(suite de
"Maintenant,
Jean pouvait lire la
Tristesse d'Olympio
et bien d'autres poèmes. Les
poètes qui lui avaient été le plus étrangers, le plus distants,
se tenaient tout à côté de lui pendant qu'il lisait, comme un
homme plus habile, l'aidant pour ainsi dire à prononcer quelque
chose qui lui pesait depuis longtemps sur le coeur, trouvant les mots
pour lui, comprenant son obscure et faible pensée mieux que
lui-même, et la lui renvoyant pleine de lumière et de force,
déroulant en paroles claires ses regrets, d'une tristesse et d'une
douceur jusque là inexprimables"(Proust,
Jean
Santeuil,
99).
À propos de l'appropriation des
fragments d'une
culture littéraire par un adolescent, Proust
pose le
problème de la triade compréhension-interprétation-autorité dans
toute
son ambiguïté.
Lire c'est, au moins dans une certaine mesure, fût-ce sur le mode
d'une "obscure
et faible pensée",
comprendre ce qu'on lit. Mais le lecteur ne peut lire, donc
comprendre ce qu'il lit, qu'à condition qu'on l'aide "pour
ainsi dire à prononcer quelque chose qui lui pesait depuis longtemps
sur le coeur".
Aussi, l'acte de compréhension du lecteur nécessite-t-il une tierce
intervention qui comprenne sa pensée "mieux
que lui-même, et la lui renvoyant pleine de lumière et de force"
elle
qui, jusque
là, demeurait obscure
et faible.
Et, puisqu'il s'agit de
"déroul[er]
en paroles claires"
une sorte de bredouillis confus car enroulé sur lui-même, on est
tenté de dire
que cet acte de compréhension suppose quelque chose comme une
traduction,
une
sorte d'interprétation.
Sauf que l'hypotypose des poètes qui "se
tenaient tout à côté de lui pendant qu'il lisait, comme un homme
plus habile"
prête ici à confusion tant est étrangère à Proust la métaphore
cartésio-ruskinienne de la lecture comme conversation (comme nous l'avons montré dans Proust et la Lecture Romanesque) : "la
thèse de Ruskin, nous pouvons la résumer assez exactement par ces
mots de Descartes, que « la
lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les
plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs
».
[Or]
la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation,
fût-ce avec le plus sage des hommes"(Proust,
sur
la Lecture).
Bref,
à supposer que l'auteur du texte se "tienne"
métaphoriquement aux côtés du lecteur lorsque celui-ci comprend le
texte, c'est
pour "l'aid[er]
pour ainsi dire à prononcer"
et
non à interpréter. D'où
la difficulté
que nous allons tenter d'explorer dans cet article : si comprendre un
texte nécessite une forme quelconque d'interprétation de ce texte,
quelle autorité
sera, in
fine,
habilitée à juger du degré de correction de l'interprétation et,
donc, de la validité
de la compréhension ? Difficulté que Proust résout, comme chacun sait, de manière paradoxale en disant que
"les
beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous
chaque mot, chacun de nous met son sens ou du moins son image qui
est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les
contresens qu'on fait sont beaux"(Proust,
contre
Sainte-Beuve,
xvi).
Hannah
Arendt
thématise le paradoxe proustien de la compréhension en en faisant
un problème politique, voire le
problème
politique par excellence
:
"la
raison d'être de la politique est la liberté, et son champ
d'expérience est l'action [...]. La liberté comme inhérente à
l'action est peut-être illustrée le mieux par le concept
machiavélien de virtù,
l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le
monde lui révèle sous la forme de la fortuna.
Son sens est rendu de la meilleure façon par
"virtuosité",
c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution
(différents des arts créateurs de fabrication) où
l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un
produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à
l'existence [...]. Comme toute action comprend un élément de
virtuosité, et puisque la virtuosité est la perfection que nous
attribuons aux arts d'exécution, la politique a souvent été
définie comme un art"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
IV, i-ii).
Pour Arendt, en effet, la polis,
la sphère politique,
n'est
rien d'autre que le monde commun
au
sein duquel moi,
individu particulier, suis invité à apporter du nouveau par mon
action
personnelle,
laquelle est réputée libre par définition dans la mesure où la
liberté, au sens arendtien de capacité de renouvellement,
est la
condition de possibilité de l'existence authentiquement humaine,
c'est-à-dire politique. Privé de liberté
d'initiative, d'innovation dans le monde commun,
je suis
condamné
rien
moins qu'à
la désolation [loneliness]
qui
caractérise l'espace non-politique qui, chez les êtres humains,
n'est rien d'autre que l'espace totalitaire :
"la
désolation, fonds commun de la terreur, est étroitement liée au
déracinement et à l’inutilité : être déraciné, c’est ne pas
avoir de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ;
être inutile c’est n’avoir aucune appartenance au monde"(Arendt,
le
Système Totalitaire,
iv). A
contrario,
avoir une "place
dans le monde, reconnue et garantie par les autres",
c'est
être à
même
de donner, comme dans ce que Hannah Arendt nomme les
"arts
d'exécution",
une forme originale, c'est-à-dire personnelle
et
imprévisible, à un élément de cette culture commune qui lui
a
été léguée par la tradition
(de trado,
"je transmets")
dans l'espace public.
Du
coup, pour Hannah Arendt, le problème de la compréhension est un
problème éminemment politique à plusieurs égards. D'abord, il
l'est en ce que l'espace
public
"ne
devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la totalité
des objets fabriqués est organisée au point de résister au procès
de consommation nécessaire à la vie des gens qui y demeurent et,
ainsi, de leur survivre. C'est seulement là où une telle
subsistance est assurée que nous parlons de culture ; c'est
seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent
indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle, et
dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous
parlons d'oeuvres d'art"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
VI,
i).
Il n'y a pas de monde commun, donc de sphère politique
authentiquement humaine, sans ces "objets
fabriqués [pour]
résister
au procès de consommation nécessaire à la vie",
autrement dit ces objets qui, quelles que soient leur nature et leur
durabilité, rendent possible ce que les Grecs appelaient la skholè
et qu'Arendt nomme la "culture".
Et il est clair que, sans pour autant s'y réduire, le paradigme de
l'objet de culture, c'est l'oeuvre d'art. Et le paradigme de l'oeuvre
d'art, c'est, nous dit Arendt, celle dans laquelle s'exprime le mieux
la virtuosité de son exécuteur (on pense, évidemment, à l'oeuvre
musicale, ou chorégraphique, ou théâtrale),
c'est-à-dire celle qui réclame (le terme est le même en français
et en anglais) une ... interprétation. Donc, à cet égard, le
problème de la compréhension est inséparable de celui de
l'interprétation comme
participation mémorable du nouveau venu à l'édification d'un monde
commun, ce qui, pour Arendt, est la tâche politique par excellence.
Une
conséquence, probablement inévitable de cette conception de la
compréhension, c'est que com-prendre, cum-prehendere,
prendre avec soi, sous-entendu un objet de culture, devient synonyme
de l'interpréter,
car le prendre avec soi signifie, pour Arendt, non seulement que
quelqu'un l'a reçu de la tradition, mais y a
aussi
ajouté sa touche personnelle. De la
sorte,
nous devons
admettre
alors
avec
Gadamer et toute la mouvance herméneutique post-heideggerienne que
"comprendre,
c'est toujours interpréter ; l'interprétation est la forme
explicite de la compréhension"(Gadamer,
Vérité
et Méthode),
autrement dit qu'il n'y a jamais de compréhension directe et
immédiate possible d'un comportement humain.
En tout cas, cette version faible de l'interprétation comme simple
compréhension-appropriation d'un objet de culture
en général en fait un problème politique dans la mesure où elle
est la condition de possibilité de
la participation au monde commun de ce
qu'Arendt nomme les "nouveaux venus" (enfants ou étrangers)
: sans elle, nul ne peut prétendre partager le "monde" de
ses semblables.
