience supra-mondain qui n'est pas sans rappeler la res cogitans cartésienne ou l'οὐσία aristotélicienne. Pour autant, il ne s'agit pas vraiment d'une substance autonome au sens de la métaphysique dans la mesure où le dualisme psycho-physique (purusha/prakriti) se complique d'une réalité mixte intermédiaire, le mental (citta) attaché au corps (prakriti) et, notamment, "aux trois guna nées de prakriti, [qui] enchaînent dans le corps [...] l'Habitant impérissable du corps [âtman]. [De sorte quesattva attache au bonheur, rajas à l'action, [...] tamas voile la connaissance et attache à la négligence de l'erreur et à l'inaction"(Bhagavad Gîtâ, XIV, 5, 9). Autrement dit, l'attachement du mental (citta) à la causalité (karman) indéfectible que les trois énergies fondamentales (guna) exercent sur le corps en le transformant en permanence au gré des exigences du monde extérieurcela tend à occulter la pureté et l'éternité de l'"absolu"(brahman, purushaâtman). Voilà pourquoi "le non-attachement [vairâgya] est induit par un état de conscience totale [purusha] qui libère du désir face au monde qui nous entoure"(Patañjali , Yoga-Sûtra, I, 15). En ce sens, Marc Ballanfat a sans doute raison de souligner que "ce dualisme […] se révèle beaucoup plus heuristique que métaphysique [en ce sens qu'il] dessine une manière idéale d'être au monde bien plus qu'une doctrine de la nature humaine"(Ballanfat, Philosophie Indienne, iv), d'où la priorité donnée à la prise de conscience pratique de notre véritable destinée (svadharma) plutôt qu'à celle, théorique, de notre véritable nature (svabhâva). Il reste que l'illusion la plus lourde de conséquences pour le brahmanisme, c'est la confusion que fait l'esprit (manas) entre ses deux constituants : le mental (citta) fractionné et impermanent et le principe conscient (purusha) homogène et permanent. Auquel cas, comme dans la métaphysique, la libération brahmanique consiste à dé-couvrir son âtman recouvert par les voiles de l'illusion mentale (citta). Dès lors, le modus operandi sera l'absorption (samâdhi16) de citta dans purusha plutôt que le contraire. Pour autant, la pure contemplation intellectuelle n'est pas ici la seule voie d'accès à la libération (kaivalya) de l'illusion douloureuse. Dans la Bhagavad Gîtâ, Krishna propose d'ailleurs deux alternatives à Arjuna : "si tu n'es pas capable de maintenir ton esprit recueilli, alors choisis la voie de l'assiduité […]. Si tu es incapable de pratiquer avec assiduité, agis alors uniquement par amour pour moi"(Bhagavad Gîtâ, XIV, 8, 9). Il y a donc trois formes d'ascèse (yoga) propre à se déprendre de l'illusion qui naît de l'attachement aveugle à la matière (prakriti), à savoir, par ordre de difficulté décroissante : l'ascèse par la simple connaissance (jñânayoga), l'ascèse par l'action concrète (karmayoga) et l'ascèse par la dévotion (bhaktiyoga). Toutefois, même si, cette répartition des difficultés de la libération (moksha) à l'égard de l'illusion (mâyâ) est probablement le reflet doctrinal du système des castes qui réserve l'ascèse dévotionnelle au plus grand nombre en n'autorisant l'ascèse intellectuelle qu'aux brahmanes, il est indéniable que, comme pour la tradition métaphysique, il est encore supposé exister une ultime garantie divine (ishvara) à l'"absolu" (brahman, purushaâtman), donc, in fine, une forme, au moins implicite, de substantialité17. Tout comme le brahmanisme, le bouddhisme, impute la première cause de la souffrance (duhkha) au couple ignorance/illusion (avidyâ/mâyâ) relativement à la perpétuation de la vie (samsâra). Mais, à la différence du brahmanisme, le bouddhisme considère que l'ignorance/illusion la plus grave n'est pas la méconnaissance d'un "soi" substantiel (âtman) prochain (purusha) ou ultime (ishvara), mais, tout au contraire, l'attachement (trishnâ) au mythe de l'existence, en toute chose, en tout phénomène, d'un "soi" comme noyau irréductible d'homogénéité et de permanence (âtman). Autrement dit, l'illusion qu'il s'agit de combattre n'est plus, comme dans la métaphysique ou le brahmanisme, l'apparente évanescence des choses, mais, tout au contraire, la tendance maladive à les considérer comme permanentes. Le problème est bien là parce que, s'il s'avérait que les choses fussent impermanentes, donc que l'attachement à leur soi-disant substantialité fût vain, alors il ne pourrait que conduire à la déception et à la douleur voire, comme Nietzsche l'a souligné, à la haine de la vie considérée comme un vil tissu de manifestations phénoménales superficielles et transitoires. Mais comment se persuader que, au rebours des doctrines métaphysiques ou brahmanistes, tout existant est dénué de substantialité, de "soi" profond transcendant ses apparences sensibles, bref, comment assurer le caractère illusoire de l'atmân et professer l'universalité de l'anatmân, au risque d'ailleurs que le remède soit pire que le mal, au risque d'engendrer de l'angoisse, voire du nihilisme18 ? Dans la mesure où il s'agit de détruire une illusion et que l'illusion est (nous y reviendrons plus loin) un comportement récursif, c'est-à-dire qui s'auto-produit et se nourrit de lui-même, il est naturel de remonter à la racine de l'illusion en incriminant sa source, à savoir l'intentionnalité (cetanâ, , ). Or, l'intentionnalité spécifiquement humaine, celle que nous nommons "esprit", possède notamment une propriété remarquable qu'on appelle "conscience"19 et que le bouddhisme entend cultiver dans le cadre d'un état psychique final qu'il nomme "éveil" (bodhi).

