§1
- La rigidité des règles logiques est-elle de nature métaphysique
?
Nous
avons l'idée d'un super-mécanisme lorsque nous parlons de nécessité
logique.
Par exemple, la physique a essayé (c'était pour elle un idéal) de
réduire les choses à des mécanismes ou au choc de quelque chose
contre quelque chose d'autre. Votre désir est de dire : "il
y a une liaison".
Mais qu'est-ce qu'une liaison ? Eh bien des leviers, des chaînes,
des engrenages. Ce sont là des liaisons, mais ce que nous devrions
expliquer ici, c'est plutôt le préfixe "super".
Nous disons que les hommes condamnent un homme à mort, et nous
disons que la loi le condamne à mort. "Bien
que le jury puisse l'absoudre, l'acquitter, la loi ne le peut"
(cela
peut vouloir dire que la loi ne peut se laisser suborner,
etc.). L'idée de quelque chose de super-strict, quelque chose de
plus strict qu'un juge ne peut l'être, une super-rigidité, quelque
chose que l'on ne peut pas influencer.
Le rôle de tout ceci étant de nous amener à nous demander :
"avons-nous
une image de quelque chose de plus rigoureux ?"
Sans
doute que non. Mais nous sommes enclins à nous exprimer nous-mêmes
à la forme superlative. [...] "Le
levier géométrique est plus dur que le plus dur de tous les
leviers, il ne peut pas plier."
Là,
vous avez le cas de l'impossibilité logique.
"La
logique est un mécanisme forgé dans un matériau infiniment dur, la
logique ne peut pas plier, ou ne peut plus plier."
C'est
là la façon d'arriver à un super-quelque chose, la façon dont
certains superlatifs viennent au jour, la façon
dont ils sont employés. […]
§2
- La signification d'une expression est-elle en nous ou hors de nous
?
Un
Français dit en français "il
pleut"
et
un Anglais le dit en anglais. Ce n'est pas qu'il se soit passé dans
leurs esprits quelque chose qui soit le sens réel de "il
pleut".
Nous imaginons quelque chose comme une imagerie
mentale qui serait en quelque sorte le langage international.
Et pourtant, en réalité : 1° la pensée (ou imagerie mentale)
n'est pas quelque chose qui accompagne les mots lorsqu'on les
prononce ou lorsqu'on les entend,
2° le sens des mots, la pensée "il
pleut",
ce n'est pas non plus les mots auxquels on ajoute en accompagnement
une sorte d'imagerie
[...]. Penser, ce n'est pas parler avec en plus quelque chose qui
accompagne ce qu'on dit, ce n'est pas du bruit flanqué de quelque
chose de plus. Quoi que ce puisse être, ce n'est pas quelque chose
du
genre
"il
pleut",
mais c'est
"il
pleut"
par
exemple à l'intérieur de la langue française.
Prenez un Chinois qui émet le bruit "il
pleut"
avec
les même accompagnements. Pense-t-il "il
pleut"
?
[...] Avec une plume et du papier, je trace quelques lignes. Je
demande "qui
est-ce ?",
et vous me répondez "c'est
Napoléon".
Personne ne vous a jamais appris à appeler ce tracé Napoléon. La
pesée à la balance est un phénomène similaire à celui-ci [...].
Nous disons "c'est
Napoléon".
Il y a une balance insolite qui nous fait dire "ceci
est la même chose que cela"
["il
pleut"est
la même chose que "it's
raining"].
Il y a une égalité que nous pourrions appeler "égalité
d'expression".
Nous
avons appris l'emploi de "le
même".
Et nous l'employons alors qu'il n'y a similitude ni de poids, ni de
longueur, ni de quoi que ce soit du même genre. Nous cherchons à
être d'accord d'une autre façon.
[…]
§3
- La réponse à la question "pourquoi ?" est-elle
nécessairement une explication causale ?
