dimanche 20 janvier 2008

PHILOSOPHIE ANALYTIQUE vs PHILOSOPHIE CONTINENTALE (UN EXEMPLE).

Je me propose ici de montrer par un exemple à la fois ce que fait la philosophie analytique et ce que sont ses relations avec la philosophie dite "continentale". Cet exemple est tiré de l'ouvrage paru aux éditions de Minuit sous le titre la Philosophie Analytique qui n'est rien d'autre que le compte-rendu d'une rencontre qui a eu lieu dans l'enceinte de l'abbaye de Royaumont en 1958 et qui a permis à quelques représentants des deux courants de "débattre" (je mets entre "..." car quiconque a ce compte-rendu sous les yeux peut constater qu'il s'est agi d'un dialogue de sourd !). Mon exemple va consister à résumer la conférence donnée à cette occasion par Bernard Williams ("the most brilliant and most important British moral philosopher of his time", pouvait-on lire dans The Times du 14 juin 2003, quelques jours après sa mort) sur le thème : "la certitude du cogito". 

Williams commence par rappeler l'une des formulations les plus classiques du cogito cartésien :
"Et remarquant que cette vérité "je pense donc je suis" était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeais que je pouvais la recevoir sans scrupules pour le premier principe de la philosophie que je cherchais." (Descartes, Discours de la Méthode, iv)

Ce qui importe à Williams ici, c'est la nature de l'inférence logique qui justifie la présence du connecteur logique "donc" dans "je pense donc je suis".

Première hypothèse, on pourrait penser qu'il y a dans cette formule la mineure et la conclusion d'un syllogisme dont la majeure serait sous-entendue. Ce syllogisme aurait alors la forme suivante :
- majeure (implicite) : tout ce qui pense est
- mineure (explicite) : or je pense (le je pense)
- conclusions (explicite) : donc je suis (le je est).

 Mais, précise Williams, "pour pouvoir affirmer que tout ce qui pense existe, il faudrait, en toute rigueur, que je connusse l'existence d'au moins une chose pensante. Or c'est précisément ce que je suis censé découvrir dans le cogito" (la Certitude du Cogito, in la Philosophie Analytique). Et en effet, "tout ce qui pense est" s'analyse en "pour tout x, si x pense alors x est" qui est donc de la forme "p implique q" (cf. http://phiphilo.blogspot.com/2011/10/la-theorie-russellienne-des.html). Or, si p n'est pas assertée, l'implication est dépourvue de signification (comme disaient les scolastiques : ex falso quodlibet sequitur). Et, justement, il y a là deux problèmes. D'abord, par la méthode du doute radical, Descartes a exclu, par principe, que quoi que ce soit existât : "Je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes" (Descartes, Discours de la Méthode, iv). Ensuite, et, par voie de conséquence, il s'agit de passer au crible toutes les existences réelles ou possibles pour, éventuellement, constater que certaines d'entre elles seraient nécessaires dans le sens où elles échapperaient au doute : "Il fallait que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable" (Descartes, Discours de la Méthode, iv). Et la première vérité hors de doute à quoi aboutit le raisonnement de Descartes, c'est (reprenant Augustin dans la Cité de Dieu, XI, 26) : si fallor sum, "si je me trompe, j'existe", sous-entendu, il y a au moins une chose qui existe, c'est moi-en-tant-que-je-me-trompe. En toute rigueur pyrrhonienne, on ne voit pas très bien pourquoi celui qui se trompe devrait exclure du champ de ses illusions l'existence qui s'attache au fait de se tromper, sauf à l'admettre comme majeure implicite. Mais alors, comme le dit Williams, on ne peut pas prétendre conclure une proposition ("j'existe comme être pensant") déjà présupposée en prémisse. Bref, sauf à admettre que Descartes commet une grossière pétition de principe, la formulation cartésienne du cogito ne recèle aucun syllogisme latent dans la mesure où la fameuse "majeure cachée" (tout ce qui pense est) n'est pas établie.

Deuxième hypothèse, celle que fait Kant : "
le "je pense", comme on l'a déjà dit, est une proposition empirique et renferme la proposition "j'existe". Mais je ne puis pas dire : tout ce qui pense existe, car alors la propriété de la pensée ferait de tout être qui la possède un être nécessaire" (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 274 n.). Dans ce cas, le "donc" de "je pense donc je suis" signifierait ou bien "je pense donc je suis-nécessairement", ou bien "je me sens penser donc-nécessairement je suis". Or, souligne Williams, Kant commet coup sur coup deux erreurs. 

Première erreur, en disant "je ne puis pas dire : tout ce qui pense existe, car alors la propriété de la pensée ferait de tout être qui la possède un être nécessaire", Kant passe abusivement de la forme "il est nécessaire que [si p alors q]" ("il est nécessaire que si quelque chose pense, alors cette chose existe") à la forme "si p [alors il est nécessaire que q]" ("si une chose pense il est nécessaire que cette chose existe"). Or, comme Quine l'a montré ces deux formes ne sont pas équivalentes. Exemple "il est nécessaire que si un nombre de planètes est égal à 9, alors ce nombre est égal à 9" n'équivaut pas à "si un nombre de planètes est égal à 9 (e.g. celui du système solaire), alors il est nécessaire qu'il en soit ainsi", la première proposition étant tautologique, et la deuxième tout bonnement fausse (cf. les débats qui ont eu lieu en 2006 et qui ont porté sur la question de savoir si Pluton devait être considérée comme la neuvième planète du système solaire). Bref, en toute rigueur logique, "je pense donc je suis" n'encourt pas le risque de faire des êtres pensants des êtres dont l'existence est nécessaire car "je pense donc je suis " ne sous-entend pas "je pense donc je suis- nécessairement".

Deuxième erreur de Kant : si, comme il le dit, "le "je pense" [...] est une proposition empirique et renferme la proposition "j'existe"", alors, nous dit Bernard Williams "une inférence serait possible de ego sum cogitans à ego sum par une inférence analogue à celle que l'on pourrait faire entre ego sum ambulans à ego sum"(Williams, la Certitude du Cogito, in la Philosophie Analytique). Ce qui, bien entendu, est totalement opposé à la démarche de Descartes : il ne suffit pas de constater empiriquement que x est A (A étant un attribut quelconque) pour avoir le droit de conclure que x est. Bien au contraire puisque Descartes a bien pris soin préalablement d'user de l'arme pyrrhonienne que constitue l'argument du rêve pour mettre en doute définitivement tous les attributs empiriques qui, putativement, "sont non plus vrais que les illusions de mes songes"(Discours de la Méthode, iv). L'hypothèse kantienne selon laquelle le cogito cartésien serait une sorte de chimère logique qui serait à la fois nécessaire et empirique ne semble donc pas non plus devoir être retenue. Non. "Je pense donc je suis" veut bien dire, comme l'explique Descartes, "je pense, donc-nécessairement je suis" et non pas "je pense donc je suis-nécessairement", ni, encore moins, "je me sens penser donc-nécessairement je suis".

Bernard Williams propose alors deux clés interprétatives concernant la nature de l'inférence logique constitutive du
cogito cartésien.

Première clé, le "donc" serait un connecteur de présupposition et non d'implication :
"Si l'on a une proposition de la forme F(a) F représente le prédicat et a représente un nom propre, un pronom ou une paraphrase descriptive [...], la proposition F(a) présuppose dans une certaine mesure qu'il existe quelque chose qui corresponde à ce a. La relation de présupposition paraît différente de la relation d'implication en ceci : si p implique q et si q est faux, alors p est également faux ; mais si p présuppose q et si q est faux, alors p n'est ni vrai ni faux." (Williams, la Certitude du Cogito, in la Philosophie Analytique)

En effet, si je dis que la présence d'un carré implique la présence d'un quadrilatère et que je ne me trouve pas en présence d'un quadrilatère, alors je n'aurai, a fortiori, pas non plus affaire à un carré. Mais si je dis qu'un contrat présuppose le libre consentement du signataire et qu'il s'avère que ce libre consentement a fait défaut, alors le contrat n'est ni valide ni invalide, il est réputé n'avoir jamais existé (il est "nul et non-avenu" comme on dit en l'occurrence). Il en va de même pour le cogito cartésien. On a vu plus haut que "je pense donc je suis" ne peut pas vouloir dire "je pense implique que je suis", car cette proposition jouerait le rôle de la majeure d'un syllogisme implicite, hypothèse que nous avons écartée. Tandis que si "je pense donc je suis" signifie "je pense présuppose que je suis", alors, si par extraordinaire je n'étais point, la proposition "je pense" serait non pas fausse (ce qui, on l'a vu, viderait l'inférence de toute signification), mais inexistante, "nulle et non-avenue". Et il n'est pas du tout interdit de croire que c'est ce que voulait dire Descartes lorsqu'il écrit : "Je pris garde que, pendant que je voulais penser que tout était faux, il fallait bien que moi qui le pensais fusse quelque chose" (Descartes, Discours de la Méthode, iv). Effectivement, Descartes à l'air de dire que je ne peux pas ne pas être, parce que, si tel était le cas, "je pense" ne serait non pas faux (dans le sens où, à la place de penser, je pourrais v-er, v étant le radical d'un verbe quelconque), mais proprement inconcevable : "je pense présuppose que je suis" parce que si je ne suis pas, non seulement je ne pense pas, mais la pensée elle-même n'existe pas faute de substrat.