Nous avons vu quelques exemples de la manière dont les métaphysiciens font usage de leur "conscience". Celle que privilégient le brahmanisme ou le bouddhisme afin de tenter de venir à bout de l'illusion (mâyâ) s'appelle la méditation (dhyâna, , chán) : "l'objet de la méditation est l'esprit. Pour le moment il est à la fois confus, agité, rebelle... La méditation n'a pas pour but de le briser ni de l'anesthésier, mais de le rendre libre, clair et équilibré"(Matthieu Ricard, la Méditation selon le Bouddhisme Tibétain). Notons d'abord que la méditation comme voie d'accès à la libération de la souffrance comme douleur vécue, en tout cas dans ses versions brahmaniste ou bouddhiste, ne saurait être confondue avec la contemplation métaphysique. On peut même dire que ces deux pratiques spirituelles sont antinomiques. Ainsi, les soi-disant "méditations" métaphysiques de Descartes ne sont-elles, en réalité, que des "contemplations" métaphysiques, car si, dans les deux activités, il s'agit bien de purger l'esprit humain de ses impuretés pour le faire accéder à la pureté apaisante au moyen d'une ascèse (ἄσκησις, exercitium, "exercice", abhyasa, tapas en sanskrit) appropriée, pour autant, les impuretés de la méditation ne sont pas celles que la contemplation commence par chasser, à savoir les sensations corporelles diverses et impermanentes20. Et ce, même dans la méditation brahmaniste dirigée, comme nous l'avons dit, vers un "soi" absolu. Tout au contraire l'impureté, la souillure (klesha) est, pour le méditant, non dans les données sensorielles proprement dites mais plutôt dans un attachement (trishnâ dans le brahmanisme, upâdâna skhandha dans le bouddhisme) à des agrégats, des complexes phénoménaux qui donnent l'illusion de la stabilité et de la solidité, tandis que la purification (vairâgya dans le brahmanisme, nirvâna dans le bouddhisme) procède d'un détachement à l'égard du caractère illusoire de ces mêmes complexes sans pour autant les congédier en tant que tels. Comme le précise Francisco Varela, "le but du méditant est de devenir attentif, de vivre ce que son propre esprit fait quand il le fait, d'être présent à son propre esprit"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit, I, 2). La méditation, contrairement à la contemplation, part donc des données sensorielles, non pour les répudier, mais pour en analyser la structure illusoire. Or, à cet égard, "la grande première découverte de la méditation [bouddhiste est] la réalisation aiguë de la mesure dans laquelle les êtres humains sont habituellement déconnectés de leur propre expérience"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit, I, 2). De leur propre expérience de ce qu'ils estiment être leur "soi" profond (âtman, purusha, brahman) pour les brahmanistes : "l'expérience, qui renvoie à un autre qu'elle, confond en une seule représentation la qualité lumineuse d'une pensée avec le principe conscient [purusha], bien qu'ils soient absolument distincts"(Patañjali, Yoga-Sûtra, iii, 35). De leur propre expérience, à l'inverse, de "ce courant souterrain d'agitation, d'avidité, d'anxiété et d'insatisfaction qui envahit toute l'expérience [qui] surgit tout à fait naturellement et se développe à mesure que l'esprit cherche à nier qu'il est par nature pétri de fugacité et dénué de soi"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit, II, 4). Or, pour parvenir à la conscience du caractère illusoire de l'expérience spontanée, il faut évidemment consentir à un patient apprentissage. À cet égard, un des rares courants philosophiques occidentaux à avoir tenté de s’accommoder de quelques éléments de méditation qui ne soit pas de la contemplation métaphysique, c'est le courant phénoménologique qui, justement, s'est intéressé aux vécus de conscience en tant que tels, notamment en s'employant à "suspendre l'attitude naturelle" consistant à laisser errer spontanément sa conscience. De là, Varela y a beaucoup insisté, des parallèles saisissants avec, notamment, la méditation bouddhiste : "cette tradition prend pour fondement principal un fait que l'on retrouve également en Occident dans la tradition philosophique de la phénoménologie. Ce fait essentiel est de constater que, dans la vie normale, habituelle, ordinaire, il y a un manque d'éveil et de présence dans les expériences que nous vivons, qu'elles soient du domaine de l'émotionnel, de la sensorialité ou autres encore. (...) Ce constat fait par la tradition phénoménologique résonne énormément avec le cœur du message du Bouddha, qui est de cultiver et de devenir expert, très souple dans un geste ou un acte. Les phénoménologues appelaient cela la « réduction », c'est-à-dire la suspension de ce comportement naturel, afin de pouvoir apprécier la densité et la profondeur de l'expérience immédiate"(Varela, le Corps et l'Expérience Vécue, in Y. Tardan-Masquelier, les Chemins du Corps).

Nous avons vu que, dans le cadre de la méditation yogique, c'est par "l'ascèse [tapas], l'étude en soi [svadhyâya] et l'abandon de soi au divin [ishvara pranidhâna], que le yoga parvient à la purification [kriyâ]"(Patañjali, Yoga-Sûtra, ii, 1) et que le yogin est censé découvrir un "soi" (âtman) profond sous un mental (citta) superficiel. Or c'est précisément ce que tente de faire Siddhârta Gautama pendant les six années de son exil volontaire jusqu'à ce qu'il se persuade, vers l'âge de trente-cinq ans sous l'arbre de la bodhi à Bodhgâya, de la vanité de ses efforts et qu'il conclue que l'éveil (bodhi) met fin à l'illusion de la même façon que le réveil met fin au rêve. L'"éveil" bouddhiste ne consiste donc pas dans l'appréhension d'un au-delà de l'espace ou du temps de l'expérience ordinaire mais, tout au contraire, dans l'appréhension de la vanité (sûnyatâ) d'un tel "au-delà". De sorte qu'il n'y a plus lieu, comme c'est le cas dans la méditation brahmanique, de distinguer âtman et citta, principe de conscience ordonné et flux de conscience21 désordonné, celui-ci ayant vocation à être éclairé par celui-là. Voilà pourquoi, in fine, la méditation bouddhique n'est ni une contemplation métaphysique, ni une méditation brahmaniste dans la mesure où "le méditant ne spécule pas sur son "soi" […]. Au lieu de cela, il s'entraîne plutôt à observer comment son esprit s'accroche à l'idée de "soi" et de "mien" et comment cet attachement génère toutes ses souffrances"(Tsultrim Gyamtso, cité par Francisco Varela in l'Inscription Corporelle de l'Esprit, II, 4). On objectera que, le but ultime de la méditation étant âtman d'un côté, anâtman de l'autre, le méditant, à quelque école qu'il appartienne, ne trouve au fond que ce qu'il recherche intentionnellement. Après tout, telle est la logique intentionnelle en général. Or, comme Searle l'a remarqué22, la valeur d'une intention réside dans ses conditions de satisfaction dans le sens où l'intentionnalité étant le propre du vivant, une intention est d'autant meilleure que sa satisfaction est plus économe en énergie. Comparons donc les conditions de satisfaction de l'intention brahmaniste dirigée vers l'âtman et celles de l'intention bouddhiste dirigée vers l'anâtman.