Ces
considérations tiennent à la différence qui existe entre cause et
motif. Au tribunal, on vous demande quel est le motif de votre
conduite et vous êtes supposés le connaître. A moins de mentir,
vous êtes supposés capable de dire quel est le motif de votre
conduite. Vous n’êtes pas supposé connaître les lois qui
régissent votre corps et votre esprit. Pourquoi les juges
supposent-ils que vous le connaissez ? Parce que les expériences que
vous avez faites de vous-mêmes sont si nombreuses
? On dit parfois : "personne
ne peut voir en vous, mais vous, vous le pouvez",
comme si, étant si proche de vous-même,
étant vous-même, vous connaissiez votre propre fonctionnement. Mais
en est-il ainsi ?
"Il
doit sûrement savoir pourquoi il a dit telle ou telle chose."Il
y a un cas de ce genre, c'est lorsque vous donnez la raison pour
laquelle vous avez fait quelque chose. "Pourquoi
avez-vous écrit 6429 sous cette barre ?"
Vous
alléguez la multiplication que vous venez de faire. "Je
suis arrivé à ce résultat par ce calcul."
C'est
comme si vous donniez un mécanisme [comme explication], mais on
pourrait dire que vous donnez un motif pour avoir écrit ces
chiffres.
"Cela
signifie que j'ai parcouru tel et tel processus de raisonnement."
Ici,
"pourquoi
avez-vous fait cela ?"signifie
"comment
en êtes-vous arrivé là ?"
Vous
donnez une raison, le chemin que vous avez suivi.
[...]
§4
- En quoi consiste le fait de juger en appliquant une règle ?
Un
homme qui s'y connaît en vêtements bien coupés, que fait-il par
exemple en cours d'essayage chez son tailleur ? "C'est
la longueur correcte",
"c'est
trop court",
"c'est
trop étroit".
Les mots d'approbation ne jouent aucun rôle, cependant que cet homme
aura l'air satisfait si le vêtement lui va bien.
Au lieu de "c'est
trop court",
il aurait pu dire "mais
voyez donc !"ou
au lieu de "correct",
il aurait pu dire "n'y
touchez plus !"
Un
bon coupeur
peut très bien ne pas employer de mots du tout, mais se contenter de
faire une marque à la craie pour apporter la modification voulue par
la suite. Comment est-ce que je montre mon approbation en ce qui
concerne un vêtement ? Avant tout en le portant souvent, en
l'appréciant lorsque je le vois, etc.
[...]. En ce qui concerne le mot "correct",
vous avez affaire à plusieurs cas, d'ailleurs connexes. D'abord le
cas dans lequel vous apprenez les règles. Le coupeur apprend quelle
longueur doit avoir le manteau, quelle largeur la manche, etc. Il
apprend des règles (on l'y exerce), de même qu'en musique on vous
exerce à l'harmonie et au contre-point. Supposons que je me prenne
de goût pour le métier de tailleur et que d'abord j'apprenne toutes
les règles. Je pourrais avoir au total deux sortes d'attitudes : 1°
Lewy me dit "c'est
trop court"
et
je réponds "non,
c'est correct, c'est conforme aux règles"
;
2° il se développe en moi un sentiment
des règles, je les interprète
[...], et dans ce dernier cas je porterais un jugement esthétique
sur ce qui est conforme aux règles. Mais si je n'avais pas appris
les règles, je ne serais pas en mesure de porter un jugement
esthétique.
À apprendre les règles, vous parvenez à un jugement toujours plus
affiné. Apprendre les règles change effectivement votre jugement.
[...]
§5
- Suffit-il d'énoncer un jugement esthétique pour montrer qu'on s'y
connaît en art ?
Dans
ce que nous appelons les beaux-arts, quiconque est doté de jugement
développe (ce qui ne veut pas dire qu'une personne, qui devant
certaines choses, s'exclame "que
c'est merveilleux !"
soit
dotée de jugement). Si nous parlons des jugements esthétiques,
nous pensons entre mille autres choses aux beaux-arts.
Quand nous portons un jugement esthétique sur quelque chose, nous ne
nous contentons pas de rester bouche bée et de dire "oh,
comme c'est merveilleux !"