Deuxième clé, le mot "je" commun à "je pense" et à "je suis", n'est pas, contrairement aux apparences, un pronom personnel :
"Il faut remarquer l'ambiguïté qui plane autour du mot "je" quand nous lisons Descartes, et que nous retrouvons, chez tous les philosophes qui posent des questions du genre "que sais-je ?". Le "je" dans des phrases de ce genre est presque un tour de passe-passe stylistique, il est souvent pris dans un sens impersonnel et général." (Williams, la Certitude du Cogito, in la Philosophie Analytique)

Autrement dit, le "je" de "je pense donc je suis" ne réfère à aucun individu en particulier, ni à Descartes, ni à personne d'autre. Ce serait alors un "tour de passe-passe stylistique" qui consisterait à énoncer avec les règles d'expression que connaît Descartes, la proposition canonique suivante : "pour tout x, x pense présuppose que x existe". Ce qui est une proposition générale qui peut se paraphraser de la façon suivante : si x n'existe pas, la fonction F(x) est inconcevable (exemple : "pour tout x appartenant à l'ensemble des réels positifs, si x n'existe pas dans l'ensemble des réels positifs, la fonction <<racine carrée de x>> est inconcevable dans l'ensemble des réels positifs). Finalement, dire "je pense donc je suis", cela équivaut à dire que "il existe au moins un x (un être, quelque chose) dont on peut affirmer avec vérité qu'il pense", car si tel n'était pas le cas, il n'y aurait point de pensée. Or il y a bien de la pensée : la preuve, c'est que je (René Descartes) me trompe, etc.

Notons au passage que cette reformulation générale et impersonnelle qu'opère Bernard Williams ici du "je pense donc je suis" est conforme à l'un des paradigmes fondateurs de la philosophie analytique qui refuse, à la suite d'ailleurs de Kant, de considérer l'existence comme un prédicat mais la requalifie en connecteur logique (par exemple, pour reprendre un exemple cher à Russell, "Dieu existe" se paraphrase désormais par "il existe un x et un seul tel que cet x est appelé Dieu", ou encore, comme l'a dit Frege, dire qu'une chose existe, c'est nier le nombre zéro). 

Voilà un exemple du modus operandi qui caractérise, en général, la philosophie analytique et qui la distingue de la philosophie dite "continentale" (sous-entendu "qui a cours sur le vieux continent"). Personnellement, j'ai l'habitude de dire : lorsque le sage philosophe continental montre la lune (l'Être), le naïf philosophe analytique regarde le doigt (le langage).

mardi 15 janvier 2008

PHILOSOPHIE, SCIENCE, MATHEMATIQUE ET VERITE.

Etymologiquement, la φιλοσοφία, c'est "l'amour de la vérité", la scientia, c'est "la connaissance" et la μαθήσις, c'est "la science". On y perd son latin (et son grec) ! Le mot "philosophie" qualifie en effet, chez Platon, l'activité des φιλόσοφοι , c'est-à-dire de ceux qui aiment la vérité, la théorie, la science, la connaissance (la sagesse, au sens pratique, et non théorique se dit φρόνησις en grec) : "les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité" (Platon, République, V, 475e). Or, ajoute Platon, "que nul n'entre ici [en philosophie] s'il n'est géomètre [Μηδεὶς ἀγεωμέτρητος εἰσίτω]. [La mathématique] est donc, mon brave ami, propre à tirer l'âme vers la vérité et à faire naître l'esprit philosophique" (Platon, République, VII, 526c-527a-b). L'impossibilité de distinguer ce qui relève de la science, ce qui relève de la philosophie et, dans une certaine mesure, ce qui relève de la mathématique, va longtemps perdurer sous l'effet tout à la fois d'une absence de consensus sur les méthodes et les objets de ces activités, et d'une absence de séparation fonctionnelle entre philosophes, "scientifiques" (qu'on n'appelle d'ailleurs pas encore ainsi) et qui se livrent à ce qu'on va appeler la philosophie de la nature, et mathématiciens (qu'on appelle encore "géomètres") . Aussi l'opus magnum de Newton a-t-il pour titre Principia Mathematica Philosophiae Naturalis. Bien que cette confusion perdure aussi chez Kant, c'est probablement le premier (ou, en tout cas, l'un des premiers) à employer l'expression de "sciences de la nature" en remplacement de "philosophie de la nature" :
"Une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature. Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibi­lité. [...] Ainsi, connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspon­dant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit. Or la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique. En conséquence [...] une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique." (Kant, Pre­miers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470)
Une science de la nature, "une science proprement dite" dit Kant, est pour partie une activité a priori de construction formelle de concepts (on dirait aujourd'hui d'hypothèses) et pour partie une activité empirique (a posteriori) de confrontation matérielle avec la réalité sensible. La science a désormais une méthode propre, la construction mathématique des hypothèses qui fournissent a priori l'intuition d'un phénomène possible dont il s'agit de vérifier expérimentalement la réalité sensible et qui constitue son objet propre. Par distinction, le criticisme va obliger Kant à préciser l'objet et la méthode de la philosophie :
"La philosophie est la science du rapport de toute connaissance et de tout usage de la raison à la fin ultime de la raison humaine [...]. Le philosophe doit donc pouvoir déterminer : 1°) la source du savoir humain, 2°) l'étendue de l'usage possible et utile de tout savoir, et enfin, 3°) les limites de la raison [...]. La philosophie est le système [...] des connaissances rationnelles à partir de concepts." (Kant, Logique, A.K. IX, 23-25)

Bref, la philosophie, contrairement à la science mathématisée, ne construit pas des concepts, mais fait usage des concepts de la raison pour soumettre à la critique toute théorie et tout pratique, y compris la raison elle-même. Bien que cette distinction ait fini par s'enraciner, essentiellement sous l'effet d'une distinction fonctionnelle et organique de plus en plus intransigeante (favorisée notamment par les systèmes éducatifs modernes qui qualifient les philosophes de littéraires et les scientifiques de matheux) entre ce que l'on va désormais appeler les scientifiques, et que l'on va distinguer des philosophes, les frontières entre les deux activités vont quand même se brouiller sous l'effet de deux facteurs perturbants : d'une part l'émergence des sciences de l'homme, en particulier des sciences sociales dont la mathématisation va s'avérer parfois problématique, d'autre part l'apparition de ce qu'on va nommer the epistemology (au sens anglo-saxon de théorie de la connaissance en général) une auto-réflexion de la science, des mathématiques et de la logique sur elles-mêmes, c'est-à-dire débarrassée de la sous-traitance philosophique qu'elles pratiquaient jusqu'alors . D'où, évidemment, surgissement de conflits d'intérêts et de légitimité entre philosophie d'une part, science et mathématique d'autre part :
"Menacé dans ses prétentions à la domination intellectuelle, depuis la fin du XIX° siècle, par le développement d’une science de la nature portant en elle sa propre réflexion, et par l’émergence de sciences sociales visant à s’approprier les ob­jets traditionnels de la réflexion philosophique, le corps des professionnels de la réflexion est en état de mobilisation permanente contre le psychologisme et surtout le positivisme qui prétend confiner la philosophie dans les limites d’une épistémologie." (Bourdieu, l’Ontologie Politique de Martin Heidegger, ii)
"Si l’affirmation de l’irréductibilité de la conscience est une des dimensions les plus constantes de la philosophie […], c’est sans doute parce qu’elle constitue une manière de définir et de défendre la frontière entre ce qui appartient en propre à la philosophie et ce qu’elle peut abandonner aux sciences de la nature et de la société […] ; en se battant contre le maté­rialisme et le déterminisme, [la philosophie] vise toujours à défendre une hiérarchie et la différence de nature qui sépare les philosophes de tous les autres penseurs, souvent caractérisés comme scientistes ou positivistes." (Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 1)

