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dimanche 31 janvier 2016

LE DIEU DE SPINOZA.


(cf. aussi :

On peut voir, au Jewish Museum de Londres, un portrait anonyme de Spinoza intitulé Benedictus de Spinoza, Judaeus et Atheista, "Benoît Spinoza, Juif et Athée". S'il est évident que cet intitulé est intentionnellement malveillant, il reflète néanmoins une ambiguïté caractéristique de la personnalité et de l'œuvre de Spinoza : il est juif par son origine, sa culture, sa formation et sa religion mais, malgré cela, la conception qu'il a de Dieu est tellement originale, tellement révolutionnaire qu'elle demeure inintelligible à la plupart de ses contemporains (cf., notamment, le remarquable roman d'Irvin Yalom, le Problème Spinoza). De là à qualifier Spinoza d'athée, voire d'hérétique, sinon de satanique, il n'y avait qu'un pas que ses nombreux ennemis ont évidemment franchi. Autre originalité déconcertante chez Spinoza : il a intitulé son opus magnum l'Éthique bien que, du point de vue de la forme, elle se présente sous la forme déductive d'un traité de mathématiques et, du point de vue de son contenu, il y soit essentiellement question de Dieu ou de la Nature, mais jamais d'éthique. Le but de cet article est de montrer en quoi la conception spinozienne de Dieu est immédiatement éthique par elle-même et non pas par ses implications, ses présupposés ou ses enjeux comme c'est, notamment, le cas chez deux de ses grands contemporains : Descartes et Pascal.

On sait que Descartes est le philosophe de la rationalité méthodique. Sa méthode philosophique commence par le doute : "je pensai qu'il fallait [...] que je rejetasse, comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point, après cela, quelque chose dans mes croyances qui soit entièrement indubitable [...]. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie, que je cherchais [...] : je compris de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Le raisonnement de Descartes est alors le suivant : il est évident que j'existe comme être pensant et que j'ai en moi l'idée de perfection ; or, comme cette idée ne peut pas être tirée de moi-même qui suis imparfait (la preuve, c'est que je doute), il doit exister une source de perfection que j'appelle "Dieu". C'est-à-dire que l'existence de Dieu est déduite. Partant, l'existence de Dieu est certaine. L'idée que nous avons de Dieu est claire et distincte, en ce sens qu'elle est absolument hors de doute. Or, pour Descartes, sont claires et distinctes, c'est-à-dire nécessairement vraies, les idées qui proviennent de l'une de ces deux sources : "il faut rechercher ce que nous pouvons voir par intuition [c’est-à-dire par “la seule lumière de la raison”] avec clarté et évidence, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude"(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). L'existence de Dieu est, par conséquent, certaine, oui mais d'une certitude déductive et non pas d'une évidence intuitive. Ce qui est une autre manière de dire que l'existence de Dieu est, d'un point de vue épistémique, dérivée et non primitive : "voici le recensement de tous les actes de notre entendement qui nous permettent de parvenir à la connaissance des choses, sans aucune crainte de nous tromper. Il n’y en a que deux à admettre, savoir l’intuition et la déduction. Par intui­tion, j’entends non la confiance flottante que donnent les sens ou le jugement trompeur d’une imagination aux constructions mau­vaises, mais le concept que l’intelligence pure et attentive [la raison] forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste ab­solument aucun doute sur ce que nous comprenons. [Par déduction], nous entendons toute conclusion nécessaire tirée d’autres choses connues avec certitude. Il a fallu le faire parce qu’on sait la plupart des choses sans qu’elles soient évidentes, pourvu seule­ment qu’on les déduise de principes vrais et connus"(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Car le "principe vrai et connu" dont est déduit l'existence de Dieu, c'est l'existence de ma propre pensée, le cogito : "j’ai pris l’être ou l’existence de [ma] pensée pour le premier principe duquel j’ai déduit clairement les suivants : à savoir qu’il y a un Dieu qui est auteur de tout ce qui est au monde et qui, étant la source de toute vérité, n’a point créé notre entendement de telle nature qu’il se puisse tromper au jugement qu’il fait des choses dont il a une perception fort claire et fort distincte ; ce sont là tous les principes dont je me sers touchant les choses immatérielles ou Métaphysiques, desquelles je déduis très clairement ceux des choses corporelles ou Physiques"(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.).

Mais, si le Dieu de Descartes est déduit, c'est-à-dire second dans l'ordre de la connaissance métaphysique, il est néanmoins premier dans l'ordre de l'ontologie métaphysique : "tout ce que la Nature m’enseigne contient quelque vérité, car, par la Nature [...] je n’entends autre chose que Dieu même ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées et par ma nature en particulier, je n’entends autre chose que la complexion ou l’assemblage de toutes les chose que Dieu m’a données"(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 22). Bref, Dieu est l'auteur de la Nature, l'auteur de "l'ordre et la disposition des choses créées". Et, en tant que créature moi-même, je suis donc moi-même "la complexion ou l’assemblage de toutes les chose que Dieu m’a données". En particulier, si j'ai en moi l'idée de perfection, c'est-à-dire de Dieu, c'est que Dieu me l'a implantée, en quelque sorte. L'idée de Dieu, nous dit Descartes est ainsi une idée innée : "les idées innées sont des semences de vérité [que] la nature [Dieu] a déposées dans les esprits humains, [en vertu de quoi] l’intelligence humaine a je ne sais quoi de divin"(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, IV). D'un point de vue ontologique, le Dieu de Descartes est exactement le Dieu de la métaphysique traditionnelle, ce "premier moteur" cher à Aristote lorsqu'il dit que "ni la matière, ni la forme, ne peuvent être produites ; je veux dire, la matière et la forme dernière. En effet, tout changement change quelque chose, par quelque chose, et en quelque chose. Par quelque chose, c'est le premier moteur. Quelque chose, c'est la matière. En quelque chose, c'est la forme. Le devenir se perdrait dans l'infini, si ce n'est pas seulement l'airain qui devient sphérique, et qu'il faille encore que la forme sphérique devienne aussi, et que l'airain lui-même ait à devenir. Il faut donc nécessairement un point d'arrêt"(Aristote, Métaphysique, 1070 a). Dieu est donc, d'un point de vue ontologique, le principe nécessaire à la fois matériel, formel et final de toute chose, puisque, dans l'ordre de la création, "il faut bien un point d'arrêt", nous dit Aristote. Par tant, Dieu est supposé parfait. Par perfection, il faut entendre là que ce "premier moteur" qu'est Dieu est puissance absolue de création, "absolue" c'est-à-dire qu'elle contient déjà, potentiellement, toutes les matières, toutes les formes et toutes les fins de l'univers. Dans un passage célèbre de la V° Méditation Métaphysique, Descartes exprimera cette propriété divine de perfection en reprenant un argument démonstratif emprunté au théologien du XI° siècle Anselme de Cantorbéry et qui se résume de la manière suivante : Dieu est un être parfait ; or s'il n'existait pas il ne serait pas parfait ; donc Dieu existe nécessairement. C'est ce qu'on appelle la preuve ontologique de l'existence de Dieu (preuve inutile puisque, si l'on suit Aristote, l'existence de Dieu est déjà nécessaire comme principe d'intelligibilité du réel). Chez Descartes donc, comme chez Aristote, l'ontologie commence nécessairement par la théologie, c'est-à-dire, littéralement, par un discours rationnel sur Dieu.

