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mardi 10 mars 2015

DE LA NATURE DES CROYANCES RELIGIEUSES (suite).



Tout en restant dans le cadre d'une conception descriptiviste, il existe pourtant une manière, très élégante, d'immuniser les croyances contre la tentation comparatiste, tentation qui consiste, on l'a vu avec D1 et D2, à évaluer les croyances en les confrontant statiquement à des connaissances desquelles elles ne se distinguent que par leur prétention à la vérité. À cet égard, les croyances sont réputées être, soit des ébauches de connaissance (Descartes), soit des pré-requis de connaissance (Russell), soit des fondements de connaissance (Pascal), soit encore des contrefaçons de connaissance (Freud, Nietzsche, Marx, Schopenhauer). Sans sortir de ces conceptions qui font, rappelons-le, de la croyance, la description plus ou moins correcte de quelque chose, on pourrait dire que, au lieu de décrire un état de chose statique, définitif, la croyance décrit un processus, par hypothèse évolutif, graduel. Voici un extrait du Philèbe où Platon exemplifie, me semble-t-il, ce que peut être une telle conception alternative de la croyance comme description "dynamique" :
"(Socrate) : il arrive souvent, quand un homme a aperçu de loin quelque objet qu’il ne distingue pas nettement, qu’il veuille juger ce qu’il ne voit pas, n’est-ce pas ? (Protarque) : je le crois. (S) : alors, ne s’interroge-t-il pas ainsi ? (P) : comment ? (S) : "qu’est-ce que peut bien être ce qui apparaît debout près du rocher, sous un arbre ?" N’est-ce pas à ton avis la question qu’il se pose à lui-même en apercevant certains objets de cette nature qui frappent ainsi sa vue ? (P) : Certainement. (S) : est-ce qu’ensuite, notre homme, se répondant à lui-même, ne pourrait pas se dire "c'est un homme" et tomber juste ? (P) : assurément, si. (S) : il pourrait aussi se tromper et, croyant que c'est l'œuvre de certains bergers, appeler image ce qu'il aperçoit. (P) : parfaitement. (S) : et s'il avait quelqu'un près de lui, il exprimerait pas la parole ce qu'il s'est dit à lui-même et le répéterait à son compagnon, et ce que nous avons appelé opinion deviendrait ainsi discours. (P) : naturellement"(Platon, Philèbe, 38 b-e).
Soit C9 : je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est un homme. Le contexte de l'énonciation de cette croyance est celui d'un continuum cognitif : son contenu varie de façon erratique et aléatoire au fur et à mesure que son auteur se déplace, s'approche ou s'éloigne du rocher. Du coup, C9 ne peut guère être jugée, ni comme le préconise Descartes par évaluation du degré de clarté et de distinction d'une représentation mentale sur laquelle le sujet n'a pas le loisir de s'interroger, ni comme le préconise Russell et pour la même raison, par comparaison avec un fait extérieur. Dans les deux cas, l'objet de l'évaluation n'est pas donné à la manière dont un échantillon de matière serait donné, inerte, sous l'œil du microscope. On imagine plutôt Socrate plissant les yeux, se grattant la tête, mettant ses mains sur ses hanches et échafaudant mille hypothèses, passant peut-être de l'étonnement à la perplexité et de la perplexité à l'effroi : homme ? animal ? rocher ? épouvantail ? ennemi ? En ce sens, C9 ressemble plus à un pari, sauf que, contrairement à ce qui se passe chez Pascal, ce pari ne soutient ni n'est soutenu par aucun raisonnement probabiliste. Il est vraiment spontané et procède manifestement d'une inférence animale produite par des schèmes perceptifs mémorisés et pertinents en raison de sa ressemblance et de sa contiguïté avec des événements passés : "l'accoutumance agit avant que nous ayons eu le temps de réfléchir [...] elle peut produire une croyance [...] par une opération secrète, sans qu’on y ait pensé"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 8). D'où le caractère précaire et révocable d'une telle croyance. Ce genre de croyance est d'abord une attente : à la place de C9, Socrate pourrait dire C9' : je m'attends à ce que je vois là-bas soit un homme. Seul le fait de la formuler peut lui donner ce semblant de stabilité et de permanence caractéristique de la pensée et transformer l'attente animale en humaine croyance1.

On a là, me semble-t-il, un élément très important pour comprendre l'origine de cette tendance à réifier les croyances, afin, notamment, d'en faire des objets de comparaison avec les connaissances :
"la pensée [dianoïa] est une discussion [logos] que l'âme [psukhè] poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu'il lui arrive d'examiner [...] car voici ce que me semble faire l'âme quand elle pense : rien d'autre que dialoguer [dialegesthaï], s'interrogeant avec elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d'une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c'est son opinion [doxa]"(Platon, Théétète, 189e).
Ceci fait écho au fameux passage de République VI (509d-511e) relatif à la partition de la ligne en deux segments correspondant respectivement à la doxa ("opinion") et en épistèmè ("science"), la doxa se subdivisant à son tour en eïkasia ("image") et pistis ("croyance"), l'épistèmè en dianoïa ("pensée") et noèsis ("intellection"). En rapprochant ce passage de celui du Philèbe et de celui du Théétète cités supra, on peut définir la croyance (pistis) comme l'image (eïkasia) stabilisée par le langage, ou, si l'on préfère, l'image décrite, autrement dit comme le contenu proprement propositionnel ("je crois que P") de l'opinion (doxa). Si en effet, nous dit Platon, l'âme pense, c'est qu'elle tend à immobiliser le mouvement permanent de la puskhè, réifier la sensation en croyance, et cette pensée vise, à la limite, à atteindre dialectiquement l'anhypothétique, l'inconditionné, l'être qui échappe au changement et à la corruption2 : "les objets sensibles [...] servent de degrés et d’impulsions pour atteindre l’anhypothétique qui est le principe de tout"(Platon, République, VI, 511b). C'est en cela que consiste la méthode dialectique :
"l'image est à l'objet qu'elle reproduit comme l'opinion [doxa] est à la science [épistèmè] de telle sorte que pour atteindre [la science] l'âme [psukhè] soit obligée de se servir comme d'autant d'images, des originaux du monde visible, procédant à partir d'hypothèses"(Platon, République VI, 510 a).
La méthode dialectique n'est qu'une analogie destinée à nous faire comprendre que l'intelligence humaine a vocation à figer le fluent3. Voilà pourquoi la croyance (pistis) tente de figer l'image (eïkasia) avant d'être à son tour éventuellement figée par la science (épistèmè) :
"la croyance [doxa] vraie accompagnée de justification [logos] est connaissance [épistèmè], mais [...], dépourvue de raison, elle est en dehors de la connaissance"(Platon, Théétète, 201d).
Si l'on suit Platon, on voit que les croyances n'ont pas, en soi, d'essence cognitive : telle croyance (par exemple C2 : je crois que le boson de Higgs existe) peut, effectivement, être tirée vers la connaissance pour peu qu'elle soit accompagnée de justifications correctes (notamment, expérimentales) et donc jugée vraie ou fausse ; mais telle autre (par exemple C1 : je crois que j'ai un billet de 10 € dans mon porte-monnaie ou C5 : je crois qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis) peut tout à fait rester infra-épistémique en se contentant simplement de figer dans le langage une image fugitive (perception, souvenir, schème, etc.). Du coup, les croyances ne sont pas, par elles-mêmes, des objets cognitifs, mais sont plutôt un moment possible (mais, pour Platon, nullement nécessaire) dans un processus cognitif4. Le drame d'Othello, ce n'est pas que C6 (je crois que Desdémone aime Cassio) soit fausse, mais que sa jalousie l'empêche, au contraire, d'envisager C6 sous l'angle épistémique d'un contenu épistémique transitoire et le conduise, tout au contraire, à considérer sa croyance comme, littéralement, une connaissance du coeur pascalienne qui, comme C5, par exemple, entre dans des raisonnements à titre de prémisse indiscutable.