Ce qui est intéressant, chez Bourdieu, c'est qu'il montre que, contrairement à une opinion bien établie, ce n'est pas la science qui a déclenché les hostilités, c'est la philosophie qui a vu se restreindre petit à petit le champ de sa réflexion et de sa légitimité : perte de la fonction kantienne de détermination de l'enjeu et des limites de l'activité scientifique qui va passer du côté de l'épistémologie, perte de la fonction historique d'étude et de critique de la pensée comme objet métaphysique qui va passer dans le giron des sciences de l'homme. D'où la tentative de pacification venue, on ne s'en étonnera pas, d'outre-manche et d'outre-atlantique et consistant à admettre une conception minimaliste de la philosophie qui prend acte, en quelque sorte, de sa subordination à la science. Voici ce qu'écrit Locke, par exemple, en 1689 :
 "En un âge qui produit des maîtres comme le grand Huygens et l’incomparable Newton, […] c’est d’assez d’ambition d’être employé comme ouvrier subalterne à nettoyer un peu le terrain et enlever certaines des sottises qui se trouvent sur la route menant au savoir."(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, lettre au lecteur)
Et ce qu'écrit Wittgenstein un peu plus de deux siècles plus tard, après que le serment lockien d'allégeance de la philosophie, version post-scolastique de la philosophia ancilla theologiae (avec la scientia dans le rôle de la theologia), se soit mué en promesse de critique (Kant était passé par là !) : 
"La totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature [et] la philosophie n’est pas une science de la nature [...]. Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activi­té. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements [...]. La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature, quelque chose qui, par conséquent, n'a rien à voir avec la philosophie. Puis, quand quelqu'un d'autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu'il a omis de donner, dans ses propositions, une signification à certains signes."(Wittgenstein, Tractatus, 4.11-4.111-4.112-6.53)
La philosophie renonce donc à concurrencer la science sur le terrain de la production du discours matériellement vrai et la mathématique sur celui de la nécessité, mais se cantonne désormais à l'analyse de la correction formelle du discours en général, scientifique et mathématique en particulier. C'est pourquoi cette conception minimaliste de la philosophie va essentiellement avoir pour fonction de critiquer ... la philosophie, notamment dans la prétention supposée désormais exorbitante de certains philosophes à vouloir faire de la science (du discours vrai), voire de la mathématique (du discours nécessaire) sans naturellement en avoir les moyens. Il s'ensuit une définition de la métaphysique comme incursion illégitime de la philosophie dans le domaine de la science :
"[Les métaphysiciens] font une sorte de recherche scientifique sur ce que le mot veut réellement dire […] ; ils ont constamment à l’esprit la méthode scientifique et ils sont irrésistiblement tentés de poser des questions et d’y répondre à la manière de la science : cette tendance est la source véritable de la métaphysique, et elle mène le philosophe en pleine obscurité." (Wittgenstein, le Cahier Bleu, 28)

Cela dit, je ne suis pas sûr que le fait de traiter les métaphysiciens de scientifiques refoulés (ou "de musiciens sans talent", comme le dira Carnap) soit vraiment de nature à pacifier les relations entre philosophes et scientifiques ! Et pourtant, on se souvient que Kant avait pourtant tenté de sauver l'idée que la philosophie (la métaphysique) pouvait, dans un certaine mesure, se présenter comme une science d'une certaine sorte. On peut même, je crois, considérer le passage de Kant à la philosophie critique comme LA révolution philosophique par excellence. La première philosophie de Kant s'inspirait très largement de celle de Wolff, disciple de Leibniz, lui-même sans doute celui qui, dans l'histoire de la philosophie, a porté la métaphysique au plus haut degré d'identification avec la mathématique. En effet, la recherche leibnizienne d'une lingua characterica universalis, d'un calculus ratiocinator, devrait être telle que "lorsque naîtront les controverses, on n’aura pas besoin de discuter davantage : il suffira de se dire l’un à l’autre "calculons !" (Leibniz, Écrits Philosophiques, VII). Kant est le premier philosophe a dénier explicitement à la métaphysique le droit d'être juge en dernier ressort des objets de la pensée, autrement dit d'objets dont on ne peut pas se faire une représentation quantitative comme en mathématiques :
"Dans la mathématique, la chose peut s'entendre, parce que les objets ne sont pour nous que des grandeurs et ne peuvent être représentés que parce que nous pouvons produire leur représentation en ajoutant l'unité à elle-même. C'est la raison pour laquelle les concepts de grandeurs peuvent être établis a priori. Mais sous le rapport des qualités, comment mon entendement peut-il se former lui-même tout à fait a priori des concepts des choses, avec lesquels les choses doivent nécessairement s'accorder, comment peut-il établir quant à la possibilité des principes réels, avec lesquels l'expérience doit s'accorder fidèlement, et qui, cependant, ne dépendent point d'elle, cette question comprend toujours une obscurité relative à notre entendement comme faculté, qui consiste à savoir d'où lui vient cet accord avec les choses mêmes." (Kant, Lettre à Marcus Herz du 21 février 1772, A.K. X, 131)

Bref, l'intuition kantienne de la nécessité d'une philosophie critique n'est autre que l'idée d'après laquelle l'entendement humain n'a pas accès aux choses mêmes mais à des phénomènes. Dans ce cas, comment une métaphysique pourrait-elle s'arroger le droit d'énoncer, en dernier ressort, la raison dernière des phénomènes ? Autrement dit, comment la philosophie pourrait-elle trancher les controverses portant sur des divergences d'interprétation qualitative qu'il convient de donner à tel ou tel phénomène ? Le criticisme de Kant signe la mort de toute prétention théoricienne de la métaphysique et, avec elle, de toute prétention hégémonique d'une métaphysique à trancher définitivement les débats philosophiques, finalement, de toute prétention d'une métaphysique à juger qu'une philosophie est vraie ou fausse. Pour parodier Koyré, on pourrait dire qu'avec Kant, on passe du monde métaphysique clos à l'univers philosophique infini.

Il me semble en aller de même pour Wittgenstein. Se poser la question de la possibilité d'un dialogue authentique,
a fortiori d'un accord, entre philosophes, c'est présupposer la possibilité d'en appeler, en dernier ressort, à un juge suprême qui connaîtrait la raison dernière des phénomènes que les uns et les autres se contentent de nommer et de décrire sans en connaître l'arrière-plan ontologique, bref qui présupposent un métaphysicien capable de trancher définitivement un débat au moyen de l'arme philosophique suprême : la définition. Or, nous dit Wittgenstein, dans la plupart des cas,
"nous sommes incapables de définir clairement les termes que nous utilisons, non parce que nous ne connaissons pas leur vraie définition, mais parce qu’ils n’ont pas de vraie définition […] ; mais il ne s’agit pas d’un défaut : penser le contraire serait comme dire que la lumière de ma lampe n’a rien d’une véritable lumière parce qu’elle n’a pas de frontières nettes." (Wittgenstein, le Cahier Bleu, 26-28)

Supposons par exemple que notre problème philosophique consiste à vouloir départager Leibniz ("l'essence précède l'existence") et Sartre ("l'existence précède l'essence") : encore faudrait-il définir au préalable ce que l'on entend par "existence", "essence", "précéder". Ce qui suppose qu'il existe une définition dernière et incontestable de chacun de ces termes, définition à laquelle le métaphysicien va parvenir après une recherche ... métaphysique, c'est-à-dire, apparemment rigoureuse, scientifique, méthodique. Sauf que Wittgenstein, suivant en cela les traces de Kant, dénie toute pertinence à une activité de recherche théorique dont le juge suprême, en dernier ressort, ne serait pas l'expérience sensible. Est-ce grave ? Pas du tout, répond Wittgenstein. On a l'impression que Leibniz et Sartre jouent au même jeu, donc qu'on va pouvoir les départager. Mais en réalité, ils jouent des jeux qui comportent, certes, des ressemblances, comme en comportent les échecs et les dames, mais qui n'en sont pas moins des jeux incommensurables : "nous avons tendance à croire qu’il doit y avoir quelque chose de commun à ces jeux de langage, alors qu’en fait ils appartiennent à une famille dont les membres ont simplement des ressemblances" (Wittgenstein, le Cahier Bleu, 17). 