Prenons donc un représentant de chaque camp et appelons Paty un disciple de Patañjali et Nagy un disciple de Nâgârjuna. Paty affirmera que "le yoga est la cessation de l'agitation mentale [yogah cittavrittinirodhah]. De là, l'instauration du spectateur dans sa vraie nature [tadâ drashtuh svarûpe vasthânam]"(Patañjali, Yoga-Sûtra, i, 1-2). Autrement dit, pour savoir si le but est atteint, il faut qu'un juge, drashtuh, (selon les traducteurs, "témoin", "spectateur", "conscience", "centre", "juge", "celui qui voit", etc.) le constate en toute conscience : "la libération de ce spectateur [à l'égard de l'agitation mentale] est l'absence de confusion en raison de l’absence d’avidyâ"(Patañjali, Yoga-Sûtra, ii, 25). L'avidyâ étant l'ignorance, on se demande alors ce que, pour Paty, doit connaître le "juge" pour juger en toute lucidité. Paty répond alors, d'une part que "le moyen […] est le discernement [viveka], qui est tout le contraire de la confusion [samyoga]"(Patañjali, Yoga-Sûtra, ii, 26), et, d'autre part, que "ce but est atteint par ceux qui s’y appliquent avec ardeur. [...] Ou bien on peut l'atteindre par l’abandon total au Seigneur Suprême [ishvara pranidhâna]"(Patañjali, Yoga-Sûtra, i, 21-23). Nagy sera d'accord avec Paty pour admettre que l'ignorance (avidyâ, en chinois wú míng无明, littéralement "absence de lumière") engendre la confusion, le manque de discernement, et constitue avec râga (pour Paty, trishnâ), l'avidité et dvesha (pour Paty, himsâ), la haine, l'un des "trois poisons" (trivisha, en chinois sān dú, , pour Paty, klesha) constitutifs de duhkha, c'est-à-dire la souffrance à la fois comme passivité et comme douleur. Or, pour Paty, nous l'avons dit, l'illusion la plus grave, c'est "la confusion [samyoga] des deux natures que sont la matière [prakriti] et l'esprit [purusha]"(Patañjali, Yoga-Sûtra, ii, 23), le mental (citta) étant, par nature, le jouet de la matière (prakriti) et donc étant incapable de distinguer notre nature spirituelle absolue (âtman, purusha) tant que l'esprit (manas) est monopolisé par le mental (citta) et que celui-ci ne s'est pas retiré pour laisser advenir le principe conscient (âtman, purusha) comme juge absolu (drashtuh) de ce qui est illusoire et de ce qui ne l'est pas. À ce propos, Nagy posera au moins trois questions à Paty. Première question : est-il nécessaire que LE spectateur, LE témoin, LE juge, etc. soit uni, ou, pour reprendre les termes de la métaphysique, qu'il soit simple et non-composé ? Nous savons depuis Russell que l'expression "LE (ou LA) x" et même certains noms propres sont des facteurs d'illusion dans la mesure où ils nous portent à croire à l'unité du signifié là où il n'est question que d'unicité. Mais, encore une fois, unicité n'est pas unité23. De sorte que parler DU drashtuh implique bien qu'il existe en effet une instance supra-mentale capable d'appréhender et de dompter l'agitation mentale, mais n'exclut nullement que cette instance soit plurielle. Deuxième question : est-il nécessaire, pour qu'il exerce son discernement "que le principe conscient [ait] pour nature d'être témoin, isolé, indifférent, d'être spectateur et de ne pas être agent"(Ishvarakrishna, Sâmkhyakârikâ, xix)  ? L'expérience courante, confirmée par la psychologie, la sociologie, l'anthropologie ou la physique quantique, nous enseignent que le juge n'est jamais complètement neutre à l'égard de la chose jugée dans le sens où il ne se borne jamais à la contempler froidement mais il l'influence et est influencé par elle. Bref, il s'y implique in situ sans s'en distinguer jamais absolument de sorte que le sujet, parfois agit (il modifie l'objet), parfois pâtit (il est modifié par l'objet qui, du coup, devient sujet à son tour). Or, pour Paty le cheminement spirituel qui établit viveka contre avidyâ est nécessairement à la fois univoque et transcendant puisque "le spectateur [purusha, drashtuh] est seulement spectateur"(Patañjali, Yoga-Sûtra, ii, 20), sous-entendu "et non pas acteur". Auquel cas, aurait dit Merleau-Ponty, s'il faut que "ma conscience soit [...] assurée contre tout risque d’erreur […] il faut dire sans restriction que mon esprit est Dieu"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, III, 1). Tandis que pour Nagy, "au regard de l'ultime vérité, ici-bas point de sujet qui connaisse, point d'objet à connaître"(Nâgârjuna, Hymne à l'Incomparable). Or, on se souvient que les dualismes rigides du type sujet/objet, point de vue ontique/point de vue épistémique sont des fondements de la métaphysique. Donc, si toute connaissance est, comme le dit Nâgârjuna, à quelque degré connaissance auto-référentielle d'un soi-même indistinct de son contexte et non d'un objet en droit absolument séparé de soi-même, alors, il n'y a plus de dualité épistémique sujet de connaissance/objet de connaissance. Et, si la connaissance n'est plus celle d'un sujet à propos d'un objet, alors il n'y a pas plus de point de vue épistémique consistant à distinguer intellectuellement la substance de ses accidents que de point de vue ontique supposant un Être substantiel absolument autonome. Enfin, comme c'est le sujet égologique qui est censé agir, fût-ce intellectuellement, sur un objet extérieur et passif qu'il maîtrise, il n'y a pas plus d'opposition entre sujet agent et objet patient. Bref, une fois détruite par un examen approfondi la dualité épistémique sujet/objet, c'est tout l'orgueilleux édifice métaphysique fondé sur la permanence, la solidité, l'impassibilité de la substance qui chancelle et s'effondre, entraînant dans sa chute la notion brahmanique d'"absolu". Et, troisième question, la plus importante : Nagy pourrait demander à Paty ce que perdrait, au fond, l'ascèse brahmanique s'il s'avérait que l'idéal quasi-métaphysique d'un âtman substantiel sous la forme d'un principe conscient absolu garanti in fine par ishvara ne fût qu'une illusion. Nagy pourrait dire à Paty ce que Pascal rétorque aux sceptiques à propos de son pari : qu'avez-vous à perdre ?24 En particulier, que perdrait le Yoga, notamment l'ashtangayoga de Patañjali comme maîtrise de l'agitation mentale, si la méditation (dhyâna), au lieu d'aboutir à l'absorption (samâdhi) de l'esprit dans un absolu transcendant (brahman), débouchait plutôt sur l'éveil (bodhi) de l'esprit à l'impermanence (anitya) ? Nagy objecterait donc finalement à Paty que l'existence d'un soi (âtman) absolu (brahman) est une condition théorique qui complique inutilement la doctrine. Bref que, sur ce point, le brahmanisme ne respecte pas le principe d'Ockham25 en créant une entité (âtman) non-nécessaire. Voyons à présent quelles sont les conditions de satisfaction de l'intention bouddhiste de justifier l'anâtman.

