jeudi 19 février 1998

AVOIR RAISON EST-CE DIRE LA VERITE ?

Socrate : Dis-moi, mon garçon, sais-tu que le carré est une figure comme celle-ci ?
L’esclave : Oui. [...]
Socrate : Si donc ce côté-ci avait deux pieds de long et celui-là deux pieds, combien de pieds aurait le tout ? [...]
L’esclave : Quatre, Socrate.
Socrate : Ne peut-il y avoir un autre espace, double de celui-ci mais semblable, ayant toutes ses lignes égales comme celui-ci ?
L’esclave : Si.
Socrate : Combien aurait-il de pieds ?
L’esclave : Huit.
Socrate : Eh bien, essaie de dire quelle serait la longueur de chaque ligne de ce nouveau carré. Dans celui-ci la ligne a deux pieds : quelle longueur aura-t-elle dans le carré double ?
L’esclave : Il est évident, Socrate, que cette longueur sera double. [...]
Socrate : Cette ligne-ci ne sera-t-elle pas double de celle-là si nous en ajoutons une autre de même longueur en partant d’ici ?
L’esclave : Sans doute.
Socrate : C’est donc, d’après toi, de cette ligne que sera formé l’espace de huit pieds si nous tirons quatre lignes pareilles ?
L’esclave : Oui.
Socrate : Tirons donc, sur le modèle de celle-ci, quatre lignes égales. Est-ce là ce que tu appelles l’espace de huit pieds ?
L’esclave : Certainement.
Socrate : N’y a-t-il pas dans cet espace les quatre que voici, dont chacun est égal au premier qui est de quatre pieds ?
L’esclave : Si.
Socrate : De quelle grandeur est-il donc ? N’est-il pas quatre fois aussi grand ?
L’esclave : Sans doute. [...]
Socrate : Cette ligne tirée d’un angle à l’autre ne coupe-t-elle pas en deux chacun de ces quatre espaces ?
L’esclave : Si.
Socrate : Nous avons donc ici quatre lignes qui enferment cet espace-ci.
L’esclave : Nous les avons.
Socrate : Regarde maintenant : quelle est la grandeur de cet espace ?
L’esclave : Je ne le vois pas.
Socrate : De ces quatre espaces, chaque ligne n’a-t-elle pas séparé en dedans la moitié de chacun ? Qu’en dis-tu ?
L’esclave : Oui.
Socrate : Et combien d’espaces de cette dimension y a-t-il dans ce carré ?
L’esclave : Quatre.
Socrate : Et dans celui-ci?
L’esclave : Deux.
Socrate : Et quatre qu’est-il par rapport à deux ?
L’esclave : Le double.
Socrate : Combien de pieds a donc cet espace ?
L’esclave : Huit.
Socrate : Sur quelle ligne est-il construit ?
L’esclave : Sur celle-ci. [...]
Socrate : C’est sur la diagonale que, selon toi, esclave de Ménon, se construit l’espace double.
L’esclave : C’est bien cela Socrate, tu as raison.
(Platon, Ménon 82b-85b)

Dans le Ménon (82b-85b), Platon montre Socrate aux prises avec un jeune esclave qui a quelque mal à corriger sa fausse opinion sur la question de savoir comment faire pour doubler la surface d’un carré donné. Cependant à force de patience et de conviction, le jeune esclave reconnaît son erreur, la corrige, et admet que Socrate a raison.
Pour que ce soit la raison qui l’emporte, il faut donc apparemment qu’il y ait accord non seulement entre les consciences qui dialoguent, mais également entre chaque conscience et la réalité à laquelle il est fait référence. Donc dire la vérité semble être la condition nécessaire pour avoir raison.
Mais est-ce suffisant ? N’y a-t-il pas des circonstances où la vérité exige une certaine mise en forme pour être raisonnable ? Et d’ailleurs est-ce vraiment nécessaire ? Un accord de bonne foi entre des interlocuteurs ne peut-il pas avoir lieu sur la base d’erreurs ou d’illusions ?
Notre problème va donc être de savoir si l’accord subjectif entre les consciences pensantes (la raison) n’est possible que si et seulement s’il y a accord objectif entre les consciences pensantes et les réalités pensées (la vérité).
L’enjeu concerne les statuts respectifs de la raison et de la vérité : la première n’est-elle qu’un moyen parmi d’autres d’atteindre la seconde, ou en est-elle le seul moyen, ou encore la raison est-elle constituée par la vérité ?


I - La raison se confond avec la vérité comme cohérence absolue de la réalité.

Dans le Ménon, l’un des problèmes que pose Platon est de répondre à la question de Ménon qui consiste à savoir comment on peut apprendre quelque chose qu’on ne sait pas, car, dit-il si on ne sait pas ce qu’on cherche, comment peut-on savoir qu’on l’a trouvé ? Autrement dit, le problème qui est posé est de savoir comment, à l’issue de la discussion rationnelle échangée entre le professeur et l’élève, l’élève peut atteindre la vérité qu’il ne possédait pas au commencement.


