dimanche 3 janvier 2010

N'Y A-T-IL DE PROGRES QUE DANS LA CROISSANCE DE L'ECONOMIE ?


E2 - N’y a-t-il de progrès que dans la croissance de l'économie ?


N'y a-t-il de progrès que dans la croissance de l'économie ? De toute évidence, n'est-ce pas une tendance moderne de ne concevoir le progrès que sous l'angle de la croissance économique ? Or, le véritable progrès n'est-il pas qualitatif plutôt que quantitatif, moral plutôt qu'économique ? En fait, tout progrès n'est-il pas un progrès social, c'est-à-dire tout à la fois économique et moral, quantitatif et qualitatif ? Nous allons donc voir que nous avons tendance à penser que toute prospérité fait suite à une volonté d'accumuler du capital et de faire du profit, donc à la croissance de l'économie capitaliste considérée soit comme une fin indépassable, soit comme une étape à dépasser. Or, le point de vue économique qui voit en l'homme un simple instrument de production ou de consommation, oublie que le progrès doit être au service de l'homme comme fin en soi digne de respect, et donc que le véritable progrès est moral et non pas économique. En fait, on a tort d'opposer progrès matériel et progrès spirituel car toute augmentation de la puissance d'agir du corps correspond à une augmentation de la puissance de penser de l'esprit et vice versa, ces deux aspects consistant en un même accroissement de la solidarité dans le corps social tout entier.



I - Nous avons tendance à penser que toute prospérité fait suite à une volonté d'accumuler du capital et de faire du profit, donc à la croissance de l'économie capitaliste considérée soit comme une fin indépassable, soit comme une étape à dépasser.

L'article I-3-3 du Traité établissant une Constitution pour l'Europe (texte d'inspiration libérale finalement abandonné en 2006 après référendum) proclame que « l'Union [européenne] œuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement.  Elle promeut le progrès scientifique et technique. »

(E211) Or, le libéralisme, dont Smith (1723-1790) est un représentant et dont Locke est le fondateur, repose sur deux idées fondamentales. La première est que tout individu cherche à maximiser ses chances d'être heureux, c'est-à-dire, dans la mesure où les libéraux sont des empiristes, d'éprouver du plaisir sensible : « un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii) (C212). Or, tout individu doit prendre conscience que ce plaisir serait précaire s'il n'était pas approuvé et donc garanti par tous les autres individus. Dès lors, la seconde idée fondatrice du libéralisme, c'est que le bonheur consiste à jouir paisiblement des propriétés qu'autrui nous reconnaît en tant qu'elles sont le fruit de notre travail, et donc en tant qu'elles sont considérées comme une extension de nous-mêmes : « le travail qui est le mien, sortant les choses de l’état de communauté où elles étaient, a fixé ma propriété sur elles [...]. La propriété est fondée sur le travail. [...] Les effets du travail font la plus grande partie de la valeur »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §28-40) (D121). Pour les libéraux, c'est donc essentiellement le travail individuel qui crée de la valeur, c'est-à-dire qui donne à ce que nous possédons une valeur humaine dont nous puissions jouir. Cependant, le point de vue libéral de Smith est nécessairement influencé par l'essor du capitalisme qui a ceci de particulier que d'une part, c'est un système qui engendre une division du travail très poussée, à commencer par la division entre ceux qui possèdent du capital et ceux qui produisent, et d'autre part, que la valeur du travail productif et donc de la richesse produite génératrice de bonheur individuel est mesurable en termes monétaires. En d'autres termes, dans le système capitaliste, être plus heureux, c'est être plus riche, ce à quoi conduit immanquablement, nous dit Smith, une meilleure division sociale des tâches productives, autrement dit une plus grande spécialisation des fonctions productives. Or, il y a deux manières d'être plus riche. Soit, lorsqu'on est propriétaire de capital, faire plus de profits : « aussitôt qu’il y aura des capitaux accu­mulés dans les mains de quelques particuliers, certains emploieront ces capitaux à mettre en œuvre des gens industrieux auxquels ils fourniront des matériaux et des subsistances, afin de faire un profit sur la vente de leurs produits, [car] ce n’est qu’en vue du profit que chaque individu tâche de diriger l’industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible »(Smith, la Ri­chesse des Nations), soit, lorsqu'on ne possède pas de capital, faire moins de dépenses pour se procurer les biens et services dont on a besoin : « comme de meilleures machines, une plus grande dextérité et une division et distribution du travail mieux entendues sont cause que, pour exécuter une pièce quelconque, il ne faut qu’une moindre quantité de travail [...], l’amélio­ration générale consiste à faire baisser par degré le prix réel de presque tous les ou­vrages des manufac­tures »(Smith, la Ri­chesse des Nations). Certes, ces deux objectifs semblent contradictoires puisque ce que les uns ont intérêt à vendre au prix le plus haut possible pour maximiser leur profit, les autres ont intérêt à l'acheter au prix le plus bas possible pour minimiser leur dépense. Mais peu importe. Smith est extrêmement optimiste : « chacun est néanmoins conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions : rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. »(Smith, la Ri­chesse des Nations). Avec le temps, et la "main invisible" (de Dieu, très probablement !), tout s'arrange. Donc, pour Smith et les libéraux, tout progrès passe par une croissance globale de l'économie ("le revenu annuel de la société"), autrement dit par une accumulation de profits et, paradoxalement, par une baisse des prix.

(E212) Un siècle après Smith, Marx (1818-1883) est beaucoup moins optimiste que lui au sujet de la capacité du capitalisme à surmonter la contradiction que nous avons relevée. En effet, capitalisme ou pas, « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes »(Marx, Mani­feste Communiste de 1848, i) et non, comme le pense Smith, l'histoire d'une mystérieuse convergence des intérêts de tous les acteurs économiques. Et si tel est le cas, c'est que ces contradictions ne sont pas des contradictions individuelles, mais des contradictions de classe. Si, comme le pensent les libéraux, la société n'existait pas et s'il n'y avait que des individus préoccupés égoïstement de leur propre bonheur, ceux-ci finiraient effectivement peut-être par s'accorder sur le long terme puisque le bonheur des uns dépendrait du bonheur des autres. Mais, souligne Marx, la division du travail fondamentale dont parle Smith, celle qui distingue d'un côté les possesseurs de capitaux à valoriser, de l'autre côté des travailleurs dont l'exploitation valorise ces capitaux, cela détermine l'émergence de classes sociales aux intérêts antagonistes : « [la division du travail] n’acquiert son caractère définitif que lorsqu’intervient une divi­sion du travail matériel et du travail intellectuel […] impliquant une répar­tition du tra­vail et de ses pro­duits, inégale en quantité comme en qualité […]. D'où l’existence de classes sociales dont l’une domine l’autre »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande) (B314). En particulier, dans le cadre du système capitaliste, « de plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat »(Marx, Mani­feste Communiste de 1848, i). Ce qui implique, à l'inverse des libéraux, que le bonheur des uns (classe dominante) dépend du malheur des autres (classe dominée) et vice versa. En tout cas, la classe bourgeoise fait son possible pour maîtriser les superstructures juridiques et politiques afin de conserver son statut de classe dominante, tandis que, d'un autre côté, la classe prolétaire dominée fait son possible pour contester, voire inverser cette domination. Par exemple, « dans la mesure où la bourgeoisie, autrement dit le capital, se déve­loppe, on voit se développer le prolé­tariat [...]. Bien­tôt les ouvriers s’essaient à des coalitions contre les bourgeois, ils se groupent pour défendre leur salaire, [et], mettant à profit les dissen­sions intestines de la bourgeoisie, ils lui arrachent la reconnaissance sous forme de loi, de cer­tains intérêts des travailleurs, par exemple, la loi des dix heures en Angleterre »(Marx, Mani­feste Communiste de 1848, i). Voilà pourquoi Marx ne conçoit pas le progrès humain autrement que comme une modification permanente des rapports économiques de production : même lorsque les progrès dont il s'agit n'ont, en apparence aucun lien avec l'économie (e.g., un simple progrès dans les idées), ils font, en réalité, partie de la superstructure consciente, elle-même déterminée par l'infrastructure économique de production (B225). Donc, pour Marx, qu'il s'agisse de changer radicalement le mode de production par la révolution, ou de l'améliorer provisoirement par la lutte, tout progrès passe aussi par la croissance de l'économie.