Nous avons dit que l'anâtman est, pour les bouddhistes, le second des "quatre sceaux du Dharma" après anitya et avant duhkha et nirvâna. C'est donc qu'il doit y avoir là un lien de consécution, notamment entre anitya et anâtman. Commençons donc par anitya. Notamment dans le courant Mâdhyamaka26 du bouddhisme, l'évocation de l'impermanence ou de l'évanescence (anitya) de tous les phénomènes (dharma) repose sur trois notions qui, comme nous allons le voir, se recouvrent mutuellement : la notion d'"avènement co-dépendant" ou de "co-production conditionnée" (pratîtyasamutpâda), celle d'"agrégats d'attachement" (pañca upâdâna skandha), celle enfin de "vacuité" (sûnyatâ). La première notion fait reposer l'impermanence sur la non-linéarité des processus causaux. Dans la métaphysique occidentale, la causalité est linéaire, c'est-à-dire qu'une substance est affectée par des accidents à proportion de la quantité et/ou de la qualité de ceux-ci. Et c'est cette linéarité qui conditionne la production, tant quantitative que qualitative, d'une chose, c'est-à-dire d'une substance réputée affectée par des accidents et bien délimitée dans l'espace et dans le temps. Dans le bouddhisme Mâdhyamika en revanche, "où que ce soit, quelles qu’elles soient, ni de soi ni d'autrui, ni de l'un ni de l'autre, ni indépendamment de l'un et de l'autre, les choses ne sont jamais produites"(Nâgârjuna, Mulamadhyamakakarika). C'est-à-dire qu'elles ne sont jamais produites selon un avant (la cause) et un après (l'effet) mais co-produites d'une part sans qu'on puisse jamais isoler ni, a fortiori, quantifier les facteurs de production et, d'autre part, sans qu'on puisse leur assigner jamais une origine ou un terme : on pourra toujours, certes, parler de la cause prochaine ou de l'effet prochain d'un phénomène, mais poursuivre en-deçà ou au-delà nous entraînerait vers une régression ou une progression in infinitum27. Il s'ensuit deux conséquences : d'abord qu'il est impossible d'isoler un "soi" permanent (atmân), c'est-à-dire soustrait à la temporalité, de quelque affection causale que ce soit, que ce soit en tant qu'agent (cause) ou en tant que patient (effet). Du coup, tous les phénomènes étant co-produits, donc en interaction perpétuelle, ils sont aussi dépourvus de soi (anatmân). Et, dans la mesure où ils sont toujours évanescents (sarvam anityam) à quelque degré, il sont tous aussi souffrance (sarvam duhkham), tout au moins dans le sens premier du terme qui est celui d'une passivité totale à l'égard de leur co-production conditionnée (pratîtyasamutpâda) dans le temps. Tout existant est alors nécessairement pris dans le tourbillon incessant d'une réalité symbolisée par la roue du karma, laquelle n'est qu'une représentation imagée du samsâra28. En ce sens, il n'y a plus de dualité ontique sujet/objet puisque tout phénomène est en même temps sujet affecté et objet affectant, ni de dualité épistémique puisque aucune connaissance à propos d'un phénomène ne saurait le "représenter", c'est-à-dire, étymologiquement, le présentifier une deuxième fois : dire que x "représente" y n'est pas dire que x vient après y mais que x et y sont co-présents29, voire, comme dans le cas des particules sub-atomiques quantiques, sont intriqués30. Or, une fois disparue la préséance temporelle du représenté sur le représentant, c'est la préséance de la réalité ontique sur la réalité épistémique qui tombe. Une deuxième conséquence d'anitya est que tout phénomène, tout dharma est spatialement composé, aucun n'est homogène, simple, atomique, fondamental. Chacun est irrémédiablement un agrégat, un amalgame (skandha). Traditionnellement, les bouddhistes distinguent cinq niveaux d'agrégation (pañca skandha) imbriqués les uns dans les autres avec, par ordre de complexité croissante, le niveau matériel (rûpa skandha) qui est celui de tout existant, puis le niveau des sensations diffuses (vedanâ skandha), celui des perceptions objectuelles (samjña skandha) et celui des actions orientées vers un but (samskâra skandha) qui concerne tous les existants vivants, enfin celui, spécifiquement humain, des états de conscience (vijñâna skandha). Ces cinq agrégats sont générateurs, chez les vivants, de l'illusion épistémique par excellence qui consiste à conférer une homogénéité aux objets du monde qui les entoure en en simplifiant, voire en en négligeant les discontinuités et les aspérités. Et s'ils sont qualifiés "cinq agrégats d'attachement" (pañca upâdâna skandha), c'est parce que tous les vivants s'attachent spontanément à l'illusion selon laquelle le monde en général serait un tissu d'"objets" permanents parmi lesquels agir et se mouvoir sur la base d'une soi-disant "représentation" de ces "objets" réputés permanents dans le temps et homogènes dans l'espace. De là, la souffrance (duhkha) entendue cette fois comme douleur vécue lorsque l'illusion d'identité se dissipe brutalement et que lui succède la désillusion de l'évanescence (anitya) spatio-temporelle de l'"objet" convoité. Par où l'on voit que la justification de la doctrine bouddhiste de l'anâtman est moins complexe, moins conceptuellement inflationniste, que celle de la doctrine brahamaniste de l'âtman dans le sens où, pour justifier l'attachement douloureux à des illusions, il n'est nullement nécessaire de s'attacher à une illusion supplémentaire (celle d'un "soi" absolu). Qu'en est-il maintenant de la justification bouddhiste du nirvâna comme libération à l'égard de ces illusions ?

