mardi 8 septembre 2009

DANS QUELLE MESURE LE LANGAGE EST-IL L'EXPRESSION DE LA PENSEE ?


A3 - Dans quelle mesure le langage est-il l’expression de la pensée  ?


Dans quelle mesure le langage est-il l'expression de la pensée ? A première vue, le langage n'est-il pas le seul moyen d'extérioriser notre pensée ? Et pourtant cette extériorisation de la pensée par le langage ne va-t-elle pas jusqu'à perfectionner notre pensée ? Mais alors, ne peut-on pas dire que le langage et la pensée ne sont qu'une seule et même chose ? Nous essaierons de montrer que, à première vue, le langage est la seule manifestation physique possible de la réalité métaphysique de notre être pensant. Et pourtant, dans la mesure où c'est par le conflit avec autrui que nous prenons conscience de nous-mêmes, le langage n'est pas l'extériorisation d'une pensée préalable, mais un des plus hauts niveaux de perfection de celle-ci. On peut même aller jusqu'à dire que la pensée se confond avec le langage dont un jeu de langage particulier pose comme une règle tautologique que le langage est l'expression de la pensée.



I - À première vue, le langage est la seule manifestation physique possible de la réalité métaphysique de notre être pensant.



Tout le monde connaît l'exemple de Washoe, cette femelle chimpanzé que ses propriétaires prétendaient, à la fin des années soixante, être le premier primate non-humain à acquérir un langage humain (le langage américain des sourds-muets).



(A311) Or, la thèse de Descartes est que tous les animaux communiquent mais que, parmi les animaux, seuls les hommes parlent. Toutefois, la différence entre la communication animale en général et le langage spécifiquement humain ne se situe pas au niveau de la structure physiologique : tous les animaux, hommes ou pas, sont dotés d’organes spécialement dédiés à la communication. Pour Descartes, la différence est à chercher ailleurs : dans la fonction et non dans la structure. En effet, la fonction du langage humain, et d'elle seule, c’est de communiquer des pensées. C'est pourquoi, « ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent »(Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646). Les animaux ne parlent pas parce qu'ils ne pensent pas. Mais alors, si les animaux ne communiquent pas des pensées, quelle est la fonction de leur système de communication ? Descartes répond qu’il s’agit de communiquer des passions. Les animaux communiquent entre eux et à nous-mêmes des informations qui ne concernent que leur corps, tandis que les hommes communiquent aussi des informations concernant leur âme. Dire que les animaux ne parlent pas, c'est dire qu'ils ne pensent pas, et dire qu'ils ne pensent pas, c'est dire qu'ils n'ont pas d'âme. Ils ne sont qu'un corps. Bref, « comme les chiens et quelques autres animaux nous ex­priment leurs passions, ils nous ex­primeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient [...]. Il n'y a aucune de nos actions ex­térieures qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rappor­ter à aucune passion »(Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646). Descartes balaye l'objection selon laquelle les animaux pourraient parler sans que nous les comprenions : nous comprenons les animaux lorsqu'ils nous communiquent des passions, alors pourquoi ne les comprendrions-nous pas s'ils nous communiquaient des pensées ?



(A312-313) On voit par là que les passions sont des manifestations physiques et publiques des besoins du corps. Par exemple un chien qui aboie férocement communiquera la passion de la peur, c’est-à-dire un ensemble d’informations relatives à une situation dont le corps, c'est-à-dire l’animal, à un intérêt vital à se sortir. Ce qui suppose qu’il y ait, dans l’environnement immédiat de l’animal, des stimuli sensibles qui, étant incompatibles avec la survie du corps animal (stimulus d’agression, par exemple), déclenchent mécaniquement une réaction que l’animal doit communiquer par nécessité vitale. Il en va de même chez l’homme : dans une situation analogue, un homme criera, gesticulera, etc. pour manifester sa peur. Phénomène que Descartes décrit de la manière suivante : « [les passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate] : tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau. [En tout cas], ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont »(Descartes, Traité des Passions, art.13-17). Les passions sont donc des mouvements purement mécaniques, involontaires, sur lesquels l’âme et la volonté n’ont aucune prise. Mais, si les passions sont la marque des contraintes mécaniques qui pèsent sur le corps, il est facile de déduire que, par opposition, les pensées vont être la marque de la liberté de l’âme, en tout cas pour les animaux qui ne sont pas qu'un corps. C’est ce que montre Descartes lui-même lorsqu’il décide de douter méthodiquement de toutes les informations sensibles provenant de ses sens, donc de son corps, pour voir ce qui résistera au doute, à savoir l’intuition des trois vérités métaphysiques dont il déduira les vérités physiques (A211-212-213-214). D’où sa définition de la pensée : « je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison [...], la pensée seule ne peut être détachée de moi. [...] Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent »(Descartes, Méditations Méta­physiques, II, 9). Bref, contrairement à l'animal qui est un corps, tout homme est une âme (une chose pensante, une res cogitans) qui possède un corps (une chose étendue, une res extensa).



(A314) On peut donc dire que, pour Descartes et les cartésiens, la fonction précise du langage, c’est de manifester, d’exprimer, de rendre perceptible, bref, de signifier nos pensées : « ce qui fait l’un des plus grands avantages de l’homme au-dessus de tous les autres animaux, c’est l’usage que nous faisons de la parole pour signifier nos pensées »(Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Le langage est donc le propre de l’homme dans le sens où seuls les hommes, mais tous les hommes, y compris ceux qui sont atteints de déficience intellectuelle ou physique, sont capables d’exprimer leurs pensées, tant bien que mal, par des moyens physiques appropriés (e.g. le langage des signes pour les sourds-muets, le braille pour les aveugles, etc.). En effet, à travers le langage, il s’agit rien moins que de rendre physiques et publiques par un moyen corporel et sensible des entités (les pensées) qui sont métaphysiques (incorporelles) et privées (elles ne sont connues qu’en première personne et par introspection). Sans langage, donc, les pensées demeureraient cachées à tout autre qu’à celui ou celle qui les pense : « les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut aussi que [les mots] signifient les objets de nos pensées, et ainsi faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme »(Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Mais alors, on arrive à un curieux paradoxe : le langage est nécessaire à l'expression des pensées, certes, mais le langage n’est nullement nécessaire à l’existence des pensées. Après tout, nous resterions ce que nous sommes, "une chose qui pense" comme dit Descartes, même si nous n'exprimions pas nos pensées par le moyen du langage.