Est-ce à dire que le Dieu de Descartes est un simple principe d'intelligibilité de l'existence de l'univers ? Est-ce donc à dire que l'existence de Dieu n'a qu'un intérêt théorique ? C'est inexact. D'abord parce que la connaissance de Dieu a déjà, même chez Aristote, une fonction pratique (c'est-à-dire qui concerne le domaine de l'agir) et même éthique (qui concerne le vivre bien) : vivre bien, pour Aristote, c'est s'adonner à la recherche de la vérité, c'est s'adonner à la philosophie, c'est-à-dire, in fine, à la rationalité, laquelle suppose l'existence d'un "premier moteur". De même, pour Descartes, "c’est proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher"(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.). Mais, nous dit Descartes, il y a un autre enjeu éthique à la connaissance de Dieu. C'est que "la volonté me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu"(Descartes, Méditations Métaphysiques, IV, 9). En effet, notre volonté porte la marque du divin en ce qu'elle est infinie (tandis que notre entendement, lui, est fini, d'où l'origine de l'erreur lorsque nous voulons affirmer ce que nous n'entendons pas) : rien ne peut la borner (d'où, entre autres, le fait que nous soyons, potentiellement, "maîtres et possesseurs de la nature"). Or, si notre volonté est infinie, notre liberté ou libre arbitre l'est aussi. Or "le libre-arbitre, c’est [...] l’empire que nous avons sur nos volontés, [et qui] nous rend en quelques façons semblables à Dieu en nous faisons maîtres de nous-mêmes"(Descartes, Traité des Passions, art.152). "Nous rendre maîtres de nous-mêmes", cela veut dire : "rendre notre esprit maître de notre corps". Car "qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9). Mon corps n'est pas moi. J'ai un corps tandis que je suis un esprit. On voit donc que la connaissance de Dieu a bien, pour Descartes, une fonction pratique et, plus précisément, éthique : Dieu est conçu comme l'esprit parfait, à la fois dont l'entendement absolument infini doit me servir de modèle pour rechercher la vérité, et dont la volonté absolument libre doit me servir de modèle pour dominer mon corps. Cette dernière vertu, Descartes la nomme générosité. Elle consiste en ce qu'un homme "connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, [donc, en ce qu'il] ne manque jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures"(Descartes, Traité des Passions, §153). L'éthique de Descartes est donc une éthique de la générosité, c'est-à-dire une éthique de la volonté rationnelle fondée sur la connaissance rationnelle du vrai. Mais, en même temps, on voit bien qu'il s'agit, si l'on veut vivre bien, de maîtriser les élans du corps, ce que Descartes appelle les passions, car "le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps"(Descartes, Traité des Passions, art.40). La passion est tentatrice, elle nous incline au mal auquel, précisément, la volonté doit résister en prenant modèle sur la volonté divine. Or, c'est le propre d'une morale que de prescrire l'interdiction de faire le mal, qui n'est que le nom que l'on donne à l'écart qui existe entre notre nature réelle et une nature idéale, laquelle peut et doit se garder des injonctions du corps, à la fois du corps biologique et du corps social. La morale est donc, pour Descartes, la condition de possibilité pour accéder à l'éthique de la générosité et de la vérité : si l'on ne commence pas par éviter à notre volonté d'errer en se mettant au service d'un corps générateur de passions, elle ne sera jamais méthodique et ne pourra donc jamais poursuivre les enjeux éthiques liés à la connaissance de Dieu.

S'agissant de la conception de Dieu, Pascal est en opposition avec Descartes sur deux point cruciaux. Premier point : "c'est le cœur qui sent Dieu et non la raison"(Pascal, Pensées, B278). Contrairement à Descartes qui déduit l'existence de Dieu de sa propre existence comme res cogitans (substance pensante), Pascal sent la présence de Dieu. Pascal n'est pas pour autant un mystique. Simplement, il s'oppose à Descartes pour qui la raison est la seule voie d'accès possible à la vérité. Tandis, nous dit Pascal, que "nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement qui n'y a point de part essaye de les combattre"(Pascal, Pensées, B282). Mieux encore : bien que ces deux voies d'accès à la vérité, le cœur et la raison, soient équivalentes en termes de certitude, c'est néanmoins "sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours"(Pascal, Pensées, B282). Autrement dit, dans tous les cas, nous commençons toujours par sentir avant de raisonner, ou, dit d'une autre manière encore, tout raisonnement (y compris le raisonnement mathématique, souligne Pascal le mathématicien) se fonde sur le sentiment (que Pascal appelle aussi "intuition" ou "instinct") lequel constitue le principe (le commencement) de toute pensée. Nous avons de très nombreux principes de ce genre, nous dit Pascal, au premier rang desquels la présence de Dieu. La foi de Pascal n'est pas une croyance rationnelle comme chez Aristote ou Descartes : il ne s'agit pas de croire en l'existence de Dieu. Cela n'aurait pas de sens, en effet, de se demander s'il faut croire ou non en l'existence de ce dont on sent la présence. Il s'agit de croire en Dieu, ce qui est très différent de croire que Dieu existe : "voilà ce que c'est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison"(Pascal, Pensées, B278). Le discours de Pascal sur Dieu sera donc non pas une théologie mais plutôt une théosthésie, c'est-à-dire, étymologiquement, un sentiment de Dieu.