Mais
ce problème de
la compréhension est
alors un problème politique en un autre sens : celui qui donne une
nouvelle interprétation d'une oeuvre musicale, tout comme celui qui
propose
une traduction inédite d'une
oeuvre écrite
dans une langue étrangère ou même,
à la limite,
celui qui commet un contresens complet sur
la signification d'un texte canonique,
celui-là
fait, ou, tout au moins, tente de faire acte d'autorité. Car "le
mot auctoritas
dérive du verbe augere,
"augmenter",
et ce que l'autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment,
c'est la fondation"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
III). Or,
c'est exactement ce que fait celui dont l'interprétation,
donc la compréhension,
d'un objet culturel
donné par la tradition est "autorisée", c'est-à-dire
finit par être intégré
à ladite tradition sous la forme d'un nouvel "objet[...]
fabriqué[...]
au point de résister au procès de consommation nécessaire à la
vie des gens qui y demeurent et, ainsi, de leur survivre",
objet qui, comme nous l'avons dit, est constitutif du monde politique
commun. La
difficulté qui surgit immédiatement est évidemment de savoir qui
donne
cette autorisation,
qui
a
autorité pour
prononcer
qu'une
exécution musicale, une traduction littéraire
ou,
a
fortiori
un contresens flagrant,
est
digne de
figurer désormais au rang enviable d'oeuvre, d'action ou de parole
mémorables.
Question d'autant plus délicate que la catégorie politique de
l'autorité a été soigneusement distinguée par Hannah Arendt de
celles de pouvoir,
de force
et de violence :
"ceux
dont l’obéissance est requise reconnaissent inconditionnellement
l’autorité [sans] contrainte ni persuasion [...]. Le
pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir
de façon concertée : sitôt que plusieurs personnes se rassemblent
et agissent de concert, le pouvoir est manifeste et il tire sa
légitimité du fait initial du rassemblement
[...]. La
force est qualification d’une énergie qui se libère au cours de
mouvements physiques ou sociaux [...]. La violence est un acte
accompli sans raisonner, sans parler et sans réfléchir aux
conséquences ; la violence peut être justifiable, mais elle ne sera
jamais légitime"(Arendt,
du
Mensonge à la Violence,
iii).
L'autorité
est donc pensée comme cette relation humaine, certes, asymétrique,
mais exercée sans pouvoir non plus que sans force et, a
fortiori,
sans violence. Conception de l'autorité dont le caractère mystique
ne manquera pas de se préciser si, pour répondre à notre question,
on se prévaut de l'autorité de la tradition elle-même :
"l’autorité,
c’est la hiérarchie elle-même dont chacun reconnaît la justesse
et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée.
Pour cette raison, l’autorité implique une obéissance dans
laquelle les hommes gardent leur liberté"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
III).
En dépit de cette difficulté
normative,
la conception arendtienne de l'immanence de l'interprétation
autorisée à
la
compréhension est
dotée d'une incontestable pertinence descriptive s'agissant de la
réception de l'oeuvre d'art
en général. Si on admet, encore une fois, la proximité, sur ce
point précis, d'Arendt avec Gadamer, on dira en effet que
"le
mouvement de comprendre est un va-et-vient continuel du tout à la
partie et de la partie au tout. Ce qu'il faut faire, c'est élargir
en cercles concentriques l'unité de sens compris. La justesse de la
compréhension a toujours pour critère la concordance de tous les
détails avec le tout. Si cette concordance fait défaut, c'est que
la compréhension a échoué"(Gadamer,
Vérité
et Méthode).
Comprendre
une
oeuvre
consiste alors dans un effort couronné de succès pour établir
cette relation de cohérence entre chaque partie de
l'oeuvre et l'oeuvre
tout entière
et,
si possible,
entre l'oeuvre
tout entière
et la culture toute entière dont elle
n'est, à son tour, qu'une partie.
Et c'est en ce travail de mise en relation que consiste
l'interprétation, laquelle est autorisée, c'est-à-dire fait
autorité,
par le fait-même qu'il a atteint son but,
faisant, ipso
facto,
de
l'agent un auctor,
un auteur qui a augmenté par son action le domaine public du sens.
Toutefois le problème reste entier de savoir à partir de quel degré
de cohérence de la partie avec le tout la mise en relation peut
ou doit
être considérée comme satisfaisante et donc, derechef, qui
est habilité à en
juger.
Une
telle ambiguïté est de nature à troubler l'appréhension de
l'aspect, sans doute le plus politiquement pertinent pour Hannah
Arendt, du problème de la compréhension : l'autorité dans
l'éducation. En effet,
"parce
que le monde est fait par des mortels, il s’use ; et parce que ses
habitants changent continuellement, il court le risque de devenir
mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité, il faut
constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement
d’éduquer de façon telle qu’une remise en place demeure
effectivement possible, même si elle ne peut jamais être
définitivement assurée. [...]. C’est justement pour préserver ce
qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation
doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et
l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux
qui, si révolutionnaires que puissent être ses actes, est, du point
de vue de la génération suivante, suranné et proche de la
ruine"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
V, iii).
Il est clair que si la participation d'un nouveau venu au monde
commun est subordonnée
à sa compréhension-appropriation de tout ou partie des objets de
culture qui le constituent,
alors se pose la question institutionnelle de l'éducation des
nouveaux venus. Mais, d'un autre côté, si le phénomène de la
compréhension est indissolublement lié à celui de l'interprétation
autorisée
et que celle-ci ne semble devoir émaner d'aucun pouvoir, alors la
traduction institutionnelle du caractère politique de la
compréhension se complique considérablement. En
effet, Arendt écrit que
"ce
n'est pas un hasard si l'endroit où l'autorité politique a d'abord
été ébranlée, à savoir l'Amérique, est aussi celui où la crise
actuelle de l'éducation se fait le plus fortement sentir. En fait,
cette disparition générale de l'autorité ne pouvait guère se
manifester de façon plus radicale qu'en s'introduisant dans la
sphère pré-politique,
où l'autorité semblait prescrite
par la nature elle-même, indépendamment de tous les changements
historiques et de toutes les conditions politiques"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
V, iii).
Car si
l'autorité est immanente à la compréhension et que celle-ci réside
dans le fait-même de l'intégration politique réussie, alors on
peut dire que
la finalité de l'éducation est de faire de chacun sa propre
autorité autonome
dont
l'enjeu et la limite sont,
encore une fois, la compatibilité et la cohérence avec les
autorités respectives de tous les autres membres du monde commun
:
"s’il
faut définir l’autorité, alors c’est en l’opposant à la fois
à la contrainte physique et à la persuasion argumentative [...].
Toute autorité dérive de cette fondation, reliant tout acte
[politique] au début sacré de l’histoire"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
III).
Dans
la contrainte physique, nous dit Arendt, il y a un rapport de force,
et dans la persuasion argumentative, un rapport d'égalité. Donc,
s'il faut définir l'autorité en niant à la fois l'un et l'autre
types
de rapport,
ce qui reste, c'est, nolens
volens,
une forme de solipsisme typiquement libéral au sein duquel,
effectivement, la légitimité de l'autorité
d'un individu donné dans le cadre d'un acte politique donné (et
l'activité d'interprétation en est un, comme nous l'avons vu) ne
dépend que du lien personnel qu'il entretient, d'une part avec
l'élément de culture considéré, et, d'autre part, avec le "début
sacré de l’histoire",
en l'occurrence l'histoire commune dont sa propre
biographie
est une partie intégrante. Auquel cas, à moins qu'il y ait
dissolution complète de l'espace commun (comme c'est le cas, par
exemple, dans les systèmes totalitaires), on ne voit plus très bien
en quoi peut consister une crise de l'autorité, notamment dans le
cadre scolaire. Certes, Hannah Arendt n'a de cesse de préciser sa
pensée, par exemple en disant qu'une
manière, hélas de plus en plus courante,
d'interpréter une oeuvre d'art, c'est
ce qu'elle appelle le "philistinisme"
d'après lequel
"ce
peut être aussi utile, aussi légitime
de regarder un tableau afin de parfaire sa connaissance d'une période
donnée qu'il est utile et légitime d'utiliser une peinture pour
boucher un trou dans un mur [...]. L'ennui avec le philistin cultivé
n'est pas qu'il lisait les classiques, mais qu'il le faisait poussé
par le motif second de perfection personnelle, sans être conscient
le moins du monde que Shakespeare ou Platon pourraient avoir à lui
dire des choses d'une autre importance que comment s'éduquer
lui-même"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
VI,
i).