Pour Smith, la croissance de l'économie est consensuelle, tandis que pour Marx, elle est conflictuelle, mais au fond, pour l'un comme pour l'autre, le travail étant la seule activité créatrice de richesses, progresser signifie travailler à produire toujours plus de biens et de services. Donc, pour l'un comme pour l'autre, il n'y a pas de progrès autre qu'économique. Or, le fait de ne considérer, comme Smith et Marx, le progrès que sous le seul aspect économique, cela ne revient-il pas à considérer l'être humain comme un simple moyen de production ou de consommation ?

II - Or, le point de vue économique qui voit en l'homme un simple instrument de production ou de consommation, oublie que le progrès doit être au service de l'homme comme fin en soi digne de respect, et donc que le véritable progrès est moral et non pas économique.

(E221) On peut être le contemporain de Smith, c'est-à-dire assister à la première révolution industrielle et à l'irrésistible poussée du capitalisme qui y fait suite, et nier que le progrès doive passer par la croissance de l'économie. C'est le cas de Rousseau (1712-1778) qui souligne d'abord les effets pervers de la croissance économique, contrairement à Smith dont l'optimisme l'incline à n'en voir que les bons côtés. Pour Rousseau, en effet, « dès l’instant qu’un homme eut besoin du se­cours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se chan­gèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons »(Rousseau, Discours sur l’Origine de l’Inégalité, ii). Autrement dit, Rousseau, considère, contre Smith, que la division du travail n'est pas un facteur de progrès et de liberté, mais, tout au contraire, un facteur de décadence et d'asservissement. En ce sens, il est encore plus critique que Marx puisque, pour ce dernier, la division du travail n'a été inégalitaire et n'a fait le malheur que des classes dominées que jusqu'à présent (sous-entendu, une société sans classes -la société communiste- est possible dans l'avenir). Tandis que pour Rousseau, la division du travail est nécessairement inégalitaire et fait nécessairement le malheur de tous les hommes, partout et en tout temps. Car, pour Rousseau, l'homme est naturellement libre et la liberté est incompatible avec toute forme de division du travail, voire de travail. En effet, « [l’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut. Aussi,] tant que les hommes s’appliquèrent à des ouvrages qu’un seul pouvait faire et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pou­vaient l’être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépen­dant »(Rousseau, Discours sur l’Origine de l’Inégalité, ii). Ce qu'il veut dire ici1, c'est que le bonheur, à l'état de nature, c'est la liberté, et la liberté, c'est l'indépendance, ce que la société capitaliste rend évidemment impossible à travers, notamment, la division du travail. Par conséquent, seul peut constituer un véritable progrès, non pas un retour à l'état de nature qui n'a jamais existé, mais un pas vers l'état de nature. Donc le progrès, pour lui, ignore non seulement la division du travail, mais le travail lui-même : « l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu'il ne vit que pour dormir, végé­ter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s'empêcher de mourir de faim [...]. Les passions qui rendent l'homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société [...]. Ne rien faire est la première et la plus forte pas­sion de l'­homme après celle de se conserver »(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues) (D314). Bref, le véritable progrès va consister à rendre les hommes plus paresseux et plus insouciants et certainement pas plus laborieux et calculateurs comme chez Smith ou Marx. Plus précisément, il va s'agir, pour chacun d'entre nous, de s'aimer soi-même, c'est-à-dire de privilégier, si c'est encore possible, l'aspect de notre personnalité non encore perverti par les faux besoins engendrés par la société de production et de consommation. Cet aspect, malheureusement étouffé par la vie sociale, c'est ce qu'il appelle "amour de soi" : « l’amour de soi [...] est content quand nos vrais besoins sont satisfaits, l’amour-propre qui se compare n’est jamais content et ne saurait l’être : en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins et de tenir beaucoup à l’opinion »(Rous­seau, Émile ou de l’Éducation, iv) (B323). Bref, le véritable progrès va consister à résister à l'appel de ces besoins insatiables engendrés par la croissance effrénée de l'économie, afin de retrouver le vrai bonheur à l'intérieur de soi-même, retrouver la petite voix de sa « conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre. [Car] la conscience est timide, elle aime la retraite et la paix »(Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard) (DMC).