La libération (nirvâna) de la souffrance consiste, nous dit Nâgârjuna, à "obtenir la noble et vraie sagesse, c'est-à-dire détruire le poison de l'ignorance, connaître le vrai caractère des dharma, acquérir la sagesse de l'Impermanence, de la Souffrance, du Vide, et du Non-soi sans s'y attacher"(Nâgârjuna, Mahaprajnaparamitasastra, II). Entendons-nous bien : le non-attachement libératoire (nirvâna) à la douloureuse illusion de la permanence ne suppose pas la disparition des conditions qui génèrent cette illusion et donc cette souffrance. Comment cela se pourrait-il ? Il faudrait supprimer la vie qui est toujours perpétuation intentionnelle d'elle-même (samsâra) et, pour cela, revenir à l'idée fondatrice de la métaphysique, à savoir qu'il existe, au-dessus de l'impermanence de la vie (humaine) un principe d'identi éternel et immuable : le soi (âtman). Bref, le nirvâna n'est pas la disparition du samsâra et de son cortège d'intentions illusoires mais simplement prise de conscience du caractère illusoire du produit soit-disant objectif, homogène et permanent (doté d'un "soi") des formations karmiques constitutives du samsâra. Samsâra et nirvâna sont, au fond (du moins pour le courant Mahâyâna dont fait partie Mâdhyamaka) une seule et même chose, avec ou bien sans l'illusion de l'homogénéité et de la permanence. De là la doctrine bouddhiste de la vacuité (sûnyatâ) à l'égard de toute forme de permanence. Le terme "sûnyatâ" est difficile à traduire car si "selon le bouddhisme, tout est en essence vacuité [nyatâ], tant le samsâra que le nirvâṇa, "nyatâ" ne signifie pas "vide". C'est un mot très difficile à comprendre et à définir. C'est avec réserve que je le traduis par "vacuité". La meilleure définition est, à mon avis, "interdépendance", ce qui signifie que toute chose dépend des autres pour exister. [...] Tout est par nature interdépendant et donc vide d'existence propre"(Ringou Tulkou Rimpotché, et si vous m'expliquiez le Bouddhisme ?). D'abord, en effet, le vide dont il est question ici n'est pas un vide absolu, ce n'est en rien ce néant dont la "nature" métaphysicienne a tant horreur31, mais un vide relatif, un vide DE quelque chose. Et, en l'occurrence, vide d'existence propre, d'existence séparée, bref, de substance unie dans l'espace et permanente dans le temps qui serait la pré-condition à l'existence de toute chose. Sûnyatâ, c'est donc l'absence de pré-condition absolue à l'existence co-produite du réel et non pas l'inexistence de toute chose comme l'affirmeraient les nihilistes. Sûnyatâ c'est l'absence de nature propre (svabhâva) et non pas l'absence de nature tout court (abhâva) : les choses et le "soi" existent bien comme substrats pourvus de qualités sauf celles d'homognéité et de permanence que nous leur attribuons intentionnellement. Sûnyatâ signifie donc l'"absence de fondements absolus""(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit, V, 10) et non pas "absence absolue de fondements", car rien ne nous empêche de "fonder" a sur b, mais alors il faudra encore fonder b sur c32, etc. Sûnyatâ équivaut donc à l'absence d'âtman : il n'y a jamais rien pour soutenir indéfectiblement quoi que ce soit. Du coup, l'expérience de sûnyatâ, notamment vécue lors de la méditation, n'est autre que celle de la vacuité formelle de la conscience elle-même qui se rend compte récursivement, et souvent avec angoisse, que toute "forme", toute pré-condition imposée tant à la manifestation qu'à l'appréhension du réel est engendrée par l'intention de donner une forme déterminée à ce que nous percevons et, tout particulièrement, la forme de l'unité et celle de la permanence, bref, celle de la substantialité. Rappelons que l'intention (samskâra skandha) et la conscience (vijñâna skandha) sont respectivement les quatrième et cinquième des "cinq agrégats d'attachement" (pañca upâdâna skandha). Et, comme ceux-ci sont emboîtés à la manière des poupées russes, la conscience (vijñâna) s'agrippe à l'intention (samskâra) qui substantialise la perception (samjña). La prise de conscience du caractère intentionnel des formes que nous imposons aux dharma est par conséquent prise de conscience que ces formes n'existent pas en soi et qu'elles pourraient tout aussi bien être autres33. Bref, la prise de conscience qui fait suite à la méditation bouddhique n'est pas transcendante comme c'est le cas dans la méditation brahmanique ou dans la contemplation métaphysique mais auto-référentielle34 : la conscience (vijñâna), en tant qu'agrégat spécifiquement humain, se rend compte qu'elle est un agrégat capable de s'éclairer lui-même35, notamment sur le caractère illusoire des agrégats qu'elle tend à prendre pour des objets homogènes et permanents. Or, par là, "les dharma, quoique vides, ne sont ni tranchés ni détruits. Nés d'une série de causes et de conditions, ils ne sont pas éternels. Bien que les dharma soient impersonnels, on n'échappe pas au péché ni au mérite [personnels], on n'échappe pas aux actes qui sont causes et conditions d'innombrables existences"(Nâgârjuna, Mahaprajnaparamitasastra, II). Et c'est bien parce que l'extinction (nirvâna) de l'attachement à l'illusion de l'âtman de toute chose, n'est qu'un constat lucide, d'ailleurs souvent fugace, de l'illusion consciente sur elle-même qu'elle ne modifie en rien la souffrance (duhkha) inhérente au samsâra, c'est-à-dire la perpétuation intentionnelle de la vie avec son corollaire d'illusions.