Donc, pour reprendre notre analogie : tant que Leibniz joue aux échecs et que Sartre joue aux dames, il n'y a pas d'authentique dialogue possible entre eux. Ils ne parlent pas de la même chose. Mais rien ne leur interdit de décrire et de comparer chacun son propre jeu et le jeu de l'autre. Non pas, certes, pour créer un troisième jeu qui serait une sort de synthèse des deux premiers (les "échédames"), mais bien plutôt pour mettre à jour des différences et des ressemblances. Ce faisant, et bien que ce ne soit pas leur intention première, l'un des deux jeux apparaîtra peut-être (mais ce n'est nullement une nécessité), comme "plus ceci" ou "moins cela" par rapport à l'autre. Dans de telles conditions, en quoi consiste donc une activité philosophique qui ne soit pas une activité de synthèse à la Hegel ? Les métaphysiciens ont développé des systèmes prétendant rendre compte de la raison dernière des phénomènes en général (Leibniz) ou d'une classe de phénomènes (Sartre). Certes, leurs prétentions étaient exorbitantes et ils ont échoué dans leur entreprise : la preuve, c'est qu'il n'y a pas de moyen connu pour trancher une controverse métaphysique (alors qu'il existe, au moins en principe, des moyens a priori comme a posteriori de trancher un différend scientifique). Pour autant, leur entreprise ne fut pas vaine (et ne l'est toujours pas, car il y a encore des métaphysiciens) : chacun a inventé un jeu de langage indissociable d'une forme de vie qui se montre à travers celui-ci. De sorte que, en décrivant, en analysant chaque jeu de langage philosophique, on fait déjà d'une pierre deux coups : d'une part on montre implicitement la forme de vie qui lui a donné naissance, d'autre part, on fait cesser la fascination qu'exerce sur nous un jeu de langage supposé à tort méta-théorique :
"Nous devons écarter toute explication et ne mettre à la place qu'une description. Et cette description reçoit sa lu­mière, c'est-à-dire son but, des problèmes philosophiques. Ces problèmes ne sont naturellement pas empiriques, mais ils sont résolus par une appréhension du fonctionnement de notre langage qui doit en permettre la reconnaissance en dépit de la ten­dance qui nous pousse à mal le comprendre. Les problèmes sont résolus, non par l'apport d'une expérience nouvelle, mais par une mise en ordre de ce qui est connu depuis longtemps. La philosophie n’apprend rien car elle ne recherche aucune loi ni au­cun fait nouveau […] elle se contente de lutter contre l’ensorcellement de nos formes de pensée par notre langage [...]. La philosophie ne peut en aucune manière porter atteinte à l’usage réel du langage, elle ne peut faire autre chose que le décrire : elle laisse toute chose en leur état." (Wittgen­stein, Recherches Philosophiques, §§109-124)

Conception minimaliste de la philosophie, qui, évidemment, est considérée par les métaphysiciens "professionnels" comme anti-philosophique, puisque la conception que nous défendons consiste à décrire (analyser), à montrer (citer), et à débattre pour savoir si untel a bien dit ceci ou a bien pu penser cela, étant donné le contexte socio-historique de son activité philosophique. Le prix à payer pour ce voeu de chasteté (puisque, par là, nous n'entendons engendrer aucun système) en matière philosophique, c'est évidemment que "cette méthode serait insatisfaisante pour l'autre -qui n'aurait pas le sentiment que nous lui avons enseigné la philosophie- mais ce serait la seule strictement correcte" (Wittgenstein, Tractatus, 6.53). Insatisfaisante, certes, pour ceux qui, en plein vingtième siècle, proclament encore que "la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts" (Deleuze et Guattari, qu’est-ce que la Philo­sophie ?). Mais la seule correcte néanmoins, faute de quoi "l'indigence et l'ostentation procurent le spectacle dérisoire d'une philosophie qui adopte un ton grand seigneur" (Kant, d'un Ton Grand Seigneur adopté naguère en Philosophie).


Cependant, il semble que cette conception minimaliste de la philosophie comme propédeutique à la recherche de la vérité, plutôt que comme recherche de la vérité elle-même, ait considérablement rapproché la philosophie et la mathématique. N'avons-nous pas, dans les deux cas, deux activités entièrement a priori dans lesquelles, pour parler comme Wittgenstein, le processus et le résultat sont la même chose ? Spinoza, par exemple, n'écrit-il pas une Ethica ordine geometrico demonstrata, autrement dit une "Ethique démontrée de manière géométrique". Qu'entend-il par là ? Il me semble que more geometrico veut dire ici deux choses. D'une part, il s'agit, comme il sied aux mathématiciens (et donc aux géomètres), de construire des "propositions" (qui ne sont rien d'autre que des théorèmes) en progressant, depuis des définitions et des axiomes, vers des conclusions conceptuelles. Il procède ad conceptum, "par construction de concept" dirait Kant. Donc, au premier sens du terme, par more geometrico, il suffirait simplement d'entendre "à la manière des mathématiciens en général". Mais d'autre part, il s'agit de veiller aussi à avoir toujours sous les yeux un élément de preuve de la justesse de chaque proposition (d'où les renvois incessants qu'opère Spinoza vers d'autres propositions, vers des axiomes, des définitions, voire des scolies dont chacune est supposée être une conséquence déductive). En d'autres termes, Spinoza fait en sorte que son lecteur ait toujours la possibilité d'avoir une vision synoptique de l'ensemble de l'ouvrage et des connexions conceptuelles qu'il établit. Wittgenstein, dans ses Remarques sur les Fondements des Mathématiques (iii, 43), distingue la force démonstrative de l'activité mathématique et qu'il attribue à la connexion logique des arguments, de sa force persuasive qui repose, précise-t-il, sur l'agencement géométrique des preuves, c'est-à-dire sur le fait que le lecteur attentif a en permanence sous les yeux la preuve synoptique de la correction de la construction. Bref, dans ce second sens, more geometrico voudrait dire, littéralement, "à la manière des géomètres en particulier".

Alors que manque-t-il à cette œuvre, qui est indiscutablement un effort de construction synthétique de concepts (ceux-ci fussent-ils métaphysiques) pour être une œuvre de mathématique stricto sensu ? C'est évident. Il lui manque un langage formalisé, c'est-à-dire un langage dont on a précisé par avance le symbolisme admissible, le vocabulaire admissible et les règles d'inférence admissibles. A l'inverse, Spinoza n'utilise que le langage ordinaire et la grammaire ordinaire, même si, comme nous l'avons montré supra, il impose des contraintes logiques et géométriques rigoureuses à ce langage et à cette grammaire. La preuve manifeste de l'absence de formalisation est... le foisonnement des interprétations, notamment à travers les traductions diverses et variées dont l'ouvrage a fait l'objet. Par quel terme français traduisez-vous mens ? Par "esprit", "âme", "mental", "pensée"... ? Et affectus ? Par "affect", "affection", "sentiment", "passion"... ? Et modus ? Par "manière", "mode", "façon"... ? Problèmes de traduction-interprétation consubstantiels à l'ambiguïté du langage ordinaire et de sa grammaire dont fait usage l'activité philosophique et, cela va de soi, inconcevables en mathématiques. Et il est clair que c'est ce manque de formalisme conceptuel qui ôte à la philosophie, fût-elle synthétique et constructive (comme chez Deleuze ou Spinoza) toute prétention à la nécessité. Comme le fait abondamment remarquer Wittgenstein, l'idée de super-rigidité qui s'attache à notion de nécessité n'a rien de métaphysique, elle n'est pas du tout inhérente à un phénomène éthéré que la science ou la philosophie auraient à découvrir : elle réside dans le formalisme rigoureux des règles logico-mathématiques que nous nous imposons dans nos rapports (notamment scientifiques, mais également, cela va de soi, techniques) avec la réalité qui nous environne : "la physique est liée à l’art de l’ingénieur : le pont ne doit pas s’effondrer [...] ; d’où l’idée de super-rigidité caracté­ristique de la nécessité logico-mathématique" (Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, iii, 27).

Finalement, comme le souligne Jacques Bouveresse, confirmant ainsi la relation de filiation que Platon envisageait déjà, il y a vingt-cinq siècles, entre la philosophie et la mathématique, "la naissance de la philosophie est liée à celle de l'axiomatique et sa méthode consiste dans une transposition de la méthode axiomatique aux questions de l'ontologie" (Bouveresse, Leçon Inaugurale au Collège de France, i). L'origine de la philosophie serait ainsi à chercher dans l'exploration de ce qui est (ontologie) comme prolongement méthodologique de l'exploration de la manière d'être de ce qui est (mathématique, science). Comment s'étonner dès lors, sinon de la confusion, du moins de l'inter-pénétration de la philosophie, de la science et de la mathématique. Et même si la période des Lumières et, plus encore, le positivisme du début du XX° siècle ont tâché de clarifier les positions respectives de ces trois activités manifestement consanguines, nul doute que l'émergence de la physique quantique aura contribué, à nouveau, à brouiller les frontières : 
"il est hors de doute que la question de l'individualisation, de l'identité [des atomes], n'a vraiment et réellement aucune signification [...]. Dans les corps tangibles, composés d'atomes, l'individualité provient de la structure, de l'assemblage, de la figure ou de la forme, ou encore de l'organisation comme nous pourrions dire dans d'autres cas. [...] Il n'y a aucune observation possible de la forme d'un atome, ce ne sont que des formules mathématiques." (Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde)

dimanche 11 novembre 2007

QU'ECHANGE-T-ON LORSQUE L'ON PARLE ?

C2 – Qu’échange-t-on lorsque l’on parle ?