(E222) Kant, qui est à peu près contemporain (1724-1804) de Smith et de Rousseau, a été très influencé par ce dernier. Il commence par constater que, dans tout système économique, « tout être a soit un prix [économique], soit une dignité [morale]. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent »(Kant, Fondement de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-434). Les êtres qui ont un prix économique sont ceux qui peuvent être échangés avec des équivalents sur un marché, c'est-à-dire les instruments de production et les produits de consommation. Par opposition à ceux qui ont une dignité morale et qui ne le peuvent pas. Déjà, on s'en souvient, Aristote avait souligné que « les instru­ments sont soit in­animés, soit animés [...] ; l’exécutant dans les différents métiers entre dans la catégorie de l’instru­ment »(Aristote, Po­litique, I, 1253b-1254a) (E112). On sait donc déjà qu'il est, hélas, possible de traiter un être humain en instrument de production, ce qui est le propre de l'esclave, le propre du statut servile en général. D'autant plus que, comme l'a remarqué Marx, dans le système économique capitaliste, « la facilité apparente du travail à la machine et l’élément plus maniable et plus docile des femmes et des en­fants l’aident [le capitaliste] dans cette œuvre d’asservissement »(Marx, le Capital, I, xv, 3) (E132). Sauf que, contrairement à Aristote, Kant considère que cette situation n'est pas du tout naturelle, et que, contrairement à Marx, il ne considère pas que c'est le changement de mode de production économique qui résoudra le problème. Tout comme Rousseau, Kant pense qu'il existe une nature humaine qui « est supérieur[e] à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une di­gnité, c’est ce qui est digne de respect [...]. Les êtres raisonnables sont des personnes, leur nature les désigne comme des fins en soi et non comme de simples moyens »(Kant, Fondement de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-434). Bref, pour Kant, être un instrument qui a une valeur marchande, que ce soit en tant que producteur ou que ce soit en tant que consommateur, cela est incompatible avec la nature (la dignité) humaine. Car l'homme, tout homme, est une fin en soi irremplaçable (une personne) digne de respect et non pas un moyen en vue d'une fin, quelle qu'elle soit. Il en résulte nécessairement que tout progrès véritable consistera, comme chez Rousseau, à se rapprocher autant que possible de cet idéal de nature (dignité) humaine. L'originalité de Kant, c'est qu'il fait clairement de cet objectif un impératif catégorique moral  (une exigence absolue qui ne souffre aucune exception) : « tout respect pour une personne n’est donc proprement que respect pour la loi morale dont cette personne nous donne l’exemple. [...] L'impératif catégorique [moral] sera donc : agis de telle sorte que tu traites l’humanité [la qualité d’être humain] aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen »(Kant, Fondement de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-434). Le progrès, pour Kant, consiste donc en ce que chacun tende à respecter la loi morale qui nous enjoint de voir en toute personne (autrui ou soi-même) une fin en soi à respecter et non pas un instrument à exploiter. Pour Kant, il n'est pas possible de bien agir, il n'est pas possible de faire le bien, et donc, a fortiori, de faire le mieux (le progrès) si on ne respecte pas cet impératif catégorique. Bref, pour qu'il y ait progrès, il ne s'agit pas d'être heureux à n'importe quelle condition comme pour Smith ou Marx, mais d'être heureux sous condition de ne pas excéder les limites que pose la nature morale de l'être humain. C'est pourquoi on fait de l'abondance de productions artistiques un critère de progrès d'une civilisation : « le goût [artistique] rend possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt moral [...]. On s’attache indirectement à la beauté, par l’intermédiaire d’un penchant pour la société : l’adhésion est en quelque sorte comme un devoir »(Kant, Critique de la Faculté de Ju­ger, V, 205-292) (C322). Si l'art est un indice fiable de progrès, c'est que sa raison d'être n'est pas de nous rendre heureux, de nous faire plaisir, mais de nous préparer à respecter l'humanité dans son ensemble, donc de nous préparer au progrès moral.
(E223) Progrès moral dont le sociologue Max Weber considère même comme la condition du progrès économique (et non pas un effet vertueux comme chez Smith et Marx). En effet, « l’homme heureux se contente rarement d’être heureux : il éprouve de surcroît le besoin d’y avoir droit, il veut être convaincu qu’il mérite son bonheur, et surtout qu’il le mérite par comparaison avec d’autres ; il veut donc pouvoir croire qu’en ne possédant pas le même bonheur, le moins fortuné n’a que ce qu’il mérite ; bref, le bonheur veut être légitime »(Weber, So­ciologie des Religions). C'est pourquoi, en particulier, Weber explique la naissance du capitalisme (C121), ni par la recherche du bonheur égoïste comme le fait Smith, ni par l'affrontement social comme le fait Marx, mais par une croyance à la prédestination qui incitait le calviniste à chercher dans le résultat de son entreprise le signe de son élection ou de sa damnation, autrement dit la mesure de sa perfection morale. Donc, pour Weber, « si l’apparition du rationalisme économique dépend d’une technique rationnelle et d’un droit rationnel [Zweckrationa­lität, rationalité instrumentale], elle dépend avant tout de la capacité et de la disposition des hommes à adopter des formes déterminées d’une conduite de vie caractérisée par un rationalisme pratique [Wertrationalität, rationalité morale] »(Weber, So­ciologie des Religions). Bref, c'est la perfection morale (la rationalité morale) qui est une fin en soi, tandis que la réussite économique (rationalité instrumentale) n'est qu'un moyen de se montrer digne de respect à ses propres yeux et aux yeux d'autrui.
Donc, pour Rousseau, comme pour Kant ou pour Weber, tout progrès est avant tout un progrès moral et non pas économique. Au point que, dans le meilleur des cas (Weber) le progrès économique n'est que l'effet vertueux et non pas le but du progrès, et dans le pire des cas (Rousseau, Kant), le progrès économique est incompatible avec le progrès moral. Alors, finalement, le progrès matériel de l'économie est-il oui ou non incompatible avec le progrès spirituel de la morale ?
III - En fait, on a tort d'opposer progrès matériel et progrès spirituel car toute augmentation de la puissance d'agir du corps correspond à une augmentation de la puissance de penser de l'esprit et vice versa, ces deux aspects consistant en un même accroissement de la solidarité dans le corps social tout entier.
(E231) Smith, Marx, Rousseau, Kant et Weber se ressemblent en ceci qu'ils pensent l'homme comme le seul être capable de progresser. Or, nous dit Spinoza, « toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut de persévérer dans son être. [Donc] l’effort [conatus] par lequel chaque chose tente de persévérer dans son être n’est autre que l’essence actuelle de cette chose »(Spinoza, Éthique, III, 6-7-9-11-12). Autrement dit, "toute chose", que ce soit un être humain, un animal, un végétal ou un objet inanimé, fait effort (conatur, en latin) pour rester ce qu'elle est en luttant contre les causes extérieures qui tendent à l'affaiblir, sinon à la détruire. Car en effet, « la puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l’homme, de conserver leur être, est la puis­sance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, iv) (D111). Ce qui veut dire que "toute chose" n'est qu'une partie de la Nature (que Spinoza nomme aussi "Dieu") dont elle tire sa puissance d'exister. À ce titre, "toute chose" est environnée d'autres choses (d'autres parties de la Nature), elles-mêmes dotées d'une certaine puissance d'exister qui leur permet, à leur tour, de se maintenir à l'existence en luttant contre la puissance des autres parties de la Nature, etc. C'est pourquoi "toute chose" finit toujours par mourir, c'est-à-dire être dépassée par la somme des contraintes extérieures qui s'exerce sur elle. Donc, ce qui caractérise l'essence (du latin esse, "être") de toute chose singulière, c'est donc qu'elle s'efforce (conatur) de résister à la pression et à l'affection des forces extérieures qui tendent à l'anéantir. Dans la mesure où cet effort (conatus) pour exister est commun à toutes les parties de la Nature, l'homme, pour Spinoza, n'est donc nullement une exception dans la Nature : « l’essence de l’homme est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature [...] ; l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, iv) (D111). On en déduit que l'essence même de l'homme, c'est son conatus qui consiste à résister aux affections qui lui viennent de l'extérieur de lui-même et tendent à l'anéantir, ce que Spinoza appelle les "passions". Dès lors, l'homme, comme d'ailleurs toute autre partie de la Nature, progresse chaque fois que son conatus se renforce, et, au contraire, régresse toutes les fois que son conatus s'affaiblit. Ce qui, appliqué à l'homme, signifie que l'homme progresse lorsqu'il éprouve le sentiment de la joie et qu'il régresse lorsqu'il éprouve le sentiment de la tristesse : « par sentiments, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou di­minuée [...] et en même temps les idées de ces affections [...] : la joie est le sentiment par lequel l’esprit passe à une perfec­tion plus grande ; la tristesse [...] à une perfection moindre. [Il s’ensuit que] l’esprit s’ef­force, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps »(Spinoza, Éthique, III, 6-7-9-11-12). On voit par là que le progrès, pour Spinoza, ne concerne pas simplement dans le renforcement matériel du corps comme pour Smith ou Marx, ni simplement dans l'amélioration morale de l'esprit comme pour Rousseau, Kant ou Weber. Car « tout ce qui arrive dans le corps humain, l'esprit humain doit le percevoir. [Bref], l'esprit et le corps sont une seule et même chose conçue tantôt sous l'attribut de la pensée [du point de vue de l'infinité dans l'espace et le temps], tantôt sous l'at­tribut de l'étendue [du point de vue de la limitation dans l'espace et le temps] »(Spinoza, Éthique, III, 2) (D213) : tout progrès matériel est nécessairement un progrès spirituel et vice versa.
(E232) Il en résulte que, dans la mesure où « la Raison exige que chacun s’aime soi-même, c’est-à-dire cherche ce qui lui est réellement utile [...]. Il faut donc que les hommes cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est réellement utile [...] et par consé­quent soient justes »(Spinoza, Éthique, IV, 18-35), pour Spinoza, comme pour Smith et les libéraux, l'enjeu du progrès est de s'aimer soi-même davantage. Oui mais, comme chez Rousseau, (qui distingue "amour propre" et "amour de soi"), le progrès consiste à mieux s'aimer soi-même : il s'agit en effet de rechercher enfin ce qui nous est réellement et non pas illusoirement utile. Or, ce qui est réellement utile à chacun, ce par quoi la nature de tout être peut le mieux être renforcée, et donc lui procurer de la joie, c'est l'union avec des êtres de même nature. Bref, pour Spinoza comme pour Kant, l'enjeu du progrès est finalement la vertu morale puisque, pour être vertueux, pour renforcer son propre conatus, chacun a nécessairement besoin du concours d'autrui, non pas à titre d'instrument, mais à titre d'égal de soi-même, à titre d'alter ego, donc, à titre de fin en soi. C'est cette vertu que Spinoza appelle la justice en tant qu'elle est commandée par la Raison, c'est-à-dire par l'effort (conatus) que nous faisons pour chercher ce qui nous est réellement utile : « le fondement de la vertu morale est l’effort même pour conserver son être [...], les hommes gouvernés par la Raison cherchent en effet ce qui leur est utile et ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes ; car si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puis­sant que cha­cun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que l’homme »(Spinoza, Éthique, IV, 18-35). Autrement dit, le progrès moral consiste, si l'on veut, à être égoïste, mais réellement égoïste alors, et non pas illusoirement égoïste comme le sont Smith et les libéraux. Car, être réellement égoïste, c'est être égoïste pour soi-même-indissociable-d'autrui, donc, en fait, c'est être altruiste, et ce, pour le plus grand bien de notre propre nature commune. Et comme ce qui est réellement utile à notre être est, indistinctement, réellement utile à notre esprit et/ou réellement utile à notre corps, on peut dire que tout véritable progrès consiste, entre autres, en ce que les hommes s'unissent pour produire des biens et des services de plus en plus perfectionnés qui les rendent joyeux, c'est-à-dire augmentent la puissance d'agir de leurs corps et/ou de leur esprit. De ce point de vue, Spinoza rejoint Smith et Marx sur la nécessité pour nous de produire des moyens d'existence qui augmentent notre perfection, autrement dit qui nous occasionnent de la joie, car « plus nous sommes affectés d’une grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, plus nous partici­pons de l’être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature [...]. Or plus une chose a de la perfection, plus elle agit et moins elle est passive, et inversement plus elle agit et plus elle est parfaite »(Spinoza, Éthique, IV, 45 - V, 41-42) (D325). La joie est donc l'indice même du progrès qui est à la fois progrès moral pour l'esprit et progrès économique pour le corps. L'un et l'autre sont les deux aspects du même progrès social qui, renforçant la solidarité (de solidus, "solide", "résistant") entre les hommes, renforce par conséquent aussi le conatus de chacun d'entre nous. C'est en ce sens que "l'homme est un dieu pour l'homme" : « les hommes ne peuvent donc rien souhaiter de supé­rieur [...] que de conserver leur être et chercher tous en même temps ce qui est utile à tous, composer pour ainsi dire un seul esprit ou un seul corps qu’ils s’efforcent tous de conserver [...]. Homo homini deus2. »(Spinoza, Éthique, IV, 18-35).
(E233) Le sociologue Durkheim ne dit pas autre chose que Spinoza lorsqu'il considère que le véritable progrès, « c'est une certaine division du travail qui fait tenir ensemble les agrégats sociaux des types supérieurs »(Durkheim, de la Division du Travail Social, I, v). "Une certaine division du travail", ce qui veut dire qu'il y a bien un enjeu économique au progrès, "des agrégats sociaux des types supérieurs", ce qui veut dire qu'il y a corrélation entre progrès économique et progrès social. Par là, Durkheim donne raison à Smith et à Marx et, en même temps,s'accorde avec Spinoza. Mais, comme « la solidarité sociale est un phénomène moral qui, par lui-même, ne se prête pas à l’observation exacte ni surtout à la mesure »(Durkheim, de la Division du Travail Social, I, ii) (C233), autrement dit, un phénomène moral invisible corrélé à un phénomène économique visible, le progrès dans la solidarité sociale va se manifester par une certaine forme de division économique du travail pour produire plus et mieux. Mais, comme pour Kant et pour Marx, "une certaine division du travail" implique que toutes les formes de solidarité, donc toutes les formes de division du travail, ne sont pas équivalentes : « la solidarité mécanique, qui oublie la majeure partie des phénomènes sociaux actuels, ne lie pas les hommes avec la même force que la division du travail [solidarité organique] »(Durkheim, de la Division du Travail Social, I, v). Seule la "solidarité organique" (à la manière des organes d'un même corps) est porteuse de progrès en ce que, comme le dit Spinoza, les hommes se rendent mutuellement utiles les uns aux autres. Tandis que la "solidarité mécanique" (à la manière des pièces d'une mécanique) « l'attachement général et indéterminé de l'individu au groupe [solidarité mécanique], produit partout les mêmes effets. [...] C'est cette solidarité qu'exprime le droit répressif [droit pénal, celui qui punit] »(Durkheim, de la Division du Travail Social, I, ii) (C233). Bref, s'il existe une forme supérieure de division du travail (la "solidarité organique" dans laquelle, chacun étant une fin en soi, est irremplaçable et réellement utile à soi-même et à autrui), il existe aussi une forme dégradée de division du travail (la "solidarité mécanique" dans laquelle chacun est un instrument que l'on peut toujours remplacer, ce qui engendre de la soumission à une force supérieure qui punit en éliminant). Le véritable progrès consiste donc, pour Durkheim comme pour Spinoza, à passer de la "solidarité mécanique" des sociétés inégalitaires à plus de "solidarité organique", autrement dit à constituer une société fondée sur l'utilité mutuelle plutôt que sur la domination, ce qui est un enjeu indissolublement économique et moral à la fois.
À première vue, il semble bien, en effet que tout progrès passe nécessairement par un accroissement de la quantité de biens et de services produite par le système économique, que celui-ci soit inégalitaire ou égalitaire, conflictuel ou consensuel. Pourtant, comme la recherche de la croissance économique conduit à faire de l'homme un moyen de production et/ou de consommation, le véritable progrès consisterait plutôt à établir des normes morales respectant la nature humaine comme fin en soi. Mais si l'on considère que tout être fait nécessairement effort pour se conserver, il apparaît alors que tout progrès est ce qui favorise cet effort, donc ce qui favorise la solidarité sociale, que ce soit sous l'aspect matériel de la croissance économique ou bien sous l'aspect spirituel du perfectionnement moral.

