mercredi 22 novembre 2000

DOIT-ON ATTRIBUER LA PENSEE A L'ANIMAL ?

Descartes ne fait “aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose”(Principes de la Philosophie, IV, 203). Autrement dit les animaux sont des machines plus complexes et perfectionnées que celles que nous fabriquons nous-mêmes parce que c’est la nature (ou Dieu) qui en est l’auteur : il n’y a entre les animaux et les machines qu’une simple différence de degré. Et comme les machines ne pensent pas, les animaux, qui ne sont que des corps, ne pensent pas non plus. Seul l’homme, en tant qu’il possède une âme en plus du corps, est capable de penser, c’est-à-dire se distingue en nature de la machine et de l’animal. A l’inverse, Hume considère comme “ridicule de nier une vérité évidente [...] or aucune vérité n’est plus évidente que de dire que les animaux sont doués de pensée et de raison, tout comme les hommes”(Traité de la Nature Humaine, I, iii, 16). Car Hume ne voit pas pourquoi les effets de la nature seraient différents chez les hommes et chez les animaux : ils sont tous deux dotés d’organes sensibles aux phénomènes naturels. Si donc on peut admettre qu’il y ait une différence d’ingéniosité entre l’animal et l’homme, c’est que celle-ci est entraînée par une plus grande complexité de l’homme par rapport à l’animal : de la machine à l’homme en passant par l’animal, il n’y plus de différence de nature D’où le problème de savoir s’il faut accorder la pensée à l’animal. L’enjeu est d’une part de se prononcer sur le fait que la pensée soit ou non un critère distinctif de l’humanité ; d’autre part de s’interroger sur le degré de proximité de l’homme et de l’animal et donc de la valeur de l’animal dans un monde dominé par l’homme.


I - Les inférences inductives animales sont de nature psychique et privée.

A - certains animaux sont capables d’adaptation par anticipation.

D’une manière générale, être vivant c’est être capable de s’adapter, ou de compenser l’entropie du milieu externe par des réponses sensori-motrices d’un milieu interne, ces réponses étant rendues possibles par une appropriation de certains éléments de ce milieu externe. Au delà de l’adaptation individuelle, la vie vise plus généralement l’évolution spécifique, c’est-à-dire la procréation de nouveaux individus (par reproduction sexuée ou non) dotés d’un matériel génétique propre à modifier leurs capacités d’adaptation pour le cas où le milieu externe changerait lui-aussi. L’effet de ce processus étant de sélectionner, génération après génération, les caractères génétiques les plus efficaces pour adapter les individus à leur milieu, y compris en permettant à un individu vivant inadapté de transmettre un caractère génétique qui, après mutation aléatoire, codera une réponse sensori-motrice adaptative chez les descendants (ex. de la phallène du bouleau).

Or un moyen essentiel de favoriser le processus d’évolution spécifique et d’adaptation individuelle consiste à stocker de l’information par un ensemble de fonctions biologiques qui permettent à l’individu d’éviter les erreurs et les pertes de temps qui peuvent se révéler fatales. En ce sens, les informations génétiques contenues dans l’A.D.N. des cellules d’un organisme permettent à celui-ci d’être pré-adapté à un milieu naturel proche de celui de ses géniteurs mais pas nécessairement identique. Sinon toute modification de l’environnement, même minime, entraînerait sa disparition et mettrait l’espèce en péril. C’est pourquoi l’une des informations génétiques les plus importantes est la variabilité du comportement, c’est-à-dire une certaine indétermination de la réponse sensori-motrice de l’individu correspondant à une certaine indétermination des conditions naturelles. Pour certaines espèces, la variabilité individuelle est très réduite et elle est compensée par une grande variabilité spécifique (ex. des bactéries par rapport aux antibiotiques) : les organismes incapables d’adaptation disparaissent, mais l’espèce évolue quand même sous les effets conjugués d’une grande diversité génétique de l’espèce et d’une fécondité élevée des individus. Ce qui maximise la probabilité pour que les informations génétiques transmises lors de la reproduction codent des réponses satisfaisantes aux changements d’environnement. Pour d’autres espèces en revanche (les oiseaux et les mammifères), la variabilité spécifique est plus faible, mais la variabilité individuelle est plus importante.

Or, ce qui rend possible cette variabilité individuelle, c’est la capacité à stocker de l’information pertinente au moyen d’une mémoire sensori-motrice. Ce qui permet d’anticiper la survenance d’un certain nombre de faits réguliers ayant une importance vitale (par exemple le comportement de prédation) et donc de s’y adapter par avance. Mais l’anticipation par le prédateur d’un mouvement de sa proie dépend d’une représentation du résultat à atteindre. Et ce qui caractérise cette représentation, c’est que son objet final (la proie prête à être dévorée) n’existe pas encore, c’est un but. En clair, on peut dire que l’animal qui anticipe manifeste une disposition à viser un but futur (le cadavre inerte) à travers une représentation présente (la proie vivante). Tout cela permet à l’animal “de planifier une action en partie sur la base des propriétés qu’il attribue au monde en fonction de ses expériences passées”(Proust, comment l’Esprit vient aux Bêtes, concl.) : il est capable, sur la base de la représentation présente, de s’attendre à la représentation future. Mais comment peut-il s’attendre à atteindre ce but ?

B - l’anticipation est rendue possible par des inductions naturelles.

L’animal semble posséder la capacité d’accorder à ses expériences passées d’autant plus de pertinence que celles-ci auront eu pour lui une importance vitale et qu’elles auront été constituées de perceptions en conjonction constante. En effet, il ne serait pas pertinent de mémoriser toute expérience passée, fût-elle vitale. Car cela demanderait un effort de mémorisation puis un effort de traitement de l’information incompatible avec l’urgence vitale des problèmes à résoudre. Le comportement adaptatif idéal consiste donc pour l’animal à faire comme si l’avenir sera, grosso modo, semblable au passé, en ce qui concerne tout au moins les événements vitaux. Il y a donc quelque chose comme un pari de la part de l’animal qui est capable de s’attendre à un événement futur (le but) sur la base d’un événement présent (la perception). Ce qui suppose que, dans le passé, deux impressions d’importance vitale ont été souvent conjointes (p.ex. la sensation de faim et le comportement de prédation) de telle sorte que désormais la présence de l’une induit l’organisme à s’attendre à l’autre. L’animal possède donc une disposition à inférer ce qui n’est pas encore donné (le but) à partir de ce qui est déjà donné (la perception). Cette inférence consiste ainsi à étendre au futur une association d’expériences vitales passées : c’est une inférence inductive.

Or “les qualités qui sont à l’origine de cette association et qui conduisent l’esprit d’une [représentation] à une autre sont [...] la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou dans l’espace et la relation de cause à effet”(Hume, T.N.H., I, iv) :
- la ressemblance, ou le fait pour deux images perceptives différentes d’avoir des traits pertinents communs, c’est-à-dire des aspects instinctivement reconnaissables par l’individu (la vitesse de déplacement par ex.) dans des contextes instinctivement attractifs pour lui (nourriture, accouplement, etc.)
- la contiguïté, ou le fait que les différents aspects des images perceptives ressemblantes sont suffisamment proches dans le temps ou dans l’espace pour être instinctivement mémorisées
- la causalité, ou le fait que plusieurs impressions ressemblantes et contiguës se succèdent toujours dans le même ordre de sorte que la représentation de la première entraîne instinctivement celle de toutes les autres.

Dans tous les cas [...] l’animal infère un fait qui dépasse ce qui frappe immédiatement ses sens, [...] cette inférence se fonde entièrement sur l’expérience passée pour autant que la créature attend de l’objet présent le mêmes conséquences qui [...] résultèrent d’objets semblables”(Hume, Enquête sur l'Entendement Humain, IX). Bref, l’inférence inductive de l’animal se fonde sur des relations naturelles de ressemblance, de contiguïté et de causalité existant entre des informations perceptives mémorisées par l’individu sur l’état d’un milieu particulier. Or ses attentes et ses anticipations manifestent clairement la capacité de l’animal à tirer d’une certaine régularité de son milieu naturel des règles implicites de comportement qui dépassent la perception et la mémoire. Et même s’“il est impossible que cette inférence animale puisse se fonder sur aucune démarche d’argumentation et de raisonnement [...], il est évident que les animaux aussi bien que les hommes apprennent beaucoup de l’expérience et infèrent que les mêmes événements suivront toujours des mêmes causes”(E.E.H., IX). Donc, même si Hume généralise un peu vite à l’ensemble des animaux, il est clair que c’est sur la base du même instinct naturel d’inférence inductive, c’est-à-dire d’association psychique d’impressions mémorisées concernant un milieu privé, que les hommes sont capables eux aussi de régler leur comportement sur la base du retour régulier de certains événements. On ne voit pas comment les premiers apprentissages comportementaux aussi bien qu’intellectuels de l’être humain pourraient se passer autrement que par induction. Doit-on dire que l’inférence inductive est une forme de pensée ?