Il est évident que la Cité est du nombre des choses qui sont dans la nature, que l’homme est naturelle­ment un animal politique destiné à vivre en société et que celui qui, par sa nature1 et non par l’effet de quelque cir­constance, ne fait partie d’aucune Cité, est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être sans famille, sans lois, sans foyer ; car celui qui a une telle nature est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable de se soumettre à aucun joug. On voit d’une manière évidente pourquoi l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature, comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole ; le cri est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur or­ganisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole2 a pour fonction de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste3. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une Cité.
Aristote – Politique

1 - A quelle idée l'auteur s'oppose-t-il et quelle idée défend-il ?
Dans ce texte, Aristote s'oppose à l'idée que le langage humain soit de même nature que la communication animale. Il s'oppose, en particulier, à Platon pour qui le langage, chez les animaux comme chez les hommes, a pour fonction l'influence mutuelle, et à Freud pour qui le langage, chez les animaux comme chez les hommes, a pour fonction la satisfaction des besoins du corps.
Et il défend l'idée que le langage humain est le moyen de communication qui a cours dans la Cité, autrement dit dans la communauté spécifiquement humaine. En effet, les hommes ne se contentent pas d'échanger des informations sur ce qui cause de la douleur ou du plaisir, mais aussi, des informations sur ce qui est juste ou injuste, utile ou nuisible, etc. En ce sens, Aristote se rapproche de Descartes pour qui le langage humain est l'expression de l'âme et non essentiellement du corps comme chez les animaux.

2 - Qu'est-ce qu'un "animal politique". Chercher l'étymologie de "politique".
En disant que "l'homme est naturellement un animal politique", Aristote veut dire deux choses. Premièrement, l'homme est naturellement un animal, c'est-à-dire que tout ce qui constitue la nature de l'animal constitue aussi la nature de l'homme. Mais, deuxièmement, dans l'ensemble des animaux, l'homme a un statut à part : il est "politique". Or, "politique" vient du grec polis, qui veut dire "Cité". Autrement dit, un animal politique (en grec zôon politikon) est un animal spécifique qui possède des propriétés que les autre animaux ne possèdent pas. A savoir, ici, le fait de vivre dans une communauté spécifique qu'on appelle la Cité. A noter que le terme "Cité" vient du latin civitas qui a donné les termes "civil", "civique", "citoyen", etc. L'animal politique est donc l'animal qui, comme tous les animaux, vit en communauté, mais qui, en l'occurrence, vit dans une communauté spécifique appelée "Cité".

3 – Qu’est-ce qu’Aristote met en opposition dans la phrase : "celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque cir­constance, ne fait partie d’aucune Cité, est une créature dégradée ou supérieure à l’homme" ? Donner des exemples.
Dans cette phrase, Aristote met en opposition "nature" et "circonstance". Aussi, lorsqu'il dit "celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque cir­constance, ne fait partie d’aucune Cité, est une créature dégradée ou supérieure à l’homme", il veut dire la chose suivante : si vous trouvez un être qui ressemble à un homme mais qui, par nature, ne peut pas vivre dans une Cité, alors c'est, ou bien plus qu'un homme (un dieu, par exemple), ou bien moins qu'un homme (une bête, par exemple). Mais attention : il dit bien "par sa nature et non par l'effet de quelque circonstance". Autrement dit, celui qui ne fait pas partie d'une communauté humaine (Cité) à la suite à un accident, de quelque circonstance de la vie, peut très bien être néanmoins, par nature, un animal politique, c'est-à-dire un homme. C'est le cas pour l'ermite qui se retire volontairement dans la solitude, c'est le cas du "sans domicile fixe" ou du prisonnier, qui ont été exclus, de droit ou de fait, de la société, c'est le cas enfin du trisomique qui a été victime d'un accident génétique pré-natal. Alors qu'au contraire (en tout cas le plus souvent dans l'antiquité grecque) les femmes, les enfants et la majorité des esclaves, tout comme les animaux domestiques, vivent dans la Cité, mais pour autant ne sont pas considérés comme faisant partie de la Cité. L'auteur fait donc une distinction très nette entre ceux qui ne peuvent pas faire partie de la Cité (Aristote ne distingue pas, en revanche, les deux sens du verbe "pouvoir" que Wittgenstein distingue dans le texte B2, cf. question 3) et ceux qui devraient en faire partie mais n'en font pas partie.

4 - Pourquoi l'être qui est "sans famille, sans lois, sans foyer" est-il "incapable de se soumettre à aucun joug" ? Qu’est-ce que cela implique quant à la fonction de la Cité ?
Si l'être qui est "sans famille, sans lois, sans foyer" est "incapable de se soumettre à aucun joug", c'est évidemment parce que la famille, le foyer et les lois sont des "jougs" (en latin jugum signifie à la fois le lien et la contrainte). En effet, la famille est le premier des "jougs" : tout être humain y est entouré et éduqué et y fait l'apprentissage précoce des premières règles sociales, les habitudes de la vie quotidienne. Bref, l'être humain apprend au sein de la famille, tout à la fois le lien et la contrainte. Le foyer, ce que nous appelons aujourd'hui "l'institution", est le second des "jougs" qui concernent l'être humain après la famille. En effet, "foyer" vient du latin focus, "l'endroit où on fait du feu", c'est-à-dire l'endroit qui crée des liens de solidarité pour se protéger des agressions extérieures (obscurité, froid, ennemi, etc.) et qui impose des contraintes puisqu'il faut bien alimenter et entretenir ce feu. Ce qui fait, historiquement, du foyer la première institution humaine, bien avant la famille. En généralisant, le foyer, c'est donc toutes les institutions (école, religion, profession, club sportif, bande de copains, etc.) qui créent du lien social et, en même temps, imposent des contraintes sociales à travers des règlements divers et variés. Enfin les lois sont le troisième type de "joug". Et comme la famille et le foyer, les lois créent du lien social en ce qu'elles rendent possible la vie collective, et en même temps imposent des contraintes sous forme de menaces de sanctions et de sanctions en cas de transgression effective. Les lois sont donc un "joug" plus général que le foyer ou la famille, mais un "joug" qui ne remplit sa fonction que si le foyer et la famille ont déjà rempli le leur. En d'autres termes, le "joug" des lois n'est rien d'autre que le "joug" de la Cité toute entière. On voit par là que tout, dans la Cité, donc dans la communauté de vie spécifiquement humaine, contribue à créer du lien social et à imposer des contraintes. Or, comme on a vu dans la question 2 que "l'animal politique" possède toutes les propriétés que possèdent les autres animaux, plus quelques propriétés spécifiques, on peut donc dire que la fonction de la Cité est de créer plus de lien social que n'en créent les autres sociétés animales et, en contrepartie, d'imposer plus de contraintes que n'en imposent les autres sociétés animales.

5 - Qu'est-ce qu'Aristote entend par "nature" ? A quoi correspond, d'après ce texte, la nature animale en général, la nature humaine en particulier ? Quel rapport y a-t-il entre cette nature humaine et le fait d'être un animal politique ?
La "nature" d'un être en général, c'est "ce vers quoi il tend, c'est la forme qui est tirée de sa matière." (cf. note 1). Expliquons.
D'abord, la nature d'un être, c'est "ce vers quoi il tend" : autrement dit, la nature d'un être, c'est sa fonction, ce pourquoi il est fait (dans le cas des choses), son processus de développement (dans le cas des animaux), sa destinée (dans le cas des hommes). Bref, dans tous les cas, la nature d'un être, c'est le plus haut degré de perfection qu'il puisse atteindre. En ce sens, la nature d'une chaise, par exemple, son degré optimal de perfection, sa fonction, c'est que l'on puisse s'y asseoir. La nature d'un animal en général, son degré maximal de développement, sera de vivre dans une société. Et la nature d'un homme, sa destinée, sa suprême perfection, c'est de vivre dans une Cité. C'est en ce sens que l'homme est, par nature, un animal politique (cf. question 2), "animal politique" voulant dire ici "animal dont le destin est de faire partie d'une Cité".
Ensuite, la nature d'un être, c'est "la forme tirée de sa matière" : en d'autres termes, la nature d'un être, c'est son organisation interne, c'est ce qui rend possible le plus haut degré de perfection dont on a parlé plus haut. Par exemple, la nature d'une chaise, le fait qu'on puisse s'y asseoir pour s'y reposer, cela suppose une matière (disons, le bois) et une forme (avec le bois, il faut faire un dossier, un plateau, quatre pieds, etc.). Pour l'animal, la matière sera le corps et la forme sera la vie, car, sans la vie, le corps n'a pas de forme (comme le bois, par lui-même, n'a pas de forme). De même, pour l'homme, ce qui rend possible le fait de vivre dans une Cité, c'est une certaine matière (le corps humain) et une certaine forme (non seulement la vie, comme tous les animaux, mais la vie bonne, comme l'indique la note 3). En ce sens, dire que l'homme est, par nature, un animal politique (cf. question 2), c'est dire qu'il est un animal qui tend à vivre bien.