1À noter que l'emploi du passé simple ne renvoie pas, chez Rousseau, à une époque révolue de l'histoire mais à une expérience de pensée, un pur fruit de l'imagination, une utopie, au sens étymologique du terme (ou-topos, en grec "pas de lieu").
2"L'homme est un Dieu à l'homme".

samedi 2 janvier 2010

VIDEOS

J. Bouveresse : les intellectuels et les médias (film de Gilles L'Hôte - 2008)
J. Bouveresse, C. Tiercelin : la raison et le réel (CitéPhilo - Lille - 17 novembre 2012)
J. Bouveresse : Musil, l'homme sans qualités (CitéPhilo - Lille - 17 novembre 2012)
J. Bouveresse, R. Pouivet : qu'est-ce que croire ? (CitéPhilo - Lille - 18 novembre 2012)
J. Bouveresse : désir, vérité et connaissance chez Foucault (Collège de France - 27 mai 2013) 
P. Engel : la diversité du domaine des raisons (Collège de France - 28 mai 2013)
R. Pouivet : l'irrationalisation de la religion (Collège de France - 28 mai 2013)
E. Todd, A.Badiou : sur l'"esprit" du 11 janvier 2015 (Contre-Courant - Médiapart)

LA TECHNIQUE EST-ELLE NECESSAIREMENT LIBERATRICE ?