II - La pensée consciente de l’homme est de nature sociale et publique.

A - la pensée consciente n’est pas de nature inductive.

Etre capable pour un être vivant de se représenter des buts permet à l’individu doué de cette capacité d’agir en fonction de ces représentations et donc d’anticiper une situation vitale, ce qui est un avantage adaptatif considérable par rapport à l’animal qui est incapable d’anticiper la survenance d’événements vitaux mais seulement y réagir avec retard. Autrement dit, si l’anticipation vitale suppose que “l’organisme considéré peut dissocier ses états représentationnels des situations que ces états représentent” (Proust, comment l’Esprit vient aux Bêtes, concl.), l’avantage adaptatif consiste donc en ceci que l’individu qui s’attend à ce que quelque chose ait lieu, peut s’y préparer, c’est-à-dire dissocier la situation future à quoi il s’attend (le but) de son état sensori-moteur présent (la perception). Il y a donc là rien moins que l’amorce d’une forme de liberté pour l’être vivant qui est capable d’agir à l’égard de ce qui n’existe pas encore, et non plus seulement de réagir dans l’urgence à la présence des objets perçus. Cela dit, dans quelle mesure ce processus adaptatif naturel, cette réponse anticipatrice du corps à un événement d’importance vitale, comporte-t-il un degré de liberté suffisant pour que l’on puisse parler de pensée ?

Descartes remarque que “tout ce que la nature m’enseigne contient quelque vérité, car, par la nature [...] je n’entends autre chose que Dieu même ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées”(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 22). Autrement dit, il n’y a aucune raison de penser que la régularité dans les phénomènes de la nature ait sur les êtres humains un autre effet que sur les animaux capables de faire des anticipations efficaces. Pourtant Descartes souligne que nos facultés perceptives sont souvent insuffisantes de sorte que nos anticipations ne sont pas correctes et que nous nous trompons (ex. du bâton qui semble brisé). Est-ce à dire pour autant que l’être humain est inadapté à son environnement ? Faisons l’expérience de pensée suivante : “je suppose que toutes les choses que je vois sont fausses, je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire [...] me représente”(M.M., II, 3). Si toutes mes perceptions actuelles étaient inadéquates, si ma mémoire était défaillante, si donc toutes mes anticipations futures étaient incorrectes, serais-je pour autant menacé dans mon existence ? Non, car je reste indéfectiblement “une chose qui pense [...] c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, etc.”(M.M., II,9). Ce qui sous-entend à la fois que ce qui fait que l’homme est homme ce n’est pas son corps mais sa pensée et à la fois que la pensée de l’homme est à même de résoudre des problèmes que le corps animal ne peut pas surmonter. Autrement dit, le propre de l’homme, c’est la pensée et le propre de la pensée, c’est qu’elle n’est pas au service des besoins du corps ni présents, ni futurs. Bref, ce qui caractérise la pensée, c’est qu’elle est virtuellement libre de toute contrainte adaptative caractéristique de la vie animale. Ce qui ne veut évidement pas dire qu’elle y soit totalement étrangère.

Kant fait en effet remarquer que “bien que notre connaissance commence avec l’expérience, elle ne résulte pas pour autant de l’expérience”(Critique de la Raison Pure, III, 12). Autrement dit, Kant donne raison à Hume contre Descartes en remarquant que l’expérience sensible et le processus d’inférence inductive qui s’ensuit est l’origine nécessaire de la pensée, grâce à un traitement régulier de l’information perceptive afin que celle-ci soit mémorisée de manière pertinente et puisse servir à adapter l’individu à son milieu. Donc si les hommes sont capables d’adaptation sociale, ce n’est pas parce que leur esprit développe des idées innées mais parce que leur mémoire s’imprègne passivement d’expérience sensibles diverses qui obéissent aux mêmes lois psychiques d’association que les animaux capables d’adaptation instinctive. Mais Kant ajoute dans le sens de Descartes, et contre Hume cette fois, que cette condition n’est pas suffisante. Car, comme le montre Descartes, il reste toujours possible de penser quand bien même toutes nos perceptions seraient erronées et tous nos souvenirs trompeurs. Car, ce qu’implique le raisonnement de Descartes, c’est que non seulement il est possible de penser à un objet sans en avoir d’informations sensibles (par exemple un chiliogone ou la nature d’un morceau de cire), mais surtout, il est possible d’y penser contre ces informations sensibles (exemple du bâton qui semble brisé dans l’eau). Il faut donc bien admettre qu’à côté de l’inférence inductive animale, il y a place pour des formes d’inférences spécifiquement humaines qui ne sont pas inductives, donc qui ne sont pas dues à une association psychique d’expériences passées ressemblantes et contiguës. Cela consistera à “penser, c’est-à-dire unir des représentations en une conscience [ce qui] revient à juger ou à rapporter des représentations à des jugements en général”(Kant, Prolégomènes, §22). Donc, ce qui caractérise la pensée, c’est l’inférence consciente par opposition à l’inférence inductive, c’est donc que celle-là survient (supervenes) sur celle-ci, celle-là prend celle-ci comme objet pour la juger afin, soit de la dépasser (ex. du chiliogone), soit de la corriger (ex. du bâton). Mais qu’est-ce qui rend possible la pensée consciente si elle n’est plus commandée par l’instinct naturel ?

B - la pensée consciente se confond avec l’usage public du langage.

Dans le Philèbe (38 b-e), Platon prend l’exemple suivant : supposons un promeneur isolé qui voit au loin dans le brouillard une silhouette à forme humaine mais trop vague pour qu’il puisse l’identifier ni même la caractériser. Que fait le promeneur : spontanément il se demande ce que c’est. En d’autres termes, “s’il avait quelqu’un près de lui, il exprimerait par la parole ce qu’il s’est dit à lui-même et le répèterait à haute voix à son compagnon”(38 e). Ce promeneur perçoit donc quelque chose, mais sa perception ne le satisfait pas car elle est bien trop indéterminée. Alors, là où un animal hésiterait certes, mais poussé par la nécessité vitale, prendrait un risque en agissant sur la base d’une vague association psychique, l’homme est capable de suspendre l’action pour s’interroger sur ce qu’il perçoit. Et pour cela, ou bien il interroge un autre homme qui le renseignera par sa réponse, ou bien il s’interroge lui-même en faisant les questions et les réponses. Voilà donc en quoi consiste exactement la pensée consciente : “une discussion que l’âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner [...] car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son opinion”(Platon, Théétète, 189 e). On peut donc dire que la pensée consciente est une activité de questionnement faisant suite à un doute au sujet de l’état du monde environnant : là où la mémoire inductive fondée sur l’association psychique spontanée des informations perceptives ne suffit plus à nous déterminer, il faut examiner un certain nombre de déterminations supplémentaires possibles pour finalement se forger une opinion sur l’environnement. La pensée consciente commence et se termine donc toujours ainsi :
- d’abord, comme le montre Descartes, il faut penser “je doute que ...” et poser une question
- puis, comme le dit Descartes, penser “j’affirme que ...”, “je nie que ...”, “je sais que ...”, etc. afin de pouvoir répondre à la question posée
- à la fin, comme l’explique Platon, il faudra penser “je crois que ...

Il faut donc admettre que la pensée consciente ne s’exprime que par et dans le langage, ce que reconnaît explicitement Descartes : “il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées”(Discours, V° partie). Descartes a également remarqué que “ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous est qu’elles n’ont aucune pensée et non pas que les organes leur manquent”(Lettre à Newcastle). En d’autres termes, s’il y a du langage, alors il y a aussi de la pensée et s’il n’y a pas de pensée, alors il n’y a pas non plus de langage possible. Il reste cependant possible qu’il y ait de la pensée sans langage. Prenons l’exemple de Davidson (des Animaux Rationnels) d’un chien qui poursuit un chat. Ce dernier se réfugie dans un arbre de telle sorte que le chien ne peut plus le voir ni le flairer. Pourtant le chien aboie au pied de cet arbre. Va-t-on dire que le chien pense que le chat est caché dans l’arbre ? Va-t-on dire que le chien a commencé par douter que le chat se fût désintégré et a fini par croire que le chat s’était caché ? Après tout si le langage ne faisait qu’exprimer l’état interne de l’individu, on pourrait toujours dire que le chien pense, dans un sens psychologique (=au fond de lui-même) que le chat s’est caché mais que, pour diverses raisons, il ne peut pas s’exprimer.