Il n'y a donc pas, même dans le cadre d'une conception descriptiviste de la croyance, de fatalité comparatiste qui nous oblige à évaluer les croyances à l'aune des connaissances. Toutefois, une acception platonicienne de la notion de croyance nous contraint à réviser les deux fondements métaphysiques du descriptivisme : la nature de la pensée présupposée par D1 et la nature de la vérité présupposée par D2. Si l'on désire, en effet, élargir l'acception de la notion de croyance jusqu'à la description, non plus d'un contenu de conscience particulier parfaitement circonscrit dans le temps, mais d'un moment dans un processus cognitif, il n'y a pas de raison5 non plus de continuer à réduire la conscience à la seule conscience individuelle subjective et abstraite, c'est-à-dire historiquement décontextualisée. Bien plutôt,
"la forme concrète que revêt l'Esprit [der Geist] comme Conscience de soi [Selbstbewuβtsein] n'est pas celle d'un individu humain singulier. L'Esprit est essentiellement individu ; mais dans l'élément de l'Histoire Universelle nous n'avons pas affaire à des personnes singulières réduites à leur individualité particulière"(Hegel, la Raison dans l’Histoire, ii).
Bref, nous prévient Hegel, il convient d'appliquer à la notion de conscience le même traitement qu'à celle de croyance et cesser de considérer l'une et l'autre in abstracto. En l'occurrence, il convient de ne pas confondre le caractère nécessairement particulier de l'esprit incarné en une conscience individuelle avec l'ensemble des conditions historiques qui rendent possible cette incarnation6 :
"l'Esprit est l'idée infinie et la finité a ici la signification qui est la sienne, celle d'être l'inadéquation du concept et de la réalité [...]. C'est là une apparence que l'Esprit, en soi, se donne comme une borne afin que pour soi et par la suppression de celle-ci, il ait et sache sa liberté comme son essence"(Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, §386).
Pour Hegel, il est clair que la croyance comme description d'un contenu de conscience subjectif est une définition-limite quand on lie, comme le fait notamment Descartes, la saisie du cogito au problème de l'essence de la liberté, le sujet conscient et méthodiquement rationnel étant réputé avoir alors une liberté infinie de réfléchir sur ses contenus de conscience. Du coup, si on considère la conception cartésienne du cogito comme une conception-limite de la conscience de soi, on peut, du même point de vue, considérer la conception russellienne de la vérité-correspondance comme une conception-limite de la vérité en tant qu'adaequatio rei et intellectus :
"on envisage souvent l'opposition du vrai et du faux d'une façon statique [...]. Or, le bouton disparaît dans l'éclosion de la fleur. De même, [...] le fruit prend la place de la fleur comme sa vérité. [On n’a là cependant] que des moments de l'unité organique du vrai dans laquelle elles ne s'opposent pas seulement, mais dans laquelle l'une est aussi nécessaire que l'autre"(Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, préf.).
Cette façon de nous expliquer l'essence du processus dialectique nous fournit une définition analogique de la croyance, non plus comme ce moment possible d'un processus cognitif que nous avons décelé chez Platon, mais maintenant comme ce moment nécessaire destiné à être dépassé. Et dépassé non pas par une connaissance vraie qui valide ou invalide définitivement la croyance comme dans D1 et D2, mais par et dans un mouvement dialectique global et collectif qui ne confirme ni ne réfute, stricto sensu, la croyance mais l'intègre dans un nouveau système cognitif. Il est clair que, de ce point de vue, le constat que fait Russell du caractère toujours provisoire de la vérité scientifique et ce, dans le cadre d'une vision classiquement cumulative de la connaissance en général, apporte plutôt de l'eau au moulin hégélien.

Car il en va ainsi, en général, pour l'histoire de la plupart des civilisations de l'humanité dans lesquelles art, religion et sagesse semblent indissociablement liés. J'ai essayé de montrer dans un article précédent en quoi le fait d'apprécier la musique de Jean-Sébastien Bach pouvait être considéré comme une sorte de propédeutique à l'attitude religieuse, en quoi, par exemple, les paroles de la cantate BWV 1477 peuvent être considérées comme une préfiguration de C4 : je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, ... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, ... je crois en l'Esprit Saint, ... je crois en l'Église .... Or, pour Hegel,
"si l’œuvre d’art représente la vérité, l’Esprit, sous la forme sensible, et voit dans cette re­présentation l’expression adéquate de l’Absolu, la religion ajoute le recueillement qui constitue l’at­titude intérieure à l’égard de l’objet ab­solu. Le recueillement est étranger à l’art comme tel, mais résulte de ce que le sujet laisse péné­trer dans son in­térieur ce que l’art rend objectif pour la sensibilité extérieure et à quoi le sujet s’identifie, de telle sorte que l’intériorité de la représentation et l’intimité du sentiment deviennent l’élément essen­tiel de l’existence de l’Abso­lu. Le re­cueillement est le culte de la communauté sous sa forme la plus pure, la plus intime, la plus subjective"(Hegel, l’Idée du Beau, I, i).
En ce sens, la croyance religieuse n'est autre chose que ce moment du déploiement de la Vérité dans le temps historique et dans l'espace social qui fait suite à un certain type de saisissement éprouvé à l'égard d'un objet (l'œuvre d'art dans sa matérialité, par exemple, ici, dans sa sonorité). L'attitude religieuse, en l'occurrence, la croyance en la présence divine, ne se manifeste, nous dit Hegel, que pour autant qu'il y a recueillement, c'est-à-dire que le saisissement s'intériorise, se spiritualise8. En plus de cette émotion esthétique que l'on peut décrire comme un certain niveau de prise de conscience de l'Absolu9, on trouve, dans la croyance religieuse, le "re­cueillement [qui] est le culte de la communauté sous sa forme la plus pure, la plus intime, la plus subjective" et qui se manifeste, par exemple, dans la communion catholique (l'Eucharistie) qui est, pour le fidèle, le sentiment d'une appartenance à la communauté du Corps mystique du Christ. Il en va de même pour l'islam et le judaïsme qui insistent, respectivement, sur l'appartenance à l'oumma ("la communauté") ou au peuple d'Israël. Toutefois, le moment cognitif de cette approche de l'Absolu que l'on nomme "croyance religieuse" et qui trouve son expression communautaire la plus solennelle dans ce qu'il est convenu d'appeler "profession de foi"10 est lui-même dépassé (aufgehoben), c'est-à-dire à la fois supprimé et conservé dans la métaphysique : "dans la religion, Dieu est d’abord pour la conscience un objet exté­rieur. [Or] dans la philosophie s’unissent l’objectivité de l’art et la subjectivité de la religion : la pensée vraie, l’uni­versalité la plus posi­tive et la plus objective, c’est dans la pensée et sous forme de pensée qu’elle se saisit"(Hegel, l’Idée du Beau, I, i). La croyance religieuse, la foi, est donc, au sens de Hegel, ce moment d'une progression de l'Esprit vers Absolu qui succède au sentiment esthétique et qui précède la pensée philosophique, notamment cette discipline que, depuis Aristote, nous appelons "métaphysique" et qui se subdivise en ontologie et théologie. Et, pour Hegel, ce moment est une nécessité historique car "dans la religion, la conscience trouve le fondement de la société et de l’État"(Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, §552). À la lumière de l'histoire de l'humanité, on peut difficilement nier l'intrication étroite des domaines de l'art, de la religion, de la métaphysique et de la politique et donc qu'il y a quelque chose d'artificiel à penser, comme le font D1 ou D2, la croyance religieuse in abstracto indépendamment des conditions de sa genèse. Pour autant, comme le dit Wittgenstein, qu'il y ait continuité de passage de l'ombre à la lumière n'exclut pas qu'il y ait une différence, et une différence nécessaire, conceptuelle, entre l'ombre et la lumière. Il nous importe donc, sans perdre de vue l'importance du contexte socio-historique, de continuer à étudier, per se, la nature de la croyance religieuse, ne fût-ce que pour déceler et dénoncer les amalgames qui ont clairement contribué à dénaturer et à instrumentaliser la religion.