D'où, deuxième point de divergence d'avec Descartes, le Dieu de Pascal est le "Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants"(Pascal, Mémorial, 23 novembre 1654). Ce n'est pas un Dieu conceptuel source de tout mouvement comme chez Aristote ou source de toute perfection comme chez Descartes : c'est le Dieu personnel des religions révélées, un Dieu qui nous voit, qui nous entend, qui nous aime, qui nous déteste, qui nous récompense, qui nous châtie, que l'on peut prier et en qui l'on croit. On croit en Dieu comme on croit en une personne, c'est-à-dire qu'on lui fait confiance, qu'on se fie à lui, qu'on lui fait des confidences, on lui est fidèle, autant de termes étymologiquement apparentés à la foi (fides en latin). Mieux encore, Dieu est non seulement une personne digne de confiance, mais c'est la plus fiable qui soit, la limite infinie vers laquelle peut tendre notre confiance. Dieu est donc bien, pour Pascal comme pour tous les philosophes, l'image de l'infini, mais, pour Pascal, ce n'est pas seulement sa puissance, ni son entendement, ni sa volonté qui sont infinis. Dieu est aussi et avant tout, une personne infiniment bonne. Cette personne divine, nous dit Pascal "n'oblige pas à découvrir ses péchés indifféremment à tout le monde : elle souffre qu'on demeure caché à tous les hommes, mais elle en excepte un seul, à qui elle commande de découvrir le fond de mon cœur, et de se faire voir tel qu'on est. Il n'y a que ce seul homme au monde qu'elle nous ordonne de désabuser et elle l'oblige à un secret inviolable qui fait que cette connaissance est dans lui comme si elle n'y était pas"(Pascal, Pensées, B100). Le Dieu de Pascal est donc cette personne d'infinie confiance à qui on peut faire toutes les confidences, à qui on intérêt à ne rien cacher, ni ses maux, ni ses biens : ses maux parce que la charité infinie de Dieu (la grâce) est de nature à les apaiser, ses biens parce que la justice infinie de Dieu exclut qu'il puisse être envieux ou jaloux à notre égard.

Par là, on voit bien que la conception pascalienne de Dieu comporte une implication éthique à travers la pratique de la confession. Pascal est un disciple de Saint Augustin (il est l'un des principaux instigateurs de la réaction janséniste contre à la fois la Réforme et les Jésuites), lequel développe dans ses Confessions, une véritable éthique de la confession, c'est-à-dire un modèle de vie bonne basée sur la narratio vitae ("le récit de la vie"). "Je raconte cela, mais à qui ? Ce n’est pas à toi, mon Dieu ; mais devant toi, je le raconte à ma race, à la race humaine […] Et pourquoi cela ? [...] Je veux faire [ces confessions] non seulement devant Vous, avec cette mystérieuse joie qui tremble, avec cette tristesse mystérieuse qui espère, mais aussi pour être entendu des fils des hommes, associés à ma foi, à mon allégresse, et qui participent à ma condition mortelle – mes concitoyens, voyageurs ici-bas comme moi, et qui marchent sur ma route, soit devant moi, soit à côté de moi […]. Je ne suis qu’un petit enfant, mais mon Père vit toujours, et je trouve en lui un tuteur capable de m’aider"(Augustin, Confessions, X, iv, 6). À travers une confession qui n'est pas seulement faite à Dieu mais devant Dieu, cette conception augustinienne, et donc, aussi, pascalienne, de Dieu suppose un Dieu de miséricorde collective, à la fois à l'égard du repentant en personne et, si on suppose l'universalité du péché, à l'égard aussi de la totalité de l'espèce humaine. Augustin et Pascal posent ainsi les bases de ce que Paul Ricœur nommera plus tard "l'identité narrative" de la personne humaine et qui consiste à vivre bien, non pas en parlant de soi, mais en prenant conscience des éventuelles incongruités de sa propre existence, celles qui, précisément, nous empêchent de vivre bien. Dieu fait donc, en quelque sorte, office de psychanalyste parfait, à la fois qui accouche de la véritable personnalité de celui qui se confesse, c'est-à-dire de celui qui, avec humilité, prend le risque de voir éclairer les méandres obscurs de son identité et à la fois celui qui accepte, toujours avec humilité, de voir se résoudre les éventuelles énigmes de cette personnalité au prix de l'absolution et, le cas échéant, de la pénitence. En échange de la confession de l'homme pécheur, c'est-à-dire d'un acte de foi permanent et sincère en sa perfection, Dieu dispense sa charité infinie, autrement dit sa grâce.

L'idée de Dieu a donc, manifestement, chez Pascal, une dimension éthique, celle d'une éthique de la charité. C'est l'argument le plus frappant du pari que Pascal conseille au libertin de faire. "Examinons donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n'est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? [...] Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, [...] deux choses à fuir : l'erreur et la misère [...]. Qu'avez-vous à perdre ? quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable. [...] Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter"(Pascal, Pensées, B233). Contrairement à l'éthique de Descartes, celle de Pascal n'est donc pas une éthique fondée sur la connaissance du vrai. Chez Descartes, le vrai entraîne le bien et l'erreur entraîne la misère. Pas chez Pascal pour qui le vrai et le bien appartiennent à deux ordres totalement distincts : le vrai c'est la valeur cardinale de l'esprit, le bien celle du corps. Entre les deux, nous dit Pascal, il y a une distance infinie. Or "la distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité"(Pascal, Pensées, B793). Autrement dit, ni le vrai ni le bien, au sens de la rationalité philosophique que ces deux termes ont au XVII° siècle, ne suffisent à assurer une vie bonne. Au-dessus de ces deux valeurs cardinales mais philosophiques, il y a la charité, c'est-à-dire la vertu proprement religieuse dont le modèle de perfection réside dans la grâce divine. Même en ignorant le vrai et le bien, par le simple effet de la grâce, "vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable". À la limite, vous connaîtrez la béatitude : "Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix. Dieu de Jésus-Christ, Deum meum et Deum vestrum. "Ton Dieu sera mon Dieu". Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Évangile. Grandeur de l'âme humaine. "Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu". Joie, Joie, Joie, pleurs de joie"(Pascal, Mémorial, 23 novembre 1654). Voilà pourquoi il faut parier sur Dieu.