Doit-on admettre alors que le langage n’est que l’extériorisation d’une pensée qui existe déjà et donc que le langage n’est nullement nécessaire à l’existence de la pensée ?

II - Et pourtant, dans la mesure où c'est par le conflit avec autrui que nous prenons conscience de nous-mêmes, le langage n'est pas l'extériorisation d'une pensée préalable, mais un des plus hauts niveaux de perfection de celle-ci.



(A321) Nous avons déjà vu que l’idée que la conscience, et donc que la pensée, soient des événements privés pose problème à Hegel : « la forme concrète que revêt l'Esprit (comme Conscience de soi) n'est pas celle d'un individu humain singulier. L'Esprit est essentiellement individu ; mais dans l'élément de l'histoire universelle nous n'avons pas affaire à des personnes singulières réduites à leur individualité particulière. »(Hegel, la Raison dans l’Histoire, ii) (A122). Hegel critique donc la conception cartésienne de la conscience comme substance pensante métaphysique (âme) distincte de la substance étendue physique (corps) et qui consisterait, selon la méthode indiquée par Descartes pour parvenir à des vérités hors de doute, en ce que l’esprit se retrouve seul face à lui-même. En effet, « [à première vue], l'expression de la conscience de soi c'est Moi=Moi, liberté abstraite, idéalité pure. Elle est donc sans réalité, car elle-même, étant son objet, n'en est pas un puisqu'il n'y a pas de différence entre lui et elle. »(Hegel, Encyclopédie des Sciences Phi­losophiques, §424-432-433). C’est-à-dire que, si prendre conscience de soi consiste à prendre conscience de sa conscience et de rien d'autre, alors, la conscience est vide de tout contenu, puisqu’elle est à elle-même son seul objet. Rappelons-nous en effet que Descartes commence par douter. Autrement dit, il commence par vider sa conscience de tout contenu. Or, dit Hegel qui adopte un raisonnement dialectique, la conscience de soi, tout comme la vérité (A121), n’est pas un objet statique mais un processus dynamique. Car, si, dans un premier temps, la conscience est en effet vide de tout contenu (c’est la conscience que nous avons aux premiers âges de la vie), elle acquiert, dans un second temps, un contenu en étant primordialement conscience d'un conflit avec le monde extérieur et, avant tout, avec autrui. À l'occasion de ce conflit, au cours duquel je risque, à la limite, de perdre ma vie, je prends conscience de mes propres limites. On peut donc dire que, si la conscience cartésienne est le premier stade de la conscience, la conscience socratique (A113) en est la seconde étape. Mais il existe un troisième stade de la conscience de soi : c'est lorsqu'autrui me reconnaît comme un être libre, c'est-à-dire lorsqu'il reconnaît ma capacité à repousser mes limites en mettant, à la limite, ma vie en jeu. Pour résumer, la conscience de soi est d’abord conscience vide, puis conscience de mes limites imposées par autrui, enfin conscience de ma liberté reconnue par autrui. Bref, à moins d’être vide (1° stade), et donc de n’avoir rien à penser et rien à communiquer, la conscience ne peut pas être intérieure avant de s’être extériorisée comme le pensent les cartésiens : elle se constitue au contraire à l'extérieur de moi-même et en interaction avec autrui.



(A322) Il suit que le langage ne peut pas être considéré comme une simple expression de la pensée, puisque cela signifierait que la pensée est intérieure avant de s’être extériorisée, ce qui n'est le cas qu'au tout premier moment, lorsque la conscience est vide de tout contenu et n'a donc rien à communiquer. Au contraire, dans la mesure où le développement de la pensée a besoin d’un processus de constitution conflictuel avec autrui, il est facile de comprendre qu'il y a toujours du langage qui précède, qui accompagne et qui clôt l’affrontement de moi avec autrui. Par exemple, un enfant va proposer une description pour un phénomène, il va dire, en montrant une baleine, "ça, c’est un poisson". Cette description va entrer en conflit avec une autre description : "non, ceci n’est pas un poisson, c’est un mammifère marin". S’ensuit une discussion contradictoire qui va permettre à l’enfant de prendre conscience de ce qu’est réellement une baleine une fois qu'il aura librement admis qu'une baleine n'est pas un poisson mais un mammifère marin. On peut donc dire que « nous n'avons conscience de nos pensées, nous n'avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons de la forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis »(Hegel, Philoso­phie de l’Esprit). Donc pour Hegel, le langage n’est pas seulement l’expression de la pensée, il participe aussi à la constitution de la pensée. Autrement dit, ce n’est qu’après avoir constitué une pensée à l’issue d’un processus dialectique conflictuel que le langage en devient l’expression (3° stade). A contrario, une pensée qui n’aurait pas été dialectiquement confrontée à la réalité extérieure et qui n’aurait pas été modifiée par le langage serait pensée qui n’aurait qu’elle-même pour objet, bref, serait une pensée vide (1° stade) ou incomplète (2° stade). « Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée [...]. On croit ordinairement que ce qu'il y a de plus haut c'est l'ineffable. Mais c'est là une opi­nion superficielle, car en réalité l'ineffable c'est la pensée obscure, à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot »(Hegel, Philoso­phie de l’Esprit). Pour Hegel, et contre les cartésiens, la pensée muette, la pensée ineffable n'est que le stade primitif, embryonnaire, de la pensée.