E1 - La technique est-elle nécessairement libératrice ?


La technique est-elle nécessairement libératrice ? Par nature, la technique n'est-elle pas, avant tout, destinée à ne libérer que ceux dont elle épargne les efforts physiques ? Et pourtant, la technique n'a-t-elle pas montré sa capacité à affranchir tous les hommes d'un certain nombre de leurs limites physiques ? Cela dit, le développement récent de la technique ne fait-elle pas de celle-ci un instrument d'aliénation universelle plutôt que de libération universelle ? Nous allons donc approfondir l'idée que la tekhnè vise la production comme préoccupation dévolue à l'esclave, ce qui permet à l'homme prudent, c'est-à-dire libre, de se consacrer à l'action politique qui est le mode de vie authentiquement humain. Et pourtant, le fait de considérer les corps biologiques comme des machines a conduit les avancées technologiques à se mettre au service de la médecine en épargnant toujours plus aux hommes de soucis liés à leur santé. Cela dit, il est manifeste que les innovations technologiques caractéristiques du système de production capitaliste ont contribué, non seulement à aliéner les travailleurs au profit des capitalistes, mais aussi à aliéner l'ensemble de l'humanité à la nécessité de consommer.



I - La tekhnè vise la production comme préoccupation dévolue à l'esclave, ce qui permet à l'homme prudent, c'est-à-dire libre, de se consacrer à l'action politique qui est le mode de vie authentiquement humain.

La publicité présente toujours une innovation technique comme une solution définitive à un problème qui, de toute éternité, à toujours hanté le genre humain : par exemple, le dernier téléphone portable, dit de nième génération, va enfin permettre à ses heureux possesseurs de vivre une vie pleinement humaine, libre, heureuse et épanouie.

(E111) Nous avons vu qu'Aristote distingue deux sortes d'existence parmi les êtres qui ont apparence humaine : les uns, dont le mode d'existence est l'existence humaine (bios), sont des hommes libres et agissent, c'est-à-dire délibèrent de ce qui est bon pour la Cité ; tandis que les autres, dont le mode d'existence est l'existence animale (zôè), sont des esclaves et produisent (D116). C'est pourquoi, nous dit là Aristote, « il faut distinguer la production [poïèsis] et l’action [praxis] »(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Chacune se reconnaît à un type d'activité approprié : les esclaves qui existent dans la zôè et dont la nature est la production (poïèsis), sont destinés à avoir l'art (tekhnè) comme activité ; tandis que les hommes libres qui vivent dans la bios et dont la nature est l'action (praxis), ils sont destinés à avoir la prudence (phronèsis) comme activité. On ne peut donc dissocier la production (poïèsis) de l'art (tekhnè), car « tout art [tekhnè], quel qu’il soit, tend à pro­duire. Ses efforts, sa recherche des principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître quelque chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui produit et non point dans la chose qui est produite […]. L’art [tekhnè] est donc un certain mode d’existence orienté vers une production [poïèsis] dirigée par des règles »(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Autrement dit, si nous avons besoin de l'art (tekhnè), c'est parce que nous devons produire, c'est-à-dire faire naître quelque chose qui, sans cela, ne viendrait pas spontanément à l'existence. E.g. comme il n'appartient pas à la nature des épis de blé de pousser en quatité suffisante et dans un lieu facile d'accès pour satisfaire les besoins alimentaires d'une population donnée, c'est l'art (tekhnè) agricole qui y pourvoit en imitant la nature (phusis), en quelque sorte. Or, comme les objets de l'art (tekhnè) ne doivent leur existence qualitative et quantitative qu'aux hommes, il faut bien que ce soient eux qui fixent l'objectif de les produire et qui délibèrent sur les moyens de les produire. Plus exactement, c'est la nature des hommes hommes libres (bios) que de vouloir fabriquer des objets dont le principe est en eux-mêmes et non dans la la chose produite. Aristote appelle prudence (phronèsis) une telle activité pour laquelle on comprend que le langage est indispensable (DMA) : « quant à la prudence [phronèsis], elle tend à faire agir. On peut en avoir une idée en considérant […] le trait distinctif de l’homme prudent [phronimos] : être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur […]. Le but de la production est toujours différent de la chose produite, tandis que le but de l’action n’est toujours que l’action elle-même, puisque la fin qu’elle se propose ne peut être que de bien agir »(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). On voit donc qu'il existe une division sociale des tâches entre ceux qui agissent avec prudence (phronèsis) et ceux qui produisent avec art (tekhnè).

(E112) S'agissant donc du mode d'existence ressemblant à l'existence animale (zôè) et qu'Aristote qualifie de production (poïèsis) en ce qu'elle consiste dans l'utilisation de l'art (tekhnè), il va de soi qu'il nécessite la présence d'outils. En effet, il suit de ce que nous avons dit précédemment que, pour imiter la nature (phusis), l'art (tekhnè) a besoin d'instruments, c'est-à-dire de moyens pour faire venir à l'existence ce qui a été délibéré par l'intelligence. Or, « de même que les arts [tekhnai] doivent recourir à des instruments appropriés si l’on veut que la production soit menée à bonne fin, de même en est-il en ce qui concerne l’administration familiale [oïkonomia]. Les instru­ments sont soit in­animés, soit animés : pour le pilote, le gouvernail est un instrument inanimé, alors que le timonier est un instrument ani­mé, puisque l’exécutant dans les différents métiers entre dans la catégorie de l’instru­ment »(Aristote, Po­litique, I, 1253b-1254a). Donc, on peut dire que l'utilisateur final de la technique (ce mot vient évidemment de tekhnè1), celui qui tient l'outil, est lui-même un instrument animé dans la mesure où la seule partie de son être qui importe, c'est sa main, par extension, ses bras, ses muscles (d'où l'expression très significative de "main d'oeuvre"). En tout cas la main, qu'elle soit biologique ou sociale (main-d'oeuvre), est toujours au service d'une intelligence : « c'est parce qu’il est le plus intelligent des êtres que l'homme a des mains »(Aristote, Parties des Animaux, 687a) (D223). Et, dès lors que la main et l'intelligence n'appartiennent pas au même homme mais découlent d'une division sociale des tâches, alors on peut dire que la main d'oeuvre (l'esclave) est l'instrument de l'homme prudent (phronimos) qui agit en lui fixant les objectifs de production économique2, objectifs qui participent de la finalité générale de l'existence humaine, à savoir bien vivre. Il apparaît donc que, pour Aristote, la technique, c'est-à-dire l'activité de production rendant possible la meilleure vie pour la Cité, ne peut être libératrice que pour les hommes prudents (phronimoï), c'est-à-dire les citoyens qui se voient, par là, libérés du souci d'avoir à pourvoir à leur propre subsistance par le travail (D224). En d'autres termes, la technique n'est libératrice que pour ceux qui peuvent jouir du loisir (skholè) (D315).