Jusqu'à présent, il n'a été question de la nature de la croyance que sous l'aspect de son contenu épistémique, contenu que nous avons analysé en termes de description, soit d'un état mental individuel et privé, soit d'un fait possible empiriquement vérifiable, soit encore comme un moment cognitif dans un processus dialectique historiquement et socialement partagé. Le reproche global que l'on peut adresser à toutes les conceptions D (descriptivistes) de notre cadre d'analyse, c'est que, pour pouvoir décrire ce qu'elles prétendent décrire, le sujet croyant (l'auteur ou le possesseur de la croyance) doit, préalablement, prendre conscience de sa croyance avant d'éventuellement en évaluer les conditions de véracité ou de vérité. C'est le cas, évidemment chez Descartes ou Pascal qui réduisent la croyance à cette prise de conscience. Mais c'est le cas aussi chez Russell pour qui l'indication objective du fait vérificateur de la croyance n'est possible que via la formulation de ce qu'elle exprime subjectivement (celui qui énonce C2 : je crois que le boson de Higgs existe doit d'abord croire avant de vérifier). C'est toujours le cas chez Marx, Nietzsche, Schopenhauer ou Freud pour lesquels la croyance exprime toujours une conscience faussée qu'on ne saurait redresser sans se rendre compte, au préalable, qu'on la possède. Et c'est enfin le cas chez Platon et chez Hegel qui font de la croyance un moment du dialogue de soi avec soi, ce dialogue fût-il une particularisation de l'Universel comme dans la pensée hégélienne. Bref, toutes ces conceptions se trouvent être prisonnières de ce que Jacques Bouveresse a nommé, à travers le titre de son ouvrage éponyme, "le mythe de l'intériorité", lequel mythe peut se résumer dans cette remarque de Wittgenstein :
"nous parlons d’‘esprit’, de ‘mental’ pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces mots, et non l’inverse [...]. C’est à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein, l’Intérieur et l’Extérieur).
En d'autres termes, ce n'est pas parce que les croyances sont des états mentaux privés qu'ils ne sont accessibles qu'en première personne ("je crois que ..."), mais parce qu'ils sont énoncés à la première personne du singulier du présent de l'indicatif qu'ils sont réputés privés et cachés à tout autre qu'à l'énonciateur lui-même (plus, éventuellement, à un être omnipotent et omniscient). En effet, c'est une règle fondamentale des jeux de langage11 psychologistes que
"les verbes psychologistes comme ‘voir’, ‘croire’, ‘penser’, etc. ne dénotent pas des phénomènes [...]. Ce qui caractérise les verbes psychologistes, c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §§471-472).
Ce que veut dire Wittgenstein ici est que, plutôt que de parler de l'essence de la croyance, c'est de l'essence de la croyance en première personne du présent qu'il faudrait parler. La ligne de démarcation passe, non pas entre C1 : je crois que j'ai un billet de 10 € dans mon porte-monnaie et C2 : je crois que le boson de Higgs existe ou C4 : je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, ... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, ... je crois en l'Esprit Saint, ... je crois en l'Église ..., mais entre C1 : je crois que j'ai un billet de 10 € dans mon porte-monnaie et C1' : il croit qu'il a un billet de 10 € dans son porte-monnaie ou entre C2 : je crois que le boson de Higgs existe et C3 : je croyais que le boson de Higgs existait. En effet, C1' ou C3 sont des propositions empiriques : c'est sur la base d'un comportement observable que l'on conjecture "regarde : il achète cet article à 10€ ; il croit avoir un billet ..." ou bien "je ne m'en rendais pas bien compte, mais vu mes réactions à l'époque, je croyais que ...". Fort bien, objectera-t-on, mais alors, comment apprenons-nous à faire usage de la formulation "je crois que ..." (et non pas "il croit que ..." ou "je croyais que ...") si ce n'est par la description de notre intériorité puisque "croire que", nous dit Wittgenstein, est une formule psychologiste parmi d'autres ? Wittgenstein nous donne un exemple de réponse à ce problème avec l'apprentissage de la locution "avoir mal" qui est, elle aussi, une formulation psychologiste :
"comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la douleur. De sorte que l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout [...] . Qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression ‘douleur"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§244-257).
Donc, un enfant (ou un adulte qui apprend une langue étrangère par immersion linguistique et non par traduction à partir de sa langue natale) apprend à dire "j'ai mal" d'une part en entendant autrui prononcer cette formule lors de circonstances caractéristiques et empiriquement faciles à ré-identifier car statistiquement stables (tous ceux qui ont mal ont les "mêmes" déformations du visage, les "mêmes" gémissements, portent leur main à la partie endolorie de leur corps, etc.), d'autre part en étant lui-même encouragé à la prononcer chaque fois qu'il est, empiriquement jugé par autrui être dans les mêmes circonstances caractéristiques, à savoir celles qui, précisément, commandent l'usage d'une telle locution. Du coup, on finit par savoir en user sans avoir besoin de s'introspecter (de "regarder" en soi-même). Mutatis mutandis, il en va de même pour l'apprentissage de n'importe quelle énonciation psychologiste, y compris, donc, "je crois que ...".

Russell n'a pas tort d'établir un lien conceptuel12 entre croyance et expression. Sauf que, contrairement à ce que pense Russell, l'accès du sujet croyant à l'expression de sa croyance est direct et ne passe pas par une prise de conscience préalable de son intériorité psychique. Que ce soit dans le cas de la douleur ou bien dans celui de la croyance, l'expression n'est rien d'autre que la manifestation de cette intériorité, non sa description. Quand Bouveresse, à la suite de Wittgenstein, parle de "mythe de l'intériorité", il ne nie pas la réalité de l'intériorité psychique, mais il dénonce le mythe auquel cette réalité est historiquement attachée : celui d'un accès uniquement introspectif, et donc descriptif, à cette intériorité. Or, nous dit Wittgenstein, "le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine [...]. Nous voulons nous faire comprendre par d’autres personnes sans savoir pour autant si elles sont sujettes aux mêmes processus internes que nous"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, vi). Le mythe, ce n'est pas tant le dualisme âme/corps cher à Descartes et aux philosophes classiques, que plutôt l'âme, en tant que substantiellement distincte du corps, qui ne serait accessible qu'à l'âme13 elle-même et, partant, hors d'atteinte des fonctions perceptives du corps. En l'occurrence, le mythe consiste à penser qu'il existe des contenus de croyance qui soient en quelque sorte des contenus de conscience qui ne seraient inspectables que de l'intérieur à la manière dont on feuilletterait un imagier. Mais
"c'est un malentendu de dire ''l'image de la douleur entre dans le langage avec le mot douleur''. La représentation [Vorstellung] d'une douleur n'est pas une image [Bild] et cette représentation ne peut être remplacée dans le jeu de langage par ce que nous nommerons une image. Sans doute la représentation d'une douleur entre-t-elle dans le jeu de langage, en un certain sens ; mais non pas en tant qu'image"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §300).
La représentation d'une douleur n'est pas une image mais une expression verbale, une manifestation physique. Aussi, les conceptions que nous avons baptisées M1 et M2 partent-elles du principe qu'une croyance ne décrit rien mais exprime verbalement quelque chose, c'est-à-dire manifeste un événement qui, dépourvu de son commentaire verbal, serait tout simplement inaccessible à la conscience du sujet croyant.