Car une illusion n'est pas une erreur : l'erreur cesse quand on a pris conscience qu'elle est une erreur, l'illusion, en revanche, demeure même quand on sait que c'est une illusion. En effet, "savoir que p" n'implique pas "voir que p" : dans l'illusion de Müller-Lyer, j'ai beau SAVOIR que les deux segments ont la même longueur, je les VOIS néanmoins de longueur différente. Pourquoi cela ? Parce que l'illusion s'enracine les formations karmiques (samskâra)36 mais non pas l'erreur. En effet, la perception (samjña), la sensation (vedanâ) et la matière (rûpa) sont agrégées par l'intentionnalité (samskâra) qui leur impose une certaine forme bien avant que surgisse la conscience (vijñâna) avec son pourvoir d'informer l'intentionnalité (samskâra) à sa guise37. En d'autres termes, la conscience (vijñâna) peut s'auto-attribuer n'importe quel contenu de connaissance, celui-ci n'effacera pas pour autant les formes archaïques accumulées par l'ontogénèse individuelle et, plus encore, par la phylogenèse spécifique. Il s'ensuit, de la part de qui prend conscience de la "co-production conditionnée" (pratîtyasamutpâda), donc de la "vacuité" (sûnyatâ) substantielle des "cinq agrégats d'attachement" (pañca upâdâna skandha), d'abord la conscience du caractère superficiel et illusoire de la conscience elle-même : "dans nyatâ il n'y a ni forme, ni sensation, ni notion, ni résidu, ni conscience individuelle ; ni œil, ni oreille, ni nez, ni langue, ni corps, ni pensée ; ni forme, ni son, ni odeur, ni goût, ni [objet] tangible, ni chose ; il n'y a pas de domaine de la vue, pas plus que de domaine de la conscience mentale ; il n'y a ni ignorance ni cessation de l'ignorance, pas plus que de maladie et de mort, ni de cessation de la maladie et de la mort ; il n'y a ni souffrance, ni naissance, ni cessation, ni voie ; il n'y a ni connaissance, ni obtention, ni non-obtention"(Nâgârjuna, Mahaprajnaparamitasastra, II). Il s'ensuit par ailleurs une logique de l'argumentation qui prend bien soin, justement, de ne pas substantialiser l'illusion. Pour cela, de "p est illusoire" on n'inférera pas "non-p est réel" (selon le principe de bivalence), ni "non-p est soit réel soit irréel" (principe du tiers exclu), ni même "non-p est non-illusoire". La raison en est que p peut tout aussi bien être vraie ou bien fausse ou bien vraie et fausse en même temps ou encore ni vraie ni fausse : "tout est vrai, ou non-vrai, et aussi vrai et non vrai à la fois, de même ni non-vrai et ni vrai à la fois. Cela est l'enseignement graduel des Bouddha"(Nâgârjuna, Mulamadhyamakakarika, xviii). Car, en effet, "en l'absence d'être, de quoi y aura-t-il non-être ? Et qui donc n'ayant nature ni d'être ni de non-être, pourra rien entendre au couple être/non-être"(Nâgârjuna, Mulamadhyamakakarika, v)38. Toujours est-il que la voie de la libération (nirvâna) à l'égard de l'illusion (mayâ) douloureuse (duhkha) telle qu'elle est envisagée par la sotériologie bouddhiste est à la fois plus simple que celle de la sotériologie brahmaniste, mais, ce qui est surprenant, c'est qu'elle est aussi plus ambitieuse puisqu'elle s'attaque à la racine substantialiste (âtman) du problème en montrant que, loin de s'opposer à la réalité, l'illusion s'oppose surtout à la désillusion. Mais, ce qui est encore plus surprenant, c'est que la démarche bouddhiste traditionnelle est congruente avec les orientations récentes de l'épistémologie occidentale comme la contestation de la logique métaphysique bivalente vient d'en donner un avant goût39.

(à suivre ...)

1 Le terme "vérité" est d'ailleurs intraduisible en chinois !

2 En chinois, le même caractère désigne à la fois le changement et la facilité.

3 "Idiote", dit Clément Rosset : "la réalité est idiote parce qu'elle est solitaire, seule de son espèce […]. Il lui suffira donc d'être deux pour cesser d'être idiote, pour devenir susceptible de recevoir un sens. C'est le propre de la métaphysique, depuis Platon, que de comprendre le réel grâce à une telle duplication"(Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, I, 5). Le redoublement du réel par sa re-présentation, donc le dualisme ontique/épistémique est une invention de la métaphysique.

4 Selon ce principe, deux énoncés affirmatifs contradictoires ne peuvent être simultanément vrais. À ne pas confondre avec le principe dit "de tiers exclu" (un énoncé affirmatif ne peut prendre que deux valeurs : ou bien vrai ou bien faux), ni avec celui dit "de bivalence" (de deux énoncés affirmatifs contradictoires, nécessairement l'un est vrai, l'autre faux).

5 En Occident, une telle attitude a toujours été considérée comme sophistique ou rhétorique et, à ce titre, comme naturellement anti-philosophique. Ce n'est que depuis la fin du XIX° siècle, avec Peirce, qu'elle a acquis une certaine dignité philosophique sous le nom de "pragmatique".

6 Le bouddhisme est, chronologiquement, le troisième pilier de la pensée chinoise. Le taoïsme, le confucianisme sont apparus en Chine, en même temps que le bouddhisme en Inde, au VI° siècle a.e.c. Mais le bouddhisme n'est introduit en Chine, dans ses versions mahâyâna puis chán que, respectivement, aux I° et III° siècles de l'ère commune.