Nous
distinguons
entre celui qui sait ce dont il parle et celui qui ne sait pas. Pour
admirer la poésie anglaise, il faut savoir l'anglais. Supposez qu'un
Russe qui ne sait pas l'anglais soit bouleversé par un sonnet
considéré comme bon. Nous dirions qu'il ne sait absolument pas ce
qu'il y a dans ce sonnet. De même, d'une personne qui ne connaît
pas la métrique, mais qui est bouleversée, nous dirions qu'elle ne
sait pas ce qu'il y a dans le poème. En musique, ce phénomène est
encore plus prononcé. Supposons quelqu’un qui admire une œuvre
considérée comme bonne, mais qui ne peut pas se souvenir des airs
les plus simples, qui ne reconnaît pas la basse quand elle se fait
entendre, etc. ; nous disons qu’il n’a pas vu ce qu’il y a dans
l’œuvre. "Cet
homme a le sens de la musique"
n'est
pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu'un qui fait
"ah
!"
quand
on lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du
chien qui frétille de la queue en entendant de la musique
(cf. une personne qui aime écouter de la musique, mais est
absolument incapable d'en parler et ne se montre pas du tout
intelligente
à ce sujet). [...]
§6
- Est-ce à la psychologie qu'il revient d'expliquer l'appréciation
esthétique?
Nombre
de gens vivent encore avec l’idée que la psychologie expliquera un
jour tous nos jugements esthétiques
[...]. C’est vraiment une drôle d’idée.
Il ne me semble pas y avoir la moindre liaison entre ce dont
s’occupent les psychologues et le jugement qui porte sur une œuvre
d’art. Pourquoi ne pas examiner ce que pourrait bien être cette
chose que nous appellerions explication d’un jugement esthétique ?
Supposons qu’on ait constaté que tous nos jugements procèdent du
cerveau. Des types particuliers de mécanismes y ont été
découverts, des lois générales formulées, etc. On pourrait
montrer que telle suite de notes produit telle réaction
particulière, qu’elle fait sourire le sujet, qu’elle lui fait
dire "c'est
admirable !"
À
supposer que ceci soit acquis, nous pourrions être en mesure de
prédire ce que chaque personne prise en particulier aimerait ou
n'aimerait pas. Ce sont des choses que nous pourrions prévoir.
Toute la question est de savoir si c'est là la sorte d'explication
que nous aimerions avoir lorsque nous restons perplexe devant des
impressions esthétiques [...]. De toute évidence, ce à quoi nous
aspirons, ce n'est pas ce dont nous venons de parler, c'est-à-dire
un procès-verbal de réactions, mise à part l'impossibilité
évidente de la chose [...]. L'explication que l'on cherche lorsqu'on
reste perplexe devant une impression esthétique n'est pas une
explication causale, n'est pas une explication corroborée par
l'expérience ou par la statistique des manières que l'homme a de
réagir, vous ne pouvez pas arriver à l'explication par
l'expérimentation psychologique [...]. La perplexité esthétique
suggère un "pourquoi
?",
mais pas une cause.
L'expression de la perplexité prend la forme d'une critique
[...]. La forme qu'elle pourrait prendre, c'est de dire, en regardant
un tableau : "qu'est-ce
qui ne va pas dans ce tableau ?"
[...]
§7
– Est-ce parce qu'elles sont corroborées par l'expérience que les
explications psychanalytiques sont convaincantes ?
On
adopte nombre d'explications parce qu'elles ont un charme singulier.
L'image selon laquelle les gens ont des pensées inconscientes a un
certain charme.
L'idée d'un monde souterrain, un caveau secret. Quelque chose de
caché, d'inquiétant [...]. Pourquoi agissons-nous ainsi ? C'est là
la sorte de chose que nous faisons. Il y a une masse de choses que
l'on est prêt à croire parce qu'elles sont mystérieuses.
Une des choses les plus importantes pour une explication en
physique, c'est qu'elle doit
marcher,
qu'elle doit
nous rendre capables de prévoir avec succès. La physique est liée
à l'art de l'ingénieur : le pont ne doit pas s'effondrer. Freud dit
: "il
y a plusieurs instances dans notre esprit."