Ou encore l'invasion des théories pédagogiques d'inspiration
rousseauïste dont
la première idée de base est
"qu'il
existe un monde de l'enfant et une société formée par les enfants
qui sont autonomes et qu'on doit, dans la mesure du possible, laisser
se gouverner eux-mêmes [...]. La deuxième idée de base à prendre
en considération dans la crise présente a trait à l'enseignement.
Sous l'influence de la psychologie moderne et des doctrines
pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l'enseignement
en général, au point de s'affranchir complètement de la matière à
enseigner [...]. [La troisième] idée de base est que l'on ne peut
savoir et comprendre que ce que l'on a fait soi-même, et sa mise en
pratique dans l'éducation est aussi élémentaire qu'évidente :
substituer, autant que possible, le faire à l'apprendre"(Hannah
Arendt, la
Crise de l'Education,
V,
ii).
Ce que manifestent le philistinisme culturel ou le rousseauïsme
pédagogique, c'est, pour Hannah Arendt, la tendance moderne à
l'utilitarisme ou au fonctionnalisme : l'art a une fonction (se
perfectionner, "être bien dans sa peau", éprouver des
émotions, etc.), l'enseignement a une utilité (répondre
aux besoins de l'enfant, former le citoyen, voire le travailleur de
demain, etc.). De sorte que le monde commun n'est plus la plus haute
expression de la nature politique de l'humain,
mais un simple marchepied vers cette "société de masse"
qu'Arendt redoute par-dessus tout en quoi elle voit la dernière
étape avant
la société totalitaire.
Bref, la crise de l'autorité n'est rien d'autre que la
mécompréhension de l'être du monde et son interprétation comme
moyen au service d'une fin extérieure à lui. Sauf que, si
l'autorité est à ce point immanente à une interprétation
individuelle
des éléments de
ce
monde dont chacun des membres est, en quelque sorte, le dépositaire
agréé, on ne voit pourquoi,
et, surtout, par qui,
leur
compréhension en termes d'utilité égoïste
ou
de fonctionnalité
narcissique
devraient être condamnée
et exclue.
On
voit bien que le problème auquel est confrontée Hannah Arendt ne se
borne pas à son libéralisme et à son individualisme méthodologique
viscéraux mais à sa conception fixiste
de l'histoire. Dire que l'autorité est toujours celle d'une
interprétation particulière effectuée d'un point de vue
compréhensif
particulier,
cela pourrait tout à fait, après tout, s'inscrire dans une
conception hégélienne, voire marxienne de l'histoire comme
processus de dépassement perpétuel des contradictions qui
naissent des
compréhensions
divergentes
des uns et des autres.
La
divergence pourrait être pensée comme une "ruse de la raison"
qui
appellerait une autorité synthétique. Mais
c'est précisément cette conception de l'histoire qu'Arendt récuse.
Pour elle, "les
hommes réussissent à doter de quelque permanence leurs actions : la
capacité humaine d’accomplir cela, c’est la mémoire [...].
Car, comme les Grecs ont été les premiers à s'en apercevoir,
elles sont complètement fugaces, et ne laissent jamais un produit
final derrière elles [...]. C’est pour cela que la tâche de
l’histoire est de sauver les actions humaines de la futilité qui
vient de l’oubli"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
II, i).
L'histoire n'est pas un processus mais un récit,
et ce récit est normatif, c'est-à-dire conservateur par nature.
S'il y a conflit
d'interprétations, on ne peut pas dire "l'histoire jugera".
Car elle a toujours déjà jugé. Une
interprétation
fait autorité dès lors qu'elle s'accorde avec la
mémoire
historique qui, en un sens, s'enrichit sans cesse d'initiatives
individuelles,
mais, en un autre sens,
demeure toujours la même
mémoire
intemporelle.
Or,
pour Bourdieu, cette conception de la compréhension s'autorisant
d'une interprétation nécessairement enracinée dans un fonds
historique immuable révèle
une attitude scholastique à la fois par
son aspect essentialiste et
par
son aspect intellectualiste.
Contrairement
à Hannah Arendt pour qui, nous l'avons vu, la skholè,
c'est
la culture, Bourdieu
entend ce que les Grecs eux-mêmes mettaient sous ce terme :
"la
vie se divise en labeur et loisir [...] en ce qui est indispensable
et utile et en ce qui est bon ; [...] et de même que la guerre doit
être choisie en vue de la paix, le labeur doit être choisi en vue
du loisir, et les choses indispensables et utiles en vue des choses
bonnes"(Aristote,
Politique,
VII, 1333a). Bourdieu, comme Aristote, conçoit "la
skholè
comme
loisir, distance à l’égard des contraintes et des urgences de la
nécessité"(Bourdieu,
les
Règles de l’Art,
iii, 1).
En d'autres termes, Bourdieu reprocherait à Arendt sa conception
scholastique de la culture comme ensemble
d'objets sans utilité et sans fonction que
chacun doit s'approprier néanmoins
symboliquement
pour être admis à
habiter
le monde commun. Mieux,
Bourdieu reprocherait à Arendt sa conception ... scolaire de la
culture.
Bourdieu serait d'accord avec Arendt pour faire de l'institution
scolaire le modèle d'intelligibilité des relations entre
compréhension, interprétation et autorité. Car si, comme nous
l'avons dit, l'école est, pour Arendt, nécessairement
conservatrice, pour Bourdieu,
"le
système scolaire agit à la manière du démon de Maxwell
: au prix de la dépense d’énergie nécessaire pour réaliser
l’opération de tri, il maintient l’ordre préexistant,
c’est-à-dire l’écart entre les élèves dotés de quantités
inégales de capital culturel"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
ii).
Pour l'une comme pour l'autre, il s'agit bien, dans le cadre de cette
institution, de produire continûment
un
monde commun.
Mais si, pour celle-là, l'école transmet (tradit)
des objets culturels
que le nouveau venu est invité à marquer de son empreinte, pour
celui-ci, en revanche, l'école ne fait
pas partager des
objets mais des relations, plus précisément des sortes de relevés
topologiques de l'espace social sur lesquels la place de chacun est
déjà,
grosso modo,
marquée
d'une croix,
ce que Bourdieu appelle "habitus".
Par et dans l'école, "les
relations sociales ont tendance à s’incarner dans les corps sous
forme d’habitus,
c’est-à-dire de système de dispositions durables : le corps est
dans le monde social, mais le monde social est dans le
corps"(Bourdieu,
Leçon
sur la Leçon).
Et
si,
comme chez Hannah Arendt, le langage est, chez Bourdieu, le vecteur
par excellence de la transmission,
pour
autant, "les
discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris,
mais aussi des signes de richesses destinés à être évalués,
appréciés, et des signes d’autorité destinés à être crus et
obéis"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 2). Pour
l'un comme pour l'autre, les injonctions verbales de l'institution
scolaire sont destinées à être comprises-appréhendées par leurs
destinataires. Mais,
pour Bourdieu, les éléments du discours sont
aussi
"destinés
à être crus et obéis".
En
effet, comme
le dit Pierre Macherey,
"la
raison scolastique tire son efficacité de l’existence de ce monde
entièrement soumis aux exigences de la scolarisation, à partir
duquel elle propage son influence, qui se communique à l’ensemble
de la collectivité au lieu de rester enfermée dans le cadre par
définition restreint où les clercs médiévaux dissertaient et
discutaient entre eux : elle devient par là un modèle social,
qui exploite toutes les conséquences du clivage entre travail manuel
et travail intellectuel auquel l’institution scolaire offre un
terrain privilégié"(Macherey,
Bourdieu,
Critique de la Raison Scolastique).
Et, précisément, l'école,
qui
a toujours été la
matrice de reproduction de la distinction catégoriale entre activité
manuelle et activité intellectuelle, elle même se posant comme le
lieu privilégié d'exercice de celle-ci
par opposition à l'extérieur considéré (par elle) comme le
domaine de l'urgence et de la nécessité,
n'a eu de cesse d'instaurer, en son propre
sein,
un analogon
de cette distinction : celle du lector
et de l'auctor.