(A323) Cependant, le problème que pose le langage, c’est son côté arbitraire : la même réalité peut être signifiée par des expressions différentes en fonction des époques, en fonction des lieux, en fonction des cultures. De sorte que, à travers le langage, il paraît difficile de constituer une pensée universelle qui prétendrait valoir en tout temps et à toute époque, ce qui est pourtant l'idéal de Hegel et des philosophes des Lumières qui voient dans les progrès de l'universalité le triomphe de la raison comme spécificité humaine. C'est pourquoi le langage n'est cependant pas le moyen le plus à même de donner à la pensée son plus haut degré de perfection, c'est-à-dire de constituer une pensée vraiment universelle : « dans le langage, le moyen de communication est un simple signe, à ce titre, quelque chose de purement extérieur à l'idée et d'arbitraire. L'art au contraire, ne doit pas simplement se servir de signes, mais donner aux idées de l'Esprit une existence sensible qui leur corresponde »(Hegel, Esthétique). Par exemple l’idée de liberté sera mieux exprimée par l’hymne à la joie de la Neuvième Symphonie de Beethoven que par un discours. De même, l’idée de raison sera illustrée à merveille par la sculpture le Penseur de Rodin, etc. À la différence des mots qui les désignent, les représentations artistiques de ces idées traversent le temps et l’espace et, de ce fait, sont réellement universalisables. Car « le but de l'art, son besoin originel, c'est de produire aux regards une représentation, une conception née de l'Esprit, de la manifester comme son oeuvre propre »(Hegel, Esthétique). Bref, dans l’art c’est l’Esprit Universel (l'Esprit du Monde, die Weltgeist) et lui seul qui est à l’œuvre. En tout cas, pour Hegel, la pensée reste indissociable de son expression, que ce soit par le moyen de l’art ou bien par celui du langage.

Or, si la pensée et son expression par le langage sont effectivement indissociables, qu'est-ce qui nous empêche de dire que la pensée se confond tout simplement avec son moyen d’expression ?

III - On peut même aller jusqu'à dire que la pensée se confond avec le langage dont un jeu de langage particulier pose comme une règle tautologique que le langage est l'expression de la pensée.

(A331) Wittgenstein est d’accord avec Hegel pour réfuter Descartes et les cartésiens. En effet, il refuse de dissocier la parole et la pensée, et, par conséquent, il refuse de considérer que la fonction du langage est de communiquer des pensées : «  [penser n’est pas un processus incorporel que l’on puisse détacher de la parole. Il faut rompre radicalement avec l’i­dée que le langage [...] sert toujours le même but : transmettre des pensées.] »(Wittgen­stein, le Cahier Bleu, 47). Donc, pour lui comme pour Hegel, il est hors de question d’admettre que le langage est l’expression physique et publique d’une entité métaphysique et privée accessible seulement par introspection, autrement dit que l'intériorité de la pensée est préalable à son extériorisation par le langage. En revanche, Wittgenstein reproche aussi bien à Descartes qu'à Hegel leur dualisme : « il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des maté­riaux dif­férents, [...] que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré. [Or] l’idée d’“objets éthérés” est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse per­plexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets maté­riels »(Wittgen­stein, le Cahier Bleu, 47). Pour Wittgenstein, en effet, il n’existe pas "deux types de mondes construits avec des matériaux différents", l’un étant le monde matériel des entités physiques perceptibles (les corps), l’autre étant le monde spirituel des entités métaphysiques cachées (les esprits). Il n’existe qu'un monde. Cependant, on peut expliquer cette tendance au dualisme, notamment chez les philosophes. Pour cela, il avance l’idée que ce qui pourrait bien justifier la croyance en l’existence d’une substance incorporelle (l’esprit, la pensée, l’âme, etc.), c’est qu’on a pris l’habitude, lorsqu’il n'est pas possible de percevoir ce que désigne un nom (e.g. "rêve"), plutôt que de dire qu'il ne désigne rien du tout, de dire qu'il désigne alors un objet non physique (e.g. le rêve est un message envoyé par les dieux). Dès lors, en s’appuyant sur l’étymologie latine du terme "esprit", spiritus, qui, à l’origine, signifie "souffle", on comprend que de telles entités sont supposés être des objets "éthérés", c’est-à-dire très légers, trop fins, trop subtils, trop légers pour être perceptibles par les sens.

(A332) Dans une première analogie, Wittgenstein nous dit que, pour les dualistes (Descartes et Hegel, notamment), la pensée est au corps qui la dissimule ce que le scarabée est à la boîte qui le contient : « supposez que chacun ait une boîte avec quelque chose dedans appelé "scarabée" ; personne ne pourra regarder dans la boîte d’un autre et chacun dira qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que pour avoir regardé le sien propre ; or il se pour­rait bien que chacun eût dans sa boîte quelque chose de différent »(Wittgenstein, Recherches Philoso­phiques, §293-339). En effet, si chacun avait une boîte avec, à l’intérieur, un objet qu’il serait le seul à pouvoir percevoir, même si tout le monde s’accordait pour donner le même nom ("scarabée") au contenu de cette boîte, comme pourrait-on être sûr que tout le monde a réellement la même chose dans sa boîte ? Par analogie, si chacun a un corps avec, à l’intérieur, des idées qu’il est le seul à pouvoir connaître, comment peut-on être sûr qu'il parle de la même chose que son interlocuteur lorsqu'il la nomme ? Bref, comment se peut-il que les hommes s'entendent entre eux lorsqu'ils se parlent ? Or, même s’il nous arrive de déplorer la difficulté de communiquer certaines pensées, dans la majorité des cas nous comprenons sans difficulté ce qui nous est communiqué et que nous admettons même comme vrai. On voit bien que, à moins d'admettre comme Descartes que les pensées portent toujours des traces de perfection divine (A213), et donc sont toujours plus ou moins les mêmes pour tout le monde, la prétendue intériorité des pensées est la porte ouverte au scepticisme. Or Wittgenstein, qui, comme nous l'avons dit, n'est pas dualiste (les pensées ne sont pas distinctes du corps, Dieu n'est pas distinct du monde, etc.) ne peut accepter la solution de Descartes. Pour Wittgenstein, une proposition ne peut être vraie (ou fausse) qu’après vérification par comparaison avec une réalité physique, extérieure et publique (A232). Par conséquent, si la proposition "le ciel est bleu" était l'expression linguistique de pensées métaphysiques, intérieures et privées, nous ne pourrions jamais savoir si cette proposition est vraie, faute de confrontation possible avec une réalité physique, extérieure et publique. D'où, deuxième analogie : « de même qu'on ne peut apprendre à calculer de tête qu’en apprenant à calculer, on ne peut apprendre à penser seul qu’après avoir appris à penser publiquement »(Wittgenstein, Recherches Philoso­phiques, §293-339) : la pensée est au langage ce que le calcul mental est au calcul à haute voix. Soit l'exemple de l'apprentissage du calcul mental chez les enfants : on commence par leur faire répéter une table de multiplication à voix haute. Puis on leur demande de parler à voix basse, enfin, on les encourage à ne plus parler du tout. C'est à ce moment-là qu'on peut dire que l'enfant est capable de calculer mentalement. Mais la pensée mentale "2x2=4", ce n'est rien d'autre que la phrase "2x2=4" rendue muette après apprentissage oral. En généralisant, on peut dire que les enfants (c'est-à-dire tous les hommes) apprennent à penser en apprenant à parler. La pensée n'est donc nullement le nom d'un mystérieux "objet éthéré", mais celui du stade ultime d'un processus complexe d'apprentissage du langage.