Toutefois, l'enjeu de l'idée de Dieu, pour Pascal, n'est pas seulement éthique : il est aussi moral (ce n'est pas pour rien que Pascal est souvent qualifié de "moraliste"). La raison profonde pour laquelle Pascal dévalorise ("humilie") le vrai et le bien philosophiques tels, en tout cas, que Descartes les incarne, c'est que l'un et l'autre se rapportent à l'amour de soi, à l'amour-propre : "la nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections ; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris"(Pascal, Pensées, B100). Autrement dit, on ne peut pas, de bonne foi, croire à la vérité et au bien philosophiques au sens de Descartes. Ce ne sont là, nous dit Pascal, que de vains divertissements destinés à nous faire oublier la faiblesse et la mortalité de notre moi, du moi biologique comme du moi social. "Misère de l'homme sans Dieu [...]. Félicité de l'homme avec Dieu"(Pascal, Pensées, B60) : misère du vrai et du bien sans la grâce. Du coup, "qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé"(Pascal, Pensées, B492). Le préalable pascalien à l'éthique de la grâce, c'est donc la haine de soi, tout à la fois haine de son corps et haine de son esprit. Certes, on ne peut pas ignorer qu'il s'agit avant tout d'humilier l'arrogante prétention cartésienne des hommes à se faire "comme maîtres et possesseurs de la nature", à commencer par la leur propre. Cependant, il y a dans l'idée que "la vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable, pour l'aimer"(Pascal, Pensées, B485), la même injonction moralisante que chez Descartes. Il s'agit de faire le constat du défaut patent de la nature humaine comparée à la perfection de la nature divine, notamment à travers cette véritable pathologie tout à la fois psychologique et sociologique qu'est, pour Pascal, l'amour propre : "que le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure"(Pascal, Pensées, B143).

On a donc, avec Descartes et Pascal, deux représentants apparemment très différents des enjeux éthiques que peut supposer l'idée de Dieu : d'un côté, une éthique rationnelle de la vérité et de la générosité, de l'autre, une éthique sensible de la charité et de la joie. Toutefois, on remarque qu'ils se rejoignent sur un point crucial : l'éthique de la vie bonne passe, paradoxalement, pour l'un comme pour l'autre, par une morale de la haine de soi, haine du corps pour Descartes, haine du corps comme de l'esprit pour Pascal, haine de la société pour les deux. Leur commun cheminement intellectuel est donc le suivant : il faut avoir une certaine conception de Dieu comme être parfait (c'est le rôle de la philosophie) afin, d'en déduire les défauts humains à combattre (c'est le rôle de la morale), pour s'ouvrir enfin la voie ascétique et solitaire vers la vie bonne (c'est le rôle de l'éthique).

Comme chacun sait, l'Éthique de Spinoza commence par un discours rationnel sur Dieu. C'est l'objet de la première partie de l'ouvrage. Spinoza se range donc, à première vue, du côté de la théologie philosophique classique contre la théosthésie pascalienne. En fait, pas du tout. Car si sa théologie se veut, effectivement, déductive donc rationnelle, le concept de Dieu n'est pas déduit, comme c'est le cas chez Aristote et Descartes. Une déduction est la conclusion d'un raisonnement. Or Spinoza ne conclut pas le concept de Dieu. Il part de lui, tout au contraire (comme dans tous ses ouvrages, à l'exception de ceux qu'il consacre à la philosophie de Descartes). Il en fait la prémisse nécessaire à toute attitude cognitive. Sa méthodologie philosophique s'oppose à la fois à celle de Descartes et à celle de Pascal. En effet, pour Spinoza, on peut tirer des connaissances "des choses particulières que les sens représentent d’une manière confuse, tronquée et sans aucun ordre [et] des signes [...] qui nous rappellent certaines choses [...] ; j’appellerai dorénavant ces deux manières de considérer les choses, connaissance du premier genre [...] ou Imagination ; [...] des notions communes et des idées adéquates que nous avons des propriétés des choses. J’appellerai cette manière de considérer les choses, Raison ou connaissance du second genre. Outre ces deux genres de connaissances, [...] il en existe un troisième, que j’appellerai Science Intuitive. Celui-ci va de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses"(Spinoza, Éthique, II, 40). Or c'est exactement par ce troisième genre de connaissance dite "science intuitive" que procède Spinoza dans l'Éthique : il part des propriétés formelles (c'est-à-dire réelles) de Dieu pour en déduire les propriétés des choses. Tandis que, selon la nomenclature spinozienne, la conception de Pascal procède du premier genre ("imagination") et celle de Descartes du second genre ("raison"). Comment Spinoza sait-il qu'il possède "l'idée adéquate de l'essence formelle de Dieu", c'est-à-dire l'idée vraie de Dieu, absolument vraie, vraie en soi et non pas par comparaison avec son objet ? La réponse de Spinoza est déconcertante : "celui qui a une idée vraie sait, en même temps, qu’il a cette idée et ne peut douter de la vérité de la chose que cette idée représente, [...] la vérité étant d’elle-même son propre signe"(Spinoza, Éthique, II, 43). Comment sait-il que sa philosophie est la bonne ? "Je ne prétends pas avoir rencontré la meilleure des philosophies, mais je sais que je comprends la vraie philosophie"(Spinoza, Lettre 76 à Albert Burgh) ! On voit que la conception intuitive de l'essence de Dieu qui est celle de Spinoza est, à tout prendre, plus proche de celle de Pascal que de celle de Descartes : on peut presque dire que, dans un sens, pour Spinoza aussi, la présence de Dieu est sentie, même si, de son point de vue, elle n'est évidemment pas sentie par l'imagination.