Un tel événement peut d'ailleurs, le cas échéant, dans le cadre d'une conception M1, être l'événement mental par lequel, à la suite de Descartes ou de Pascal, on peut dire que le sujet croyant prend conscience de soi-même. En effet, comme le souligne Pascal, il est des croyances principielles qui sont des révélateurs de l'identité de celui qui les possède. C'est certainement le cas pour C4 (je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, ... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, ... je crois en l'Esprit Saint, ... je crois en l'Église ...) ou C5 (je crois qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis) : imagine-t-on un Blaise Pascal qui n'aurait pas de telles croyances ? Imagine-t-on un René Descartes sans sa croyance au caractère fondateur du cogito ? Imagine-t-on un Othello sans C6 (je crois que Desdémone aime Cassio) ? Etc. Ils ne seraient plus eux-mêmes. C'est leur identité qui serait détruite. En particulier, les imagine-t-on prendre conscience eux-mêmes de leur identité, sans prendre conscience, dans le même temps, de leurs propres croyances ? Or, si, pour les raisons que nous avons exposées supra, cette prise de conscience ne peut pas passer par une introspection, il semble que l'accès que chacun a à ses propres croyances se confonde avec l'accès à l'expression de ses propres croyances. En d'autres termes, ce n'est pas, comme l'ont pensé les tenants des conceptions D, parce que A croit que P, que A dit que P mais, au contraire, parce que A dit que P que A va se rendre compte14 que A croit que P. On a là, typiquement, ce que Taylor appelle une conception expressiviste de la croyance :
"si nous accédons à la nature par l'intermédiaire d'une voix ou impulsion intérieure, nous ne pouvons connaître vraiment cette nature qu'en rendant manifeste ce que nous découvrons en nous. [...] C'est la théorie que j'ai appelée ailleurs "expressivisme" [expressivism]. [...] Exprimer quelque chose, c'est le rendre manifeste dans un medium donné. J'exprime mes sentiments sur mon visage, j'exprime mes pensées dans les mots que je prononce ou que j'écris. J'exprime ma vision des choses dans une oeuvre d'art, un roman ou une pièce de théâtre. [...] La nature en tant que source intrinsèque va de pair avec une vision expressive de l'existence humaine. Accomplir ma nature signifie épouser la voix, l'impulsion, ou l'élan intérieur. Et cela rend manifeste, aussi bien pour moi que pour autrui, ce qui était caché. Mais cette manifestation contribue aussi à définir ce qui doit être réalisé. L'orientation de cet élan n'était et ne pouvait être claire avant cette manifestation"(Taylor, les Sources du Moi, 21.2).
Donc, dire qu'une croyance, par exemple C4, C5 ou C6, mais tout autant C1 ou C2, exprime la nature ou l'identité du sujet croyant, ce n'est pas dire que celui-ci s'est livré ec succès à une introspection pour y découvrir un contenu de croyance verbalement descriptible, mais que le sujet croyant prend conscience (ou, si l'on préfère, prend connaissance) de sa croyance tout en l'exprimant et par le fait de l'exprimer. De sorte que l'énonciation de la croyance "rend manifeste, aussi bien pour moi que pour autrui, ce qui était caché", en l'occurrence, la croyance elle-même. Car, en effet, "exprimer quelque chose, c'est le rendre manifeste dans un medium donné. J'exprime mes sentiments sur mon visage, j'exprime mes pensées dans les mots que je prononce ou que j'écris". Cela ne veut pas dire que la croyance et l'expression de la croyance soient une seule et même chose, mais plutôt qu'il n'y a pas d'autre moyen15 que celle-ci pour accéder à celle-là, de même qu'il n'y a pas d'autre moyen pour prendre conscience que je suis amoureux que d'éprouver certaines réactions proprioceptives ou kinesthésiques (chaleur, accélération du pouls, sécheresse de la gorge, etc.) en présence de l'objet de mon amour, celles-là mêmes qui s'expriment sur mon corps et qui font dire à un tiers : "mais tu es amoureux, toi !", ou à soi-même : "tiens, je n'éprouve plus tel symptôme, c'est donc que je ne l'aime plus". Qu'on se rappelle, par exemple, de la réaction de Marcel à l'annonce de la disparition d'Albertine :
"tout à l'heure, avant l'arrivée de Françoise, j'avais cru que je n'aimais plus Albertine, j'avais cru ne rien laisser de côté ; en exact analyste, j'avais cru bien connaître le fond de mon cœur. Mais notre intelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les éléments qui le composent et qui restent insoupçonnés tant que, de l'état volatil où ils subsistent la plupart du temps, un phénomène capable de les isoler ne leur a pas fait subir un commencement de solidification. Je m'étais trompé en croyant voir clair dans mon cœur. Mais cette connaissance que ne m'avaient pas donnée les plus fines perceptions de l'esprit venait de m'être apportée, dure, éclatante, étrange, comme un sel cristallisé par la brusque réaction de la douleur"(Proust, Albertine Disparue, i, 1919).
Mieux encore. Taylor écrit : "j'exprime ma vision des choses dans une œuvre d'art, un roman ou une pièce de théâtre". Et Proust : "si je n'avais pas de croyances intellectuelles, si je cherchais simplement à me souvenir et à faire double emploi par ces souvenirs avec les jours vécus, je ne prendrais pas, malade comme je suis, la peine d'écrire. Mais cette évolution d'une pensée, je n'ai pas voulu l'analyser abstraitement, mais la recréer, la faire vivre"(Proust, Lettre à Jacques Rivière, 7 fév. 1914). Proust écrit pour se connaître, pour se comprendre :
"une fois devant son papier, [Jean] écrivait ce qu'il ne connaissait pas encore, ce qui l'invitait sous l'image où c'était caché (et qui n'était en quoi que ce soit un symbole) et non ce qui, par raisonnement, lui aurait paru intelligent et beau"(Proust, Jean Santeuil, 701).
Accessoirement, pour que son lecteur se connaisse et se comprenne, en quelque sorte par procuration. Mais dans les deux cas, il s'agit de prendre conscience de soi-même, de ce que l'on est, de ce à quoi on tient, de ce que l'on croit profondément (ces croyances principielles dont parle Pascal) à travers une expression, une manifestation verbale de ces croyances16. Et si l'on objecte que l'on peut tout à fait prendre conscience de ce que l'on croit dans la solitude méditative et silencieuse, sans parler ni écrire, Wittgenstein répond que "l'on ne peut apprendre à penser seul qu'après avoir appris à penser publiquement, on ne peut apprendre à calculer de tête qu'en appremant à calculer"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, ii). En d'autres termes, le caractère éventuellement muet et privé de certaines pensées ne saurait être retenu contre leur essence fondamentalement verbale et publique.