(A333) Mais Wittgenstein va encore plus loin : c'est dans le langage « que les hommes s’accordent, mais cet accord n’est pas un consen­sus d’opi­nion mais de forme de vie. Plutôt que de dire "sans langage nous ne pour­rions nous comprendre mutuellement" nous de­vrions dire "sans langage, nous ne pourrions nous influencer mutuellement" »(Wittgenstein, Recherches Philoso­phiques, §23-570). Autrement dit, Wittgenstein annule la relation de causalité entre la compréhension intellectuelle des hommes et leur accord matériel : ce n'est pas parce que les homme se comprennent qu'ils s'accordent (Descartes), ni parce qu'ils s'accordent qu'ils se comprennent (Hegel), car accord et compréhension sont synonymes. Les gens se comprennent non parce qu'ils ont les mêmes pensées, mais parce qu'ils agissent ensemble. Le langage humain a donc, primitivement, la fonction d'encadrer et donc d'influencer les actions humaines. Dès lors, le langage humain n'est plus très éloigné des formes animales de communication : s'il ne s'agit plus de réfléchir avant d'agir (Descartes) ou de réfléchir après avoir agi (Hegel), si les hommes parlent, pensent et agissent dans le même temps, alors, le langage, comme toute forme de communication animale, ne consiste qu'à transmettre à des congénères des informations sur la position et l'état de leurs corps respectifs afin de maximiser les chances de survie collective dans des circonstances données. Mais alors, le langage n'est plus, contrairement à ce que pensent Descartes ou Hegel, le propre de l'homme ! Qu'est-ce qui peut justifier que l'on refuse le langage aux animaux, voire aux machines ? Et pourtant, répond paradoxalement Wittgenstein, "seul l'homme parle", "seul l'homme pense", "nous avons un corps et un esprit", etc. Mais de telles phrases ne sont pas des propositions vraies ou fausses, ce sont des tautologies (A233), autrement dit, des règles du jeu que nos formes de vie nous inculquent dès notre plus jeune âge et dont nous ne songeons jamais à douter. Bref, « "Une machine ou un animal est incapable de penser”, est-ce là une proposition basée sur l’expé­rience ? Non, mais c’est seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit, qu’il a des états de conscience, etc. »(Wittgenstein, Recherches Philoso­phiques, §23-570). En effet, toute civilisation attribue le langage, la pensée, la sensibilité, etc. non seulement aux hommes, mais aussi aux êtres qui "ressemblent" aux hommes. Or, le problème de savoir quels sont les êtres qui "ressemblent" aux hommes ne peut lui-même être tranché que par une tautologie : dans certaines tribus amérindiennes, ce sont les oiseaux, chez certaines peuplades africaines, ce sont les arbres, et pour ce qui nous concerne, ce sont les grands mammifères et, peut-être aussi les ordinateurs, qui pensent et qui parlent. Voilà pourquoi, dire que le langage est l'expression de la pensée, c'est la règle d'un "jeu de langage" particulier.


Nous avons pu voir dans un premier temps que le langage semble être le seul moyen physique et public d'extérioriser la réalité métaphysique et privée que constitue la pensée comme essence même de l'homme. Mais cela suppose l'existence préalable d'une pensée qui, en réalité, se constitue dialectiquement par le conflit avec autrui, notamment, mais pas uniquement, à travers le langage. On peut même allre jusqu'à dire que la pensée n'est pas constituée par le langage mais que pensée et langage sont une seule et même chose bien qu'il soit de coutume de prétendre tautologiquement que le langage est l'expression de la pensée.

lundi 7 septembre 2009

DE QUOI EST-IL IMPOSSIBLE DE DOUTER ?

A2 - De quoi est-il impossible de douter  ?

De quoi est-il impossible de douter ? Apparemment, n'est-ce pas exclusivement des données de la raison qu'il est impossible de douter ? Et pourtant le sentiment, l'instinct, n'a-t-il pas un degré de certitude équivalent, voire supérieur à celui de la raison ? Et ce sentiment, cet instinct, ne correspond-il pas, en fait, à ce que nous faisons spontanément sans être obligé d'y penser ? Nous allons donc voir que, apparemment, le seul moyen d'échapper au scepticisme, c'est d'admettre qu'il existe une intuition et une déduction rationnelles qui, contrairement aux informations des sens, ne peuvent être mises en doute. Et pourtant, les vérités du cœur qui proviennent de la coutume concurrencent et même dépassent en certitude les vérités de la raison qui suivent de la démonstration. Cela dit, ce dont il est impossible de douter, ce n'est pas une soi-disant vérité métaphysique, d'où qu'elle provienne, mais d'une certitude pratique qui suit de l'application tautologique d'une règle indissociable de notre forme de vie.