6 - Quelle est la fonction de la communication animale en général et quelle est celle de la communication humaine en particulier ?
La nature, dit Aristote, ne fait rien en vain. C'est-à-dire que tout ce qui existe possède une raison d'être, autrement dit une fonction, ou encore, comme nous l'avons vu dans la question 5, un degré suprême de perfection. Alors quels sont respectivement les degrés suprêmes de perfection de la communication animale d'une part et du langage humain d'autre part ? Tout d'abord, dans la mesure où le langage est le mode de communication de l'animal politique (l'homme) et que tout animal politique est avant tout un animal (cf. question 2), on peut dire que, de même que l'homme est un animal spécifique, de même que la Cité est une société spécifique, de même la parole est un cri spécifique.
Commençons donc par définir la nature du cri. Le cri, nous dit Aristote, a pour fonction de communiquer les sensations de plaisir et de douleur. Or, nous avons dit (question 5) que la forme de l'animal, ce qui lui permet d'atteindre son plus haut degré de perfection, c'est la vie. On peut donc dire que la communication des sensations de douleur et de plaisir est indispensable à la vie : communiquer une sensation de douleur est nécessaire en effet pour prévenir les autres membres de la communauté qu'il y a présence d'une situation qu'il faut fuir pour conserver la vie ; inversement, communiquer une sensation de plaisir permet d'informer les autres membres de la communauté de la présence d'une situation qu'il faut rechercher pour conserver la vie. Donc, dans tous les cas, le cri est une forme de communication qui concerne la conservation de la vie. C'est pourquoi, ajoute Aristote, le cri a été donné à tous les animaux, y compris donc l'homme. Ce qui veut dire que les sons que nous émettons lorsque nous menaçons notre agresseur ou que nous essayons de séduire notre partenaire sexuel, même si nous employons des mots, ce n'est pas du langage, c'est du cri, puisque c'est nécessaire à la conservation de la vie.
On peut maintenant définir le langage comme ce qui est en relation avec la forme spécifique de l'animal politique, c'est-à-dire (cf. question 5) non seulement vivre, mais vivre bien. Car en effet, l'être humain est un animal qui, comme l'indique la note 3, ne se contente pas de l'indispensable (vivre) mais qui cherche aussi ce qui est bon (vivre bien). Dès lors, comme la nature ne fait rien en vain, il va de soi que la forme spécifique de communication de l'animal politique va devoir lui permettre d'atteindre ce degré de perfection. C'est pourquoi, la nature de la parole consiste à communiquer non pas des sensations de plaisir ou de douleur, mais des informations sur ce qui est juste ou injuste, utile ou nuisible, bien ou mal, beau ou laid, etc. Aristote veut dire par là que, lorsque nous parlons, nous échangeons des informations sur ce qui est susceptible de rendre meilleure la vie de la Cité toute entière. Ce qui suppose, bien entendu, que l'animal politique se consacre à des activités comme la science, la philosophie, l'art, l'administration, etc., donc que les êtres qui, comme les femmes, les enfants, les esclaves, les barbares, etc., qui ne se livrent pas à ces activités, ne peuvent être considérés par les Grecs comme des animaux politiques (cf. question 3).

7 - Déduire de la question précédente et de la note 3 une définition du loisir.
Pour comprendre ce qu'est le loisir (en latin, otium, qui a donné aussi "oisif", "oisiveté"), Aristote fait une analogie : le loisir est au travail ce que le bon est à l'indispensable. Nous avons vu dans la question 6 que, pour un animal, ce qui est indispensable, c'est vivre et ce qui est bon, c'est vivre bien. Or, lorsqu'il s'agit de conserver la vie, il faut pourvoir aux besoins du corps biologique et, pour cela, il faut déployer des efforts physiques, bref, il faut travailler. Pour Aristote donc, le travail est la forme d'activité nécessaire à l'entretien de la vie, et cette forme d'activité est commune à tous les animaux (ce qui explique, encore une fois que les esclaves soient considérés comme des animaux). En revanche, la forme d'activité qui n'est pas indispensable à la vie, mais peut contribuer à l'améliorer, c'est le loisir (en grec, skholè, qui a donné ... "school", "Schule", "scuola", "escuela", "école", etc., autrement dit l'institution qui, par excellence, est tournée vers l'amélioration de la vie). Le loisir est donc la forme d'activité spécifiquement humaine : tous les animaux travaillent, il n'y a que l'animal politique qui soit capable d'avoir du loisir, c'est-à-dire du temps libéré de la nécessité de satisfaire les besoins vitaux, et qui consiste à réfléchir sur ce qui peut améliorer la vie. C'est pourquoi il ne faut pas confondre le loisir avec les loisirs (s'amuser, se reposer, se détendre, etc.) qui sont des besoins vitaux, ni bien entendu avec la paresse, puisque le loisir, comme on l'a dit dans la question 4, impose beaucoup plus de contraintes que le simple travail !

8 - D'après ce texte, il y a plusieurs définitions possibles de la nature humaine. Quelles sont-elles ?
On peut dire que l'homme est, par nature, un animal politique (cf. question 2), un animal parlant (cf. question 6), un animal raisonnable (cf. note 2), ou un animal de loisir (cf. question 7).

1 "La nature d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme qui est tirée de sa matière."(Aristote - Physique)
2 En grec, logos, qui signifie à la fois "parole" et "raison".
3 "La vie se divise en labeur et loisir [...] en ce qui est indispensable et en ce qui est bon."(Aristote - Politique)

samedi 10 novembre 2007

QUELLES SONT LES PARTS DU NATUREL ET DU CULTUREL DANS NOTRE PERSONNALITE ?

C1 - QUELLES SONT LES PARTS DU NATUREL ET DU CULTUREL DANS NOTRE PERSONNALITÉ ?

Le ça est la partie obscure de notre personnalité, et le peu que nous en savons, nous l’avons appris en étu­diant l’élaboration du rêve et la formation du symptôme névrotique […]. Le ça tend seulement à satisfaire les be­soins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Les processus qui s’y déroulent n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée : pour eux, le principe de contradiction n’existe pas, [aussi] le ça ignore-t-il les jugements de valeur, le bien, le mal, la morale […]. Le moi a pour mission d’être le représentant du monde extérieur aux yeux du ça, et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi, le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions des pulsions, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui […]. Ainsi, le principe de plaisir, qui domine de façon absolue dans le ça, est-il détrôné par le principe de réalité, plus propre à as­surer sa sécurité et sa réussite […]. Donc le moi n’est qu’une partie du ça opportunément modifiée par la pression d’un monde extérieur menaçant. En somme, le moi doit réaliser les intentions du ça en parvenant à découvrir les circonstances favorables à leur réalisation. [Dans cette tâche, le moi est puissamment aidé par] le surmoi qui est le dépositaire de la conscience morale et qui dérive de l’influence exercée par les parents et les éducateurs.
Freud – Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse

Contexte : Freud est un médecin autrichien de la fin du XIX° et du début du XX° siècles. Il est connu essentiellement pour être l'inventeur de la psychanalyse.

Dans ce texte, Freud s'oppose
- contre la plupart des philosophes, à l'idée que le psychisme humain serait simple et homogène
- et contre des philosophes comme Descartes ou Platon, à l'idée que le psychisme humain serait dominé par la conscience.
Il défend donc
- l'idée que le psychisme humain est complexe, composé de trois instances hétérogènes que sont le moi, le surmoi et le ça1
- l'idée que le psychisme humain est, en grande partie, constitué de phénomènes inconscients (le surmoi et le ça), la conscience (le moi) n'étant en quelque sorte que la partie émergée de l'iceberg.