Or Descartes a écarté cette éventualité par un mauvais argument : tous les animaux sont des êtres réagissant mécaniquement à des stimulations physiques. Mais nous avons vu avec Hume que certains animaux sont capables de faire des inférences inductives. Donc si ces animaux-là ne parlent pas, ce n’est pas parce qu’ils sont des machines, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas de représentations psychiques, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas d’impressions sensibles. Ils en ont au contraire qui sont fonction des lois psychiques de l’association qu’a décrites Hume. Donc s’ils ne parlent pas, ce n’est pas parce qu’ils manquent de pensées au sens de Descartes ou de Hume (représentations privées), mais plutôt parce qu’ils sont exempts de pensées au sens de Wittgenstein ou de Sartre (représentations publiques). Il faut donc admettre que le langage n’exprime pas la pensée consciente comme entité privée mais se confond avec la pensée consciente comme processus public : si les animaux ne parlent pas, c’est qu’ils n’ont pas de pensée consciente, et s’ils n’ont pas de pensée consciente, c’est parce qu’ils ne parlent pas : “pour penser, il faut avoir le concept de croyance, et pour avoir le concept de croyance, il faut posséder le langage”(Davidson, des Animaux Rationnels). Cela n’implique pas que Descartes et Hume ont tort de parler d’états psychiques internes et privés, mais signifie plutôt que ces états ne sont pas de la pensée consciente. Et si la pensée consciente se confond au contraire avec l’usage social externe et public du langage, c’est que le langage fournit le matériel conceptuel nécessaire à l’interrogation, à la réflexion et à la croyance. Cela n’exclut pas non plus qu’un tel usage linguistique ne puisse être intériorisé, que l’on ne puisse penser seul sans personne pour nous écouter ou nous répondre, seulement “l’on ne peut apprendre à penser seul qu’après avoir appris à penser publiquement : on ne peut apprendre à calculer de tête qu’en apprenant à calculer”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II). Ainsi, la différence essentielle entre l’inférence inductive animale et la pensée consciente humaine, c’est que la seconde n’est pas un phénomène psychique mais un phénomène social constitué par des coutumes culturelles et en particulier linguistiques (ce que dit d'ailleurs Hume). Il y a donc bien une différence en nature entre la pensée consciente de l’homme et l’inférence inductive commune à l’homme et à certains animaux.


Conclusion.

Certains animaux sont capables d’anticiper une situation pertinente pour eux et donc, dans une certaine mesure, de planifier une action, ce qui constitue un avantage adaptatif considérable par rapport à ceux qui ne peuvent que réagir avec plus ou moins de retard à des situations d’urgence vitale. Ce qui rend possible cette anticipation, c’est qu’ils sont capables de s’attendre à ce que l’avenir soit stable par rapport au passé, autrement dit qu’ils sont capables d’inférer inductivement quelque chose qui dépasse ce qui leur est donné dans l’expérience psychique de leur propre passé.
Mais l’homme est aussi capable de remettre consciemment en doute ses propres expériences passées, manifestant ainsi une capacité à penser qui consiste à dépasser ou à corriger l’inférence inductive naturelle indépendamment de toute situation d’urgence vitale. La pensée consciente n’est donc rien d’autre que la faculté d’interroger autrui ou de s’interroger soi-même sur le donné sensible par interrogation, réflexion et croyance. Ce qui met en évidence le rôle public du langage qui fait de la pensée consciente un emanifestation du comportement social de l’homme là où l’inférence inductive animale reste cantonnée à l’expérience privée.

lundi 6 novembre 2000

LE SAVOIR PEUT-IL SE TRANSMETTRE ?

                                                                             (Platon, République, VII, 518b-d)

    Dans les jeux de langage concernant l’enseignement, on emploie parfois de curieuses analogies. On dit par exemple que l’élève a saisi ou qu’il a capté, pour dire qu’il a compris. On dit qu’il n’a pas assimilé, c’est-à-dire qu’il n’a pas profité de son enseignement. On dit qu’il retient ou qu’il ne retient pas, pour dire qu’il se souvient ou ne souvient pas de ce qu’il appris. On dit qu’il suit le cours ou qu’il est largué, etc. Quant à l’enseignant, cela va de soi, il transmet son savoir comme le relayeur transmet un témoin. On a même entendu que les enseignants seraient des passeurs de savoir, un peu comme des passeurs de drogue. Or qu’y a-t-il derrière toutes ces analogies ? Peut-on transmettre le savoir ? La thèse de Platon est que l’enseignant ne transmet pas un savoir mais oriente la pensée de son élève vers la source du savoir. L’enjeu est de savoir si l’individu qui apprend est à l’égard du savoir comme un consommateur devant un produit manufacturé dont il ferait usage pour satisfaire ses envies égoïstes.
 

I - Enseigner n’est pas transmettre des connaissances.

    A - l’ignorance est à l’homme ce que la caverne est au prisonnier.

 
    “Il y a analogie entre ce dont nous parlons et l’image que nous avons tracée plus haut”(
(Platon, République, VII, 517d1-2), c’est-à-dire entre l’ignorance et la caverne. Plus précisément, l’allégorie de la caverne est un ensemble d’analogies, qui a pour fonction de figurer l’état primitif de l’homme comme un état d’aliénation en raison de son ignorance : la caverne est au corps du prisonnier ce que l’ignorance est à l’esprit de l’homme en général. L’homme de la caverne ne peut saisir que des ombres qui s’agitent sur un mur : son esprit est donc condamné à recevoir des informations superficielles dont l’origine et la logique lui échappent puisque, d’une part il est enchaîné et ne peut tourner la tête (il est “captif”), d’autre part il est à la merci des “charlatans” qui produisent ces informations (il est “spectateur”). Par contraste, le charlatan est un démagogue : il manipule à la fois les esprits qu’il maintient dans leur état d’aliénation (grâce à des “merveilles”) et les choses qui divertissent ces esprits aliénés. Mais le charlatan est lui-même sans doute dans un état d’aliénation relative, car bien qu’il soit plus libre de ses mouvements que le prisonnier, et bien qu’il en sache plus que lui sur l’origine des images, tout permet de penser qu’il n’est jamais sorti de la caverne, qu’il est trop satisfait de sa position dominante pour désirer en sortir. Ce qui voudrait dire que, dans son état d’ignorance, l’homme n’a que deux statuts possibles : l’esclavage ou la démagogie. Le premier état d’ignorance est imposé par une force extérieure (les chaînes), le deuxième par le privilège de la domination sociale.

    Mais d’abord, qu’est-ce qui peut bien attirer le prisonnier hors de sa caverne primitive ? Rien, puisqu’il ignore qu’il existe autre chose que ce qu’il voit. Il va donc falloir “qu’on le force sur-le-champ de se lever, de tourner la tête, de marcher, et de regarder du côté de la lumière”(515c7). Voilà bien le début du processus d’éducation : il faut y être contraint, sinon nul ne s’y soumet spontanément. Et le but, c’est de faire sortir le prisonnier de son trou, fût-ce en lui faisant violence, fût-ce en déclenchant “ses plaintes et sa colère”(515e9). L’éducation va donc être pénible : il va falloir qu’on “l’arrache de sa caverne malgré lui et qu’on le traîne par le sentier rude et escarpé jusqu’à la clarté du soleil”(515e7-9). Mais ce qui fait la pénibilité de l’éducation, ce n’est pas l’effort physique. L’analogie se poursuit entre d’une part l’effort physique de celui qui gravit une pente et l’effort moral de celui qui apprend, c’est-à-dire l’effort sur soi-même pour que l’ignorant se reconnaisse comme ignorant, car “l’âme ne peut tirer aucun bénéfice des enseignements qui lui sont dispensés avant que l’examen critique ait amené celui qui en est l’objet à éprouver de la honte et l’ait débarrassé des opinions qui font obstacle aux enseignements” (Platon, Sophiste, 231c). Or la première et la plus fondamentale de ces opinions, celle qui fait qu’un ignorant est ignorant, c’est la croyance en l’auto-suffisance intellectuelle de l’individu. C’est pourquoi le prisonnier doit redescendre dans la caverne pour, au péril de sa vie, instruire ses compagnons d’infortune. Or est-ce ainsi que l’on considère l’éducation ?
 