"La
distinction médiévale entre l’auctor
qui produit ou professe « extra-quotidiennement » des œuvres
originales et le lector
qui, cantonné dans le commentaire réitéré et réitérable des
autorités, professe « quotidiennement » un message qu’il n’a
pas lui-même produit, exprime la vérité objective de la pratique
professorale"(Bourdieu,
la
Reproduction,
I, 4.1.1).
Aussi,
pour Bourdieu, le paradigme de la compréhension réside-t-il dans la
lecture de l'oeuvre littéraire plutôt que dans l'interprétation de
l'oeuvre musicale.
Si
la
lecture,
en effet, est une activité à ce point prisée par l'école, c'est
qu'elle est
d'emblée, hautement
discriminante en ce qu'à travers elle, vont
s'engendrer
l'essentiel des habitus
dont l'observance conditionne le maintien de l'ordre social. D'abord
à travers la pratique elle-même : il y a ceux qui savent lire et
ceux qui ne savent pas (analphabètes) ; parmi ceux qui savent lire,
il y a ceux qui lisent et ceux qui ne lisent pas (illettrés) ; et
parmi
ceux qui lisent,
d'une part il
y a
ceux
qui lisent bien, vite, ou
beaucoup de textes difficiles et ceux qui lisent mal, lentement ou
peu de textes faciles, d'autre part ceux qui sont capables de créer
des textes (les auctores)
et ceux qui, en étant incapables, sont condamnés à lire des
textes écrits par
d'autres
(les lectores).
On
voit donc en quoi consiste l'auctoritas
pour Bourdieu : c'est la capacité à écrire ce qui est destiné à
faire
l'objet d'une lecture scolaire.
L'autorité
bourdieusienne n'a donc
rien
de cette capacité
arendtienne,
modeste car démocratiquement départie,
à s'intégrer dans le monde commun en y apportant du nouveau. C'est
une capacité divine, digne d'un Deus Creator (ou d'un Diabolus Deletor, cf. les expériences de Milgram) :
l'autorité
est, par essence, celle de Dieu (ou de ce qui en tient lieu)
et elle se transmet par l'intermédiaire
de la
lecture scolaire
d'un
texte sacré (ou de ce qui en tient lieu)
à un fidèle (ou ce qui en tient lieu).
Bourdieu se réfère ici explicitement à Durkheim et à Weber. À
Durkheim d'abord : "une
religion est un système de croyances et de pratiques
relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées des
choses profanes, interdites
»(Durkheim, les
Formes Élémentaires de la Vie Religieuse,
i)
;
"je
ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée
symboliquement"(Durkheim,
les
Formes Élémentaires de la Vie Religieuse).
C'est-à-dire que Bourdieu, comme Durkheim, ne voit dans le culte
religieux
de la divinité, rien d'autre que le culte de l'ordre social
lui-même, c'est-à-dire
de la séparation du sacré et du profane.
À Weber ensuite :
"il
existe trois types de domination légitime : la domination
rationnelle,
qui repose sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés
et du droit de donner des directives […] ; la domination
traditionnelle,
qui repose sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions
valables en tout temps […] ; la domination charismatique
repose sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la
vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne"(Weber,
Économie
et Société).
Les trois degrés de domination légitime chez Weber correspondent à
trois degrés d'autorité chez Bourdieu : de la plus
irrationnelle, transcendante,
exceptionnelle
et personnelle à la plus rationnelle, immanente,
permanente
et impersonnelle, l'autorité est toujours celle
l'institution
sociale
qui
consacre,
c'est-à-dire qui
distingue qui a compris et, corrélativement, qui
n'a pas compris,
bref, qui est
compris
(dans l'espace sacré) et qui ne l'est pas.
Donc,
pour Bourdieu, tout
autant que
pour Weber, comprendre doit s'entendre ici,
non seulement dans un sens théorique et constatif, mais aussi et
surtout dans un sens pratique et performatif,
on peut dire que l'autorité se confond avec la domination,
laquelle n'est rien d'autre que "la
chance pour des ordres donnés de trouver obéissance"(Weber,
Économie
et Société).
Si,
pas
plus que chez Hannah Arendt, l'autorité-domination ne se confond,
chez Bourdieu,
avec le pouvoir ou la violence
bruts,
toutefois elle s'accompagne
d'une
violence symbolique
qui
consiste en une "transfiguration
des relations de domination et de soumission en relations affectives,
la transformation du pouvoir en charisme ou en charme propre à
susciter un enchantement"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
vi),
et
d'un pouvoir
symbolique : "le
langage convertit les relations de force brute, toujours incertaines
en relations durables de pouvoir symbolique [qui] transfigurent le
capital économique en capital symbolique, la domination économique
en attachement personnel"(Bourdieu,
Méditations
Pascaliennes,
v). Violence
symbolique faite à celui qui,
dès l'apprentissage précoce
de
la lecture,
voit ses capacités intellectuelles stigmatisées par ses difficultés
à comprendre le message écrit et son avenir social et professionnel
pré-déterminé par la tendance
affective à se décourager ("c'est trop compliqué pour moi !")
et, donc, à
auto-limiter ses prétentions à l'ascension sociale en raison du
barrage linguistique institué par les processus de sélection.
Et, symétriquement, pouvoir symbolique pour celui dont la qualité
de la lecture, tant silencieuse qu'orale, son goût pour la lecture
et, corrélativement, sa faculté de mémorisation et donc, de
restitution (par exemple sous forme de citations) des textes,
témoignant
de son
"attachement
personnel"
à un
"monde commun" arendtien, se verra promu en raison des ses
qualités d'analyse et de synthèse, de sa culture et de la
profondeur de son intelligence.
De telle sorte que, étant toujours médiée par le langage,
l'autorité-domination est, elle-même, nécessairement symbolique :
"une
domination symbolique s’institue par l’intermédiaire de
l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant
puisqu’il ne dispose, pour penser, que d’instruments de
connaissance qu’il a en commun avec lui et qui font apparaître
cette relation de domination comme naturelle"(Bourdieu,
Méditations
Pascaliennes,
v).
Du
coup, s'agissant
de la conception
de l'autorité, Bourdieu semble
plus essentialiste qu'Arendt.
À cela plusieurs raisons. D'abord,
pour
Bourdieu, il ne saurait
y avoir, en effet, de "crise de l'autorité", tout au plus
des conflits d'autorité.
L'autorité
est immuable. En effet, une
différence importante entre les conceptions de l'autorité
respectivement de Bourdieu et d'Arendt, réside en ce que, pour
elle, l'autorité
est une
relation
humaine impliquée par la compréhension-interprétation. Pour
Bourdieu, en revanche, l'autorité n'est pas une relation mais la
forme d'une relation
présupposée
par tout
phénomène de communication linguistique : "toute
situation linguistique fonctionne comme un marché dans lequel
quelque chose s'échange. Ces choses sont, bien sûr, des mots, mais
ces mots ne sont pas faits seulement pour être compris. Le rapport
de communication
n'est pas un simple rapport de communication, c'est aussi un rapport
économique où se joue la valeur de celui qui parle"(Bourdieu,
Questions
de Sociologie,
viii).
Cette valeur n'est pas stable, définitive, immuable. C'est
au contraire son caractère contingent, si ce n'est éphémère, qui
confère, tant du point de vue de celui qu'elle valorise (le
dominant) que de celui qu'elle dévalorise (le dominé), cet enjeu,
universel et nécessaire, du point de vue de Bourdieu : au fond de
toute communication linguistique, il y a un rapport de force
symbolique
dû
au fait que
"les
usages sociaux de la langue doivent leur valeur proprement sociale au
fait qu’ils tendent à s’organiser en systèmes de différences
(prosodiques, lexicologiques ou syntaxiques) reproduisant dans
l’ordre symbolique les écarts différentiels des différences
sociales"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 1),
écarts différentiels que les "usages
sociaux de la langue"
ont justement pour fonction de perpétuer en les justifiant. La
manière dont se comporte le lecteur dans son acte de lecture, comme
tous "les
signes constitutifs du corps perçu, ces produits d'une fabrication
proprement culturelle, qui ont pour effet de distinguer les groupes
sous le rapport du degré de culture, c'est-à-dire des distances à
la nature, semblent fondés en nature"(Bourdieu,
la
Distinction,
iii).