Allons plus loin et demandons-nous maintenant ce que Spinoza entend exactement par "Dieu". "Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacune exprime une essence éternelle et infinie"(Spinoza, Éthique, I, déf.6). Là, on est très loin de Pascal. Dieu, c'est "un être absolument infini", et non pas "infini en son genre" comme le sont le Dieu de Descartes (comme créateur infini) et celui de Pascal (comme rédempteur infini). L'un comme l'autre sont des Dieux transcendants, c'est-à-dire séparés des créatures et des pécheurs. Le Dieu de Spinoza n'est pas transcendant, autrement dit infini en son genre, mais immanent, c'est absolument infini. Quel que soit l'attribut sous lequel on le conçoit, que ce soit sous l'attribut de la matière corporelle dans l'espace ou que ce soit celui de l'esprit dans le temps, il demeure infini, sans limite. Chaque attribut, nous dit Spinoza, "exprime une essence éternelle et infinie", exprime c'est-à-dire rend compte de manière parfaitement adéquate de ce qu'est réellement Dieu. L'immanence de Dieu est nécessairement l'expression d'un être sans limite. Dieu n'est donc pas une personne comme chez Pascal et, dans une certaine mesure aussi, Descartes. Spinoza n'a eu de cesse de dénoncer les superstitieux qui "parlent de Dieu si improprement, lui attribuent des mains, des pieds, des yeux, des oreilles, le représentent comme un juge assis dans le ciel sur un trône royal, ayant le Christ à sa droite"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiii). Mais Dieu n'est pas non plus un moteur comme chez Aristote ou Descartes, car "Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses"(Spinoza, Éthique, I, 18).

Première conséquence de l'immanence : "tout ce qui existe exprime la nature de Dieu, autrement dit son essence"(Spinoza, Éthique, I, 36). Tout ce qui existe, en quelque lieu et en quelque temps que ce soit, est une expression, une manifestation de Dieu. Rien de ce qui existe, en quelque lieu et en quelque temps que ce soit, n'est extérieur à Dieu. Dieu n'est limité ou borné par rien, ni dans le temps, ni dans l'espace. Dieu est, si l'on veut, le créateur, mais il n'est créateur que de lui-même : il est causa sui, "cause de soi". C'est ce qu'on a longtemps appelé le panthéisme de Spinoza : Dieu est tout, tout est Dieu. Or, ce genre de formulation risque de réintroduire subrepticement une idée de transcendance de l'infini sur le fini. Aussi, Martial Guéroult, un éminent spinoziste, préfère parler de panenthéisme dans le sens où il vaut mieux dire que tout est en Dieu ou que Dieu est en tout, voulant dire par là que toute chose, toute réalité exprime la nature éternelle et infinie de Dieu. Cela semble, à première vue, contradictoire, car toute chose est limitée dans le temps et dans l'espace. Sauf qu'"une chose n’est dite contingente [c'est-à-dire limitée] que par rapport à un manque de connaissance"(Spinoza, Éthique, I, 33) : c'est le premier ou le second genre de connaissance (l'imagination ou la raison) qui nous empêchent de voir qu'une chose n'existe que dans son rapport à toutes les autres choses de l'univers, tandis que le troisième genre (la science intuitive) nous permet de saisir, d'emblée, l'unité éternelle et infinie de Dieu. Le panenthéisme signifie que "tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu"(Spinoza, Éthique, I, 15). "Ni être conçu", souligne Spinoza, c'est-à-dire que la vraie connaissance des choses ne doit pas être séparée de celle de Dieu tout entier.

D'où, deuxième conséquence : ce qu'on appelle le holisme (du grec holos, "tout") de Spinoza qui consiste à dire que, puisque Dieu est absolument infini et que, si l'on en croit Galilée (que Spinoza connaît bien), la Nature est infinie, nécessairement, Dieu et la Nature se confondent. Sinon il y aurait deux infinis, l'un limiterait donc l'autre et aucun des deux ne serait infini. Ce qui est absurde. Donc s'il existe un être éternel et infini qu'on l'appelle Dieu ou qu'on l'appelle Nature, il n'en existe nécessairement qu'un seul. Dit d'une autre manière, tout, dans la Nature, c'est-à-dire en Dieu, est homogène, n'est tissé que d'une seule est même substance : "il ne peut exister et on ne peut concevoir aucune autre substance que Dieu [...]. Il suit de là très clairement que Dieu est unique, c'est-à-dire qu'il n'existe dans la nature des choses qu'une seule substance, et qu'elle est absolument infinie"(Spinoza, Éthique, I, 14). Spinoza n'est évidemment pas en train de dire que toutes les choses de la Nature s'équivalent. Il ne nie, notamment, pas la spécificité de l'être humain. Ce qu'il nie radicalement, en revanche, c'est ce qui fait le fond de la philosophie de Descartes et de celle de Pascal : à savoir que l'homme est un être de nature intermédiaire entre celle de Dieu conçu comme pur esprit, et celle des animaux, des plantes et des êtres inertes envisagés comme simples corps. Tout au contraire, Spinoza dit de l'homme "qu’il suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4). L'homme n'est donc nullement une exception dans la Nature. Pour autant, ajoute-t-il, "la vie humaine se définit, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison"(Spinoza, Traité Politique, v), c'est-à-dire par un certain mode de relation cognitive à son environnement ("surtout la raison", dit Spinoza, sous-entendu "... et non pas l'imagination ou la science intuitive"). Bref, le holisme implique qu'il n'existe pas de différence de nature mais juste une différence de degré d'intelligence (du latin intelligo, "je mets en relation") entre l'être humain et les autres êtres.

Or, troisième conséquence de l'immanentisme spinozien, si tout ce qui existe est en Dieu et participe de la même substance unique, alors, en particulier, il n'y a pas lieu de faire de différence de nature entre la matérialité du corps et la spiritualité de l'âme. "LEsprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée"(Spinoza, Éthique, III, 2). Le monisme (du grec monos, "un") de Spinoza s'oppose donc au dualisme cartésien et au trialisme pascalien. Il n'y a pas plusieurs ordres dans la Nature : il n'y en a qu'un seul. L'esprit, le corps et, pourquoi pas, la grâce au sens de Pascal, ne sont que des attributs de Dieu, c'est-à-dire des propriétés qui expriment l'essence éternelle et infinie de Dieu ou de la Nature. En particulier, il est donc faux de prétendre qu'une volonté consisterait à affecter le corps d'une certaine impulsion, tandis que l'intellect consisterait à affecter l'esprit d'un certaine idée. Car, si le corps et l'esprit sont une seule et même chose, alors aussi "la volonté et l'intellect sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, II, 18). Il ne s'agit en effet que de deux modifications déterminées de l'attribut pensée, la volonté étant une propriété considérée du point de vue du corps en mouvement, l'intellect en étant une autre du point de vue de l'esprit en repos. Le monisme de Spinoza signifie que "l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses. [...] Il suit de là que la puissance de penser est égale en Dieu à sa puissance actuelle d'agir"(Spinoza, Éthique, II, 7). Penser et agir, c'est tout un.