     B -”l’éducation n’est  pas ce que certaines gens prétendent”.


    Il va de soi que si l’éducation vise plutôt un bien moral coûteux en efforts qu’un bien-être physique confortable, elle va devoir vaincre des habitudes confortables, notamment celles qui sont encouragées par les démagogues. En effet, Platon fait remarquer à plusieurs reprises que le démagogue est un commerçant qui, sous couvert d’éducation, vend à l’âme ce qu’elle désire consommer, à savoir essentiellement des images divertissantes. Socrate définit le démagogue comme “celui qui fait commerce en gros et en détail des marchandises desquelles une âme tire sa nourriture”(Platon, Protagoras, 313c). Autrement dit, le démagogue est celui qui tire profit personnel d’une transaction commerciale destinée à faire plaisir. Ce qui le différencie par exemple du médecin. Dans le Gorgias, Platon compare le démagogue à un confiseur qui ferait fortune en exploitant le goût des enfants pour les nourritures sucrées, quitte à les rendre malades (
(Platon, République, VII, 522a-b). Bref, celui qui fait profession d’éduquer doit agir en médecin de l’âme qui dira la vérité à des adultes afin de les guérir, et non pas en confiseur qui compromettra la santé de leur corps en les prenant pour des enfants.

    On voit donc par là que le processus d’éducation exige de la part de l’enseignant la connaissance la plus achevée possible de ce qui est à enseigner, et non pas une vague habitude de ce qui est suceptible de plaire à l’élève. Autrement dit, l’éducateur ne peut pas se contenter de possèder, à l’instar du charlatan, un savoir-faire routinier fondé sur “une âme perspicace et naturellement habile dans les relations humaines” (Platon, Gorgias, 463b). Bref, l’enseignant n’est pas un démagogue, c’est-à-dire celui qui communique à un public ce que celui-ci attend et ce pour quoi celui-ci est prêt à payer. L’enseignant se distingue donc du démagogue en ce que le premier a l’ambition du bien moral, tandis que le second se contente du bien-être physique : le premier vise une perfection idéale coûteuse en efforts, le second une médiocrité réelle mais rémunératrice car économe en efforts. Mais l’enseignant dispense-t-il son savoir comme une chose que l’on partage ?

    C - on ne peut “faire entrer la science dans l’âme où elle n’est point comme on donnerait la vue à des yeux aveugles”.


    On dit généralement que le bon enseignant est celui qui arrive à faire partager ce qu’il sait. Mais dire que l’enseignant doit partager son savoir, c’est dire que, d’une part que le savoir est une chose que le corps devrait saisir puis assimiler, d’autre part que l’éducation consiste à transmettre des connaissances comme on opère une translation d’un lieu plein vers un autre lieu vide.

    Or le savoir n’est pas une chose définitive, mais plutôt une activité infinie. Elle consiste à ne pas se satisfaire d’images mentales ou de croyances particulières concernant la vie intime de l’individu, mais au contraire à faire effort pour sortir de son auto-suffisance douillette pour se jeter sur le chemin escarpé du perfectionnement. C’est ce en quoi consiste le bien, dans la mesure où c’est la condition de possibilité de l’existence d’une société humaine la meilleure possible. Or c’est une opinion bien établie qu’il suffirait d’être en face d’un bon professeur (ou d’un bon livre ou d’un bon ordinateur) pour que l’esprit vide de l’élève se remplisse du savoir qui lui manque, selon le principe des vases communicants. Mais si enseigner consistait à “faire entrer la science dans l’âme où elle n’est point”, cela voudrait dire que son but est de combler un vide, de satisfaire un besoin matériel. Bref, sa fonction serait psychologique, dirigée vers l’intérieur de l’individu, et non pas morale, orientée vers l’extérieur de l’individu. On ne comprendrait pas en quoi l’éducation devrait être un effort : au contraire tout contribuerait à maintenir l’individu dans son auto-suffisance en lui apportant ce qui lui manque comme on lui apporterait une nourriture pour satisfaire son appétit. Mais l’éducation doit faire sortir l’individu de son trou, il n’y a donc rien à lui apporter. C’est lui au contraire qui doit se tourner vers l’extérieur. D’où impossibilité de “faire entrer la science dans l’âme [...] comme on donnerait la vue à des yeux aveugles” : la guérison de l’ignorance n’ajoute rien à l’âme, de même que la guérison de la cécité n’ajoute rien à l’oeil. Est-ce à dire alors que l’enseignement consiste alors à rendre à l’âme sa fonction naturelle, de même que la guérison de la cécité consiste à permettre à l'oeil de recouvrer sa fonction primitive ?
 

II - Enseigner consiste à diriger l’âme vers la source du savoir.
 
    A - “chacun possède la faculté d’apprendre et un organe à cet usage”.


    Nous avons vu que l’éducation suppose un effort de libération à l’égard des habitudes serviles d’auto-suffisance. Et ce qui fait de l’éducation un effort pénible, c’est que l’âme doit se départir de la recherche des réalités matérielles suffisantes pour un seul corps, afin de se tourner vers la recherche des réalités intellectuelles qui elles, concernent toutes les âmes. Bref, elle doit abandonner le domaine sensible du particulier pour le domaine intelligible de l’universel.

    C’est en ce sens que “chacun possède la faculté d’apprendre”. Toute âme peut réaliser cet effort vers la connaissance dans le sens où ce qu’elle est primitivement n’est jamais ce qu’elle doit être dans l’idéal. Ce qu’elle est, c’est d’être “véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme à travers des barreaux d’un cachot” (Platon, Phédon, 82e) : la condition primitive de l’âme est d’être au service d’un corps particulier qui se satisfait de réalités matérielles mais qui a cependant besoin du secours de l’âme puisque le corps ne pourrait pas survivre sans une utilisation minimum des fonctions intellectuelles. En ce sens on peut dire que le corps est à l’âme ce que le cachot (ou la caverne) est au corps.

    Mais ce qu’elle doit être dans l’idéal consiste à “se porter là-bas vers les choses pures, éternelles, immuables, et comme elle est apparentée avec elles, à se tenir toujours avec elles” (
Platon, Phédon, 79d) : l’âme a donc de l’affinité non seulement avec les corps mais aussi avec les Idées, c’est-à-dire avec ce qui est constitutif de ce principe non-corporel qu’est l’âme. Toute âme a donc cette faculté d’apprendre parce que, certes, elle est, à l’origine, au service de la survie d’un corps, mais qu’elle possède la capacité, pour peu qu’on lui en offre le loisir, d’atteindre une plus grande perfection. Bref, chaque âme a le sentiment confus d’être perfectible. Quant à l’organe qui lui est adjoint, c’est l’intelligence, c’est-à-dire cette disposition à apprendre, à sortir de soi. C’est par analogie une sorte d’oeil pour l’âme : de même que l’oeil permet au corps de se porter vers les corps extérieurs, l’intelligence autorise l’âme à se tourner vers les Idées extérieures. Mais alors si l’âme humaine est, par son intelligence, apparentée avec les Idées, et que l’enseignement n’est pas un processus matériel de transmission, comment expliquer qu’elle ne puisse s’éduquer elle-même ?

    B - “semblable à des yeux qui ne pourraient se tourner des ténèbres vers la lumière qu’avec le corps tout entier, l’organe de l’intelligence doit se tourner avec l’âme toute entière [...] vers la contemplation de [...] ce qu’il y a de plus lumineux  dans l’être”.

    Platon relève ici deux difficultés : d’abord “l’organe de l’intelligence doit se tourner avec l’âme tout entière” ; ensuite il va falloir qu’elle contemple “ce qu’il y a de plus lumineux dans l’être”. Encore une fois, un retour vers l’allégorie de la caverne s’impose. On y lit que les prisonniers de la caverne “ne peuvent ni changer de place, ni tourner la tête et ne voient que ce qu’ils ont en face” (
Platon, République, VII, 514 a-b). Ces prisonniers sont donc à ce point assujettis à leur isolement primitif qu’ils ne peuvent rien voir d’autre que ce qui concerne leur propre corps physique. Ils sont donc incapables de tourner leur regard vers autre chose que ce qui est susceptibles de combler leurs besoins physiques. Tout dans ces corps est donc orienté vers la satisfaction des besoins physiques particuliers. Et, par analogie, ce qui est valable pour chaque corps enfermé dans la caverne, l’est également pour chaque âme enfermée dans le corps : tout dans ces âmes est mis au service de la seule conservation du corps. L’intelligence, l’organe de l’âme, l’intelligence, ne peut donc se détourner spontanément du service du corps mais réclame une aide extérieure.