Nombreuses
sont les explications (par exemple celles de la psychanalyse) qui ne
naissent pas de l'expérience comme c'est le cas de l'explication en
physique. L'attitude
qu'elles expriment est importante. Elles nous donnent une image qui
exerce une attraction singulière en ce qui nous concerne [...].
Supposez quelqu'un qui, comme Freud, souligne énormément
l'importance de la détermination sexuelle dans la mesure où les
déterminations sexuelles sont très importantes et où souvent les
gens ont de bonnes raisons de cacher une détermination sexuelle
[...]. Mais justement, n'est-ce pas là une bonne
raison
d'admettre le sexe comme motif pour tout, une bonne raison de dire :
"il
est réellement à la base de tout"
?
Ne voyez-vous pas nettement qu'un procédé d'explication particulier
peut vous amener à admettre quelque chose d'autre ? [...] Cf.
l'affaire Darwin
[...] : quelqu'un a-t-il jamais vu le processus d'évolution en œuvre
? Non. Quelqu'un l'a-t-il vu survenir actuellement ? Non.
La preuve par l'élevage sélectionné n'est qu'une goutte d'eau dans
la mer. Mais il y a eu des milliers de livres qui ont décrit cette
solution comme la
solution
évidente.
[...]
§8
- Le rêve peut-il légitimement être considéré par la
psychanalyse comme un langage mystérieux ?
Il
est caractéristique des rêves que souvent le rêveur a l’impression
qu’ils demandent à être interprétés.
On n’est pratiquement jamais enclin à prendre note d’un rêve
éveillé, ou à le raconter à autrui, ou à se demander :
"qu’est-ce
qu’il signifie ?"
Mais
les vrais rêves semblent avoir en eux quelque chose de troublant et
d’un intérêt spécial, de sorte que nous voulons en avoir
l’interprétation (on les a souvent regardés comme des messages).
Il semble qu’il existe dans les images du rêve quelque chose qui a
une certaine ressemblance avec les signes du langage
[...]. Il y a à Moscou une cathédrale à cinq clochers.
Sur chacun de ceux-ci, la configuration des spires est différente.
On a la vive impression que ces formes et arrangements différents
doivent signifier quelque chose. [...]. Quand nous interprétons des
rêves, notre démarche n’est pas homogène.
Il y a un travail d’interprétation qui, pour ainsi dire,
appartient encore au rêve lui-même. Quand on examine un rêve, il
est important d’examiner quels sont ses avatars, comment il change
d’aspect lorsque, par exemple, il est mis en relation avec d’autres
choses remémorées. Au moment du réveil, un rêve peut nous
impressionner de diverses façons : on peut être terrifiés,
angoissés, excités, etc. Si on se souvient alors de certains
événements du jour précédent, et si on les met en relation avec
ce qu’on a rêvé, on voit d’ores et déjà apparaître une
différence, le rêve change d’aspect. Et si, en réfléchissant
sur le rêve, nous sommes amenés à nous ressouvenir de certaines
circonstances de notre prime jeunesse, le rêve prendra encore un
autre aspect [...]. Nous pourrions dire d’un rêve une fois
interprété qu’il s’insère dans un contexte où il cesse d’être
troublant. En un sens, le rêveur rêve à nouveau son rêve dans un
environnement tel que le rêve change d’aspect. C’est comme si on
nous présentait un fragment de toile sur lequel un artiste aurait
peint une main, une portion de visage et certaines autres formes dans
un arrangement qui nous paraisse incongru
et qui nous laisse perplexes.
[...]
§9
- Si l'interprétation psychanalytique n'est pas scientifique,
est-elle pour autant dépourvue d'intérêt ?
Freud
se réfère à divers mythes de l’antiquité et prétend que ses
recherches ont enfin permis d’expliquer comment il se fait que
l’homme ait jamais pu penser ou proposer cette sorte de mythe.
Ce n’est pas cela que Freud a fait en réalité mais quelque chose
de différent. Il n’a pas donné une explication scientifique du
mythe antique.