I - Apparemment, le seul moyen d'échapper au scepticisme, c'est d'admettre qu'il existe une intuition et une déduction rationnelles qui, contrairement aux données sensibles, ne peuvent être mises en doute.



En 1635, la pièce de l'auteur espagnol Pedro Calderón de la Barca, la Vida es Sueño, ("la vie est un songe") met en scène un argument très populaire à cette époque, connu sous le nom d'"argument du rêve" : toute réalité sensible n'est qu'illusion trompeuse puisqu'il est très facile de faire croire qu'il rêve à quelqu'un qui est éveillé.



(A211) Descartes, qui est un philosophe du XVII° siècle, reprend à son compte cet argument du rêve. Lorsque je rêve, nous dit Descartes, j'ai l'impression de percevoir des images sensibles (visuelles, auditives, tactiles, olfactives, gustatives) de la réalité. Par exemple, en songe, je me perçois comme si j'étais habillé et si j'étais assis à mon bureau. Mais, comme, lorsque je rêve, je ne rêve pas que je rêve mais je rêve que je suis éveillé, « il n’y a point d’indices concluants ni de marques assez certaines par où on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil »(Descartes, Méditations Métaphysiques, I, 3-5). Descartes conclut en tout cas de cet argument qu'il n'y a pas de critère permettant de distinguer l'illusion visuelle de la perception visuelle. Et même si je sais que mes sens sont le jouet d'une illusion cette illusion ne disparaît pas pour autant (e.g. si je trempe dans un liquide le bout d'un bâton rectiligne, celui-ci me paraîtra brisé, même si je sais que ce n'est pas le cas). Voilà pourquoi il faut douter des informations que m'apportent mes sens : mes sens sont toujours potentiellement trompeurs, ils sont toujours potentiellement un facteur d'illusion. Ceci rapproche Descartes de Platon (A111) : lorsque l'opinion du citoyen est manipulée par l'orateur, elle a aussi l'impression d'être informée sur la réalité. On peut même dire, par analogie, que le rêve est à l'individu ce que la démagogie est à la Cité. Dans les deux cas, la perception ne nous fournit que l'apparence (potentiellement trompeuse) de la réalité, et non la réalité elle-même.

(A212-213) L'argument du rêve est l'argument favori des sceptiques (synonyme : "les pyrrhoniens", c'est-à-dire les disciples de Pyrrhon d'Elis, fondateur de ce courant philosophique dans l'antiquité) pour conclure que, puisqu'on ne peut jamais être certain d'être éveillé et non endormi, on ne peut jamais être certain de rien et on doit, par prudence, suspendre son jugement. Or, dit Descartes, « je n’imite pas les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être toujours irrésolus, car au contraire, tout mon dessein ne tend qu’à m’assurer »(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Autrement dit, Descartes va utiliser l'argument du rêve, non pas pour conclure qu'il faut douter de toutes nos connaissances, comme les sceptiques, mais au contraire pour examiner s'il n'y aurait pas néanmoins des connaissances qui résisteraient au doute. En d'autres termes, le doute ne sera pas, pour Descartes, une fin, mais un moyen. Ou, plus exactement une méthode (du grec meta tou hodou, "sur le chemin") pour découvrir des connaissances hors de doute. Descartes va donc douter méthodiquement pour atteindre une vérité indubitable, comme l'indique le titre de son célèbre ouvrage de 1637, le Discours de la Méthode pour bien conduire sa Raison, et chercher la Vérité dans les Sciences. Première étape du processus de doute méthodique : « je pensai qu’il fallait [...] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût absolument indubitable. [Donc] je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes »(Descartes, Discours de la Méthode, IV), c'est-à-dire faire comme si toutes mes connaissances n'étaient qu'illusions, bref, réagir comme un sceptique. Mais, deuxième étape, si je doute de tout, si je suis un sceptique, et même, à la limite même, si je suis malade ou fou, c'est que j'existe et que je pense. Voilà pourquoi « aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, je fusse quelque chose »(Descartes, Discours de la Méthode, IV), en l'occurrence, un être pensant. C'est donc là la toute première vérité absolument hors de doute : « j’ai pris l’être ou l’existence de [ma] pensée pour le premier principe »(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.). Or, si je doute, c'est que je suis capable de me tromper, donc que je suis imparfait. Mais, comme je ne puis être imparfait que par comparaison avec une perfection, laquelle est nommée "Dieu" au XVII° siècle, on peut dire que l'existence de l'être absolument parfait, donc de Dieu, est la deuxième vérité hors de doute : « il y a un Dieu qui est auteur de tout ce qui est au monde. »(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.). Enfin, Dieu, l'être absolument parfait, qui est l'auteur de toute chose, n'a pas pu créer mon entendement (mon intelligence) de façon à ce qu'il soit toujours dans l'erreur. D'où, troisième vérité hors de doute : mon entendement porte des traces de cette perfection divine, lesquelles me permettent d'espérer accéder à certaines autre vérités portant sur le monde physique qui m'environne : « Dieu [...] n’a point créé notre entendement de telle nature qu’il se puisse tromper au jugement qu’il fait des choses dont il a une perception fort claire et fort distincte ; ce sont là tous les principes [...] Métaphysiques desquels je déduis très clairement ceux des choses Physiques »(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.). Donc, finalement, au terme de son entreprise de doute méthodique, Descartes déclare détenir trois vérités métaphysiques (en grec meta ta phusica, "au-delà de la physique") dont il prétend déduire d'autres vérités, concernant le monde physique, cette fois, pour peu que ces nouvelles connaissances soient "claires et distinctes". Clarté et distinction de ce que je conçois par mon intelligence, tel est donc le critère de la vérité absolument hors de doute.