Le "monde commun" des objets de culture dont parle Arendt,
loin
d'être le complémentaire humanisé du
monde économique
de la nécessité et de l'urgence, en est, pour Bourdieu, le reflet
symbolique, donc le lieu d'une lutte pour la domination.
Et
c'est en cette lutte, cette compétition permanente, que d'aucuns ont
appelée "lutte des classes",
et que Bourdieu préfère nommer, "lutte de classement",
que réside cette forme universelle
et
nécessaire de
l'autorité dont le contenu,
particulier et contingent,
est, somme toute, secondaire : "l'obéissance
peut reposer sur les motifs les plus divers, de la morne habitude aux
pures considérations rationnelles en passant par la
fascination"(Weber,
Économie
et Société).
D'où,
deuxième raison,
l'impression qu'il existe des lectures canoniques, standards,
officielles, etc.,
autrement dit, des lectures pures,
essentielles
:
"la
première tradition, dans sa forme la plus répandue, n'est autre que
la doxa
littéraire
[...] ; elle s'enracine dans le poste de l'ethos
professionnel du commentateur professionnel de textes (littéraires
ou philosophique et, en d'autres temps, religieux) [...]. Étant
encouragée par l'autorité et les routines de l'institution scolaire
auxquelles elle est parfaitement ajustée, la "philosophie"
de la lecture qui est inhérente à la pratique du
lector
n'a pas besoin de se constituer en corps de doctrines
et, sauf quelques rares exceptions [...], elle reste le plus souvent
à l'état implicite et se perpétue souterrainement"(Bourdieu,
les
Règles de l'Art,
II, i).
La
doxa
littéraire, c'est, au sens premier, l'opinion commune
à
travers laquelle on comprend un texte littéraire d'une certaine
manière
qui paraît, en quelque sorte, évidente.
Prenons
l'exemple de la
lecture "romantique" qu'on a pu faire, notamment sous
l'influence de Rousseau
ou de Musset,
de certains personnages de Molière comme Alceste ou Dom Juan qui
ont, à partir du XIX° siècle, commencé à être perçus comme des
personnages révoltés
contre les conventions sociales,
alors que l'orthodoxie actuelle
(au
sens étymologique de l'orthè
doxa,
de l'"opinion droite") serait plutôt de considérer l'un
comme un bouffon et l'autre comme un jouisseur.
Une telle "lecture
romantique"
s'enracine, comme le dit Bourdieu, dans un premier temps, "dans
le poste de l'ethos
professionnel du commentateur professionnel",
en l'occurrence le prestige de Rousseau ou de Musset, puis dans
"l'autorité
et les routines de l'institution scolaire",
deux sources de l'autorité parfaitement ajustée aux exigences d'une
classe dominante bourgeoise célébrant par là l'aspect prométhéen
du réformateur bourgeois s'affranchissant, notamment, des exigences
morales assimilées à
des forces conservatrices.
Bref,
l'autorité d'une lecture donnée, c'est-à-dire
la compréhension socialement valorisée d'un texte donné, qu'il
s'agisse
d'un texte littéraire, philosophique, religieux,
juridique,
voire scientifique,
est
toujours
dotée d'une certaine hystérèsis,
d'une certaine inertie
dont le changement s'inscrit dans le temps historique long et donne
donc facilement prise
à l'illusion, sinon
de l'éternité, du moins de l'anhistoricité. En tout cas,
comprendre un texte, comprendre une oeuvre en général, c'est
toujours s'inscrire dans une tradition
de réception de cette oeuvre, tradition qui correspond toujours aux
intérêts historiques bien
compris d'une
classe dominante,
mais qui, par la magie de l'autorité scolaire, est toujours reçue
comme la
lecture
pure et parfaite.
Est-ce
à dire alors que la compréhension procède toujours directement
d'une autorité scholastique et peut donc définitivement,
contrairement au postulat arendtien, s'affranchir
d'un passage par l'interprétation
?
La réponse de Bourdieu est nuancée. D'abord
parce qu'il existe, effectivement,
une forme de compréhension nécessairement accompagnée
d'interprétation.
Par exemple dans le cadre de l'activité sociologique : "nous
appelons sociologie une science qui se propose de comprendre par
interprétation l'action sociale"(Weber,
Sociologie
des Religions).
Et, d'une manière plus générale, il n'est sans doute pas erroné
de penser que toute activité scientifique et même, au-delà, toute
activité savante est savante par
cela-même qu'elle propose une
interprétation d'un donné sensible réputé
inanalysé.
En ce cas, effectivement,
la lecture savante est une lecture interprétante. Sauf que
"le
lecteur dont parle réellement l'analyse
-avec, par exemple, la description de l'expérience de la lecture
comme rétention et protention chez Wolfgang Iser-
n'est autre que le théoricien lui-même qui, suivant une inclination
très commune chez le lector,
prend pour objet sa propre expérience, non analysée
sociologiquement, de lecteur cultivé"(Bourdieu,
les
Règles de l'Art,
iii, 1).
Autrement dit, pour Bourdieu, d'une part seule la lecture savante,
réservée au théoricien, est une lecture interprétante en ce
qu'elle dispose des moyens à la fois conceptuels (un arrière-plan
intellectuel, un cursus universitaire, etc.) et matériels (le temps
et l'argent nécessaires pour accéder à des ressources rares et
protégées)
d'une analyse hors de portée du commun des lecteurs. Mais, d'autre
part, le lecteur-interprète savant, demeure,
sauf exception,
un lector
dans le sens où il ne suffit pas, contrairement à ce que suppose
Hannah Arendt qui fait fi de la division sociale du travail, de
produire une interprétation "autorisée" pour faire acte
d'auctoritas.
Ensuite,
la seconde nuance à apporter à
la dissociation bourdieusienne de la compréhension et de
l'interprétation,
c'est que l'inculcation scolaire d'une lecture donnée
comme canonique a beau être déterminante pour
ceux à qui elle s'adresse, le type de détermination dont il s'agit
ici n'est jamais,
ni
un
conditionnement opérant de type skinnerien, ni, a
fortiori,
un conditionnement répondant de type pavlovien.
La règle de lecture inculquée est un habitus
(ou,
plus exactement, un ensemble d'habitus)
qui, comme le dirait Leibniz, "incline
sans nécessiter"(Leibniz,
Discours
de Métaphysique,
§13), c'est-à-dire constitue
une connaissance pratique plutôt que théorique sans,
pour autant,
que cette connaissance pratique opère à la manière d'une cause
mécanique :
"l’habitus,
nécessité faite vertu, produit des stratégies qui, bien qu’elles
ne soient pas le produit d’une visée consciente de fins
explicitement posées sur la base d’une connaissance adéquate des
conditions objectives, ni d’une détermination mécanique par des
causes, se trouvent être objectivement ajustées à la situation.
L’action que guide le
"sens
du jeu"
a
toutes les apparences de l’action rationnelle que dessinerait un
observateur impartial [...], et pourtant, elle n’a pas la raison
pour principe. Il suffit de penser à la décision instantanée du
joueur de tennis qui monte au filet à contretemps pour comprendre
qu’elle n’a rien de commun avec la construction savante que
l’entraîneur, après analyse, élabore pour en rendre compte et
pour en dégager des leçons communicables"(Bourdieu,
Choses
Dites).
C'est dire que
la
"nécessité
faite vertu
[de l'habitus
qui] a
toutes les apparences de l’action rationnelle que dessinerait un
observateur impartial"
est une nécessité statistique, donc a
posteriori,
qui constate une très forte corrélation entre le statut social des
agents
et leur
comportement
sans jamais prédire, a
priori,
quel sera le comportement d'un
agent
individuel.
Bref,
tout
habitus
(et c'est le propre de l'habitus)
laisse,
a
priori,
à l'agent en qui il est incorporé une marge de manoeuvre qui, sans
être à proprement parler une marge d'appréciation dans le sens
intellectualiste d'une interprétation consciente et méthodique, lui
permet néanmoins de se distinguer individuellement. Et c'est bien
parce qu'il est compatible avec de tels écarts
que
l'habitus
possède
une fonction sociale
discriminante.