(E113) On pourrait croire que l'analyse d'Aristote est historiquement datée et ne vaut que pour le passé. Or, fait remarquer Arendt, qui est une philosophe du XX° siècle, la technique, en tant que tekhnè, c'est-à-dire, comme nous l'avons vu, l'activité qui doit se doter d'instruments pour produire et donc créer les conditions de la vie bonne, est une activité essentiellement asservissante (du latin servus, "l'esclave") en ce sens que la technique est indissociable du travail. Et, pour Arendt, le travail, contrairement à la parole, à l'oeuvre et à l'action, est l'activité dévolue à l'esclave (D122) : « l’esclavage [...] fut une tentative pour éliminer le travail, que les hommes partagent avec les animaux, de la condi­tion humaine : ce que les hommes ont de commun avec les animaux, on ne le considérait pas comme humain »(Arendt, Condition de l’Homme Mo­derne, i-iii). Arendt va même jusqu'à remarquer que la technique moderne est, en un sens, encore moins libératrice, encore plus asservissante que la technique rudimentaire de nos ancêtres. En effet, « l'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et, éventuellement, le remplace tout à fait. [...] Ce n'est plus le mouvement du corps qui détermine le mouvement de l'instrument, ce sont les mouvements de la machine qui règlent ceux du corps »(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iv). Paradoxalement, l'esclave antique ou le serf médiéval était, en un sens, plus libre que le travailleur moderne dans la mesure où il avait la maîtrise de ses outils auxquels il communiquait le mouvement de son corps conformément à une qualification, une compétence, bien déterminées. Alors que le travailleur moderne a, au contraire, tendance à être déqualifié dans la mesure où il est de moins en moins nécessaire de maîtriser des machines de plus en plus souvent automatisées, et, de surcroît, c'est lui qui doit s'adapter au rythme de la machine pour répondre aux objectifs de productivité fixés par le patron (cf. le film les Temps Modernes avec C. Chaplin). Bref, pour Arendt, Aristote est trop optimiste de penser que « si les navettes tissaient d’elles-mêmes et si les plectres jouaient tout seuls de la cithare, les patrons n’auraient pas besoin d’ouvriers ni les maîtres d’esclaves »(Aristote, Po­litique, I, 1253b-1254a) (E112). Car la technique, en s'automatisant, n'est pas devenue plus libératrice. Au contraire.

Donc, à première vue, la technique n'est pas nécessairement libératrice puisque nous avons vu qu'elle ne libère en réalité que celui qui ne s'en sert pas. Or nous n'avons, jusque là, examiné la technique que du point de vue du travail. Mais si, de ce seul point de vue, la technique n'est pas libératrice, sauf pour ceux à qui elle évite d'avoir à travailler, ne peut-on pas dire qu'il existe des progrès techniques qui ont libéré tous les hommes d'un certain nombre de soucis liés à leur santé ?

II - Et pourtant, le fait de considérer les corps biologiques comme des machines a conduit les avancées technologiques à se mettre au service de la médecine en épargnant toujours plus aux hommes de soucis liés à leur santé.

(E121) Descartes est un métaphysicien. Pourtant, ce serait une erreur, nous dit-il lui-même, de réduire la philosophie à la seule métaphysique, voire à la métaphysique et à la physique qui s'en déduit. Car, ajoute-t-il, si la véritable philosophie commence effectivement dans la métaphysique et se poursuit dans la physique (A213), elle s'achève néanmoins dans la mécanique, la médecine et la morale, autrement dit dans des connaissances hors de doute qui se déduisent de la physique de la même façon que la physique se déduit de la métaphysique. D'où sa très célèbre analogie de la philosophie et de l'arbre : « toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont [...] la médecine, la mécanique et la morale »(Descartes, Principes de la Philoso­phie, préf.). Descartes reste donc fidèle à la conception grecque de la philosophie comme ensemble de connaissances tournées vers la meilleure vie possible. Aussi pourrait-on continuer l'analogie en disant que, de même que ce sont les branches qui portent les fruits, de même sont-ce la mécanique, la morale et la médecine qui vont porter la vie bonne. Bref, pour Descartes, la philosophie ne se borne pas à envisager le seul Souverain Bien de l'âme, mais il lui importe au plus haut point d'envisager aussi les rapports qui peuvent et doivent exister entre le Souverain Bien de l'âme que nous sommes et le Souverain Bien du corps que nous possédons. En ce sens, Descartes se rapproche d'Aristote en considérant qu'il appartient à la nature de l'homme d'envisager toujours la meilleure vie possible.

(E122) Le fait de dire « je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose »(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203) revient évidemment à admettre que « toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles »(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203) (B211), ou encore que « [les passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate] »(Descartes, Traité des Passions, art.13-17) (A312). Or, le fait de considérer les corps biologiques comme des machines, cela procure à Descartes un double avantage. Avantage théorique d'abord en ce que, si les principes de la mécanique se déduisent avec certitude des principes de la physique, on pourra en dire autant des principes de la morale et de ceux de la médecine. Autrement dit, il va s'agir pour Descartes de considérer le corps humain comme une machine particulière et les divers mouvements de ce corps comme des cas particuliers de mouvements mécaniques (c'est ce qu'il fait, e.g., dans le Traité des Passions où il traite nos passions, nos sentiments, nos émotions comme des résultats de la circulation de ce qu'il appelle les "esprits animaux", et qui correspond à ce que nous appelons aujourd'hui l'influx nerveux, entre notre cerveau et les autres parties de notre corps). On peut donc dire que l'avantage théorique qu'il y a à considérer les corps biologiques comme des machines, c'est de simplifier (de "désenchanter", comme dirait Weber) le monde biologique : il n'y a rien de mystérieux dans le biologique. La vie n'est que le fonctionnement correct de la machine, la maladie son dysfonctionnement et la mort son arrêt définitif ! Il va même jusqu'à expliquer l'origine de tout le mystère qui entoure les phénomènes biologiques : « les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs fi­gures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordi­nairement trop petits pour être aperçus de nos sens »(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203). Bref, si l'on ne s'est pas encore rendu compte que les corps sont de simples machines, c'est parce que les "tuyaux et ressorts" dont ils sont faits sont trop petits pour être aperçus (les sens sont si trompeurs !), et, si tel est le cas, c'est que l'artisan qui les a confectionnés (Dieu) est d'une habileté infinie. Voilà tout. Cet avantage théorique débouche sur un avantage pratique : Descartes espère bien que l'application des principes mécaniques de la médecine permettra de prévenir et de guérir les corps biologiques, de la même façon que l'on peut entretenir et réparer les machines. Pour lui, la technique appliquée à la médecine doit donc clairement être une sorte d'ingéniérie biologique qui doit porter remède aux dysfonctionnements des corps, tout comme on corrige les dysfonctionnements des machines. Ce qui, il faut le reconnaître, est quand même révolutionnaire au XVII° siècle !