(A214) Le processus de doute méthodique mis en oeuvre par Descartes consiste, pour le moment, en deux étapes : 1° je tâche de douter de tout, mais, 2° je constate par intuition que je ne peux pas douter que j'existe comme être pensant, que Dieu existe comme être parfait et que mon entendement peut accéder à des vérités hors de doute. Autrement dit, l'intuition, c'est l'application d'une "intelligence pure et attentive", c'est-à-dire non contaminée par des données sensibles potentiellement trompeuses, et qui s'applique à découvrir les vérités métaphysiques de base : « par intui­tion, j’entends non la confiance flottante que donnent les sens ou le jugement trompeur d’une imagination aux constructions mau­vaises, mais le concept que l’intelligence pure et attentive [la raison] forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste ab­solument aucun doute sur ce que nous comprenons »(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Mais ce n'est pas la dernière étape du processus, car, 3° j'infère par déduction toute connaissance concernant le monde physique qui peut se conclure par simple application de l'intelligence pure et attentive sans admettre aucune donnée sensible (cf. la "loi de Descartes": de ce que deux droites x'x et y'y sécantes en O déterminent deux angles xÔy et x'Ôy' opposés par le sommet et donc égaux, angles qui peuvent être subdivisés en quatre sections égales par une bissectrice m'm, je déduis que xÔm=y'Ôm' ; d'où, si xO et y'O sont des rayons de lumière, la loi optique que l'angle d'incidence est égal à l'angle de réflexion) : « [par déduction], nous entendons toute conclusion nécessaire tirée d’autres choses connues avec certitude. Il a fallu le faire parce qu’on sait la plupart des choses sans qu’elles soient évidentes, pourvu seule­ment qu’on les déduise de principes vrais et connus »(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Donc, intuition et déduction sont les deux seules sources de vérité hors de doute qui ont ceci de commun qu'elles manifestent toutes deux un raisonnement après rejet de la perception sensible, l'intuition découvrant les vérités métaphysiques et la déduction les vérités physiques, c'est-à-dire les vérités scientifiques (Descartes est d'ailleurs aussi connu pour ses travaux scientifiques, notamment en optique). Cette démarche rapproche, encore une fois, Descartes de Platon (A112) pour qui le philosophe est celui qui doute de ses informations sensibles dans la mesure où il est doué, non seulement d'un œil physique potentiellement trompeur, mais aussi d'un oeil métaphysique ("l'œil de l'esprit") qui lui permet de trouver la vérité. En tout cas, pour Descartes, c'est des données de la raison, et seulement d'elles, qu'il est impossible de douter.

Est-ce à dire que seules les connaissances dérivant d'un raisonnement, donc celles qui rejettent la sensibilité, sont absolument hors de doute ?



II - Et pourtant, les vérités du cœur qui proviennent de la coutume concurrencent et même dépassent en certitude les vérités de la raison qui suivent de la démonstration.



(A221) Pascal est d’accord avec Descartes sur trois points : d’abord, il s’agit de combattre les ridicules prétentions des pyrrhoniens (les sceptiques) à mettre en doute toutes nos connaissances (ce qui, pour des scientifiques tels que Pascal ou Descartes, est évidemment insupportable) ; ensuite, il s’agit de les combattre en retournant contre eux leur arme favorite, à savoir l’argument du rêve ; enfin, il s’agit de mettre la raison hors de doute lorsqu’il s’agit d’atteindre la vérité. Seulement, Pascal adresse deux reproches à Descartes. Premièrement, la raison n’est pas la seule voie possible pour accéder à des vérités hors de doute : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur […]. Les principes se sentent, les propo­sitions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies »(Pascal, Pensées, B282). Donc la raison raisonne, démontre (Descartes aurait dit "déduit") et conclut avec certitude. D'accord. Mais le cœur "sent". Et ce qu’il sent, ce sont des "premiers principes" évidents par eux-mêmes : « c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers prin­cipes, et c'est en vain que le raisonnement qui n'y a point de part essaye de les com­battre […]. Car la connaissance des pre­miers principes, comme qu'il y a espace, temps, mouvements, nombres, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonne­ments nous donnent »(Pascal, Pensées, B282). Par exemple, l’existence de l’espace, pour Descartes, se déduit de l’existence d’une "substance étendue", créée par Dieu. Tandis que pour Pascal, l’existence de l’espace n’a nullement besoin d'être prouvée par raisonnement : elle se sent. Du coup, deuxième reproche de Pascal à Descartes, l’argument du rêve à un tout autre statut que pour Descartes. Pour celui-ci, l’argument, tel qu’il est employé par les pyrrhoniens, est parfaitement valide, insuffisant, certes, mais valide : nous ne savons jamais si nous rêvons ou si nous sommes éveillés. Tandis que pour Pascal, l’argument du rêve est rigoureusement faux : « Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison »(Pascal, Pensées, B282). Nous savons que nous ne rêvons point, non parce que nous pouvons le démontrer par la raison, mais parce que nous le sentons par le cœur. Pour Pascal, il est donc impossible de douter de ce qui est démontré, certes, mais aussi de tout ce qui est senti (e.g. nous sommes éveillés, il y a trois dimensions dans l'espace, etc.).