7 Avec majuscule, Dharma est le nom de l'enseignement de l'Éveillé, avec minuscule, dharma désigne un "phénomène" en général.

8 On regroupe traditionnellement sous ce terme les six darshana astika ou "doctrines orthodoxes" (Nyâya, Vaisheshika, Sâmkhya, Yoga, Mîmâmsâ, Vedânta) ainsi nommées en ce qu'elles se fondent sur l'autorité des Vedas et des Upanishads. Celle-ci admet "la puissance mystérieuse grâce à laquelle les rites sont efficaces ; le Sacré, l'Absolu (Brahman) ; la seule Réalité dont la manifestation (Mâyâ) n'est qu'une illusion ; la Conscience qui se connaît en tout ce qui existe, l'existence supra-cosmique qui sous-tend le cosmos"(J. Herbert et J. Varenne, Vocabulaire de l'Hindouisme). Par opposition, le bouddhisme (de même que le jaïnisme ou le sikkhisme) sont réputées darshana nastika ou "doctrines hétérodoxes" en ce que, précisément, elles en discutent et réfutent certains aspects, notamment ceux qui sont relatifs à la notion d'Absolu.

9 Littéralement "roue désaxée", par opposition à sukha, "roue bien centrée".

10 Étymologiquement, le terme κόσμος (ou mundus en latin) désigne l'ordre parfait.

11 Tout comme dans le taoïsme, "le but [du Sage] est la longue vie [...]. Ce qui est sage, en conséquence, est d'éviter tout ce qui fait le jeu de la mort"(Marcel Conche, Lao Tseu : Tao Te King, intro.). C'est donc, naturellement, dans des enchaînements de mouvements conscients destinés à "entretenir le processus vital"(Zhuāng , §3), dans des séries lentes de torsions, d'étirements, de flexions, toujours synchronisés avec les mouvements respiratoires (气功qì gōng, en chinois, tout comme prânâyâma en sanskrit, signifient "maîtrise du souffle") que réside 保 健康, bǎo jiàn kāng, "la préservation de la santé", autrement dit la libre circulation des énergies vitales.

12 Si, notamment dans le brahmanisme, il est parfois question d'éternité c'est, comme chez les Stoïciens ou Spinoza, au sens de l'absorption de la partie corruptible (par exemple, le corps individuel) dans le Tout immuable. Tandis que l'éternité fantasmée par la métaphysique occidentale concerne la partie elle-même.

13 Il existe, dans certains dialogues de Platon, des allusions à la réincarnation ou à la métempsycose. Toutefois ces allusions relèvent du mythe et ont une fonction métaphorique plutôt que démonstrative. Quant à la doctrine théologique de la "vie éternelle" caractéristique des trois monothéismes, d'une part, elle a le statut d'un dogme absolu et non d'un concept opératoire, d'autre part, elle ne concerne que la vie individuelle et non la vie en général, enfin elle ne fait pas partie du problème humain à résoudre mais de sa solution.

14 Notons que, dans ces systèmes de pensée, le paradigme de la roue est celui d'un véritable mobile qui, non seulement tourne sur lui-même mais, surtout, avance sur un chemin. Il ne saurait donc être confondu avec le paradigme purement intellectuel du cercle géométrique virtuel et abstrait cher à la métaphysique grecque.

15 Ce dualisme est explicite dans le Sâmkhya et dans le Yoga, implicite dans le Nyâya, le Mimâmsâ et le Vaisheshika. Le Vedantâ, quant à lui, se proclame advaita, soit "non-dualiste". Il l'est, en effet, comme l'est Spinoza à l'égard de l'Unique Substance (Dieu ou la Nature), dans le sens où la substance (l'absolu, brahman) est le Tout immanent au monde. Toutefois, comme Spinoza, il maintient un certain dualisme psycho-physique.

16 Ce terme n'a pas la même signification dans le brahmanisme, où il connote un état de fusion avec l'absolu, et dans le bouddhisme où il désigne plutôt l'état de concentration propre à l'"éveil" (bodhi).

17 D'autres recoupements entre le brahmanisme et la métaphysique sont possibles, notamment son aspect édifiant qui implique une morale, laquelle suppose nolens volens, ou bien (comme chez Kant) l'existence d'un sujet moral substantiel, ou bien (comme chez Platon) l'existence de valeurs morales substantielles ("l'idée du Bien"). On pourrait ajouter aussi l'idée d'une certaine téléologie de la Nature (prakriti) qui, tout comme dans les doctrines métaphysiques de l'intelligent design ou du principe anthropique fort, s'efforcerait de faire advenir le principe de conscience (purusha, âtman). Mais nous n'approfondirons pas ces points ici.

18 La phénoménologie sartrienne est particulièrement sensible à ce problème. Car si "la conscience est un être pour lequel il est, dans son être, conscience du néant de son être"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3), alors, nécessairement elle va engendrer de l'angoisse, laquelle "se distingue de la peur par ceci que la peur est peur des êtres du monde, tandis que l’angoisse est angoisse devant soi"(Sartre, l’Être et le Néant, I, i, 5) puis un réflexe de fuite que Sartre nomme "mauvaise foi" : "nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi"(Sartre, l’Être et le Néant, IV, i, 3).

19 "Intention", "esprit" et "conscience" étant des termes polysémiques et sur-déterminés dans l'histoire de la pensée humaine, nous devons prendre parti. Aussi admettrons-nous, avec Searle et Dennett, qu'une intention est l'orientation d'un comportement biologique vers ce qui, pour un observateur humain, semble être un but, et avec Brentano que, dans le cas particulier de l'homme, l'intentionnalité est le propre des faits psychiques dans le sens où un fait est réputé tel lorsque, précisément, on peut lui attribuer une intention (contrairement donc aux faits physiques). L'esprit sera, en ce sens, synonyme d'intentionnalité humaine. Quant au terme "conscience", nous adopterons la définition qu'en donne Locke : "la conscience, c’est la perception de ce qui se passe dans le propre esprit d’un homme [consciousness is the perception of what passes in the man’s own mind]"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, i, 19). Nous entendrons donc par "conscience" une qualité dispositionnelle de l'espace intentionnel humain (l'esprit) consistant en la possibilité (moyennant la présence d'un certain nombre de conditions, notamment, la maîtrise d'un langage) de l'application récursive d'un fait psychique à lui-même (par exemple, je sens et, en même temps, je sens que je sens ou bien je pense et, en même temps, je pense que je pense, etc.).