(E123) La philosophie, dit Descartes, est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique, et les branches la médecine, la mécanique et la morale. Donc la philosophie englobe la technique, elle débouche sur elle, elle ne l'exclut pas comme chez Aristote. Or, comme la philosophie est l'activité de l'homme libre par excellence, l'activité de recherche de la vérité au-delà des apparences sensibles, la technique, qui se déduit de la physique, elle-même déduite de la métaphysique, est nécessairement libératrice. Au point, nous dit Descartes, que « sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique [...], j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire [...] et j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, au­tant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes »(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Par où on voit que la médecine, la mécanique et la morale sont liées (analogiquement, les branches partent toutes du même tronc), puisque la mécanique et la médecine, comme on l'a déjà dit, partagent les mêmes principes physiques. Descartes ajoute ici que c'est un impératif moral que de faire profiter à tous les hommes des avancées de la mécanique et de la médecine, donc que la technique doit clairement avoir pour effet de réaliser le bien général de tous les hommes. En effet, pour Descartes, ce sont, à terme, tous les hommes qui, notamment à travers les progrès de la médecine, vont se voir libérer d'une partie des soucis de santé liés à l'usure normale (vieillissement) ou accidentelle (maladies, lésions) des pièces de leur mécanique biologique. Cependant, Descartes ne va pas jusqu'à dire que la médecine est en mesure de nous libérer du souci de la mort : en effet, si le corps est une sorte de machine, on peut, jusqu'à un certain point, en remplacer les rouages, mais il n'existe pas de machine éternelle. Sauf à être des Dieux et à concevoir des machines parfaites. Mais, précise Descartes, nous ne serons jamais des Dieux, tout au plus deviendrons-nous "comme" des Dieux (B124) ! En tout cas, le désaccord avec Aristote et Arendt porte sur ce qu'il convient de qualifier de bien premier : pour Descartes, « la conservation de la santé [...] est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie »(Descartes, Discours de la Méthode, VI), "de cette vie", c'est-à-dire de la vie biologique, de celle du corps. On peut donc dire que la santé est au corps ce que la vérité est à l'âme, à savoir le Souverain Bien. Tandis que pour Arendt et Aristote, le Souverain Bien, c'est la liberté, ce qu'Aristote et les Grecs appellent "le loisir". Or, pour Descartes, il est exclu que le "loisir" puisse constituer "le bien général de tous les hommes", car «  parvenir à des connais­sances qui soient fort utiles à la vie [...] n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'arti­fices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent »(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Pour Descartes, la finalité du progrès technique n'est donc pas seulement d'épargner des fatigues aux hommes, fût-ce à quelques-uns comme pour Aristote et Arendt.
Donc, considérée sous l'angle d'une discipline pratique qui se déduit de principes théoriques nécessairement vrais, la technique doit nécessairement procurer "le bien général à tous les hommes", en l'occurrence les libérer d'un certain nombre de préoccupations liées à la santé de leur corps. On doit maintenant se demander, à la lumière du développement de la société moderne capitaliste, lequel de ces deux aspects est le plus pertinent : est-ce l'aspect libérateur des soucis de santé pour tous ou bien l'aspect asservissant aux nécessités de la production pour certains ?
III - Cela dit, il est manifeste que les innovations technologiques caractéristiques du système de production capitaliste ont contribué, non seulement à aliéner les travailleurs au profit des capitalistes, mais aussi à aliéner l'ensemble de l'humanité à la nécessité de consommer.
(E131) À première vue, il pourrait sembler que le point de vue de Marx se rapproche plutôt de celui d'Aristote ou d'Arendt dans la mesure où l'activité qui a directement bénéficié de la première Révolution Industrielle (révolution dans le mode de production économique qui a vu, vers le milieu du XVIII° siècle, la force de la machine à vapeur remplacer progressivement la force humaine ou animale comme source d'énergie primaire3), ce fut le travail tourné vers la production. Ce qui n'a rien d'étonnant chez Marx pour qui « les hommes commencent à se distinguer des ani­maux dès qu’ils se mettent à pro­duire leurs moyens d’existence »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande) (B314). Les progrès techniques vont donc principalement concerner la production de ces moyens d'existence, c'est-à-dire des biens et des services nécessaires à leur existence sociale. Par conséquent, comme chez Aristote ou Arendt, les progrès techniques vont être, au premier chef, des progrès dans le mode de production et donc impliquer un asservissement de la classe des travailleurs à la classe dominante (i.e., en système capitaliste, la bourgeoisie), puisque, en effet, « la division du travail [...] n’acquiert son caractère définitif que lorsqu’intervient une divi­sion du travail matériel et du travail intellectuel […] impliquant une répar­tition du tra­vail et de ses pro­duits, inégale en quantité comme en qualité […]. D'où l’existence de classes sociales dont l’une domine l’autre »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande) (B314). Mais Marx ajoute aussitôt que « la machine, point de départ de la révolution industrielle, remplace donc le tra­vailleur qui manie un outil par un mécanisme qui opère à la fois avec plusieurs outils semblables, et reçoit son impulsion d'une force unique, quelle qu'en soit la forme » (Marx, le Capital, I, xv, 1). Cette conséquence objective du progrès technique rapproche indiscutablement Marx d'Aristote dans la mesure où Marx constate que la Révolution Industrielle permet à des instruments de production automatisés, d'épargner un certain nombre de tâches serviles (de servus, "esclave") au travailleur (E112). Le problème étant maintenant de savoir si l'avénement de la machine à vapeur va, dans une certaine mesure, avoir un impact positif sur la santé des utilisateurs de la technique en leur épargnant certains efforts physiques pénibles (Marx rejoindrait alors Descartes), ou si l'automatisation des tâches va au contraire dégrader leurs conditions d'existence en les rendant esclaves de la machine (Marx rejoindrait alors Arendt).
(E132) Pour Marx, la réponse au problème ne fait aucun doute. En effet, d'une part, dans la mesure où le travail à la machine est plus facile, le patron capitaliste aura désormais à sa disposition une main-d'oeuvre plus abondante et meilleur marché puisqu'elle ne nécessitera plus ni qualité physique exceptionnelle, ni formation professionnelle approfondie. D'autre part, dans la mesure où, comme nous l'avons vu en E131, la machine unique remplace avantageusement de nombreux travailleurs, la demande de travail va augmenter de la part d'individus chassés de leurs campagnes par l'exode rural et réduits à la misère par le chômage. Le recours à une main-d'oeuvre sous qualifiée (les femmes, les enfants, les travailleurs immigrés, les clandestins, les handicapés, etc.) et miséreuse servira alors de prétexte au capitaliste pour diminuer les salaires versés aux travailleurs embauchés et donc, à terme, pour augmenter ses profits. Bref, « une passion l'anime [le capitaliste] : il veut tendre l’élasticité humaine et broyer toutes ses résistances. La facilité apparente du travail à la machine et l’élément plus maniable et plus docile des femmes et des en­fants l’aident dans cette œuvre d’asservissement »(Marx, le Capital, I, xv, 3). En conséquence, "travail plus facile" et "moins de travail à fournir" signifient, pour le travailleur en système capitaliste, "travail moins payé" et "plus de chômage". La Révolution Industrielle, révolution technologique concernant les moyens de production, a donc accentué, et non pas réduit, l'asservissement du travailleur. Ce qui se comprend aisément par le fait que « la machine est le moyen le plus puissant d’accroître la productivité du travail, c’est-à-dire de raccourcir le temps nécessaire à la production des marchandises »(Marx, le Capital, I, xv, 3). Certes, l'augmentation infinie de la productivité du travail (c'est-à-dire la quantité produite divisé par le temps nécessaire à la production) aurait pu, effectivement, être un facteur de libération pour le travailleur : puisqu'il faut moins de temps pour produire une quantité déterminée de marchandise, le progrès technique aurait pu libérer du temps pour le travailleur. Mais en réalité, « la machine est le moyen le plus puissant de prolonger la journée de travail au-delà de toute limite naturelle »(Marx, le Capital, I, xv, 3). Le progrès technique a, en système capitaliste, clairement pour fonction, non pas d'accorder du temps libre au travailleur, mais d'abolir les limites naturelles à l'enrichissement dues au fait qu'un travailleur n'est plus productif au-delà d'une certaine durée de travail. Donc, apparemment, l'augmentation de la productivité consiste à produire la même quantité en moins de temps avec moins de fatigue, ce qui confirmerait l'impact positif du progrès technique sur la santé des travailleurs qui, non seulement auront moins de temps à consacrer au travail, mais encore auront un travail plus facile. Mais, en réalité, l'augmentation de la productivité consiste plutôt à produire plus de quantité dans le même temps. Ce qui implique, de la part du travailleur, non seulement une tâche déqualifiée, c'est-à-dire moins intéressante et moins bien payée, mais aussi nerveusement plus fatigante. C'est en ce sens que « le mouvement et l’activité du moyen de travail devenu machine se dressent indépendants devant le travailleur »(Marx, le Capital, I, xv, 3). Pour Marx, comme pour Arendt, là où l'esclave antique ou le serf médiéval étaient des "instruments animés" qui maîtrisaient néanmoins leurs "instruments inanimés", le travailleur moderne est asservi à la fois à son patron, mais aussi aux machines dont il devient l'auxiliaire et au rythme desquelles il doit s'adapter pour augmenter la productivité de son travail. Bref, le soi-disant impact positif du progrès technique sur la santé du travailleur est une complète mystification (D224).
(E133) Marcuse (1898-1979) est encore plus pessimiste que Marx et Arendt dans la mesure où la technique n'est pas seulement, en système capitaliste, un facteur d'asservissement pour les travailleurs, mais, d'une manière générale, pour toute l'humanité. On sait que Marcuse est extrêmement critique à l'égard de la soi-disant neutralité du progrès scientifique : « la méthode scientifique, qui a permis une domination de la nature de plus en plus efficace, a fourni les concepts purs, mais aussi l’ensemble des instruments qui ont favorisé une domination de l’homme par l’homme de plus en plus efficace, à travers la domination de la nature. La raison théorique, en restant pure et neutre, est entrée au ser­vice de l’instrumentalisation des hommes »(Marcuse, l’Homme Unidimensionnel, VI) (B127). La raison en est que, pour Marcuse comme pour Descartes, les progrès théoriques dans la connaissance débouchent toujours sur des applications techniques. Sauf qu'il ne s'agit pas, pour Marcuse, de faire "le bien général de tous les hommes" comme chez Descartes, mais le bien de la seule classe dominante comme chez Marx et Aristote. Or, la classe bourgeoise ne doit sa domination, en système capitaliste, qu'à sa capacité à maximiser ses profits. Et comme la maximisation des profits suppose que les biens et services produits soient achetés par des consommateurs, « l’innovation technologique concerne non seulement le travail, mais aussi le moyen de se procurer des biens de consommation et les augmenter [...]. Le progrès, c’est avant tout le progrès dans le travail, mais surtout le travail pour se procurer les biens de consommation et les augmenter »(Marcuse, l’Homme Unidimensionnel, IV). Marcuse s'est en effet rendu compte que la survie du système capitaliste implique la nécessité de vendre toujours plus de biens et de services à un nombre toujours plus grand de consommateurs. Autrement dit, l'accroissement des moyens techniques mis au service de la production implique un asservissement généralisé de l'humanité toute entière à la nécessité de consommer. Bref, « l’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie pour obtenir la cohésion des forces sociales : les gains de productivité deviennent un instrument de domination universelle »(Marcuse, l’Homme Unidimensionnel, IV). En ce sens, s'il est exact, comme le souligne Descartes, que les progrès technologiques n'ont pas concerné que la seule activité de production, mais également les autres sphères de l'existence humaine, à commencer par la santé des gens, le fait pour la technique de rendre la vie plus longue et moins pénible, n'est, en système capitaliste, qu'un moyen d'optimiser la production et, surtout, de maximiser la consommation, donc les profits de la classe bourgeoise. Autrement dit, s'il est nécessaire que le progrès technique s'accompagne de progrès sanitaires, c'est parce qu'être en bonne santé est nécessaire à la fois à la productivité du travail et à l'accroissement de la consommation. Pour Marcuse, être en bonne santé est une nécessité économique et non morale comme pour Descartes.
Donc, à première vue, la technique n'est libératrice que pour ceux qui n'ont pas à travailler, tandis qu'elle est au contraire asservissante pour ceux qui travaillent à l'édification d'une société authentiquement humaine. Et pourtant, les applications médicales des progrès techniques ont, nolens volens, concerné la totalité des hommes qu'elles ont libérés d'un certain nombre de soucis liés aux dysfonctionnements de leur mécanique biologique. Sauf que ce n'est pas par souci d'un bien-être général que la technique améliore la santé du genre humain, mais plutôt parce que l'économie capitaliste se préoccupe exclusivement d'accroître la productivité du travail et le désir de consommer,et ce, pour le seul profit de quelques-uns.