    Autre difficulté, “ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité, ce qui donne à l’âme qui connaît la faculté de connaître, c’est l’idée du bien” (
Platon, République, VI, 508e). Autrement dit, ce qui rend possible la connaissance en rendant perceptibles les objets de connaissance à l’intelligence (c’est-à-dire l’oeil de l’âme), c’est la lumière de la vérité qui elle-même émane de sa source qui est l’idée du bien. De telle sorte que c’est à cette lumière et à cette source de lumière que l’oeil de l’âme va devoir s’accoutumer, après son long séjour dans les ténèbres, pour contempler le principe même de toute connaissance, à savoir l’idée de bien. Or une telle entreprise suppose non seulement l’âme capable de se détourner du corps (la caverne), mais plus encore de contempler directement l’origine de la connaissance (le soleil). Cette origine, Platon la voit dans une prémisse absolue et indéfinissable qui justifie tout effort cognitif : le bien, autrement dit un idéal de perfection théorique et donc aussi de perfection morale. Or l’immensité de cet idéal est aussi décourageant pour celui qui entreprend de connaître, que l’éclat du soleil est éblouissant pour le prisonnier de la caverne. C’est pourquoi, là encore, une aide extérieure est requise pour diriger l’âme vers la source de la connaissance. En quoi consiste donc cette aide extérieure ?

    C - “il ne s’agit pas de donner à l’âme la faculté de voir, elle l’a déjà : mais son organe n’est pas dans une bonne direction, c’est ce qu’il s’agit de corriger”.

    L’enseignement ne consiste donc pas à apporter du savoir là où il n’y a qu’ignorance, mais à diriger l’âme vers la source du savoir, c’est-à-dire, rigoureusement, vers l’Idée du bien. Elle est donc l’art de la conversion, c’est-à-dire étymologiquement, l’art de tourner ensemble l’âme et son organe vers le bien, autrement dit l’esprit tout entier de l’individu et pas seulement telle ou telle faculté. Mais cette conversion devant avoir lieu à partir du domaine sensible et particulier qui lui est familier, il est indispensable qu’elle se serve du matériau sensible originel comme d’un tremplin pour atteindre le domaine intelligible idéal, domaine à laquelle elle aspire mais qui risque de la décourager en lui paraissant redoutablement éloignée. Autrement dit, toute méthode devra, littéralement, permettre à l’âme de se mettre en chemin : partir des images des choses (les perceptions et les souvenirs) pour atteindre les choses mêmes connues au moyen des concepts scientifiques et de là, si possible, atteindre l’origine de toute connaissance, les Idées au premier rang desquelles l’Idée du bien. L’éducation est donc, comme le rappelle l’allégorie de la caverne, une sorte de pélerinage, de procession (en grec, hè theôria, c’est à la fois l’étude et la procession !).

     Du coup, l’enseignant va devoir trouver “la méthode la plus aisée et la plus avantageuse” pour permettre à l’âme de se départir de son isolement et de son auto-suffisance primitives afin dans un premier temps de participer à la rationalité commune, puis dans un second temps d’enfanter un nouveau savoir, c’est-à-dire en fait tirer par inférence de nouvelles connaissances. L’enseignement est donc une maïeutique, c’est-à-dire "un art d’accoucher les esprits", comme le dit Socrate dans le Théétète (150c). Il s’agit là encore, par analogie, de délivrer l’âme des habitudes confortables qui emprisonnent l’âme de l’individu pour la mettre sur le chemin de la connaissance qui libère l’âme de son isolement primitif. Dès lors, enseigner consiste à apprendre à avoir loisir, c’est-à-dire à se libérer de la tyrannie du temps qui passe et qui commande à l’âme de se rendre à l’urgence des besoins matériels qu’il faut satisfaire. A ceux qui sont sur ce chemin, “que l’étude soit longue ou brève, que leur importe, pourvu qu’ils atteignent le vrai” (
Platon, Théétète, 172d). En quoi l’école est, par excellence, le lieu où l’on a loisir (skholè, "loisir", de skholazô, "prendre son temps").
 
Conclusion.

    Platon a donc commencé par montrer que l’âme ignorante est celle qui est enchaînée aux préoccupations égocentriques d’un corps en particulier. Dès lors l’éducation ne consiste pas à faire plaisir à l’élève en satisfaisant ses besoins psychiques mais à lui faire viser un idéal de perfection morale. La conduite de l’éducation ne peut donc se concevoir comme un processus de transmission, puisque la nature morale et externe du processus d’éducation exclut précisément qu’il y ait quoi que ce soit à communiquer.
    En fait, c’est l’âme elle-même qui possède une disposition interne consistant dans la faculté d’intelligence qui ressent toujours confusément son infinie perfectibilité. Cependant l’âme n’abandonne pas spontanément sa condition qui l’enchaîne aux choses sensibles et la décourageant d’entreprendre le difficile effort pour sortir de son isolement. L’enseignement va donc consister à détourner l’intelligence de  l’âme des seules préoccupations matérielles pour la diriger vers la source intellectuelle du savoir grâce à laquelle elle aura désormais le loisir de se mettre sur le chemin des Idées.

lundi 25 septembre 2000

EXISTE-T-IL DES VERITES ILLOGIQUES ?

Dans la Vie est un Songe, Calderón met en scène le prince Sigismond que son père, le roi Basyle, a fait jeter en prison parce qu’un oracle lui avait prédit qu’il deviendrait un tyran sanguinaire. Toutefois, pris de remords, il décide d’accorder sa chance à son fils en le faisant installer dans le palais royal pour une journée, après quoi il le renvoie en prison car son comportement a été décevant. Sigismond, désabusé, se dit qu’il a dû rêver. Mais incapable de trouver les critères distinctifs du rêve et de la réalité, il conclut que la vie est “un délire, une illusion, une ombre, une fiction”(v.2288-2289). Cette conclusion, typiquement nihiliste, repose au fond sur le présupposé que toute vérité est illogique, indémontrable, incompréhensible. Du coup, faute de pouvoir fonder cette vérité, elle s’écroule d’elle-même et disparaît : tout n’est qu’illusion et rêve. Mais alors, si la notion de vérité illogique semble auto-contradictoire, comment expliquer le réalisme naïf entretenu par une certaine presse dite “à sensation” et dont les arguments se réduisent tous à la formule : “incroyable mais vrai” ? Comment ce qui est incroyable, inexplicable, sensationnel, peut-il être vrai ? Peut-on juger de la vérité ou de la fausseté d’une croyance indépendamment d’un jeu de langage duquel elle dérive logiquement ? D’où le problème de savoir s’il peut exister des vérités illogiques. L’enjeu étant de savoir quel peut être le pouvoir de nuisance des manipulations médiatiques aboutissant par exemple à nier l’holocauste juif au mépris des preuves et des justifications historiques.

I - La logique est à la fois le modèle et la méthode de la vérité.