"Le ça est la partie obscure de notre personnalité, et le peu que nous en savons, nous l’avons appris en étu­diant l’élaboration du rêve et la formation du symptôme névrotique […]."
Dans notre personnalité, il y a donc une "partie obscure", nous dit Freud. Mais obscure par rapport à quoi ? La plupart des philosophes ont considéré que rien n'était plus facile à l'homme que de s'observer "de l'intérieur", par introspection (en latin intro specto, "je regarde à l'intérieur") consciente. Eh bien, c'est faux, dit Freud, parce qu'il y a une partie importante de notre psychisme qui est obscure à l'introspection consciente. Autrement dit, cette "partie obscure" de notre personnalité est une partie inconsciente de nous-même.
Mais alors, dirons-nous, comment pouvons-nous savoir quoi que ce soit sur cette "partie obscure", étant donné que
- elle est psychique donc inaccessible à l'observation extérieure
- elle est inconsciente donc inaccessible à l'observation intérieure.
Freud répond d'abord, modestement, que nous en savons peu de choses ("le peu que nous en savons"). Mais, ce que nous en savons, nous l'avons appris indirectement, en observant les effets et non directement en observant les causes. Par exemple, il y a deux manières d'observer un phénomène astronomique : en observant directement, au télescope, le corps céleste qui nous intéresse (ex. : Galilée observant les satellites de Jupiter) ; en observant indirectement un corps céleste que nous ne pouvons pas voir mais dont nous pouvons constater les effets (ex. Le Verrier observant les effets gravitationnels de la planète Neptune qu'il ne peut pas voir). Freud, qui a une formation scientifique, adopte la deuxième démarche : puisqu'il ne pas "voir" le ça inconscient, il va en observer indirectement les effets dans le cadre d'une nouvelle activité qu'il va lui-même baptiser psychanalyse ( de l'allemand Psychoanalyse, "analyse psychique").
Ces effets indirects qui sont, pour Freud, le témoignage de l'existence de cette "partie obscure de notre personnalité" sont d'abord les névroses. Freud, qui est médecin, à l'origine, constate en effet que certain(e)s de ses patient(e)s sont atteint(e)s de troubles dont on ne peut déceler de cause physiologique. Il en infère alors que les troubles dont souffrent ces malades ont des causes psychiques. Et comme les malades sont incapables de se souvenir de l'origine de leurs troubles, Freud ajoute qu'ils doivent concerner une partie inconsciente du psychisme. Des souffrances dont l'origine est probablement à la fois psychique et inconsciente, telle est la définition des symptômes névrotiques.
De même, le rêve est une source inépuisable d'observations indirectes de la "partie obscure de notre personnalité" pour le psychanalyste. Depuis toujours, en effet, les rêves ont fasciné et dérouté les hommes à cause de leur caractère parfois inexplicable. Freud va être l'un des premiers à considérer l'aspect farfelu de certains rêves comme un indice de la présence et du fonctionnement d'une instance inconsciente de notre personnalité. Freud ira même jusqu'à faire la supposition que le rêve n'est qu'une satisfaction symbolique de certaines pulsions sexuelles et/ou agressives qui ont été préalablement refoulées dans notre inconscient.
D'où la question : mais alors qu'apprenons-nous sur le ça inconscient à partir de l'observation des rêves et des symptômes névrotiques ?

"Le ça tend seulement à satisfaire les be­soins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Les processus qui s’y déroulent n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée : pour eux, le principe de contradiction n’existe pas, [aussi] le ça ignore-t-il les jugements de valeur, le bien, le mal, la morale […]."
Le principe de fonctionnement du ça inconscient c'est, nous dit Freud, le principe de plaisir. Pour comprendre ce qu'est le principe de plaisir, il faut se rappeler que, pour Freud, toute notre vie psychique est déterminée par nos pulsions. Or, une pulsion étant le représentant psychique d'une excitation indiquant un besoin du corps, il est facile de comprendre que le seul moyen de supprimer une pulsion, c'est de satisfaire le besoin du corps correspondant, autrement dit d'éprouver le plaisir indiquant que ce besoin est satisfait. Le principe de plaisir est donc le principe fondamental qui gouverne notre psychisme : toute pulsion exige d'être satisfaite en éprouvant du plaisir. On en déduit que, si le ça est la partie inconsciente de notre personnalité, c'est parce que, naturellement, les besoins du corps et leur correspondants psychiques, les pulsions, n'ont nul besoin de conscience pour se satisfaire. Le principe de plaisir est donc la seule loi à laquelle obéisse le ça, parce que c'est une loi de la nature. Les autres lois, celles qui sont ajoutées par la culture humaine, les lois logiques (ne pas se contredire, etc.), les lois morales (ne pas mentir, etc.), les lois juridiques (ne pas dépasser telle vitesse, etc.), ne concernent pas le ça inconscient. Voilà la première connaissance que nous acquérons sur la partie obscure de notre personnalité, par exemple à travers l'étude du rêve : ce qui fait apparaître le rêve souvent absurde, c'est justement qu'il n'obéit pas aux lois logiques (il n'est pas rare que l'on soit à deux endroits en même temps, ou qu'on soit simultanément deux personnes différentes). De même, l'analyse du symptôme névrotique montre l'absurdité de certains de nos comportements (il est absurde d'avoir peur d'une inoffensive araignée, par exemple, comme dans la névrose phobique).
Mais alors, pourquoi notre personnalité psychique ne se réduit-elle pas au ça ?

"Le moi a pour mission d’être le représentant du monde extérieur aux yeux du ça, et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi, le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions des pulsions, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui […]. Ainsi, le principe de plaisir, qui domine de façon absolue dans le ça, est-il détrôné par le principe de réalité, plus propre à as­surer sa sécurité et sa réussite […]."
Nous avons dit que la partie obscure de notre personnalité, le ça, a le principe de plaisir pour seule loi. Or, comme ce principe est une loi de la nature, on peut en déduire que le ça est la partie naturelle de notre personnalité psychique. C'est-à-dire que, comme tous les êtres vivants, notre corps biologique éprouve des besoins qu'il s'agit de satisfaire, et, comme les êtres vivants les plus évolués (les oiseaux et les mammifères, par exemple), ces besoins s'accompagnent de signaux psychiques, les pulsions dont la fonction est d'indiquer par la sensation de plaisir que le besoin est satisfait. Tous les animaux supérieurs fonctionnent sur ce principe. Pourquoi donc l'homme est-il le seul être à avoir un psychisme composé, en plus du ça, d'un surmoi et d'un moi conscient ? La meilleure réponse se trouve dans une comédie de Beaumarchais intitulée le Mariage de Figaro, acte II, scène 21 : "Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, Madame, il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes". Autrement dit, par une bizarrerie de la nature, l'homme est le seul être vivant dont les besoins n'aient pas de limite naturelle. Alors que les bêtes s'arrêtent de boire quand elles n'ont plus soif, de copuler lorsque ce n'est plus la saison des amours, les hommes continuent : ils sont potentiellement insatiables. La conséquence, c'est que, la partie obscure de ma personnalité, mon ça inconscient gouverné par le principe de plaisir se heurterait à tous les autres ça, tout aussi insatiables s'il n'était pas limité par d'autres barrières que les limites naturelles : les interdits culturels.
Et ce sont ces interdits qui constituent ce que Freud appelle le principe de réalité. Celui-ci n'est pas la négation du principe de plaisir mais son aménagement : il ne s'agit pas de nier les pulsions et de nier l'exigence de satisfaction de celle-ci, mais de canaliser, d'encadrer la satisfaction de certaines pulsions qui, si elles n'était pas limitée, entraînerait des conflits destructeurs pour le ça inconscient des hommes. Concrètement, il s'agit donc, à travers le principe de réalité de différer la satisfaction des pulsions les plus problématiques pour la vie en société, à savoir certaines pulsions sexuelles et certaines pulsions agressives. Les différer, cela veut dire d'une part que ces pulsions ne peuvent être satisfaites au moment où elles se manifestent et/ou ne peuvent être satisfaites de la manière dont elles se manifestent. C'est le principe de réalité qui permet donc de comprendre qu'il existe des pulsions qui, dans un premier temps, sont refoulées, c'est-à-dire interdites de satisfaction, puis, dans un second temps, sont satisfaites symboliquement, c'est-à-dire satisfaites mais pas sur le mode sexuel et/ou sur le mode agressif.
C'est pourquoi l'être humain est le seul être biologique qui nécessite une éducation. Éduquer un homme, dit Freud, cela signifie faire passer son psychisme du principe de plaisir au principe de réalité. Et pour que ce passage soit possible, il va falloir que le ça inconscient de chacun soit secondé par un moi conscient, c'est-à-dire une instance psychique qui soit capable d'élaborer des stratégies complexes afin de satisfaire des pulsions à des moments et selon des modes qui soient compatibles avec la présence d'autres moi conscients qui ont les mêmes aspirations. C'est pour cela que Freud insiste sur le rôle d'ambassadeur du moi conscient à l'égard du ça inconscient. Ce qui veut dire à la fois que ma conscience est au service de mon inconscient de même que l'ambassadeur est au service du chef d'État, et que ma conscience va devoir tenir compte des autres consciences, elles-mêmes au service des autres inconscients. Bref, Freud et la psychanalyse mettent fin à l'illusion d'une soi-disant domination de la conscience sur le psychisme humain.
Est-ce à dire alors que notre conscience n'a plus aucune autonomie ?