Il a proposé un mythe nouveau
: voilà ce qu’il a fait. Par exemple l’idée selon laquelle
toute anxiété est une répétition de l’anxiété à laquelle a
donné lieu le traumatisme de la naissance,
a un caractère attrayant qui est précisément le même que celui
qu’a une mythologie. "Il
n’y a là que l’aboutissement de quelque chose qui s’est passé
il y a longtemps."
C’est
presque comme s’il se référait à un totem.
On pourrait pratiquement en dire autant de la notion de "scène
primitive".
Celle-ci comporte l’attrait de donner à la vie de chacun une sorte
de canevas tragique.
Elle est tout entière la répétition du même canevas qui a été
tissé il y a longtemps. Comme un personnage tragique exécutant les
décrets auxquels le Destin l’a soumis à sa naissance. Il y a de
nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie éprouvent des
troubles, des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des
idées de suicide. Une telle situation est susceptible d’apparaître
à l’intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de
trop odieux pour faire le thème d’une tragédie. Et il peut
ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer
que sa vie a plutôt l’allure d’une tragédie,
qu’elle est l’accomplissement tragique et la répétition d’un
canevas qui a été déterminé par la "scène
primitive".
[…]
§10
- Une croyance religieuse est-elle une simple affirmation incertaine
qui nécessite d'être étayée par des preuves ?
Supposez
un croyant qui dise : "je
crois
en un Jugement Dernier",
et que je dise "eh
bien, c’est possible, mais je n’en suis pas si sûr".
Vous diriez qu’il y a un abîme entre nous. S’il disait "il
y a un avion allemand en l’air"et
que je dise "c’est
possible mais je n’en suis pas si sûr",
vous diriez que nous sommes assez proches l’un de l’autre. En
disant "Wittgenstein,
vous avez dans l’esprit quelque chose de complètement différent",
vous pourriez exprimer par là non pas le fait que je sois plus ou
moins proche de lui, mais au contraire que je me meus sur un plan
complètement différent.
Il se pourrait qu’aucune explication de ce que l’on a dans
l’esprit ne fasse ressortir la différence si peu que ce soit.
Pourquoi se fait-il alors que, dans ce cas, il semble que je passe à
côté de l’essentiel ? Supposez un homme qui se donnerait pour
cette vie la règle de conduite suivante : croire au Jugement Dernier
[...]. Comment allons-nous savoir si nous pouvons dire qu’il croit
ou non que le Jugement Dernier va arriver ? Le lui demander ne suffit
pas. Il dira probablement qu’il a des preuves.
Or, ce qu’il a, c’est ce que nous pourrions appeler une croyance
inébranlable. Cela ressortira non pas d’un raisonnement ou d’une
référence aux raisons habituelles que l’on invoque à l’appui
d’un croyance, mais bien plutôt du fait que tout dans sa vie obéit
à la règle de cette croyance
[...].
En fait, s’il y avait des preuves, ce problème s’évanouirait.
Rien de ce que normalement nous appelons preuves serait de nature à
l’influencer le moins du monde.
[…]
§11
- Les croyances religieuses sont-elles raisonnables ou déraisonnables
?
"Ces
gens s’en tiennent rigoureusement à l’opinion (ou au point de
vue) qu’il y a un Jugement Dernier".
"Opinion"rend
un son bizarre. C’est pour cette raison qu’on emploie d’autres
mots : "dogme",
"foi".
Ce n’est pas d’hypothèse qu’il est question, ni de haute
probabilité, non plus que de connaissance. Quand on parle de
religion, on emploie des expressions telles que "je
crois que telle ou telle chose va arriver",
et cet emploi est différent de celui que nous en faisons dans les
sciences.
Toutefois, la tentation est grande de penser que nous employons ces
expressions de cette dernière façon.
Parce que nous parlons de preuves, parce que nous parlons de preuves
par expérience.
Nous pourrions même parler d’événements historiques. On a dit
que le christianisme repose sur une base historique. Des milliers de
fois des gens intelligents ont dit que dans ce cas il ne suffit pas
que la base soit indubitable. Quand bien même il y aurait autant de
preuves que pour Napoléon. Parce que ce caractère indubitable ne
suffirait pas pour me faire changer ma vie tout entière.