A - toute phrase affirmative bénéficie d’une présomption de vérité.
Il n’est pas possible d’apporter dans les discussions les choses elle-mêmes [de sorte que] nous supposons que ce qui se passe dans les symboles se passe aussi dans les choses”(Aristote - Réfutations Sophistiques - 165a). Ce qui veut dire que, comme nous ne sommes pas physiquement capables de percevoir tous les faits qui sont pour nous pertinents, c’est-à-dire qui ont pour nous un intérêt cognitif, nous employons des marques simplificatrices du réel : des signes qui renvoient à une réalité signifiée mais non directement perceptible. Ainsi lorsque j’énonce une phrase p, il est en général inutile d’ajouter que p est vraie. Par exemple, “la phrase <<la neige est blanche>> est vraie si et seulement si la neige est blanche”(Logic Semantics, Metamathematics). Ce qui veut dire :
- que la vérité, et donc aussi la fausseté, ne sont pas des propriétés de phrases (si tel était le cas “p” serait différent de “p est vraie”, ce qui est contradictoire) mais sont la présupposition d’une correspondance entre la phrase et le fait qui est supposé la vérifier
- que la vérité de p est en général présumée, dans le sens où, si elle a l’air de s’insérer dans un certain jeu de langage, p est vraie par défaut, jusqu’à preuve du contraire
- que la vérité de p est implicitement contenue dans p, c’est comme s’il y avait dans p, en plus de ce qui y est dit, tout ce qui est montré dans le contexte et qui contribue à rendre p crédible.
Donc, si la vérité doit être la qualité présumée d’une énonciation (phrase plus contexte, ce qui est dit plus ce qui est montré) c’est parce qu’il existe, dans le contexte d’énonciation, des indices de véracité qui permettent de présumer que p est vraie. De même que, à partir de l’aspect physique de quelqu’un, il est possible de présumer sa bonne santé, et cela, sans vraiment en être certain, de même à partir de l’aspect physique d’une énonciation, il est possible de présumer sa vérité sans vraiment en être absolument certain. De sorte que si ces indices de véracité se retrouvent dans la majorité des propositions, cela justifiera que l’on puisse croire à la vérité de celle-ci.
Et c’est bien là tout le problème : c’est bien parce que nous nous empressons, par habitude sociale, de croire à la vérité d’une énonciation à partir de simples indices physiques qui accompagnent l’énonciation que nous nous trompons ou bien que nous sommes trompés. Prenons deux exemples :
- A : “quelle heure est-il ?” ; B regarde sa montre, constate qu’il est neuf heures, mais répond : “il est huit heures”
- A : “comment faire reculer la pauvreté dans le monde ?” ; B, qui est un économiste réputé, répond sans hésiter : “en cessant de réglementer les entreprises privées”.
Dans les deux cas la réponse peut très bien persuader A de sa vérité. Pourquoi ? Parce que A se contente des indices de véracité affichés par B : consultation de la montre, absence d’hésitation, réputation, etc. Bref, A infère la vérité des réponses à partir des indices contextuels de véracité qu’il perçoit et qui, normalement, s’accompagnent de vérité. Il est donc clair qu’il y a dans chaque énonciation ce qui est dit explicitement et ce qui est montré implicitement. De telle sorte que comprendre ce qui est dit, c’est toujours être capable d’ajouter ce qui est montré à ce qui est dit : “ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression, l’usage des signes le montre [du coup] on peut comprendre une phrase sans savoir si elle est vraie” (Tractatus, 3.262-4.024). Or n’y a-t-il pas un risque à se fier à ce qui est montré et donc n’est pas nécessairement vrai ?

B - la logique cherche à débarrasser l’énonciation de tout sophisme.
Platon n’a eu de cesse de dénoncer le danger que constituent les pratiques sophistiques qui consistent à abuser de la confiance de l’auditeur en le flattant et en l’étourdissant avec de pseudo-arguments propres à lui faire tenir n’importe quelle énonciation pour vraie : “le sophiste est un homme qui tire un profit pécuniaire d’une connaissance apparente mais non réelle”(Réfutations Sophistiques, 165a22). C’est pour cela que Socrate se contente souvent d’interroger son interlocuteur sophiste, et de l’amener, tout en discutant, à lui faire admettre la faiblesse du raisonnement qui appuie l’énonciation qu’il entend démontrer. Car, ce que cherche Socrate, c’est à savoir “si les vérités sont enchaînées les unes aux autres par des raisons de fer et de diamant”(Gorgias 508e), c’est-à-dire par des arguments solides. Or que sont de tels arguments sinon des arguments à valeur universelle, autrement dits tels qu’ils doivent recueillir l’assentiment de quiconque en a connaissance, et ce, quel que soit le contexte d’énonciation. Ce qui, on le conçoit, est une exigence très forte là où le sophisme, c’est-à-dire le raisonnement apparent, semblait de nature à détruire la confiance de chacun dans le discours, dans la raison, et au-delà, dans les hommes : “or, il n’est pire accident que de devenir ennemi de la raison, car la misologie vient comme la misanthropie [...] : on a naïvement accordé une entière confiance à quelqu’un [dont] peu à peu on découvre la perversité et la déloyauté [...] et on finit par prendre tous les hommes en haine”(Phédon, 89c). La haine des hommes à travers la haine de la raison : voilà l’enjeu politique de l’exigence de dérivabilité des arguments.
C’est pourquoi l’origine de la philosophie se confond à la fois avec la quête de la vérité et avec l’analyse logique :
- la recherche de la vérité parce que l’enjeu politique de l’utilisation du langage comme art social “exige que celui qui tient un discours dispose en pensée de la vérité sur les sujets qu’il se propose de traiter”(Phèdre, 259e), en pensée, c’est-à-dire de telle manière qu’il soit capable de donner de la cohérence à ses arguments, car ce qui est vrai pour l’un doit l’être nécessairement pour tous sans quoi il y aurait contradiction (un raisonnement ne peut donc pas être tantôt vrai, tantôt faux)
- l’analyse logique parce qu’il n’existe qu’une seule manière de ne pas oublier cette exigence, c’est “de procéder à un échange de questions et de réponses sans en profiter pour [...] esquiver les arguments et essayer de se justifier [...] jusqu’à ce que la plupart des auditeurs ait oublié l’objet de la question”(Protagoras, 336c), c’est-à-dire que l’analyse logique n’est rien d’autre qu’un dialogue où questions et réponses dérivent les unes des autres sans rien d’extérieur à ce qui est dit.
Bref, comme le dit Platon, la logique est “la seule méthode qui, rejetant les suppositions s’élève jusqu’au principe même pour établir solidement ses conclusions”(République VII, 533d).
Il s’ensuit que la logique est primordialement une exigence de cohérence, c’est-à-dire de non-contradiction car “si la chose contraire peut naître de la chose contraire, en revanche le contraire lui-même ne saurait jamais devenir son propre contraire”(Phédon, 103b). C’est-à-dire que si l’on peut admettre qu’une chose blanche devienne noire, on ne peut en revanche accepter qu’une chose blanche soit en même temps noire, qu’une phrase vraie soit en même temps fausse. On imagine sans peine dans quelle perplexité pouvait plonger Socrate ou Platon un paradoxe comme le fameux sophisme du menteur qui était utilisé par les sophistes comme un pseudo-argument pour conclure que la vérité n’existe pas. Soit l’énonciation je mens. Puisque toute énonciation doit être présumée vraie, celle-ci aussi : or, si je mens est vraie, c’est que je ne mens pas, donc elle est fausse. Conclusion des sophistes : ce qui est vrai est faux et inversement. C’est donc contre la fascination qu’exerce le sophisme que s’élèvent conjointement la philosophie et la logique. Cela dit, peut-il exister une méthode universelle pour repérer les sophismes ?

C - la logique est aussi une méthode de production d’énoncés démontrables.
Le reproche que l’on pourrait faire à la logique platonicienne (que Platon nomme dialectique ou art du dialogue), c’est qu’elle nécessite la présence d’un philosophe (Socrate par exemple) qui pose infatigablement les bonnes questions de nature à tester la cohérence et la dérivabilité d’un discours suspect. Or si le philosophe est le seul à posséder l’art de l’analyse logique, ne risque-t-il pas de profiter de sa situation de monopole ? A l’inverse, si la vérité doit être cohérente et dérivable, n’y a-t-il pas avantage à la faire contrôler et reconnaître par le plus grand nombre ? Car “la double tâche [de celui qui sait] consiste, l’une à pouvoir donner la raison des choses et l’autre à pouvoir la recevoir d’autrui”(Réfutations Sophistiques, 165a27). La recherche de la vérité et, au-delà, la communauté toute entière, a donc tout à gagner de l’instauration d’une méthode (É'organon) garantissant la logique d’une énonciation.
Soit la phrase suivante : “l’âme est spirituelle”. Comment essayer de justifier sa vérité ? “Je dirai bien, par exemple que l’âme est spirituelle parce que l’âme pense, mais je ne pourrai pas conclure si je ne conçois aucun rapport entre le terme ‘penser’ et le terme ‘spirituelle’ ; il faut donc que ‘penser’ soit comparé tant avec ‘âme’ qu’avec ‘spirituelle”(L.A.P., III, 1). Donc je ne puis affirmer avec vérité que l’âme est spirituelle que si je puis affirmer que l’âme pense et que tout ce qui pense est spirituel. Soit le raisonnement en trois étapes :
1 - tout ce qui pense est spirituel
2 - or l’âme pense
3 - donc l’âme est spirituelle.
Cette méthode est appelée par Aristote syllogisme (du grec sullogismoV, raisonnement), plus exactement “un raisonnement dans lequel certaines prémisses étant posées, une conclusion autre que ce qui a été posé s’ensuit nécessairement”(Réfutations Sophistiques 165a). D’une manière générale, justifier l’énonciation A est B suppose de pouvoir dire : tout C est B (cas général ou majeure), or A est C (cas spécifique ou mineure), donc A est B (cas particulier ou conclusion). Ce qui veut dire qu’il est impossible que notre conclusion (A est B) soit vraie si elle n’est pas justifiée par notre syllogisme. Pourquoi ?
Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes : le principe de contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe et vrai ce qui est opposé ; celui de la raison suffisante en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver existant, aucune énonciation vraie, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et pas autrement”(Monadologie, §31, 32). Autrement dit la méthode du syllogisme permet non seulement d’éliminer les contradictions formelles du raisonnement (cohérence) mais aussi de découvrir la raison suffisante d’attribuer le prédicat (B) au sujet (A) en disant que la relation entre A et B ne doit rien à ce qui est montré mais uniquement à ce qui est dit (dérivabilité). C’est si et seulement si tout C est B et tout A est C que “A est B” est vraie. Bref, on devrait dire que tout ce qui est vrai est démontrable et que tout ce qui est démontrable est vrai. Or la vérité d’une phrase se confond-elle nécessairement avec sa démontrabilité ?