Quel impact une conception expressiviste de la croyance comme manifestation, et non plus comme description, d'un état d'esprit (M1) peut-elle avoir sur la nature des croyances religieuses ? Il me semble qu'on ne pourrait comprendre l'enjeu moral sous-jacent à l'histoire de toutes les religions si, comme dans D1 et D2, on ne voyait dans les croyances qu'une simple fonction épistémique plus ou moins aboutie, c'est-à-dire une simple forme de connaissance ou de méconnaissance de la réalité. Tandis que si on y décèle, au contraire, au moins pour partie, une fonction de révélateur de soi-même, alors, pour peu que l'on croie en Lui, "Dieu doit être réinterprété dans les termes de ce que nous voyons œuvrer dans la nature et qui trouve une voix en nous"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1). C'est pourquoi Taylor a raison de souligner la contemporanéité des deux des "tournants" qui, selon lui, sont constitutifs de la modernité littéraire, à savoir le tournant expressiviste (expressivist turn) et le tournant romantique (romantic turn) :
"[pour Herder], la vocation [de l'homme] est "dass er Sensorium seines Gottes in allem Lebendem der Schöpfung, nach dem Masse es ihm verwandt ist, werde" ["de devenir l'organe de son Dieu dans toutes les choses vivantes de la création, selon la mesure de la relation qu'elles entretiennent avec lui"]. C'est par nos sentiments que nous parvenons aux vérités morales, et même cosmiques, les plus profondes : "das Herz ist der Schlüssel der Welt und des Lebens" ["le coeur est la clé du monde et de la vie"]"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1).
Ce qu'il veut dire, c'est que, dans le cadre d'une conception expressiviste de la croyance, par exemple C4 (je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, ... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, ... je crois en l'Esprit Saint, ... je crois en l'Église ...) a nécessairement des implications morales en termes de pratique et plus seulement des implications épistémiques en termes d'enseignement. En effet, contrairement à ce qu'implique la conception de Descartes17, si je crois en Dieu, ce que je découvre, c'est moins l'idée de Dieu en moi, que la présence de Dieu en moi, présence qui se manifeste par le sentiment de transcendance que j'éprouve et que j'exprime par ma croyance. Auquel cas, la conduite de ma vie va nécessairement en être affectée, non pas sous la forme épistémique d'inférences que je vais tirer de quelque idée platonicienne18, mais sous la forme morale de règles de vie prescriptives qui vont me maintenir, en quelque sorte, en harmonie avec moi-même. C'est Rousseau qui, en posant les jalons du romantisme pratique, exhortait, en termes quasi-stoïciens : "ô homme, resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire sortir"(Rousseau, Émile ou de l’Éducation, ii), faisant de la conscience, non pas ce "théâtre" cher aux descriptivistes19, mais un
"instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend[...] l'homme semblable à Dieu, [...] qui fai[t] l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans [quoi] je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe"(Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard).
Si donc les croyances sont bien les manifestations verbales de ce que nous appelons aujourd'hui nos "valeurs", c'est-à-dire de ce qui vaut, de ce qui importe vraiment pour chacun d'entre nous, de ce qui fonde notre identité personnelle alors, effectivement, certaines croyances doivent nous servir de modèle de référence lorsqu'il va s'agir de s'évaluer soi-même afin, si possible, de s'estimer en conformité avec ces "valeurs". En effet, nous dit Weber, "l’homme heureux se contente rarement d’être heureux : il éprouve de surcroît le besoin d’y avoir droit, il veut être convaincu qu’il mérite son bonheur, et surtout qu’il le mérite par comparaison avec d’autres ; il veut donc pouvoir croire qu’en ne possédant pas le même bonheur, le moins fortuné n’a que ce qu’il mérite ; bref, le bonheur veut être légitime"(Weber, So­ciologie des Religions). Et dans le cadre d'une conception expressiviste des croyances, il nous semble que ce sont les croyances morales et, plus précisément, les croyances religieuses qui vont remplir cette fonction évaluative.

Tout en étant un Aufklärer, Kant est sans doute le premier philosophe à analyser lucidement cette fonction des croyances religieuses, c'est-à-dire en ne les considérant pas comme des superstitions. Pour Kant, "les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. [...] Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières"(Kant, qu'est-ce que les Lumières ?, VIII, 35). La superstition à laquelle les Lumières entendent s'attaquer consiste précisément "à se représenter la nature comme n'étant pas soumise à des règles que l'entendement met à sa base par la vertu de sa propre loi essentielle"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 294). En d'autres termes, il est très clair que la croyance dans le caractère prodigieux de tel ou tel phénomène, du caractère miraculeux de telle ou telle guérison, relèvent de la superstition. À la limite, si toutes les croyances religieuses sont, effectivement, des illusions de connaissances, comme le prétendent, notamment, les philosophes du soupçon, alors les croyances religieuses se confondent avec les superstitions. Mais, à l'instar de Rousseau ou de Taylor, Kant ne considère les croyances religieuses ni comme des infra ni comme des supra-connaissances. En fait, il ne les considère pas du tout comme des connaissances :
"je ne peux donc jamais admettre Dieu, la liberté, l'immortalité en faveur de l'usage pratique nécessaire de ma raison, sans enlever en même temps à la raison spéculative ses prétentions injustes à des vues transcendantes. Car, pour arriver à ces vues, il faut qu'elle emploie des principes qui, ne s'étendent en fait qu'aux objets de l'expérience possible, mais qui, dès qu'on les applique à ce qui ne peut pas être un objet d'expérience, transforment réellement aussitôt cette chose en phénomène et déclarent impossible toute extension pratique de la raison pure. J'ai dû par conséquent dépasser le savoir pour y substituer la croyance [Ich mußte also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen ]"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 19).
La croyance (der Glaube) est exigée par la raison (die Vernunft), nous dit Kant. Mais, contrairement à un Descartes ou un Russell, la raison n'a pas une fonction exclusivement spéculative, et, partant, une finalité exclusivement épistémique. De sorte que les croyances n'ont pas à être nécessairement des descriptions de quoi que ce soit. Si, tout comme Descartes ou Russell, Kant ne doute pas que la rationalité soit la nature de l'homme, la raison kantienne a une finalité directement pratique et, plus précisément, une fonction dialectique de dépassement (Aufhebung)20, comme chez Platon ou Hegel. Mais, contrairement à eux, c'est, à l'instar de Rousseau, de dépassement pratique de notre animalité primitive qu'il s'agit. De sorte que, si notre nature humaine est rationnelle en ce sens, alors, nos croyances manifestent notre rationalité en nous aidant à dépasser nos instincts animaux. Chaque fois que je dis "je crois que P", j'entends en effet montrer que je problématise, non seulement ce que je ne connais pas encore mais aussi (et surtout) ce que je ne connaîtrai jamais. L'idée de "dépassement" (Aufhebung) n'indique pas, ici, la finitude de notre entendement, mais le dessaisissement de l'entendement du problème général de la croyance. Bref, lorsque je dis "je crois que P", j'énonce un principe qui ne m'est utile qu'en tant qu'il va me permettre de dépasser le donné sensible en agissant et non en prétendant connaître. Au fond, ce qui fait le caractère tragique de la croyance d'Othello, (C6 : je crois que Desdémone aime Cassio), ce n'est pas seulement qu'elle est fausse, mais bien plutôt qu'elle est un prélude à la rage destructrice de son auteur ! Cela dit, toutes nos croyances n'ont, évidemment pas la même fonction pratique et Kant donne le nom de "loi morale" à l'ensemble des croyances qui, refrénant notre tendance spontanée à faire droit à nos instincts animaux, nous donne le sentiment de notre dignité. Et il appelle "religion" la manifestation la plus efficace de notre volonté lorsqu'il s'agit de nous laisser guider par les prescriptions de la loi morale :
"la loi morale [...] limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur [...] . C’est bien pourquoi la morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons de­venir dignes du bonheur. [Ainsi] l’espoir d’obtenir le bonheur ne commence qu’avec la religion [en ce que] la morale conduit à reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins"(Critique de la Raison Pratique, V, 129).
La fonction des croyances religieuses, nous dit Kant, est donc bien de manifester notre nature rationnelle, c'est-à-dire une nature pratique supra-sensible qui, loin de se contenter de réagir mécaniquement à des stimuli dans le règne des causes, vise à poser des principes de vie dans le cadre d'un règne des fins. En ce sens, les croyances religieuses nous guident dans l'effort proprement humain de limiter notre désir d'être heureux à tout prix, désir qui manifeste simplement notre soumission à la causalité biologique, en ajoutant à ce désir tout à fait légitime l'espoir d'être dignes de notre bonheur. Ainsi, dans une croyance telle que C4 : je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, ... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, ... je crois en l'Esprit Saint, ... je crois en l'Église ..., il y a, effectivement, la manifestation, la profession d'une foi, autrement dit d'un effort qu'il appartient à ma nature rationnelle d'accomplir en postulant, pour m'élever à ma dignité, par exemple, à un guide transcendant en trois personnes incarné dans une Église. Loin d'être une manifestation de faiblesse comme le pensent Marx, Freud, Schopenhauer, Nietzsche ou Russell, la croyance religieuse est donc conçue par Kant comme une preuve de force spirituelle, voire même de liberté, comme chez Pascal ou Hegel. Mais là où Pascal situe cette force dans la seule ferveur de la prière du fidèle et Hegel, à l'opposé, dans le caractère inéluctable d'une progression socio-historique vers l'Absolu, là où le premier est à la limite de la superstition et le second à la limite du déterminisme causal, Kant entend replacer les croyances dans les limites de la simple raison, comme l'indique le titre de son ouvrage éponyme, en leur assignant une finalité pratique accessible à une volonté humaine moyenne, c'est-à-dire, par hypothèse, toujours tentée par le mal. Toutefois, si les croyances religieuses doivent être ces manifestations de la fermeté spirituelle de leurs porteurs, on peut néanmoins se demander pourquoi les prescriptions de la raison pratique d'une raison kantienne nécessitent le soutien métaphorique d'une forme de croyance (le fait de représenter métaphoriquement cette force comme émanant d'un être transcendant) que tous les philosophes, depuis les Lumières, à l'exception peut-être de Hegel, considèrent comme tombant en dehors du champ de la rationalité car trop anthropomorphique. En d'autres termes, en quoi la morale a-t-elle besoin de la béquille de la religion ? La réponse de Kant est connue : l'homme, en général, "fait des mobiles de l’amour de soi et de ses inclinations la condition de l’obéissance à la loi morale"(Kant, la Religion dans les Limites de la Simple Raison, VI, 37). Bref, les instincts animaux, la crainte et l'inclination, reprennent toujours le dessus et, à la manière de l'imagination chez Descartes, masquent la nature rationnelle du sujet humain. Voilà pourquoi, nous dit Kant,
"nous ne pouvons pas nous rendre vraiment sensible l'obligation (la contrainte morale) sans avoir du même coup la pensée d'un autre et de sa volonté (dont la raison universellement législatrice n'est que le porte-parole), à savoir Dieu"(Kant, Métaphysique des Mœurs, VI, 487).
Pour Kant, donc, les croyances religieuses sont le meilleur, et, peut-être même, le seul garde-fou contre ce qu'il appelle "le mal radical" (das radikal Böse).