(A222) Pourtant, Pascal ne met pas tout à fait le cœur et la raison sur le même plan. En effet, Pascal commence par dire que c'est par excès de confiance à l'égard de la raison, c’est à force de vouloir démontrer ce qui n’est pas démontrable, qu’on devient pyrrhonien. Pour éviter le pyrrhonisme (scepticisme), dit Pascal, il faut commencer par prendre conscience que la raison a des limites. Et ces limites tiennent à trois facteurs. Premièrement, « c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre »(Pascal, Pensées, B282). Autrement dit, le coeur est antérieur à la raison, de sorte que la raison a besoin du coeur mais non réciproquement. On remarquera que l'exemple de Pascal porte sur le domaine des mathématiques, voulant dire par là que, même en mathématiques, activité rationnelle par excellence, on commence toujours par de l'irrationnel, ce qu'on appelle les axiomes ou les postulats (e.g. le 5° postulats d'Euclide : par un point extérieur à une droite donnée, ne passe qu'une et une seule parallèle possible à cette droite), c'est-à-dire des vérités admises sans démonstration. Deuxièmement, « nous sommes automate autant qu'esprit ; et de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent que l'esprit »(Pascal, Pensées, B252). C'est-à-dire que la raison convainc, mais persuade rarement : pour être persuadé, pour passer à l'acte, nous avons besoin d'une autre source de certitude que la seule démonstration. Troisièmement, « la raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il faut qu'ils soient toujours présents, qu'à toute heure elle s'assoupit ou s'égare, manque d'avoir tous ses principes présents. Le sentiment n'agit pas ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt à agir »(Pascal, Pensées, B252). Bref, dans la mesure où le recours à la raison exige du temps et des efforts, paradoxalement, la raison engendre plus de risque d'erreurs que le coeur.



(A223) On pourrait croire, à première vue, et par analogie, que le coeur est à la raison, chez Pascal, ce que l'intuition est à la déduction chez Descartes. Or, si la déduction cartésienne et la raison pascalienne sont manifestement synonymes, puisqu'il s'agit, chez l'un comme chez l'autre, de justifier une conclusion par démonstration (au sens où l'on démontre un théorème de mathématiques), en revanche l'intuition cartésienne et le coeur pascalien ne sont pas du tout la même chose. D'une part, en effet, le coeur, chez Pascal, "sent" les premiers principes, il est donc renseigné par le corps et sa sensibilité (c'est d'ailleurs pour cela que Pascal l'appelle aussi "l'instinct", comme pour les animaux), tandis que l'intuition, chez Descartes, rejette au contraire les informations sensibles pour se tourner vers la seule "intelligence pure et attentive". D'autre part, l'origine des premiers principes du coeur consiste, pour Pascal, dans la coutume : « la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense »(Pascal, Pensées, B252), « la coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue ; c'est le fondement mystique [mystérieux] de son autorité »(Pascal, Pensées, B294). La coutume, c'est-à-dire l'habitude sociale partagée dans laquelle chacun est plongé dès son enfance et dont on s'aperçoit à peine tant elle est familière au point qu'on trouvera ridicule de la justifier : penser qu'il y a trois dimensions dans l'espace est une coutume (les géométries non-euclidiennes du XIX° siècle, une autre coutume, montreront qu'on peut se donner un espace à autant de dimensions qu'on veut), de même, distinguer entre les représentations oniriques (des rêves) et les représentations perceptives, de même, considérer qu'il y a un Dieu, etc. La coutume, pour Pascal, c'est, comme l'Esprit du peuple chez Hegel (A122), ce dont l'éducation nous imprègne à notre insu et qui guide notre comportement toute notre vie durant. Bref, le coeur chez Pascal fait agir collectivement sur la base de sentiments partagés, alors que l'intuition cartésienne fait plutôt penser individuellement en isolant l'entendement des sollicitations corporelles. C'est donc primitivement de ce qui est senti qu'il est impossible de douter pour Pascal.



Alors, finalement, n'est-ce pas de ce que l'on fait plutôt que de ce que l'on sait qu'il est impossible de douter ?

III - Ce dont il est impossible de douter, ce n'est pas d'une soi-disant vérité métaphysique, d'où qu'elle provienne, mais d'une certitude pratique qui suit de l'application d'une règle considérée comme une tautologie.

(A231) Wittgenstein est d'accord avec Descartes et Pascal à la fois pour combattre le pyrrhonisme (scepticisme), et pour le combattre sur la base de l'argument du rêve, c'est-à-dire de l'argument favori des sceptiques. Mais, là où il se sépare à la fois de Descartes et de Pascal, c'est au sujet du statut de cet argument : nous avons vu que l'argument du rêve était vrai pour Descartes (nous ne pouvons pas savoir si nous rêvons ou si nous veillons), mais faux pour Pascal (nous savons que nous ne rêvons pas). Tandis que, pour Wittgenstein, l'argument n'est ni vrai ni faux : il est dénué de signification. En effet, pour cet auteur, un énoncé n'a de signification que si et seulement s'il correspond à un certain usage social : « la signification d’un mot, c'est son mode d'utilisation, c’est ce que nous apprenons au moment où le mot est incor­poré dans le langage »(Wittgenstein, de la Certi­tude, §61-383). Or, précisément, l'argument du rêve, qui consiste, rappelons-le, à se demander si on est éveillé ou si l'on dort, n'a aucun usage. On n'a jamais appris, dans aucune civilisation, aux enfants à douter de la réalité de leurs perceptions en leur demandant à tout propos s'ils ne sont pas en train de rêver ! Il est vrai que nous employons parfois une expression comme "c'est trop beau ... je dois être en train de rêver". Mais c'est là une hyperbole : celui qui la prononce sait très bien qu'il ne rêve pas, mais veut simplement exagérer le caractère extraordinaire de ce qui lui arrive. De même, se demander si la table qu'on a devant soi est bien réelle, cela n'a aucune signification, car cela n'a aucun usage social : « qu'est-ce qui m'em­pêche de supposer que cette table, hors la vue de quiconque, ou disparaît ou se modifie quant à sa forme et à sa couleur et qu'elle revient à son état ancien dès qu'on la regarde à nouveau ? "Mais qui ira bien supposer une chose de ce genre ?", se­rait-on disposé à dire »(Wittgenstein, de la Certi­tude, §61-383). Par où l'on voit que Wittgenstein se rapproche quand même plus de Pascal dans la mesure où, contrairement à ce que dit Descartes, ce n'est pas parce qu'il y a d'abord du doute qu'on arrive à de la certitude, mais au contraire, c'est parce que nous avons d'abord des certitudes inébranlables que l'on peut douter : « celui qui n’est certain de rien ne peut pas être certain du sens de ses mots [...]. La possibilité du doute présuppose la certitude »(Wittgenstein, de la Certi­tude, §61-383). Pour Wittgenstein comme pour Pascal, la certitude est première, c'est la règle, et le doute est second, c'est l'exception.