20 Cf. Platon : "aussi longtemps que nous aurons notre corps et que notre âme sera mêlée à cet élément mauvais, jamais nous ne pourrons posséder la vérité, [car] l’âme est véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme à travers des barreaux d’un cachot"(Platon, Phédon 82e). Quant aux exercitia spiritualia d'Ignace de Loyola, ce ne sont, justement, QUE des exercices spirituels.

21 Cf. l'usage particulièrement prolifique de cette notion dans la littérature occidentale moderne (V. Woolf, J. Joyce, C. Simon, W. Faulkner, etc.)

22 "Du fait que les perceptions, les intentions, les croyances, les désirs, etc., sont des formes d’intentionnalité, ils véhiculent avec eux la détermination des conditions de leur succès ou de leur échec […]. Avoir des croyances et des désirs, par exemple, c’est avoir déjà quelque chose qui détermine des conditions de satisfaction, et qui implique la capacité de reconnaître le succès de l’échec"(Searle, what is Language ? Some Preliminary Remarks, iv).

23 Par exemple lorsqu'on dit "L'Europe" ou "LE juge constitutionnel", ce qu'on veut dire c'est qu'il n'y a pas DEUX Europes ou DEUX juges constitutionnels, mais en aucun cas que de telles entités sont indivises : de fait, L'Europe est constituée de n États (selon que l'on considère le continent ou l'Union Européenne) et LE juge constitutionnel de neuf personnes (actuellement en France).

24 "Qu'avez-vous à perdre [à parier sur l'existence de Dieu] ? quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable. À la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices ; mais n'en aurez-vous point d'autres ? Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie"(Pascal, Pensées, B233). Sauf qu'ici, ce serait, à l'inverse : "qu'avez-vous à perdre à ne pas parier sur l'existence de brahman ?".

25 Entia non sunt præter necessitatem multiplicanda (les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui est nécessaire).

26 Littéralement "voie médiane" (tout comme en chinois, 中观, zhōng guān), sous-entendu entre le substantialisme que les bouddhistes imputent au brahmanisme et le nihilisme comme risque réel ou fantasmé qu'objectent les défenseurs du substantialisme.

27 Sauf, bien entendu à postuler qu'il DOIT y avoir une origine absolu ou un terme final, ce que la métaphysique ne se prive pas de faire.

28 转轮, zhuàn lún, "roue perpétuelle" en chinois : "toutes les choses du monde naissent d'un germe qui se métamorphose incessamment. Leur commencement et leur fin sont comme un cercle dont l'ordre n'a pas de terme"(Zhuāng xxvii) ce qu'illustre "la figure du grand renversement", taì jí tú, 太极图.

29 Au sens, par exemple, où le "représentant" du peuple est conditionné par le peuple et le conditionne en retour ou bien, comme nous l'avons vu supra, que le juge et la chose jugée se conditionnent mutuellement. Cf. aussi Goodman : "de ce que P est une image de ou représente une licorne, nous ne pouvons pas inférer qu'il y a quelque chose dont P est une image ou que P représente [...]. Nous pouvons éviter la confusion en parlant [...] d'une image-représentant-une-licorne"(Goodman, Langages de l’Art). Auquel cas, la carte n'est pas "une carte du territoire" mais une "carte-du-territoire".

30 En chinois, , xiàng signifie à la fois "image", "ressemblance" et "phénomène", et "objet" se dit 对象, duì xiàng, littéralement "manifestation correcte".



32 Éventuellement b sur a, d'ailleurs, de même qu'en architecture, se soutiennent mutuellement (et provisoirement) deux claveaux du même arc.

33 D'où l'importance symbolique de la méditation mandala, sur une figure de sable, ou trataka, sur la flamme d'une bougie.

34 Il s'ensuit que, dans la littérature bouddhique le terme "citta" peut tout aussi bien être traduit par "esprit", "mental" ou "conscience".

35 Cf. Spinoza : "qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie, et ne peut douter de la vérité de la chose [...]. Et que peut-il y avoir de plus clair et de plus certain qu’une idée vraie, qui puisse être critère de vérité ? De la même façon que la lumière fait paraître elle-même et les ténèbres, de même la vérité est sa propre norme et celle du faux"(Spinoza, Éthique, II, 43).

36 Cf. Freud : "l’illusion est la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts et les plus pressants […]. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains"(Freud, l’Avenir d’une Illusion, vi).

37 Quand on lui fait remarquer que la raison est impuissante à faire cesser l'illusion visuelle d'un bâton qui, plongé en partie dans l'eau, semble brisé, Descartes a une réponse étonnante : "quand donc on dit qu'un bâton paraît rompu dans l'eau, à cause de la réfraction, c'est de même que si l'on disait qu'il nous paraît d'une telle façon qu'un enfant jugerait de là qu'il est rompu, et qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose. [Toutefois] dans cet exemple même, c'est l'entendement seul qui corrige l'erreur du sens"(Descartes, Méditations Métaphysiques, Réponses aux VI° Objections). Descartes résout donc le problème en confondant "illusion" et "erreur".

38 Nâgârjuna s'est rendu maître du maniement du "tétralemme" (catuskoti) ou logique à quatre valeurs de vérité (V, F, V et F, ni V ni F) dans le cadre de la "vérité ultime" (paramartha-satya) qu'il distingue de la "vérité mondaine" (samvriti-satya) qui est celle des exigences sociales et qui se satisfait pleinement de la logique bivalente (V, F) correspondant alors à l'alternative illusoire être/non-être, laquelle se trouve être, nous l'avons vu, celle de la métaphysique.

39 Le début du XX° siècle est, en Occident, une période de crise des fondements de la logique (Gödel), des mathématiques (Frege, Russell), et de la géométrie (Lobatchevski, Riemann), autant de domaines de la pensée que, depuis Platon, la métaphysique considère comme intangibles.


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