Mais, si tel est le cas, qu'est-ce qui empêche la loi morale de se dissoudre dans une liste de prescriptions moralisantes ? Qu'est-ce qui empêche la morale  de prendre la forme d'un catéchisme ? Bref, qu'est-ce qui nous empêche d'admettre que les croyances sont l'expression d'une contrainte sociale plutôt que d'une liberté morale, qu'elles manifestent des nécessités de cohésion sociale plutôt que de cohérence personnelle21 ? Ce qui présupposerait une révision de notre conception de la croyance non plus comme expression d'une spiritualité, d'une destination supra-sensible individuelle (M1), mais comme manifestation d'un conditionnement collectif un peu du même genre que la Volksgeist hégélienne, aux deux notables différences près que l'enjeu de ce conditionnement serait pragmatique et non plus épistémique et que le processus serait physique et non plus spirituel. C'est ce type de conception de la croyance que nous nommerons M2.

Quine est le type même du philosophe béhavioriste22 qui s'est attaqué radicalement à ce que nous avons appelé, avec Bouveresse, "le mythe de l'intériorité" dans le sens où Quine entend se débarrasser de la très lourde assomption métaphysique de l'existence d'une intériorité psychique et plus seulement, comme c'est la cas pour les défenseurs de M1, des conséquences épistémiques du dualisme cartésien. C'est pourquoi il s'est intéressé à un type bien particulier de croyance : celle qui consiste à croire qu'une phrase a ce qu'on appelle une signification. Reprenons, par exemple, la croyance d'Othello, C6 (je crois que Desdémone aime Cassio) et supposons que, pour lui, cela signifie C11 : je crois que Desdémone me trompe. D'une manière générale, dire ou penser P supposerait que le locuteur croit que P', où P' est la signification de P. Il semble, en effet, difficile de soutenir, pour généraliser un exemple d'Austin23, que celui qui énonce P puisse ne pas croire à la signification de P. Or,
"la signification pour les phrases, de façon générale, ce n'est pas une notion à laquelle nous puissions aisément attacher un sens convenable [...]. En aucun cas, la paraphrase ne prétend fournir une signification : lorsque nous paraphrasons une phrase pour écarter une ambiguïté, ce que nous cherchons, ce n’est pas une phrase synonyme, mais une phrase qui soit plus informative dans la mesure où elle écarte quelque interprétation"(Quine, le Mot et la Chose, §33).
Bref, P' n'est jamais la signification de P mais une paraphrase de P. C11 n'est pas la signification de C6 mais une autre manière, peut-être plus informative, de dire C6. Le mythe, en l'occurrence, nous dit Quine, c'est de croire qu'une phrase puisse être le synonyme ou, mieux, la traduction d'une autre. Pour lui, il n'y a, entre des formulations concurrentes, que des corrélations et non pas des formes de relation intrinsèquement sémantique, ce qu'une analyse bien comprise appellerait "signification" : "le langage est un art social. Pour l’acquérir, nous dépendons entièrement d’indices accessibles intersubjectivement relativement à ce qu’il y a lieu de dire et au moment de le dire et au moment de le dire. Dès lors, il n’y a aucune justification pour conférer des significations linguistiques [...] et l’entreprise de traduction se révèle affectée d’une certaine indétermination systématique"(Quine, le Mot et la Chose, préf.). Pour reprendre la fameuse analyse quinienne de la traduction dite "radicale" (cet anthropologue qui essaie de traduire dans sa langue cible une expression exotique encore inconnue), l'indigène qui dit "gavagaï !"24 n'est pas en train de croire, dans son idiome, quelque chose comme "tiens, v'là un lapin !", il n'y a pas de croyance sous-jacente à son acte de langage. En d'autres termes, si on tient absolument à ce que celui qui dit P croie quelque chose, il faut ajouter qu'il croit que P et rien d'autre25. Conversement, on peut donc affirmer que ce croient les gens n'est rien de plus ni rien de moins que ce qu'ils disent26 :
"le sujet, même daltonien, doit apprendre à dire ‘rouge’ devant une série d’excitations complexes où intervient, à côté de l’excitation lumineuse proprement dite, un ensemble chaque fois différent de conditions annexes telles que la forme des objets, le cadre environnant, etc. [...] Plusieurs individus élevés dans le même milieu linguistique se ressembleront comme se ressemblent ces arbustes que l’on taille selon une forme géométrique : le détail anatomique diffère avec chaque buisson, mais de l’extérieur le résultat est le même"(Quine, le Mot et la Chose, §2).
Si A, qui n'est pas daltonien, voit B, qui, lui est daltonien (supposons-le aveugle au rouge), arrêter son véhicule devant un spot de couleur rouge, il est tout à fait fondé à faire le commentaire : tiens, B croit qu'il y a là un feu rouge ! Mais un tel commentaire, d'après Quine, n'est pas seulement rendu possible par le comportement de B qui exprimerait, au sens de M1, un état d'esprit déterminé. Car, selon M1, c'est, certes, sur la base du comportement observable de B que A peut affirmer "B croit que P". Mais ce comportement lui fournit les critères27 qui manifestent un état mental nécessairement sous-jacent. Or, dans notre exemple du daltonien, quel serait le critère approprié, sinon, précisément, que B s'arrête au feu rouge ? Donc, selon la conception M2 que nous développons ici, la conjecture que fait A à propos de la croyance de B ne dérive que du comportement observable de B, d'autant que, par hypothèse, B est dépourvu de cet état mental que M1 présuppose encore dans la croyance que lui impute A, et qui serait, en l'occurrence, la "sensation interne" de rouge. Les critères observables et fournis par la co-éducation des locuteurs sont donc, pour M2, à la fois nécessaires et suffisants pour rendre compte de la croyance sans présupposer, en outre, d'état mental sous-jacent. Pour Quine, les gens croient ce qu'ils disent, disent ce qu'ils croient et, quelle que soit la présentation qu'on en fait (énonciation ou croyance), ce phénomène
"dépend du renforcement ou de la condamnation que la société apporte aux énonciations de l’enfant associées à des conditions qui, du point de vue de la société, les justifient ou non"(Quine, le Mot et la Chose, §17).
Tel est le dernier mot du pragmatisme béhavioriste. Nous disons bien "du pragmatisme", et non pas du théoricisme commun à Platon et à Hegel et selon lequel toute croyance est, certes, ancrée dans un contexte socio-historique, mais aussi dans un mouvement dialectique inéluctable de dévoilement du Vrai. Pour Quine, c'est de pertinence pour le corps social qu'il est question et non de vérité pour l'esprit, fût-il le Volksgeist voire l'absolute Geist hégélien.