II - La vérité matérielle des phrases est distincte de sa démontrabilité formelle.

A - la syllogisme ne peut démontrer que la possibilité, non pas l’existence d’une chose.
Kant remarque que “il y a quelque chose de si séduisant dans la possession de cet art précieux [la logique, que celle-ci est utilisée] pour en tirer, du moins en apparence, des assertions objectives”(Critique de la Raison Pure III, 80). Mais qu’entend-il par là ? Considérons à présent ces trois exemples donnés par Kant dans la C.R.P. :
1- un sujet est forcément une substance résistante aux changements
- or l’être pensant est nécessairement un sujet
- donc l’être pensant existe comme substance résistante aux changements (un moi).
2- lorsqu’une chose existe, c’est que toutes les conditions de son existence sont réunies
- or de nombreuses choses existent
- donc toutes les conditions d’existence de ces choses sont aussi réunies (l’univers).
3- un être parfait existe nécessairement, sinon il ne serait pas parfait
- or Dieu est, par définition, un être parfait
- donc Dieu existe nécessairement.
Ces trois raisonnement sont de véritables syllogismes dont les conclusions comportent un nécessité formelle : il n’y a pas de contradiction dans le raisonnement, lequel est une raison suffisante de justifier la conclusion. On doit donc admettre que la conclusion est démontrée. Le problème est que la conclusion porte chaque fois sur l’existence de quelque chose. Or une existence peut-elle être démontrable ? Si tel est le cas, c’est que “A existe nécessairement” est de la forme “A est existant nécessairement” ou encore “A est B nécessairement”. C’est donc que “existant” est un prédicat comme un autre, c’est une propriété que possède un objet. Soit à présent les phrases P1 : “cet objet est un carré rouge” et P2 : “cet objet est un carré rouge existant”. En quoi P1 est-elle différente de P2, en quoi le terme “existant” apporte-t-il une propriété supplémentaire au carré ? En fait, il en est de l’existence pour les sujets comme de la vérité pour les phrases : les deux termes ne disent rien de plus que ce qui est dit sans eux, ils ne font que montrer ce qui est effectivement le cas. Dire que P est vrai, c’est dire P ; dire que A existe, c’est dire que A possède certaines propriétés sensibles. Dire qu’un sujet existe, c’est dire que “à certaines choses de la nature [...] appartiennent les prédicats qu’on pense réunis dans le sujet”(Unique Fondement , A.K. II, 73). L’existence n’est donc pas un prédicat et on ne peut pas démontrer qu’une chose existe, on peut seulement démontrer qu’une chose doit posséder telle et telle propriété. Les objets mathématiques sont à cet égard exemplaire : on peut démontrer que la diagonale d’un carré d’1m de côté doit être égale à 1m x V2, mais non pas démontrer l’existence d’une longueur de V2m.
Or, l’histoire de la raison, est caractérisée, nous dit Kant par trois sortes d’illusions, qui, paradoxalement, ont toutes le syllogisme pour origine : la psychologie rationnelle, la cosmologie rationnelle, la théologie rationnelle. La psychologie rationnelle, qui a pour but d’affirmer en la justifiant, l’existence d’un moi. La cosmologie rationnelle vise quant à elle à affirmer et à justifier l’existence d’un univers. Enfin la théologie rationnelle entend démontrer l’existence de Dieu. Mais on voit bien en quoi les trois principaux objets de la raison humaine (ce que Kant appelle les idées transcendantales) que sont le moi, l’univers, et Dieu, sont démontrés dans ce qu’ils ont de nécessaire pas dans leur existence : on peut dire après nos trois syllogismes que ce n’est pas “le moi existe”, “l’univers existe”, “Dieu existe” qui sont vraies nécessairement mais “le moi peut exister à condition que ...”, “l’univers peut exister ...”, “Dieu peut exister ...”. Plus exactement, on a, par la logique, démontré que ce sont trois objets dont on peut parler sous certaines conditions, mais nullement que ce sont trois objets réels. Est-ce à dire que l’existence échappe à toute démonstration logique ?

B - il n’y a d’usage légitime du syllogisme qu’analytique et non synthétique.
Les trois illusions rationnelles de Kant ont pour effet de montrer qu’il ne faut pas confondre la démontrabilité d’une phrase et sa vérité. La démontrabilité découle de ce que le raisonnement fait apparaître la conclusion comme nécessaire, c’est-à-dire comme dérivant sans contradiction des prémisses. Tandis que la vérité dépend de quelque chose d’extérieur au raisonnement puisque le raisonnement démontre la possibilité d’un fait mais non pas son existence. Il s’ensuit que “le critère simplement logique de la vérité, à savoir l’accord d’une connaissance avec les lois universelles et formelles de l’entendement et de la raison, est donc bien la condition sine qua non et, par conséquent, négative, de toute vérité”(Critique de la Raison Pure III, 80). C’est-à-dire que si ce qui est dit dans le raisonnement n’est pas cohérent et dérivable, alors, nécessairement, la conclusion est fausse. Mais la réciproque n’est pas vraie : si la conclusion est démontrable, ce qu’elle prédit est donc possible mais on ne peut rien dire de la vérité de la conclusion, c’est-à-dire de l’existence de ce qu’elle prédit.
C’est pourquoi Kant souligne que “la simple forme logique de la connaissance [...] ne suffit pas, loin de là, pour décider de la vérité matérielle, ou objective de la connaissance”(Critique de la Raison Pure III, 80). Ce qu’il veut dire, c’est que la vérité matérielle, dépend de l’existence de quelque chose, c’est-à-dire d’une correspondance externe de la phrase avec quelque chose d’autre que le simple raisonnement. Alors que la démontrabilité formelle ne dépend de rien d’extérieur au raisonnement lui-même. Or, ajoute Kant, la correspondance externe appartient à “ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation [tandis que] ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience [...] n’est que possible”(Critique de la Raison Pure III, 185). Ce qui est ici fondamental, c’est que la vérité d’une phrase dépend de la possibilité formelle que lui procure la logique, mais aussi de l’existence matérielle qui ne peut être constatée que par les sens. Sans cette liaison de ce qui est possible avec ce qui existe, de la logique interne avec le contexte externe, il n’y a pas de vérité concevable. Alors que le possible ne dépend évidemment que de la logique interne. Lorsque nous disons que p est vraie, nous ne disons pas seulement que p est logiquement possible, c’est-à-dire démontrable formellement, nous ajoutons que p peut correspondre matériellement avec un fait existant en-dehors du raisonnement. Lorsque nous affirmons que p est vraie, nous opérons donc une synthèse matérielle entre p et un fait existant extérieur à p. Tandis que lorsque nous nous contentons de dire que p est démontrable, nous faisons une analyse formelle interne de p. La vérité est alors toujours synthétique puisqu’elle exige une relation externe de la phrase à notre sensibilité, là où la démontrabilité est toujours analytique dans la mesure où elle ne concerne que les relations internes de l’entendement avec lui-même. La démonstration suppose donc un usage purement analytique, alors que la vérité est le fruit de l’usage synthétique de l’entendement : “la logique en général fait abstraction de tout contenu de connaissance [...] et ne considère que la forme de la pensée en général”(C.R.P., A.K.III, 80). Est-ce à dire qu’il n’existe pas de logique de la vérité sensible et matérielle et donc que toute vérité est finalement extra-logique ?