En effet, "les
écarts par rapport aux usages les plus fréquents […] déterminent,
du point de vue des dominants, l’opposition entre distingué et
vulgaire"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 1)
dans l'exacte mesure où "seul
le facultatif peut donner lieu à des effets de
distinction"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 1).
C'est
donc dans cette marge de manoeuvre, dans ce "sens du jeu"
plus ou moins aiguisé (qui
n'est pas sans rappeler la virtù
machiavellienne
évoquée par Arendt) que
résident les effets de distinction.
Si
Arendt et Bourdieu se sont (en
des sens différents pour chacun d'eux) surtout
intéressés aux enjeux politiques du comprendre, Wittgenstein a,
pour sa part, consacré l'essentiel de son oeuvre à analyser
l'essence même du comprendre,
ou, mieux encore, au type d'influence extra-psychologique
que le langage doit exercer sur nous pour que nous comprenions le
sens d'une formule, tant il est vrai que "plutôt
que de dire ‘sans
langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement’,
nous devrions dire ‘sans
langage, nous ne pourrions nous influencer
mutuellement’"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§491)
et que "nous
voulons nous faire comprendre par d’autres personnes sans savoir
pour autant si elles sont sujettes aux mêmes processus internes que
nous"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II, vi).
Wittgenstein,
qui n'a jamais été travaillé par l'obsession de faire système, a
donné plusieurs approches,
apparemment concurrentes, du fait de comprendre. Il a commencé par
dire que "comprendre
une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie,
mais on peut comprendre une phrase sans savoir si elle est
vraie"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.024)
et que "comprendre
le sens d'une proposition, cela veut dire savoir comment on doit
procéder pour en arriver à décider si elle est vraie ou
fausse"(Wittgenstein,
Remarques
Philosophiques,
§43).
Déjà,
dans
ce qu'il est convenu d'appeler sa "première philosophie",
comprendre
ne consiste pas à s'approprier, en un sens arendtien, le
contenu sémantique d'une phrase, mais à y voir un contenu
sémantique susceptible d'être approuvé ou réfuté. Le sens d'une
proposition, loin des conceptions ineffabilistes, voire carrément
mystiques
et sacralisantes,
n'est
rien d'autre que
la possibilité de
faire correspondre un
énoncé constatif
et affirmatif avec
la réalité extra-textuelle dont
elle
est justement
censée
énoncer
quelque chose.
Dans
sa "seconde philosophie", Wittgenstein élargira
son analyse
à
la compréhension des énoncés qui ne sont pas susceptibles de
vérité ou de fausseté, par
exemple les énoncés injonctifs comme les règles
: "la
signification d’un mot, c’est son usage dans le
langage"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§43). Il
soulignera alors
avec
plus de netteté encore le caractère essentiellement pratique de la
compréhension :
"à
quel signe voit-on que quelqu’un comprend les règles du jeu ? le
fait qu’il puisse jouer à ce jeu, n’est-ce pas le meilleur
critère même s’il se trouvait embarrassé si on l’interrogeait
sur les règles"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
I, 26).
Comprendre, c'est être capable de faire quelque chose en relation
immédiate
avec
ce qui a été compris.
D'où la
très éclairante
analogie qu'établit Wittgenstein : "ce
que nous appelons “comprendre une phrase”, ressemble bien plus à
la compréhension d’un thème musical qu’on ne
l’imagine"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
167).
En
faisant de la compréhension musicale le paradigme général de toute
compréhension, non
seulement Wittgenstein
se rapproche d'Arendt et s'éloigne de Bourdieu,
mais encore, comme le montre Antonia Soulez, la philosophie
wittgensteinienne de la musique fait,
à la limite, office de philosophie première dont sa philosophie du
langage serait, finalement, dérivée :
"la
comparaison de comprendre une phrase à comprendre une phrase
musicale inverse la direction d'une lecture esthétique en mode
analytique. C'est donc le langage qui ressemble à la musique et pas
l'inverse, même si Wittgenstein a pu dire que la musique parle comme
un langage et s'adresse à l'homme comme à l'aide de
propositions"(Soulez,
au
Fil du Motif,
i).
Et, de fait, Wittgenstein ne cessera pas de
filer
cette analogie
pour établir
des
critères de la compréhension en
général. Car enfin, à quoi voit-on qu'on
a compris une phrase musicale ? Eh bien à la manière dont on
se comporte et, en particulier, à la manière dont on
en parle.
Par exemple, "si
je dis d’un morceau de Schubert qu’il est mélancolique, cela
revient à lui donner un visage. Au lieu de cela, je pourrais tout
aussi bien employer des gestes ou danser"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
i).
En disant d'un lied
de Schubert
qu'il est mélancolique, nous dit Wittgenstein, d'abord,
j'entends montrer que j'ai compris ce
dont il s'agit,
en
adoptant (notamment
si
je suis musicien ou chef d'orchestre)
des
postures et
des mimiques caractéristiques
de
la mélancolie
: lassitude,
accablement,
prostration,
etc. Wittgenstein
veut dire par là que, ce qui nous importe, dans la compréhension,
ce sont les manifestations extérieures et publiques de ce que nous
avons compris et non pas de mystérieux processus cachés accessibles
seulement en première personne.
En
montrant que
la compréhension n'est pas une sanction sociale
extraordinaire,
mais une relation sociale ordinaire,
Wittgenstein semble plus
proche
d'Arendt
que de
Bourdieu.
Toutefois, à
l'instar de Bourdieu et contrairement
à Arendt, Wittgenstein fait
reposer la
compréhension sur
la
simple convention
sociale
et non pas sur une réflexion concluante
:
"tout
cela ne repose nullement sur la croyance : nous agissons ainsi et
nous avons alors un sentiment de satisfaction [...]. L’homme est un
animal cérémoniel qui accomplit, entre autres, des actions que l’on
pourrait nommer rituelles
[...]. Il
n'y a aucune raison qui ait conduit certains hommes à pratiquer
certains rites, de vénérer certains dieux, etc., sinon le simple
fait d'être unis dans une communauté de vie et non l'effet d'un
choix"(Wittgenstein,
Remarques
sur “le Rameau d’Or” de Frazer).
De même que pour Bourdieu, la compréhension d'une oeuvre musicale,
par exemple, ne revêt donc
aucun
caractère sacré ou absolu,
ne suppose aucune pureté trans-historique
mais s'inscrit dans un contexte socio-historique déterminé.
Du
coup, la compréhension conventionnelle
d'un morceau de Schubert comme ensemble de manifestations
caractéristiques de la mélancolie s'accompagne nécessairement d'un
certain type de commentaire, tout aussi conventionnel :
"ce
qu’il y a d’extrêmement important [...], ce sont les gestes et
les mimiques exagérées. Le mot est enseigné comme le substitut
d’une mimique ou d’un geste. Dans ce cas, les gestes,
l’intonation, la voix, etc., sont des manifestations d’approbation.
Qu’est-ce qui fait du mot une expression d’approbation ? C’est
le jeu de langage dans lequel il apparaît […]. Vous dites : “
faites attention à cette transition ”, ou “ ce passage n’est
pas cohérent ”. Ou bien, parlant d’un poème en critique, vous
dites : “son utilisation des images est précise” […].
Supposons maintenant quelqu’un qui admire une œuvre considérée
comme bonne et qui y prenne plaisir, mais qui ne peut se souvenir des
airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la basse quand elle se
fait entendre, etc. Nous disons que celui-ci n’a pas vu ce qu’il
y a dans l’œuvre"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
i).
Donc,
remarque Wittgenstein, le
fait que cette compréhension soit nécessairement insérée dans un
jeu de langage
déterminé entraîne une forme de commentaire verbal qui, en quelque
sorte, fait partie du comportement de compréhension.
Il en fait partie sans y avoir,
d'ailleurs, de
place privilégiée,
puisque celui
qui comprend ce qu'on lui dit, ce qu'on lui lit, ce qu'on lui montre
ou ce qu'on lui joue n'a
pas, en principe, à décrire
causalement en quoi consiste sa compréhension
: "ce
qu’il y a d’extrêmement important [...], ce sont les gestes et
les mimiques exagérées. Le mot est enseigné comme le substitut
d’une mimique ou d’un geste".