Liste des abréviations :
D1 : croyance comme description d'un état mental interne
D2 : croyance comme description d'un fait externe
M1 : croyance comme manifestation d'un état mental interne
M2 : croyance comme manifestation d'un comportement observable
C1 : je crois que j'ai un billet de 10 € dans mon porte-monnaie
C1' : "il croit qu'il a un billet de 10 € dans son porte-monnaie"
C2 : je crois que le boson de Higgs existe
C3 : je croyais que le boson de Higgs existait
C4 : je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, ... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, ... je crois en l'Esprit Saint, ... je crois en l'Église ...
C5 : je crois qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis
C6 : je crois que Desdémone aime Cassio
C7 : je crois que Iago déteste Cassio
C8 : je crois qu'il va pleuvoir
C9 : je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est un homme
C9' : je m'attends à ce que je vois là-bas soit un homme
C10 : je crois en un Jugement Dernier
C11 : je crois que Desdémone me trompe
C12 : je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est la Vierge Marie
C13 : je crois que Dieu m'a, de toute éternité, soit élu soit damné
P1 : je crois Iago
P2 : Desdémone aime Cassio
P3 : le boson de Higgs existe
P4 : j'ai un billet de 10 € dans mon porte-monnaie
P5 : il va pleuvoir
P6 : maintenant il pleut
P7 : le Jugement Dernier a lieu à présent
O1 : que Desdémone aime Cassio
O2 : que Iago déteste Cassio