1Avant la fin du XVIII°, voire le début du XIX° siècle, le terme art, dans la langue française, a le sens que lui donne Aristote, c'est-à-dire qu'il désigne indistinctement n'importe quelle activité de production. Ce n'est qu'à la suite de la première Révolution Industrielle qu'on va progressivement prendre l'habitude de nommer techniques les activités de production artisanale ou industrielle, et arts les activités de production esthétique. En effet, à la suite de la première Révolution Industrielle, on s'est rendu compte que, pour fabriquer des objets artisanaux ou industriels, il suffisait d'appliquer rigoureusement des règles de production, tandis que cela n'était plus vrai lorsqu'il s'agissait de créer des oeuvres d'art au sens esthétique. On s'est donc rendu compte que l'art au sens esthétique (cf. cours C3), contrairement à l'art au sens artisanal ou industriel, n'avait que faire des progrès concernant les règles de production, progrès qui ont caractérisé toutes les révolutions industrielles. D'où la distinction entre, d'une part, la technique qui évolue vite et qui permet de produire toujours plus en un temps toujours moindre, d'autre part l'art qui évolue peu ou pas (encore aujourd'hui, on considère que les meilleurs violons ont été construits par Stradivarius au ... XVI° siècle et ... à Crémone !), et qui, même après la Révolution Industrielle, continue à ne se préoccuper que de la qualité (le Beau) et non de la quantité (un seul exemplaire suffit).
2"Économie" vient de oïkonomia qui désigne chez les grecs le mode de production des biens nécessaires à la survie de la Cité et dont la cellule de base est, non pas l'entreprise, comme dans le mode de production capitaliste, mais la famille au sens large (oïkos en grec).
3La Révolution Industrielle va entraîner la disparition des institutions féodales tournées vers la subsistance collective à travers une agriculture fondée sur le servage (quasi-esclavage), et l'émergence des institutions bourgeoises ou capitalistes tournées vers le profit individuel à travers une industrie fondée sur le salariat.