Mais si le corps et l'esprit sont une seule et même chose, si, pour un individu humain, connaître par l'esprit et se mouvoir par le corps, cela revient absolument au même, alors cela revient, précisément, à faire un unique effort pour subsister en tant que chose singulière, en tant qu'infime partie de Dieu ou de la Nature. Car, en effet, "la puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l’homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature. [Donc] l’essence de l’homme est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature"(Spinoza, Éthique, IV, 4). Comme le souligne Gilles Deleuze, un autre grand spinoziste, l'essence d'une chose, ce qu'une chose est, se confond donc avec sa puissance, ce qu'une chose peut. Essence ou puissance expriment la réalité même d'une chose. Or, en latin, "puissance" se dit aussi vis-virtutis. D'où "par vertu et puissance, j'entends la même chose [per virtutem et potentiam idem intelligo]"(Spinoza, Éthique, IV, déf.8). Et comme, toujours en latin, la nature, la réalité d'une chose se dit aussi perfectio-perfectionis, "par Perfection et Réalité, j'entends la même chose"(Spinoza, Éthique, II, déf.6). Et cette réalité, Spinoza l'a encore apprise de Galilée : c'est que toute chose dans la Nature continue sur sa lancée tant que celle-ci n'est pas contrariée par un obstacle quelconque. Galilée appelait cela le principe d'inertie. Spinoza nomme conatus (mot latin signifiant "effort", "tendance") ce phénomène caractéristique de la réalité de toute chose de la Nature. Il importe donc de tenir pour absolument synonymes les termes de nature, essence, puissance, vertu, perfection, réalité et conatus. Depuis Platon, les philosophes aiment bien couper les cheveux en quatre, faire des dichotomies subtiles. Spinoza, à l'inverse, c'est celui qui dit : "non, non, la distinction que vous établissez entre A et B est absurde et inutile ; A et B (Dieu et la Nature, l'esprit et le corps, la volonté et l'intellect, penser et agir, l'essence et la puissance, etc.), c'est la même chose" !

On voit bien, en tout cas, que si "la perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur puissance, et [si] les choses ne sont pas plus ou moins parfaites selon qu'elles charment ou offensent le sens des hommes"(Spinoza, Éthique, I, app.), alors la notion éthique de vie bonne va être très différente de la manière dont la conçoit la tradition philosophique. En effet, si Dieu est immanent à la Nature, s'il se confond avec elle et ne lui est pas transcendant, pour rendre notre vie meilleure, nous ne sommes plus "obligés de nous réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance"(Spinoza, Éthique, I, app.). Chacun de nous est une partie finie de Dieu ou de la Nature, laquelle ne saurait être dite avoir une "volonté", ce serait faire de l'anthropomorphisme, c'est un indice de superstition, donc d'ignorance. Mais alors, puisque toute chose exprime l'essence ou puissance éternelle et infinie de Dieu, puisque, donc, "les choses n'ont pu être produites par Dieu d'aucune autre manière, ni dans aucun autre ordre qu'elles ont été produites"(Spinoza, Éthique, I, 33), qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire, pour nous autres, créatures finies, que de nous efforcer de vivre mieux ? Car, sans être fataliste, puisque le fatum, précisément, suppose une volonté divine, Spinoza est, évidemment, déterministe dans le sens où toutes les parties de la Nature sont régies par les lois de la Nature, c'est-à-dire par des relations causales nécessaires. Comment faire, en d'autres termes, pour modifier bénéfiquement pour nous ces relations causales si on admet, contre Descartes, que "la volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause nécessaire"(Spinoza, Éthique, I, 32), et cela, que l'on parle de "volonté" de Dieu ou de celle de l'être humain ? Pour Descartes, l'idée d'éthique passe, en effet, par un certain degré de liberté de la volonté humaine, autrement dit de l'esprit par rapport au corps. Et pour Pascal, cela suppose, en outre, une volonté divine de faire grâce au pécheur. Or, nous avons dit que, pour Spinoza, ces deux attitudes procèdent respectivement du second et du premier genres de connaissance, de la raison et de l'imagination, c'est-à-dire de deux degrés défectueux de connaissance de la nature divine, bref, de deux formes d'ignorance relative.

Relative car ni Descartes ni Pascal n'ont tout à fait tort : éthique et liberté sont effectivement liées. Mais pas comme ils le croient, c'est-à-dire dans la solitude. Pour Spinoza, "est dite libre la chose qui existe d’après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir, [...] contrainte quand elle est déterminée par une autre chose à exister et à agir suivant une certaine loi déterminée"(Spinoza, Éthique, I, déf.7). Or, quelle "chose" peut bien correspondre à cette définition de la liberté, sinon seulement Dieu ou la Nature ? Dieu ou la Nature est donc conçu comme l'horizon indépassable, la limite asymptotique vers quoi on peut tendre sans jamais l'atteindre, de la liberté, c'est-à-dire de la capacité d'exister en n'étant "déterminé que par soi seul à agir". Dieu est libre, autarcique, auto-suffisant, si l'on veut. Mais non pas parce qu'il est seul : parce qu'il est l'unique substance, l'unique réalité. Dieu n'est pas seulement libre, il est liberté, LA liberté. Voilà donc, pour Spinoza, en quoi va consister l'horizon de l'éthique, c'est-à-dire de l'effort humain pour vivre le mieux possible : tendre le plus possible vers Dieu, c'est-à-dire vers la liberté. Tendre vers et non pas imiter comme chez Descartes ou Pascal. Car Dieu n'est pas un modèle, ni un modèle mathématique ni un modèle personnel : c'est une tendance infinie, un chemin sans limite, une voie, LA voie. Dieu n'est pas perfectus, "parfait" comme objet mais comme limite. Et comme, nous dit Spinoza, "l'essence de Dieu est sa puissance même"(Spinoza, Éthique, I, 34), il est facile de comprendre que, pour Spinoza, vivre mieux, tendre vers Dieu, cela revient à augmenter sa puissance d'être, autrement dit, sa puissance d'agir.