1On peut dire qu'un chat s'attend à ce que son maître le nourrisse, mais non qu'un chat croit ou pense que son maître le nourrira. Comme le précise Davidson, "pour penser, il faut avoir le concept de croyance, et pour avoir le concept de croyance, il faut posséder le langage"(Davidson, des Animaux Rationnels). D'où, par modus tollens, sans langage, pas de croyance (et sans croyance, pas de pensée). Si les tenants des thèses D1 et D2 n'ont aucun intérêt à distinguer l'attente de la croyance, puisqu'il s'agit toujours, sous l'une ou l'autre appellation, d'une représentation mentale dont la valeur de vérité est en suspens, les cognitivistes modernes s'enferrent dans des difficultés insurmontables en les tenant pour synonymes, notamment lorsqu'ils examinent les processus de révision des croyances. Si les exemples de Platon donnent une idée claire de ce que peut être l'activité de révision d'une croyance du fait de sa forme linguistique, en voit mal, en revanche, ce que voudrait dire, pour le chat qui n'a pas été nourri lors même qu'il s'y attendait, le fait de réviser son attente.
3De ce point de vue, Bergson n'a sans doute pas tort de remarquer que "le principal effort des philosophes anciens et modernes a consisté à surmonter, par un travail intellectuel de plus en plus subtil, les difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du mouvement et du changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, intro.).
4Platon, nous l'avons vu, en distingue quatre grades, mais rien n'interdit de complexifier le modèle. C'est ce que font, notamment, les philosophes holistes comme Spinoza, Leibniz ou Hegel.
5À part, bien entendu, les raisons historiques relatives à l'émergence, dès la fin du XVI° siècle en Europe, de la pensée bourgeoise d'un individu préoccupé, comme le montre Locke, de son bonheur individuel et, corrélativement, de sa responsabilité individuelle.
6Une variante moderne, plus platonicienne et moins hégélienne d'une conception anti-cartésienne de la pensée est offerte par Frege : "les pensées ne sont ni des choses du monde extérieur, ni des représentations. [...] On voit une chose, on a une représentation, on saisit ou on pense une pensée. Quand on saisit ou on pense une pensée, on ne la crée pas. On entre en rapport avec cette pensée qui existait déjà auparavant, et ce rapport diffère de la manière dont on voit une chose ou dont on a une représentation"(Frege, la Pensée).
7"[Jesus bleibet meine Freude, meines Herzens Trost und Saft, Jesus wehret allem Leide, er ist meines Lebens Kraft, meiner Augen Lust und Sonne, meiner Seele Schatz und Wonne. Darum laß ich Jesum nicht aus dem Herzen und Gesicht.] Jésus demeure ma joie, ma consolation et sève de mon coeur, Jésus s'oppose à toutes les souffrances, il est la force de ma vie, le plaisir et le soleil de mes yeux, le trésor et le délice de mon âme. C'est pourquoi je ne laisserai jamais Jésus hors de mon coeur et de ma vue"(Bach, Herz und Mund und Tat und Leben, Cantate BWV 147, Choral). Cf. Spinoza, Bach et l'Art.
9"La peinture commence cette série car le fond de cet art, c’est la subjectivité particulière, l’âme détachée de son existence corporelle pour se replier sur elle-même [...]. La musique exprime l’intérieur même, le sentiment invisible qui ne peut se manifester que par un phénomène extérieur qui disparaît rapidement et s’efface de lui-même. [Mais] c’est la poésie qui est le plus riche de tous les arts en ce que tout ce que la conscience élabore par le travail de la pensée dans le monde extérieur, la parole seule peut l’exprimer. [Toutefois] ce qui se tourne vers l’extérieur et se manifeste entièrement, ce n’est pas la vie intérieure, ce n’est pas l’Esprit. [De sorte qu'] il existe quelque chose de plus élevé encore [que l'art] car l’esprit doit abandonner cet accord avec le monde sensible pour se retirer en lui-même"(Hegel, Esthétique).
10"Écoute, Israël : l'Éternel est notre Dieu, l'Éternel est Un, et tu aimeras ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force" chez les juifs ; "j'atteste qu'il n'y a de Dieu que Dieu et que Muhammad est son Prophète" chez les musulmans ; "je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, Créateur du ciel et de la terre, de l'univers visible et invisible" chez les chrétiens.
12C'est-à-dire un lien nécessaire, un lien qui ne peut pas ne pas exister.
14Et s'en rendre compte directement, non par description. De même que l'on voit des émotions » [...], on ne voit pas les contorsions faciales et on va conclure (comme le médecin faisant son diagnostic) à la joie, la tristesse ou l'ennui"(Wittgenstein, Fiches, §225). Encore une fois, la seule différence entre "je crois que P" énoncée par A et "A croit que P" énoncée par B ou C, etc., c'est que, dans le premier cas il n'y a possibilité d'erreur et non pas que A "voit" à l'intérieur de lui-même.
15"On dépeint immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui, même si l'on n'est pas en mesure de donner une autre description de ses traits. La tristesse est personnifiée dans le visage, dirait-on. Ceci relève du concept de l'émotion"(Wittgenstein, Fiches, §225) : la relation entre la croyance et l'expression de la croyance est une relation conceptuelle (cf. note 49) de même que la relation de l'émotion à l'expression de l'émotion. De sorte que, s'il y a, cependant, risque d'erreur dans "A Ψ que P" (avec Ψ, un verbe psychologiste transitif quelconque) mais non dans "je Ψ que P", c'est parce que, dans le premier cas, mais pas dans le second, l'énonciateur fait usage de critères d'identification.
16Cf. Proust et la Lecture Romanesque ainsi que Proust, Leibniz et les Monades Lisantes. À noter que le français "expression", tout comme l'allemand "Ausdruck" est ambigu, désignant à la fois une formule verbale toute faite, le processus même de formulation verbale et la manifestation verbale d'un événement mental. L'anglais est plus précis qui distingue respectivement, "phrase", "expression" et "avowal".
17"Faisant réflexion sur ce que je doutais, et que, par conséquent, mon être n'était pas tout parfait, car je voyais clairement que c'était une plus grande perfection de connaître que de douter, je m'avisai de chercher d'où j'avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n'étais. Et je m'aperçus évidemment que ce devait être de quelque nature qui soit en effet plus parfaite, [...] en un mot, que cela soit Dieu"(Descartes, Discours de la Méthode, IV).
18C'est-à-dire "en s’attachant successivement à toutes les conséquences qui en découlent [...] sans faire usage de rien de sensible mais seulement d’idées"(Platon, République, VI, 511b).
19Cf. note 3.
21Je ne développerai pas, dans le cadre de cet article, le paradoxe typiquement kantien selon lequel "une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 407). Cf. suis-je Libre lorsque j'agis par Devoir ? Soulignons simplement ici que, conformément à une conception M1 de la croyance, pour Kant, ce n'est qu'à travers la manifestation pratique de la loi morale et de ses représentations sacrées que je prends conscience de ma rationalité et de ma liberté.
22Le béhaviorisme ou comportementalisme en général consiste à affirmer que "la conscience est un état du corps, un état de notre système nerveux. [...] Moins brutalement, on pourrait aussi décrire ce rejet [d'une spécificité de l'esprit] comme une identification de l'esprit à certaines facultés (états, activités) du corps"(Quine, Quiddités). Certains béhavioristes radicaux (Skinner) préconisent de décrire un comportement en termes de stimulus et de réaction, l'esprit ne s'interposant entre les deux qu'à titre de "boîte noire" passive. D'autres, au contraire (Searle, Anscombe), réintroduisent l'activité autonome de l'esprit sous la forme d'une faculté humaine particulièrement importante : l'intentionnalité. Quine définit son béhaviorisme comme "de l'empirisme dans un sens typiquement moderne car il rejette le mentalisme naïf qui caractérisait le vieil empirisme. [...] L'empirisme ancien regardait au-dedans vers ses idées, le nouvel empirisme regarde au-dehors vers l'institution sociale du langage"(Quine, les Voies du Paradoxe, viii). Bref, le béhaviorisme selon Quine, c'est l'empirisme moins le "théâtre" (cf. note 3), c'est un béhaviorisme pragmatique.
23"Le chat est sur le paillasson mais je ne le crois pas", sous-entendu, "je ne crois pas à la signification de ce que je dis".
24"Il est important de comprendre que ce qui pousse à l'assentiment de l'indigène pour la question "gavagaï ?", ce sont des stimulations et non des lapins. La stimulation peut rester la même bien que le lapin soit remplacé par une imitation. Inversement, une stimulation peut varier dans son pouvoir de pousser à l'assentiment à "gavagaï ?" à cause de la variation de l'angle de vue, de l'éclairage, du contraste, de la couleur, bien que le lapin reste toujours le même. Pour tester expérimentalement l'hypothèse que les expressions gavagaï et "lapin" ont le même usage, ce sont les stimulations qui doivent être rendues semblables, non les animaux. Pour le but que nous visons, mieux vaut peut-être identifier la stimulation visuelle avec la structure de l'irradiation chromatique de l'œil. Il serait sans doute inapproprié de regarder très profondément dans la tête du sujet, même si c'était faisable, car nous ne devons pas nous préoccuper de ses connexions nerveuses idiosyncrasiques ou de l'histoire privée de la formation de ces habitudes. Nous sommes à la recherche des habitudes linguistiques qui lui ont été inculquées socialement, donc de ses réponses à des conditions normalement sujettes à une évaluation par les membres du groupe [...] qui lui dicteraient son acquiescement à la phrase"(Quine, le Mot et la Chose, §8).
25Wittgenstein, dans le Tractatus, soutenait une position à peu près aussi radicale en admettant que "A croit que P" et "P" ont les mêmes conditions de vérité : "dans la forme générale de la proposition, la proposition n’apparaît dans une proposition que comme base d’une opération de vérité [...]. À première vue, il semble qu’une proposition puisse apparaître aussi dans une autre proposition d’une autre manière aussi. Particulièrement dans certaines formes propositionnelles de la psychologie, telles que « A croit que p a lieu », ou « A pense p », etc. Car superficiellement, il semble qu’ici la proposition p ait une espèce de relation avec un objet A. (Et dans la théorie moderne de la connaissance (Russell, Moore, etc.), ces propositions sont conçues de cette manière) [...]. Il est cependant clair que « A croit que p », « A pense p », « A dit p » sont de la forme «p’ dit p »"(Tractatus, 5.54-5.541-5.542). Ce qui évacue le problème du sujet psychologique que Wittgenstein réintroduira néanmoins dans sa "deuxième" philosophie. Cf. Croyance, Connaissance et Certitude dans le Tractatus de Wittgenstein.
26Ce qui permet de poser le problème du mensonge ou de la mauvaise foi en termes non mentalistes. Celui qui ment en disant P ne dit pas P en croyant P' : il se comporte pragmatiquement de la même manière que l'acteur, le poète ou l'interprète (dans toutes les acceptions de ce terme) qui énonce ce qu'il n'aurait jamais énoncé dans un contexte épistémique où il s'agirait d'informer son interlocuteur (on se souvient que ce problème a beaucoup perturbé Platon). C'est-à-dire que le menteur dit P en croyant P, mais dans un contexte (Wittgenstein dirait "dans un jeu de langage") tel que le fait d'énoncer P est censé avoir telle ou telle conséquence pragmatique probable et non simplement avoir une implication épistémique ou informative. Et le fait d'effacer la dualité du trompeur et du trompé dans la mauvaise foi ne change rien au fond du problème : la "coquette" de Sartre ne se ment à elle-même que dans la seule mesure où elle place les propos de son soupirant dans le contexte interprétatif qui est pragmatiquement, hic et nunc, le plus confortable pour elle, tout en sachant bien que d'autres contextes interprétatifs sont possibles.
27Les critères et non pas les symptômes : "à la question « comment sais-tu que ceci ou cela a lieu ? », nous répondons parfois en indiquant des critères et parfois de symptômes. Quand, en médecine, l'inflammation causée par tel bacille est qualifiée d'angine et que, dans ce cas précis, nous demandons : « Pourquoi sais-tu que cet homme a une angine ? », la réponse : « J'ai trouvé dans son sang le bacille X ou Y » nous indique le critère ou ce que nous pouvons appeler le critère de définition de l'angine. Si, en revanche, la réponse était : « Il a une inflammation de la gorge », il nous indiquerait là un symptôme de l'angine. Par symptôme, je désigne un phénomène dont l'expérience que nous en faisons est concomitante du phénomène qui est notre critère de définition"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 48). Les critères ne sont pas des symptômes justement parce qu'il n'y a pas d'expérience cruciale qui permettrait d'établir la corrélation entre le comportement observable du locuteur et les croyances qu'il professe, comme le montre Quine à propos de la traduction de "gavagaï".

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