Le christianisme ne repose pas sur une base historique au sens où ce
serait la croyance normale aux faits historiques qui pourrait lui
servir de fondement [...]. Dirais-je qu’ils sont déraisonnables ?
Non je ne les appellerais pas ainsi. Je ne dirais pas pour autant
qu’ils sont raisonnables, c’est évident.
Car pour tout le monde "déraisonnable"
implique
blâme [...]. Vous diriez qu’ils raisonnent faux dans le cas où
ils raisonneraient d’une manière semblable à la nôtre et
feraient ce qui pour nous correspondrait à une faute
[...] : tel coup est une faute dans un jeu particulier et non dans un
un autre. […]
§12
- Le problème de l'existence de Dieu est-il celui de l'existence
d'une personne ?
Le
mot "Dieu"
est l’un de ceux que l’on apprend le plus tôt : images,
catéchisme, etc. Mais les conséquences ne sont pas les mêmes que
lorsqu’il s’agit d’images représentant les tantes de
l’enfant.
On ne m’a pas montré ce que l’image représentait. Ce mot est
utilisé comme un mot représentant une personne : Dieu voit, il
récompense, etc. "Puisqu'on
vous a montré toutes ces choses, avez-vous compris ce que le mot
signifiait ?"
Je
répondrais : "oui
et non. J'ai appris ce qu'il ne signifiait pas, je me suis fait
comprendre, j'ai pu répondre à des questions, les comprendre quand
on les posait sous des formes différentes. Et dans ce sens, on
pourrait dire que j'ai compris."
Si
on en vient à l'existence
d'un dieu ou de Dieu, cette question joue un rôle complètement
différent de celui que joue la même question portant sur
l'existence de toute personne ou tout objet dont j'aie jamais entendu
parler.
On a dit, il fallait bien le dire, que l'on croit
à
l'existence, et on a considéré le fait de ne pas y croire comme
quelque chose de grave. Normalement, si je ne croyais pas à
l'existence de quelque chose, personne n'irait penser qu'il y ait là
quoi que ce soit d'étrange. Donc il y a cet emploi extraordinaire du
mot "croire".
On parle de croire et, dans le même temps, on n'emploie pas "croire"
comme
on le fait ordinairement [...]. Je pourrais imaginer quelqu'un qui
montrerait une passion
extrême dans sa croyance à un tel phénomène et dont je serais
absolument incapable d'entamer sa croyance en disant : "l'apparition
de ce phénomène pourrait tout aussi bien être due à telle ou
telle chose",
car il penserait alors qu'il y a là blasphème
de ma part. […]
§13- L'éthique est-elle la science du bien ?
J'adopterai
l'explication que le professeur Moore a donnée de [l'éthique] dans
ses Principia
Ethica
: "l'éthique
est l'investigation générale
de
ce qui est bien".
Je vais maintenant utiliser ce terme dans un sens un peu plus large
[...]. Pour
vous faire voir
aussi clairement que possible ce que je pense être le sujet propre
de l'éthique, je vous soumettrai un certain nombre d'expressions
plus ou moins synonymes […]. En les énumérant, je cherche à
produire le même type d'effet que Galton lorsqu'il photographiait
sur la même plaque sensible un certain nombre de visages différents
afin d'obtenir une image des traits typiques qu'ils avaient en
commun
[…]. Ainsi
au lieu de dire "l'éthique
est l'investigation de ce qui est bien",
je pourrais avoir dit qu'elle est l'investigation de ce qui a une
valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j'aurais pu encore dire
que l'éthique est l'investigation du sens de la vie, ou de ce qui
rend la vie digne d'être vécue, ou de la façon correcte de vivre.
Je pense qu'en examinant toutes ces phrases, vous aurez une idée
approximative de ce dont l'éthique
s'occupe. [Toutefois], tout
ce à quoi je tend[s] -et, je crois, ce à quoi tendent tous les
hommes qui ont une fois essayé d'écrire ou de parler sur l'éthique
ou la religion- c'[est] d'affronter les bornes du langage.