Wittgenstein aimait à répéter ces mots de Goethe, tirés du Faust
: "in
Anfang, war die
Tat"
("au début était l'agir").
Pour autant, dire
que le langage succède
à
l'acte n'est pas dire qu'il est la
réponse à un
conditionnement causal
:
"cet
homme a le sens de la musique" n'est pas une phrase que nous
employons pour parler de quelqu'un qui fait "ah !" quand on
lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien
qui frétille de la queue en entendant de la musique (cf. une
personne qui aime écouter de la musique, mais est absolument
incapable d'en parler et ne se montre pas du tout intelligente à ce
sujet)"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
i).
Encore une fois, Wittgenstein s'en prend là aux conceptions
béhavioristes.
Proust, après Pascal,
Molière
ou la Bruyère, ont
cruellement moqué le
ridicule de telles réactions de snobisme que Wittgenstein assimile
à
celle "du
chien qui frétille de la queue en entendant de la musique".
A
fortiori
si, par ailleurs, le
snob "ne
peut se souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la
basse quand elle se fait entendre, etc.".
Tout
au contraire, souligne Wittgenstein, le commentaire verbal,
pour qu'il soit consonant avec la compréhension
manifeste,
doit être "intelligent" : "vous
dites : “ faites attention à cette transition ”, ou “ ce
passage n’est pas cohérent ”. Ou bien, parlant d’un poème en
critique, vous dites : “son utilisation des images est précise”".
Notons au passage que, pour Wittgenstein, "parler d'un poème en
critique", ne signifie pas nécessairement
"en
parler en critique littéraire", mais,
plus généralement,
en parler avec la sobriété, la rigueur et la précision de qui fait
un usage "critique", c'est-à-dire quasi-philosophique, de
son langage.
Nous
avons vu avec Hannah Arendt que, lorsque nous lisons un texte, nous
l'interprétons librement à mesure que nous le comprenons, et,
avec Pierre Bourdieu que nous n'avons pas, sauf cas exceptionnel, à
l'interpréter puisque
notre
lecture est statistiquement déterminée par notre habitus.
Wittgenstein écrit que "quelqu'un
sait lire lorsqu'il fait
dériver
[ableiten]
la
reproduction à partir de l'original. Et par ''original'', j'entends
le texte qu'on lit ou copie, la dictée sous laquelle on écrit, la
partition que l'on joue, etc."(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§162).
Qu'entend-il par "dériver" ? De toute évidence,
cela ne
signifie par que les lettres des mots et les mots du texte sont la
cause
de
notre lecture compréhensive.
Là-dessus, Wittgenstein est d'accord aussi bien avec Arendt qu'avec
Bourdieu.
Mais, là où il se sépare des deux à la fois, c'est que le type de
"guidage" qui nous permet de "dériver
la
reproduction à partir de l'original",
c'est qu'il n'est ni nécessaire comme chez Arendt, ni contingent
comme chez Bourdieu, mais virtuel :
"les
lettres sont la raison
pour laquelle je lis de telle ou telle façon. Car si l'on me demande
: « Pourquoi lisez-vous de telle façon ? » je justifie ma lecture
par les lettres qui sont là"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§169).
Si
on me demande de me justifier, alors
je dirai que ... C'est ce que Wittgenstein appelle une raison, ou un
motif, par opposition à une cause.
Lorsque je comprends quelque chose, je manifeste physiquement ma
compréhension (on voit que j'ai compris) et, si besoin est, je
suis disposé à
justifier ma compréhension en faisant usage d'un commentaire
approprié.
Mais, et Wittgenstein rejoint là Bourdieu, un tel commentaire n'a
rien d'une interprétation.
Faire une lecture romantique de Molière, une lecture idéaliste de
la mécanique quantique, une lecture fondamentaliste du Coran, etc.,
tout cela revient,
effectivement, à manifester une certaine compréhension d'un texte,
à travers, notamment, un commentaire justificatif approprié
consistant à énoncer certaines
raisons de sa compréhension. Et ces raisons,
qui appartiennent à un corpus
bien
déterminé,
sont des règles qui nous ont été inculquées ou, éventuellement,
que l'on a découvertes par soi-même. Donc,
"se
justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver
un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste
qui montre des signes placés sur un tableau"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
I , §61).
C'est-à-dire que
je
n'interprète pas plus la Constitution de la V° République en en
faisant une lecture présidentialiste que je n'interprète un
résultat numérique en montrant le calcul par lequel j'y suis
parvenu.
Wittgenstein a toujours été très clair sur ce point, "ce
qui a lieu, ce n'est pas que ce symbole ne soit plus susceptible
d'interprétation, mais ceci : je n'interprète pas. Je n'interprète
pas parce que je me sens chez moi dans l'image
présente"(Wittgenstein,
Fiches,
§234).
Wittgenstein
adresse trois
reproches principaux à la conception de l'interprétation
défendue, notamment par Hannah Arendt. D'abord,
"lorsque
nous
interprétons, que nous faisons une conjecture, nous exprimons une
hypothèse, qui peut par la
suite
se révéler fausse. [Tandis
que] quand
nous disons «
Je
vois cette figure comme un F
»,
il en va comme de la phrase «
Je
vois un rouge lumineux
»
:
il n’y a là, ni vérification ni réfutation"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§8).
L'interprétation
vraie
est
toujours une sorte de traduction ou d'élucidation consistant à
reformuler ce qui n'est pas clair ou, en tout cas, ce qui n'est pas
suffisamment
compréhensible,
dans un autre langage plus clair ou plus simple,
et une telle substitution doit pouvoir reposer sur des critères
: "nous
ne devrions appeler interprétation que la substitution d’une
expression de la règle à une autre"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§201).
Ce qui, bien entendu,
peut être le
cas
dans le cadre d'une relation pédagogique (le maître qui enseigne,
par exemple).
Mais il
est absurde de penser que toute
compréhension
suppose une interprétation : lorsque j'ai compris quelque chose,
ceci est tout à fait clair pour moi et tout commentaire ne peut,
tout au plus,
revêtir
que
la forme d'une disposition
à me justifier
dont le caractère hypothétique est, en un sens, de nature à
fragiliser cette compréhension.
En
effet,
si
toute compréhension suppose
une interprétation,
"“comment
une explication peut-elle m’aider à comprendre, si elle n’est
jamais vraiment la dernière
?
Alors l’explication n’est jamais achevée
;
et je ne comprends donc toujours pas, je ne comprendrai jamais ce
qu’il veut dire
!”
– Comme si une explication qui n’était pas étayée par une
autre restait, pour ainsi dire, en suspens. Alors qu’une
explication peut certes reposer sur une autre que l’on a donnée,
mais qu’aucune n’en exige une autre – à moins que nous n’en
ayons besoin pour éviter un malentendu"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§87).
Bref, à
moins qu'on ait affaire à une véritable interprétation
sous forme d'hypothèses
vérifiables
et réfutables
(par exemple, dans le cadre d'une interprétation scientifique),
il
y aurait
toujours, faute de critères, risque de
regressus
in infinitum,
ce qui interdirait, de fait, toute compréhension définitive. Dès
lors,
la possibilité d'interpréter à perte de vue fait courir le risque
que
"si
toute manière d’agir peut se conformer à une règle, elle peut
tout aussi bien la contredire [...] : toute action qui procède selon
la règle est une interprétation"
(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§201).
On
pourrait, par exemple, justifier n'importe quel
acte en
le
justifiant, non seulement par les lois
civiles,
mais par n'importe
quelle
interprétation fantaisiste de celles-ci, ce qui
détruirait
la fonction
même de la
loi.