Or augmenter sa puissance d'agir, ou, ce qui revient au même, diminuer l'impuissance qui nous fait pâtir, cela consiste à modifier la direction de nos affects. En effet, "quand quelque chose arrive, en nous ou hors de nous, dont nous sommes la cause adéquate, c’est-à-dire quand quelque chose, en nous ou hors de nous, résulte de notre nature et se peut concevoir par elle clairement et distinctement, j’appelle cela agir. Quand, au contraire, quelque chose arrive en nous ou résulte de notre nature, dont nous ne sommes point cause, si ce n’est partiellement, j’appelle cela pâtir. J’entends par affects les modifications du Corps qui augmentent ou diminuent, favorisent ou empêchent sa puissance d’agir, et j’entends aussi en même temps les idées de ces modifications"(Spinoza, Éthique, III, déf.2). Par là, on comprend que Dieu, qui, en tant qu'unique substance éternelle et infinie, n'a point d'extérieur, et, par conséquent, s'affecte lui-même. Il est donc action pure, liberté pure. Tandis que l'être humain, en tant qu'il n'est qu'une infime partie de la puissance de Dieu ou de la Nature, est, la plupart du temps affecté de l'extérieur par des relations causales qu'il ne maîtrise pas mais que lui imposent la présence d'une infinité d'autres parties de la Nature et qui le modifient et l'érodent jusqu'à le faire périr : "s’il était possible que l’homme ne pût subir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme lui-même, il suivrait qu’il ne pourrait dépérir, mais qu’il existerait nécessairement toujours. [Or, comme] la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions"(Spinoza, Éthique, IV, 4). L'homme, le plus clair du temps, n'agit donc pas mais pâtit. Il n'accomplit donc pas des actions, il n'est pas affecté de l'intérieur de lui-même, mais subit des passions (du latin patior, "je subis"), il est affecté de l'extérieur et, pour cela, il souffre et meurt. Pour Spinoza comme pour Descartes, Pascal et, d'ailleurs, la plupart des philosophes classiques (les romantiques donneront, plus tard, une valeur éthique aux passions), le chemin éthique vers une vie meilleure passe donc par une conscience de soi afin de maîtriser les passions et, dans une certaine mesure, s'en libérer.

Sauf que, contrairement à ce que pensent Descartes, Pascal et, d'une manière générale, tous les moralistes, "ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos [...] le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au repos ; et, en un mot, [...] la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, III, 2). Soit un mouvement M et une intention I d'accomplir M. Si on accomplit M, ce n'est pas à cause de I, bref, ce n'est pas parce qu'on a décidé de faire M. Dire qu'on a l'intention de faire M, c'est déjà commencer d'accomplir M. I n'est pas la cause de M. I et M sont la même chose considérée, tantôt sous l'attribut de l'esprit, tantôt sous l'attribut du corps. En particulier, si l'attitude éthique doit commencer par une lutte contre les passions, autrement dit contre les modifications passives dont notre être est nécessairement toujours affecté, une telle attitude ne peut consister à avoir la ferme intention de le faire, comme le prétend Descartes. Car, si l'esprit et le corps sont une seule et même chose, alors, "une passion ne peut être empêchée ou détruite que par une passion contraire et plus forte que la passion à contrarier"(Spinoza, Éthique, IV, 7). En d'autres termes, si une passion est problématique, alors il faut placer l'être qui en est l'objet dans une situation qui modifie cette passion et non pas, évidemment, demander à l'esprit de cet être d'exercer une sorte d'action magique sur le corps. Or, quelles sont les passions qui posent problème ? Spinoza remarque qu'un être humain "peut être l'objet d'un grand nombre de modifications, et passer tour à tour d’une certaine perfection à une perfection plus grande ou plus petite ; et ce sont ces divers affects qui nous expliquent ce que c’est que Joie et que Tristesse. J’entendrai donc par Joie une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ; par Tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection"(Spinoza, Éthique, III, 12). Par là, on comprend que l'attitude éthique va consister, fondamentalement, à placer l'être humain dans des situations telles que les passions joyeuses puissent être plus puissantes que les passions tristes afin de tendre vers un maximum de perfection ou de réalité, donc de tendre vers Dieu.

Comment faire, donc, pour qu'un être soit placé dans de telles situations qui accroissent sa puissance d'agir ? Spinoza nous dit que "la vertu suprême de l’esprit [la sagesse] est de comprendre, or ce que l’esprit peut connaître de plus haut, c’est Dieu [ou la Nature]"(Spinoza, Éthique, IV, 28). L'éthique ne sera donc rien d'autre que la connaissance la plus poussée possible de la voie qui mène à Dieu ou à la Nature. Et comme la "vertu suprême de l'esprit" n'est rien d'autre que la vertu suprême du corps, il s'ensuit que l'attitude éthique consistera, par excellence, à comprendre le plus grand nombre de choses du point de vue de l'esprit, autrement dit, à comprendre le plus grand nombre de choses du point de vue du corps. "Comprendre" en français a, justement, comme intelligere en latin, ce double sens : relier les idées entre elles et relier les corps entre eux. L'intelligence ou la compréhension, c'est donc l'art de la connexion : connexion spirituelle ou idée, connexion corporelle ou individualité. Donc, de même qu'il y a plusieurs sortes d'idées, autrement dit de connexion spirituelle au réel (de l'imagination à la science intuitive en passant par la raison), il y a aussi plusieurs sortes d'individualité c'est-à-dire de connexion corporelle au réel, du plus faible (l'individu réduit à sa seule dimension biologique), au plus élevé (l'individu comme participation totale à Dieu ou à la Nature) : "lorsqu’un certain nombre de Corps de même grandeur ou de grandeur différente sont ainsi contraints qu’ils s’appuient les uns sur les autres, ou lorsque, se mouvant d’ailleurs avec des degrés semblables ou divers de rapidité, ils se communiquent leurs mouvements suivant des rapports déterminés, nous les dirons unis entre eux, et qu’ils constituent dans leur ensemble un seul Corps ou Individu, qui, par cette union même, se distingue de tous les autres. [...] Si nous poursuivons de la sorte à l’infini nous concevrons que toute la Nature est un seul Individu"(Spinoza, Éthique, II, 13). L'éthique de Spinoza, loin de restreindre l'individualité de chacun à la seule dimension biologique sur laquelle il s'agirait de se concentrer pour vivre le mieux possible est une éthique de la joie, c'est-à-dire un effort pour permettre à chacun d'entre nous de se connecter au plus grand nombre possible de choses compatibles avec la structure et la temporalité de notre être et, par là-même d'augmenter constamment sa puissance d'agir par l'extension de son individualité, car "si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en particulier"(Spinoza, Éthique, IV, 18). L'idée que l'éthique est nécessairement une éthique de la joie et que celle-ci naît de l'union avec Dieu rapproche indiscutablement Spinoza de Pascal.