III - La logique est la condition de possibilité de toute vérité.

A - il existe une logique du contenu de la vérité scientifique.
Il est clair que la critique kantienne de la logique avait pour but explicite de dénoncer et de condamner les abus que certains logiciens et philosophes avaient commis en en méconnaissant les limites. Il s’agissait d’éviter désormais que “ce qui est un canon [un modèle] pour le jugement devienne en quelque sorte un organon [une méthode] pour en tirer, du moins en apparence, des assertions objectives, ce qui est en fait un abus”(C.R.P., A.K.III, 80). Bref, il s’agissait de cantonner la logique à tester la vérité des phrases et non pas comme méthode pour en produire de nouvelles. Or l’abus consiste précisément à prétendre lui faire produire des vérités là où elle ne sait fabriquer que des démonstrations. Dès lors :
- ou bien on adopte le point de vue sceptique (comme Hume) consistant à dire que toutes les vérités, même scientifiques, sont découvertes par hasard et apprises par habitude et ne sont donc que probables (même si, évidemment, certaines phrases sont beaucoup plus probables que d’autres)
- ou bien on adopte un point de vue transcendantal (comme Kant) consistant à dire que tout au moins les vérités scientifiques, obéissent à des règles précises et contraignantes qui constituent leurs conditions de possibilités.
Or le point de vue sceptique comporte un risque de misologie qu’avaient su exploiter les sophistes et contre quoi la logique et la philosophie ont été inventées. Il est donc préférable d’admettre la nécessité d’une “logique transcendantale, [qui est] une logique de la vérité [en ce qu’] aucune connaissance ne peut la contredire sans perdre en même temps tout contenu [ ...] et par là toute vérité”(C.R.P., A.K.III, 82). Kant distingue donc soigneusement la logique transcendantale, qui est une logique du contenu scientifique strictement, de la logique formelle qui est une logique de la forme de toute phrase en général. Si seule la vérité scientifique mérite une logique transcendantale, c’est, dit Kant, parce que la vérité scientifique, bien que dépendante de notre sensibilité comme toute vérité, comporte néanmoins une nécessité à laquelle échappent les simples vérités empiriques. Cette logique transcendantale s’occupe donc spécifiquement de ce qui permet à une affirmation scientifique d’être vraie selon quatre catégories : le sujet (universel ou non) ; le prédicat (affirmé ou non) ; la relation entre les deux (catégorique ou non) ; le jugement dans sa totalité (nécessaire ou non). Or, on peut se demander s’il existe bien une telle différence de nature logique entre les énoncés scientifiques et les autres énoncés.

B - d’une manière générale “la logique est transcendantale”(Tractatus, 6.13).
On ne voit pas très bien en effet en quoi les jugements de perception ou les jugements de valeur échapperaient à la logique transcendantale des jugements de connaissance scientifique. Car cela voudrait dire que la logique est apprise tardivement par les individus, par exemple au moment où ils essaient de s’approprier une culture scientifique à l’école. Ce qui impliquerait que tous les individus (et au-delà, tous les peuples) qui n’acquièrent pas, ou pas suffisamment de culture scientifique sont plus ou moins étrangers à la logique de l’affirmation vraie. La conséquence étant que le langage de ces individus (ou de ces peuples) serait à ce point différent du nôtre que toute compréhension, tout échange et tout dialogue seraient impossibles. Ce que contredisent toutes les expérimentations sociales et anthropologiques.
Wittgenstein et Quine font remarquer que si le langage est, pour l’espèce humaine, un avantage évolutif certain sur les autres espèces animales, c’est parce qu’on parvient par ce moyen à une coordination communautaire plus efficace que si on s’en passait. C’est pourquoi, dire que p est vraie ou dire que p, cela revient au même puisque la vérité de p est présumée par défaut. La confiance dans la vérité du langage est nécessairement une donnée instinctive sans laquelle aucun apprentissage social n’est possible, à commencer par l’apprentissage du langage lui-même : “celui qui n’est certain de rien ne peut pas non plus être certain du sens de ses mots”(U.G., §114). Il faut donc, pour pouvoir intégrer un enfant dans une communauté humaine, respecter impérativement des règles de grammaire qui préservent au maximum la vérité des phrases prononcées en sa présence, c’est-à-dire la correspondance entre ce qui est dit publiquement et ce qui est montré publiquement :
- la règle de l’approbation, selon laquelle “ce qui est certain pour une communauté réclame l’approbation sans hésitation”(Philosophie de la Logique), cette approbation n’étant pas une récompense privée mais bel et bien un jugement public du genre “c’est vrai” ou “c’est faux”
- la règle de cohérence, selon laquelle si p est approuvé, non-p sera désapprouvé et inversement
- des règles de dérivation (la conjonction : “p et q” sera toujours fausse sauf si p et q sont vraies toutes les deux ; la disjonction : “p ou q” sera toujours vraie sauf si p et q sont fausses toutes les deux ; l’implication : “p implique q” sera toujours vraie sauf si p est vraie et q est fausse ; l’équivalence : “p c’est-à-dire q” sera vraie lorsque p et q seront vraies ou fausses toutes les deux)
- la règle de quantification selon que l’affirmation est universelle ("x), particulière ($x), singulière (ix).
Dès lors, on voit mal comment de telles règles de grammaire, qui commandent l’usage normal de tout le langage et qui, dès lors, sont nécessairement communes à tous les jeux de langage, pourraient être prises en défaut dans un jeu de langage quelconque : “on ne peut se poser la question de savoir si ces règles sont correctes ou non, car, sans ces règles, les mots n’ont plus de signification”(P.U., §547). Les distinctions kantiennes entre démontrabilité et vérité, entre logique formelle et logique transcendantale, ne sont donc pas correctes. Car en effet, c’est la même logique sous deux aspects :
- l’aspect analytique de démonstration formelle de ce qui est dit, qui vient de ce que la logique est tautologique (nécessairement vraie par définition), “c’est ce que nous faisons tous les jours quand nous essayons d’expliquer des phrases pour en écarter des ambiguïtés”(Word and Object §33)
- l’aspect synthétique de vérification matérielle en correspondance avec ce qui est montré, de sorte que “nos énoncés sur la réalité extérieure affrontent le tribunal de l’expérience non pas individuellement mais comme un corps organisé”(Methods of Logic, intro.).
C’est évidemment en ce sens que “la logique est transcendantale”(Tractatus, 6.13), au sens kantien, c’est-à-dire qu’elle réunit les conditions a priori (c’est-à-dire nécessaires) qui rendent compréhensible le contenu même de toutes les phrases et donc aussi leur vérité.

Conclusion.

C’est parce que la fonction la plus générale du langage affirmatif est de présumer l’accord de ce qui est dit avec une réalité extérieure que la logique est utile. Celle-ci vise en effet primitivement à débusquer les éventuelles contradictions dans les explications de celui qui parle lorsque la confrontation directe de la phrase et de la réalité est impossible. Dès lors, la logique est aussi une méthode de production d’énoncés non seulement dépourvus de contradiction interne mais également pourvu d’une raison interne suffisante pour faire admettre leur vérité en l’absence de faits qui les vérifient.
Or ce deuxième usage de la logique comme méthode de production d’énoncés nécessairement vrais peut être abusif, car le syllogisme ne peut conclure qu’à la possibilité, non à l’existence d’une chose, et celle-ci est pourtant nécessaire pour que l’on puisse parler de vérité. Dès lors, le seul usage légitime de la logique est un usage analytique, c’est-à-dire de démonstration formelle d’une phrase, et non pas synthétique, c’est-à-dire de production matérielle de la vérité d’une phrase.
Ce qui ne veut pas dire que toute vérité matérielle soit extra-logique, puisque la vérité scientifique ne doit son universalité qu’à une logique transcendantale qui définit a priori ses conditions de possibilité. A partir de là, on peut extrapoler et dire qu’aucune vérité n’est extra-logique dans la mesure où la logique n’est rien d’autre que la partie commune des règles de grammaire qui gouvernent tous les jeux de langage, de sorte que toute vérité, même la plus anodine, présuppose toujours une certaine logique.