C'est
parfaitement, absolument sans espoir de donner ainsi du front contre
les murs de notre cage. Dans
la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la
signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une
valeur absolue, l'éthique ne peut être une science. Ce qu'elle dit
n'ajoute rien à notre savoir, en aucun sens.
§14
- En quel sens les prescriptions éthiques peuvent-elles être
qualifiées d'absolues ?
Supposons
que, si je savais jouer au tennis, l'un d'entre vous, me voyant
jouer, me dise : "vous
jouez bien mal !"
et
que je lui réponde : "je
sais que je joue mal mais je ne veux pas jouer mieux !".
Tout ce que mon interlocuteur pourrait
dire serait : "ah
bon, dans ce cas, d'accord !".
Mais supposons que j'aie raconté à l'un d'entre vous un mensonge
extravagant, qu'il vienne me dire : "vous
vous conduisez en goujat !"
et
que je réponde : "je
sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux
aucunement mieux me conduire !".
Pourrait-il dire alors : "ah
bon, dans ce cas, d'accord !"
?
Certainement pas. Il dirait : "eh
bien, vous devez
vouloir
mieux vous
conduire !"
[...].
La différence entre les deux types de jugement semble consister en
ceci : tout jugement de valeur relative est un simple énoncé de
faits, et peut, par conséquent, être formulé de telle façon
qu'il perd toute apparence de jugement de valeur. Au lieu de dire :
"c'est là la
bonne route pour Granchester !",
j'aurais pu dire tout aussi bien : "c'est
là la route correcte que vous avez à prendre si vous voulez arrivez
à Granchester dans les délais les plus courts !"
[...].
La
route correcte est celle qui conduit à un but que l'on a
prédéterminé de façon arbitraire, et il est tout à fait clair,
pour chacun de nous, qu'il n'y a pas de sens à parler d'une route
correcte en dehors d'un tel but prédéterminé.
Voyons
maintenant
ce que nous pourrions bien entendre par l'expression "la route
absolument correcte".
Je pense que ce serait la route que chacun
devrait
prendre, mû par une nécessité
logique,
dès qu'il la verrait, sinon il devrait avoir honte. Similairement,
le bien absolu,
si toutefois c'est un état de chose susceptible de description,
serait un
état dont chacun, nécessairement,
poursuivrait la réalisation, indépendamment de ses goûts et
inclinations, ou dont on se sentirait coupable de ne pas poursuivre
la réalisation. Et je tiens à dire qu'un tel état de choses
est une chimère.
§15
- En quels termes puis-je parler de l'expérience éthique ?
Je
crois que le meilleur moyen de décrire
[la
valeur éthique ou
valeur absolue],
c'est de dire que, lorsque je fais cette expérience, je
m'étonne de l'existence du monde.
Et
je suis enclin alors à employer des phrases telles que "comme
il est extraordinaire que quoi que ce soit existe
!"
ou
"comme il est
extraordinaire que le monde existe !".
Sans m'arrêter à cela, je poursuivrai par cette autre expérience
que je connais également et qui sera sans doute familière
à
nombre d'entre vous : celle que l'on pourrait appeler l'expérience
de se sentir absolument
en sécurité. Je désigne par là cette disposition d'esprit où
nous sommes enclins à dire "j'ai
la conscience tranquille, rien ne peut m'atteindre, quoi qu'il
arrive
!"
[...].
La troisième expérience du même genre, celle du sentiment de
culpabilité,
s'est trouvée également décrite par la phrase selon laquelle Dieu
réprouve notre conduite
[...]. La première des choses que j'ai à en dire, c'est que
l'expression verbale que nous leur donnons [à ces expériences] est
un non-sens ! Si je dis [par exemple] "je
m'étonne de l'existence du monde !",
je fais un mauvais usage du langage. Expliquons-le : cela a un sens
parfaitement clair et correct de dire que je m'étonne de quelque
chose qui arrive
[...]. Dans tous les cas, je m'étonne que se produise une chose dont
j'aurais pu
concevoir qu'elle ne
se produirait pas
[...]. Mais c'est un non-sens de dire que je m'étonne de l'existence
du monde, parce que je ne peux pas imaginer qu'il n'existe pas.