(A232) Un énoncé n'est doué de signification que lorsqu'il a un usage social. En particulier, pour un certain nombre d'énoncés (qu'on appelle affirmations ou propositions) cet usage consiste à représenter la réalité correctement (proposition vraie) ou incorrectement (proposition fausse) : « une proposition n'est douée de sens, ne peut être vraie ou fausse, que si elle est une image que l’on compare à la réalité »(Wittgenstein, Tractatus, 4.003-5.525). On en déduit qu'une proposition qui n'a pas à être comparée à la réalité pour être vraie ou fausse est une proposition dénuée de sens. C'est ce que Wittgenstein appelle une "tautologie" : « une tautologie n'est pas une proposition [vraie ou fausse] car elle est inconditionnellement vraie. La tautologie est donc vide de sens »(Wittgenstein, Tractatus, 4.003-5.525). Des affirmations comme "la porte est ouverte ou fermée", "un célibataire est une personne non-mariée", "aux échecs le fou se déplace en diagonale", "12X12=144", etc. sont des exemples de tautologies. De même, une phrase comme "je suis actuellement éveillé et non endormi", ou comme "il y a trois dimensions dans l'espace" sont vraies sans condition car il n'est pas nécessaire (ni même possible) de les vérifier pour savoir qu'elles sont vraies. Or, pour Wittgenstein, une phrase vraie sans condition, toujours vraie, nécessairement vraie, n'est pas vraie mais tautologique. Dès lors, pour lui, si on ne peut être certain que des phrases inconditionnellement vraies, on ne peut être certain que des tautologies : « la certitude d’une situation ne s’exprime pas au moyen d’une proposition [vraie ou fausse], mais par le fait qu’une expression est une tautologie »(Wittgenstein, Tractatus, 4.003-5.525). En disant cela, il s'oppose à Descartes autant qu'à Pascal, car, pour eux, lorsqu'il n'y a plus de doute, la vérité est absolument certaine, tandis que, pour Wittgenstein, dans la mesure où il n'y a plus de doute, on ne doit plus parler de vérité, mais de tautologie. Il reproche donc à Descartes et à Pascal de faire de la métaphysique, ce que l'un et l'autre auraient admis sans difficulté (cf. A213), mais qui, dans la bouche de Wittgenstein, possède une connotation péjorative : faire de la métaphysique, pour lui, c'est énoncer des tautologies en les présentant comme des vérités au motif qu'on peut, soit les démontrer comme Descartes, soit les sentir comme Pascal. Or une phrase comme « Dieu existe » (Descartes) n'a pas besoin d'être "démontrée", une phrase comme « il y a trois dimensions dans l'espace » (Pascal) n'a pas besoin d'être "sentie". On les admet ou on ne les admet pas. Un point, c'est tout. Ce sont donc bien des tautologies.

(A233) Dans le cas du coeur pascalien comme de la tautologie wittgensteinienne, c'est la coutume (Wittgenstein l'appelle "forme de vie") qui nous fournit les certitudes les plus inébranlables. Autrement dit, l'un et l'autre s'opposent à Descartes en disant que ce n'est pas le raisonnement individuel mais la coutume partagée qui nous préserve du doute pyrrhonien (sceptique). De même, la tautologie chez Wittgenstein, tout comme le cœur chez Pascal, n'a pas pour fonction de nous faire penser mais plutôt de nous faire agir : « la certitude n’est pas la présupposition non fondée, mais la manière non fondée de procéder [...] qui ne s’apparente pas à une conclusion mais à une forme de vie »(Wittgenstein, de la Certitude, §7-362). Toutefois, pour Wittgenstein, être certain, ce n'est pas faire un raisonnement comme chez Descartes, ni même être en proie à un sentiment impérieux comme chez Pascal : être certain, c'est agir et rien d'autre ! Autrement dit, la tautologie wittgensteinienne se distingue du cœur pascalien (et encore plus de l'intuition cartésienne) en ce que, en général, il n'y a pas de sentiment (encore moins de raisonnement) préalable à l'action. D'abord nous agissons au sein de ce que Wittgenstein nomme "notre forme de vie", puis, comme nous sommes des êtres pensants et sentants, il nous arrive, de temps en temps, d'énoncer des tautologies (nous disons : « une porte doit être ouverte ou fermée », « je suis sûr d'être éveillé en ce moment », « il y a là un siège pour m'asseoir », etc.) ou d'éprouver un sentiment incoercible (peur, fierté, assurance, etc.). Bref, nous commençons toujours par agir conformément à des règles que nous avons apprises au cours de notre éducation : «  [ma certitude] est l’arrière plan dont j’ai hérité et sur le fond duquel je distingue le vrai du faux. Son rôle est semblable à celui des règles d’un jeu »(Wittgenstein, de la Certitude, §7-362). Donc Wittgenstein, comme Bourdieu en A131 mais contrairement à Pascal, voit dans la coutume un ensemble de règles sociales qui passent par le langage et sont destinées avant tout à nous faire agir inconsciemment avant même de sentir, de dire ou de penser quoi que ce soit. Et c'est de cela qu'il est impossible de douter.


Donc, à première vue, on ne peut douter des réflexions claires et distinctes de notre intelligence pure et attentive préservée de toute intrusion des informations sensibles potentiellement trompeuses. Mais c'est ignorer que, sauf à être pyrrhonien, notre intelligence n'a pas le pouvoir de se départir de toutes les données sensibles, notamment de ces connaissances du cœur que nous fournit la coutume sans que nous nous en rendions compte et dont a nécessairement besoin la raison pour fonctionner. Toutefois, mêmes ces données sensibles ne sont que secondes par rapport aux règles sociales qui, dès notre enfance, ont conditionné notre corps tout entier, au point que l'énoncé de ces règles nous paraît tellement évident, tellement hors de doute, qu'il en devient tautologique.