Oui mais l'éthique de Spinoza, contrairement à celle de Pascal, ne suppose pas une  grâce divine. Car, si Spinoza rejoint Pascal pour admettre que le délaissement engendre, effectivement, la tristesse (l'ennui pascalien), lorsqu'il s'agit de rompre l'isolement, "à l'homme, rien de plus utile que l'homme [...]. L'homme est un Dieu pour l'homme"(Spinoza, Éthique, IV, 18-35).  La "misère de l'homme sans Dieu", c'est avant tout, pour Spinoza, la misère de l'homme sans son prochain, c'est la misère de l'homme seul, réduit à sa seule individualité biologique et, partant, totalement vulnérable. D'autre part, il est hors de question, pour Spinoza, de passer par une morale qui bride l'activité du corps, donc qui diminue sa puissance d'agir bref, qui soit génératrice de tristesse : "à un Corps comme celui de l’enfant [...], qui n’est propre qu’à un petit nombre de fonctions et qui dépend principalement des causes extérieures, doit correspondre un Esprit qui n’a, considéré en soi, qu’une très faible conscience et de soi et de Dieu et des choses. Au contraire, un Corps propre à un grand nombre de fonctions est joint à un Esprit qui possède à un très haut degré, considéré en soi, la conscience de soi et de Dieu et des choses. C’est pourquoi notre principal effort dans cette vie, c’est de transformer le Corps de l’enfant, autant que sa nature le permet et y conduit, en un autre Corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses"(Spinoza, Éthique, V, 39). Contrairement donc, à celle de Pascal, l'éthique de Spinoza n'est pas une affaire de grâce divine dispensée, à titre individuel et après repentance et pénitence (donc tristesse), par un être omnipotent et transcendant en compensation d'une faiblesse humaine reconnue et assumée. Elle est affaire de politique et d'éducation. Politique et éducation sont indissociables : comme l'avait déjà souligné Aristote, il revient à l'homme et à lui seul de perfectionner l'homme. Et lier l'éthique à la politique et à l'éducation plutôt qu'à une mystérieuse influence sur une nature humaine pitoyable, c'est, comme on le voit, prendre le plus grand soin du corps et non pas l'ignorer, encore moins le mortifier. En effet, "celui dont le Corps est propre à un grand nombre de fonctions a un Esprit dont la plus grande partie est éternelle"(Spinoza, Éthique, V, 39). Le fin mot de l'éducation éthique, selon Spinoza sera donc : "plus nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 24). Plus notre esprit est apte à se lier à un grand nombre d'idées et, parallèlement, plus notre corps est apte à se lier à un grand nombre de corps (à commencer par ceux de nos semblables), et plus nous en concevons de la joie. Car, par là, nous sentons s'accroître indéfiniment notre puissance d'agir en même temps que notre puissance de penser, donc notre conscience d'être connecté aux autres choses de la Nature, bref, de tendre à communier avec l'éternité et l'infinité de Dieu. Par là, nous dit Spinoza, "nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels"(Spinoza, Éthique, V, 23). Rien n'est plus anti-pascalien.

C'est alors que "celui dont le Corps est propre à un grand nombre de fonctions a un Esprit [et] dont la plus grande partie est éternelle [...] sera donc animé de l’amour de Dieu, lequel doit occuper ou constituer la plus grande partie de l’Esprit"(Spinoza, Éthique, V, 39). Dans la mesure, en effet, où "l'Amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.6), le véritable amour de Dieu (que Spinoza appelle amor intellectualis Dei, "amour intelligent de Dieu"), c'est la joie du comprendre associée à l'attribution à Dieu ou la Nature de la cause de cette joie. L'amour de Dieu (c'est-à-dire l'amour pour Dieu), pour Spinoza, ne peut donc être rien d'autre que l'amour de soi-même en tant qu'on a conscience de suivre cette tendance éternelle et infinie que l'on nomme Dieu ou la Nature, bref, l'amour d'un soi-même qui gagne en puissance de penser et en puissance d'agir. Le véritable amour de Dieu ne peut donc passer ni par la haine du corps comme chez Descartes, ni par la haine de soi comme chez Pascal, ni par la disqualification des relations sociales chez l'un comme chez l'autre. Contrairement à une morale, l'éthique de Spinoza "demande que chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être, autant qu’il est en lui"(Spinoza, Éthique, IV, 18). L'éthique de Spinoza est une éthique de la joie, de la perfection. Or "la béatitude n’est pas la récompense de la perfection, mais la perfection elle-même, et nous n’en éprouvons pas de la joie parce que nous parvenons à réprimer nos penchants, c’est au contraire parce que nous en éprouvons de la joie que nous parvenons à réprimer nos penchants. C’est en ce sens que le bonheur et la perfection consistent dans le véritable amour de Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 42). Et, en effet, toute sa vie, Spinoza s'est évertué "à rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque chose enfin dont la découverte et l'acquisition me procureraient pour l'éternité la jouissance d'une Joie suprême et incessante [...] : la connaissance de notre union avec la Nature toute entière. Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l'acquièrent avec moi"(Spinoza, Traité de la Réforme de l'Entendement, §1). Pour autant, Spinoza ne sous-estime pas la difficulté et l'originalité de son éthique puisque l'Éthique s'achève sur ce constat lucide : "si la voie que j’ai montré qui conduit [à la béatitude], paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare"(Spinoza, Éthique, V, 42, scol.).


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