"Donc le moi n’est qu’une partie du ça opportunément modifiée par la pression d’un monde extérieur menaçant. En somme, le moi doit réaliser les intentions du ça en parvenant à découvrir les circonstances favorables à leur réalisation."
En effet, le ça, la partie obscure de notre personnalité, est une instance psychique inconsciente que nous avons en commun avec tous les animaux et qui ne fonctionne que sur le principe de plaisir. Or, nous avons vu que le principe de plaisir doit être, dans la société humaine, tempéré par le principe de réalité. C'est pour cela que le ça a besoin d'être secondé par le moi qui va accomplir des actes conscients en accord avec les exigences de la société humaine.
Prenons l'exemple du phénomène que Freud appelle "sublimation". Par là, le moi va désirer faire du sport, faire des études, faire de la politique, etc., autant d'activités valorisantes et valorisées dans notre société. Le moi va donc mettre en oeuvre des stratégies plus ou moins rationnelles, mais toujours conscientes pour atteindre des buts précis : battre un record, décrocher un diplôme, se faire élire lors d'un scrutin, etc. Mais ce que le moi ignore, c'est qu'en réalité, il ne fait qu'accomplir des actes qui sont dictés par la nécessité pour le ça de satisfaire des pulsions agressives et/ou sexuelles que la société interdit de satisfaire. Aussi, en pratiquant ces activités socialement valorisantes et valorisées, le moi éprouve du plaisir, ce qui est la preuve que des pulsions sont satisfaites. Et comme il n'existe pas de pulsion de sport ou de pulsion d'étude ou de pulsion de politique, mais seulement des pulsions correspondant à des besoins naturels et impérieux du corps, le plaisir éprouvé par le moi conscient en faisant du sport est l'indice de la satisfaction des pulsions enfouies dans le ça.
On pourrait en dire autant d'un autre phénomène que Freud a beaucoup étudié : le rêve. Lorsque le moi conscient se rappelle, au réveil, un rêve agréable, il ne se souvient que d'un climat étrange et plaisant. Le moi raconte son rêve et rit de son incongruité (ce que Freud appelle "le contenu manifeste" du rêve). Mais ce qu'il ignore, c'est, encore et toujours, qu'il a probablement, à travers le rêve, satisfait une pulsion inconsciente sur l'ordre du ça (ce que Freud appelle "le contenu latent", du latin latens, "ce qui se cache").
Dans tous les cas, qu'il s'agisse de rêve ou de sublimation, on voit donc bien que le moi n'est que le jouet du ça. Cette thèse de Freud a fait (et fait encore aujourd'hui) scandale, puisqu'elle revient à dire, contre la plupart des philosophes (notamment Platon ou Descartes)
- que la conscience (le moi) n'est pas libre mais déterminée par l'inconscient (le ça)
- que le moi conscient est toujours dupé par le ça inconscient
- que je ne suis pas essentiellement moi mais que je suis ça
- que la différence entre l'homme et l'animal est finalement très mince.
Or, dans la mesure où nous avons dit que le moi conscient devait tenir compte des aspirations, non seulement du ça inconscient, mais aussi des autres moi conscients, ne doit-on pas dire que le moi conscient est également le jouet des règles sociales ?


"[Dans cette tâche, le moi est puissamment aidé par] le surmoi qui est le dépositaire de la conscience morale et qui dérive de l’influence exercée par les parents et les éducateurs."
Freud termine en précisant que la subordination du moi conscient au ça inconscient se double d'une subordination à une troisième instance psychique, largement inconsciente elle aussi, le surmoi. En effet, comme son nom l'indique, le surmoi a pour fonction de contrôler le moi, mais pas dans le même sens que le ça. Car si le ça est la partie obscure de notre personnalité dont la fonction est de satisfaire les pulsions, le surmoi est plutôt la partie obscure de la société. C'est-à-dire que le ça et le moi sont les deux aspects, l'un inconscient, l'autre conscient, de notre personnalité. Tandis que le surmoi est, nous dit Freud, le résultat de l'intériorisation psychique de toutes les règles sociales. Autrement dit, le surmoi est l'ambassadeur de la société, tout comme le moi est l'ambassadeur du ça. Ou, pour faire une autre analogie, si le moi est l'ambassadeur du chef d'État (le ça), le surmoi est l'ambassadeur du pays ennemi (la société) auprès du chef d'État. Ce qui veut dire que le moi conscient est tributaire, non seulement du ça inconscient et de sa loi naturelle (le principe de plaisir), mais aussi du surmoi inconscient et de sa loi culturelle (le principe de réalité). Ce qui réduit à presque rien l'autonomie réelle de la conscience.
Concrètement, le surmoi est une instance psychique qui se constitue tout au long du processus d'éducation par l'apprentissage de toutes les règles sociales. Mais, comme l'éducation aux règles sociales est d'autant plus efficace et durable qu'elle est plus précoce, on peut dire qu'elle se construit en grande partie dans la toute petite enfance, et en tout cas, bien avant l'émergence du moi conscient. Ce qui est une garantie d'efficacité, les règles ne pouvant être jugées, critiquées, voire rejetées, mais au contraire étant incorporées (du latin in corpore, "dans le corps"), c'est-à-dire inscrites dans les habitudes corporelles les plus élémentaires (la partie intellectuelle et consciente du surmoi, ce qu'on appelle la "conscience morale", est à la fois tardive et marginale par rapport à la masse des habitudes inconscientes) : manger proprement, aller aux toilettes, se laver, se vêtir, parler sa langue maternelle, être poli, aller à l'école, avoir des horaires de repas et de sommeil, etc. Or, dans la mesure où l'incorporation de ces règles sociales est le plus souvent inconsciente, l'enfant les apprend par imitation de ses parents et de ses éducateurs, et sans que ceux-ci soient obligés d'expliquer quoi que ce soit, et même, souvent, de parler. Ce qui fait dire à Freud que le processus d'éducation n'est pas une relation entre le moi conscient des parents ou des éducateurs et le moi conscient de l'enfant, mais une relation entre le surmoi inconscient des parents ou des éducateurs et le surmoi inconscient de l'enfant.
Quant aux relations que le surmoi entretient avec le moi et avec le ça, on peut les résumer en disant que le surmoi est ce que Freud appelle "une instance de censure". Ce qui veut dire que le surmoi (le représentant de la société) va en quelque sorte s'interposer (inconsciemment) entre les pulsions éprouvées par le ça et la satisfaction de celles-ci par le moi. Deux cas limites peuvent alors se présenter (entre les deux extrêmes, il y a bien entendu une infinité de cas possibles)
- si la pulsion n'entre pas en conflit avec les règles sociales (par exemple, j'ai soif, et il n'est pas interdit de boire), le surmoi autorise la pulsion à être satisfaite par un comportement conscient du moi (je passe devant une fontaine, je me dirige consciemment vers elle et je bois)
- en revanche, si la pulsion entre en conflit avec les règles sociales (c'est le cas le plus souvent pour les pulsions sexuelles et les pulsions agressives, notamment ce que Freud appelle le complexe d'Oedipe et qui est une double pulsion à la fois d'inceste à l'égard du parent de sexe opposé et de meurtre à l'égard du parent de même sexe, et que tout enfant éprouve à un stade précoce de son développement), le surmoi censure la pulsion, il la refoule dans le ça, lui interdisant alors à la fois de devenir consciente et, surtout, d'être satisfaite.
C'est évidemment le deuxième cas qui est le plus intéressant. Car lorsqu'une pulsion est refoulée par le surmoi, certes, cela veut dire que les règles de la société n'autorisent pas sa satisfaction. Or la pulsion refoulée n'est nullement supprimée, car le ça exige sa satisfaction. Le rôle du surmoi va donc être alors de différer la satisfaction des pulsions les plus problématiques, à la fois dans le temps (une pulsion ne se satisfera pas forcément au moment où elle se manifeste) et dans la manière (une pulsion sexuelle ou agressive ne se satisfera pas forcément sous une forme sexuelle ou agressive). Bref, la fonction essentielle du surmoi va être de trouver un compromis au nom du principe de réalité en forçant le moi conscient à satisfaire symboliquement (indirectement) les pulsions refoulées dans le ça, par exemple sous la forme du rêve ou de la sublimation dont on a parlé plus haut. Le cas le plus dramatique survient lorsque tout compromis est impossible entre le ça et le surmoi. Car alors les pulsions refoulées se manifestent par une frustration (rappelons qu'une pulsion signale un besoin du corps) qui, si aucune solution n'est trouvée, dégénère en véritable souffrance dont le moi conscient ignore l'origine : c'est la névrose.
Et si la psychanalyse a été inventée par Freud, ce n'est pas simplement pour comprendre, c'est aussi pour soigner ces névroses en tentant de réconcilier ces trois instances de notre psychisme que sont le ça, le surmoi et le moi, donc pour tenter de réconcilier la part naturelle de notre personnalité (le ça) avec ses parts culturelles (le moi et le surmoi).
 
1Pour comprendre l'explication qui va suivre, il est préférable d'avoir sous les yeux le schéma dynamique des phénomènes psychiques chez Freud.