Toutefois,
si Wittgenstein rejoint Bourdieu à propos de l'inutilité de
principe de l'interprétation dans la compréhension, en revanche
il s'accorde tout
à fait avec Arendt sur la nature finale de l'autorité. Nous avons
vu que, pour Bourdieu, l'autorité en
matière de compréhension est
la forme d'une relation sociale déterminée asymétriquement par les
habitus
respectifs
de
l'auctor
et du
lector
dans l'espace social. Or, pour Wittgenstein, une telle conception de
l'autorité reviendrait à conférer un
pouvoir causal à la règle :
"quand
nous avons envisagé la question de savoir si [on] était guidé par
les signes, nous étions sans cesse enclins à parler comme si nous
ne pourrions jamais trancher cette question avec certitude, à moins
de pouvoir inspecter le mécanisme réel qui relie l'acte de voir les
signes à l'acte d'agir conformément à eux. Car nous avons une
image précise de ce que, dans un mécanisme, nous appellerions le
fait que certaines pièces soient guidées par d'autres. En fait, le
mécanisme qui nous vient immédiatement à l'esprit
quand nous voulons montrer ce que [...] nous appellerions ''être
guidé par les signes'' est un mécanisme du type du
pianola"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
118).
Or,
pour Wittgenstein, on ne peut mettre en évidence de mécanisme réel
dans l'acte de lire, que celui-ci soit particulier et individuel, ou
qu'il soit général et social. Autrement dit, exciper d'un mécanisme
d'influence sociale pour rendre compte de l'autorité, c'est formuler
une hypothèse invérifiable
: ni l'esprit,
ni la société ne sont un "pianola". En conséquence,
toute l'analyse sociologique de Bourdieu manquerait
son but, aux yeux de Wittgenstein, en faisant
de l'autorité la forme d'une relation externe
(de dominant à dominé)
là où il faudrait plutôt,
et à l'instar d'Hannah Arendt,
y
voir celle
d'une relation interne, d'une relation conceptuelle
: "une
propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la
possède pas"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.123).
Quoique
source de confusion,
puisque
"la
façon physiologique de considérer les choses ne fait qu'embrouiller
les choses. Parce qu'elle nous détourne du problème logique,
conceptuel"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§1038),
dire
que notre lecture est déterminée par une autorité n'est pas faux
à condition d'admettre qu'il n'y a là qu'une
simple manière de s'exprimer autorisée dans et par un certain jeu
de langage (celui du sociologue).
Car le dépositaire de l'autorité, pour Wittgenstein, demeure la
règle elle-même et non pas son vecteur humain, comme il le montre
dans l'analyse qu'il fait du "voir comme" (sehen
als).
Dès le Tractatus,
il constate que
"percevoir
un complexe signifie percevoir que ses parties constitutives sont
dans telle ou telle relation. Ceci
explique bien aussi que l’on puisse voir de deux manières la
figure
[le
Cube
de Necker]
et de même pour tous les phénomènes analogues. Car nous voyons
réellement deux faits distincts
("si
je regarde tout d’abord les sommets a,
et seulement marginalement les sommets b,
a
paraît être en avant ; et vice
versa
)"(Wittgenstein,
Tractatus,
5.5423).
Plus
tard,
il
questionnera cet étrange phénomène :
"la
question que je veux poser est la suivante : en quoi consiste le fait
de voir la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? –
Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre,
ou ne fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois
? – Je pencherais pour la première réponse"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§1).
Sa solution complète consistera à dire que
"à
la couleur de l’objet
correspond la couleur de l’impression visuelle (ce buvard me paraît
rose, et il est rose),
à
la forme de l’objet, la forme de l’impression visuelle (il me
paraît rectangulaire), mais ce que je perçois lors de l’apparition
soudaine de l’aspect n’est pas une propriété de l’objet.
C’est une relation interne entre lui et d’autres
objets"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II, xi),
bref, que c'est une relation imposée
par la règle d'un jeu de langage.
La preuve en est que, s'agissant du Cube
de Necker,
par exemple, il suffit de se
dicter
la règle "mettre les sommets a
(respectivement, b)
au premier plan" pour voir le cube ainsi.
Et il en va de même pour la lecture
en général : face à une ambiguïté quelconque
qui ne peut être résolue empiriquement (savoir qui est l'assassin
dans un roman policier, par exemple, ce que, en principe, on finit
toujours par savoir), on se demande,
par exemple,
si on ne pourrait pas lire les
Frères Karamazov
de Dostoïevski, à la lumière de la psychanalyse freudienne.
Se poser cette question, c'est, ni plus, ni moins, qu'essayer
d'appliquer les règles fournies par le jeu de langage
psychanalytique à la lecture du roman de Dostoïevski afin d'essayer
de le lire
comme
l'illustration
du mythe de la horde primitive évoqué par Freud dans Totem
et Tabou.
Mais,
encore une fois, il n'est pas question, ici, d'interprétation dans
la mesure où aucun critère ne permettra de trancher
in
fine
entre les partisans et les adversaires d'une telle lecture. Il
reste que
"Freud
a trouvé une façon tout à fait nouvelle de rendre compte d’une
explication : non pas une explication conforme à l’expérience
(cause) mais une explication simplement acceptée (raison). [En
effet], certaines explications (par exemple en psychanalyse) ne sont
pas conformes à l’expérience mais sont simplement satisfaisantes
[dans le sens où] certaines explications exercent, à un moment
donné, une attraction irrésistible"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
ii).
Pour Wittgenstein, c'est là que réside l'origine,
sinon le fondement,
de
l'autorité : une règle exerce, à un moment donné
"une
attraction irrésistible".
Pourquoi ? On n'en sait jamais trop rien. Ce qui est sûr, c'est que
l'autorité de la règle n'est pas toujours corrélée
à la position sociale de son auteur, en
tout cas pas dans le sens causal que Bourdieu lui suppose,
comme
le montrent les exemples de Freud, mais aussi de Darwin ou de
Galilée. Et
celui de l'autorité des mathématiques qu'il serait absurde de faire
découler du pouvoir des mathématiciens. En fait, remarque
Wittgenstein,
"nous
apprenons les mathématiques en nous exerçant à une impitoyable
précision
: [...] on inculque non seulement le calcul aux enfants, mais aussi
une attitude bien particulière à l’endroit des erreurs de
calcul"(Wittgenstein,
Remarques
sur le Fondement des Mathématiques)
:
l'autorité
des mathématiques, notamment dans le cadre d'une compréhension
mathématisée des phénomènes naturels,
tient au respect indéfectible que nous leur vouons,
respect effectivement entretenu et perpétué par l'institution
scolaire.
Du coup, même si, manifestement, "les
mathématiques sont un phénomène anthropologique"
(Wittgenstein,
Remarques
sur le Fondement des Mathématiques),
leur autorité n'est qu'exceptionnellement remise en question. C'est
que les règles mathématiques, comme toutes les règles, ont
beau être conventionnelles et donc, en un certain sens, arbitraires,
néanmoins elles "sont
"les
lois de la pensée"
parce
qu'elles expriment l'essence de la pensée humaine, mais plus
exactement parce qu'elles expriment ou montrent l'essence, la
technique de la pensée"(Wittgenstein,
Remarques
sur les Fondements des Mathématiques).
Donc, si comprendre revient à être disposé à se justifier par une
règle, l'autorité de la règle est bien une propriété interne de
la compréhension.
Nos
trois auteurs sont visiblement d'accord pour dépsychologiser le
phénomène de la compréhension et pour en faire une disposition
plutôt qu'un état : comprendre, c'est, dans tous les cas, être
apte à faire quelque chose de ce que l'on a compris. S'agissant
de l'opportunité de recourir à une interprétation pour être dit
comprendre, Arendt en fait une règle générale, tandis que Bourdieu
et Wittgenstein soulignent le caractère exceptionnel
de l'interprétation au sens théorique tout en restant plus évasif
sur la pertinence de qualifier d'"interprétation"
l'actualisation pratique d'un objet culturel par un agent individuel.
En
revanche ils divergent radicalement sur la nature de l'autorité que
l'on confère à une forme de compréhension (une "lecture")
plutôt qu'à
une
autre : liée à la règle pour Wittgenstein mais à la personne pour
Arendt et Bourdieu qui ne s'entendent pas, toutefois, sur la qualité
de celle-ci (le lector
pour
l'une, l'auctor
pour
l'autre) ; propriété empirique des dominants pour Bourdieu,
propriété interne à la compréhension pour Arendt et Wittgenstein qui divergent, cependant, sur la chronologie (antériorité de la compréhension chez Arendt, mais de l'autorité chez Wittgenstein).