A - “l’homme est celui qui relate ce qu’il a vu”.

Sur quoi repose l’accord de deux interlocuteurs qui dialoguent ? Le dialogue authentique consiste en un échange mutuel de propositions destinées chacune à modifier l’univers des croyances (ou opinions) de son interlocuteur. Or l’accord aura lieu, semble-t-il, lorsque il y aura coïncidence entre les états d’esprits des deux interlocuteurs au sujet du but assigné préalablement à l’entretien. Mais la coïncidence se produira à condition que chaque tentative de chacun des deux interlocuteurs pour modifier les croyances de l’autre soit interprétée comme de bonne foi. C’est-à-dire que, pour arriver à un accord qui ne soit pas imposé, la condition nécessaire est que chacun, lorsqu’il a la parole, soit compris comme quelqu’un qui relate objectivement des faits.

Et précisément, Platon fait dire à Socrate dans le Cratyle que l’explication étymologique du mot “homme” (anthropos) est que “l’homme est celui qui met en relations ce qu’il a vu” (399c). Ce qui signifie très exactement ceci : celui qui a vu quelque chose et se propose d’en parler, établit un rapport mathématique (une relation) tel que, si A a vu B et le raconte à C, B/A =A/C. Autrement dit, supposer que A est de bonne foi lorsqu’il dit à C qu’il a vu B, c’est supposer que le discours de A est à l’égard de C dans le même rapport que l’objet B à l’égard de A. Ou encore, c’est supposer que le discours de A au sujet de la représentation de B est dans le même rapport que la représentation de B au sujet de la réalité de B. Mais si la bonne foi de l’accord repose sur la reconnaissance mutuelle de la part des interlocuteurs d’un certain rapport avec la réalité, cela suffit-il à dire que l’accord repose sur la raison ?


B - la cohérence rationnelle du discours se confond avec la vérité.

Certes, pour que le dialogue se conclue par un accord délibéré, autrement dit non-imposé, la première condition, la plus fondamentale est que les interlocuteurs soient de bonne foi. C’est-à-dire qu’ils doivent relater les faits auxquels ils croient en sauvegardant les relations entre les objets qu’ils croient être les relations authentiques. Seulement il est facile de montrer que cette condition est nécessaire à la manifestation de la rationalité et de la vérité, mais n’est pas suffisante.

Par exemple de celui qui persuade son interlocuteur qu’il a vu un objet qui n’est pourtant que le fruit de son imagination, va-t-on dire qu’il a raison ? Non, car même s’il est de bonne foi, au sens où l’on suppose que discours/représentation = représentation/réalité, cette supposition se révèle être une erreur. Or, qu’est-ce donc qui est ici constitutif de l’erreur sinon l’absence de toute réalité au-delà de la représentation. Autrement dit, même si l’accord du dialogue n’est pas imposé, même si les deux interlocuteurs sont effectivement de bonne foi, il est nécessaire, pour être dit avoir raison, que le rapport supposé entre discours, représentation et réalité (symbole, sens et référence) soit réel.

Cela signifie très clairement que pour avoir raison, il ne suffit pas d’être de bonne foi, mais il faut également que le discours dont il est fait usage soit en permanence en relation avec la réalité, sous-entendu pas uniquement avec l’apparence de réalité. C’est là l’idée que le fait d’avoir raison consiste à respecter scrupuleusement tous les rapports qui existent entre les réalités et leurs représentations, en montrant ces rapports dans le discours (d’ailleurs en grec le même mot logos désigne à la fois la raison, le rapport et le discours).

Mais une telle condition, sous des apparences anodines, est une condition très forte, car si avoir raison suppose connaître les raisons, c’est-à-dire les rapports entre les représentations et les réalités, alors, pour être sûr que les réalités ne sont pas elles-mêmes des apparences, on doit, comme le fait Platon, remonter à une réalité première. L’âme doit donc, comme le dit Platon dans le livre VI de la République, s’élever “vers le principe universel qui ne suppose plus de condition” (511b). Or, a-t-il montré précédemment, cette réalité première “c’est le principe de la connaissance et de la vérité” (508e), c’est-à-dire que ce principe universel est la condition de possibilité de la connaissance donc de la vérité.

On doit donc admettre que si avoir raison signifie être capable de rendre raison, c’est-à-dire encore une fois de respecter et de montrer par le discours quels sont les rapports entre réalités et représentations, étant donné que le respect de cette condition très forte suppose la connaissance d’une réalité absolue comme garantie de certitude, alors avoir raison et dire la vérité sont synonymes. Car en effet, dans ce cas, avoir raison et dire la vérité sont deux expressions qui signifient connaître la réalité, c’est-à-dire saisir la cohérence absolue de cette réalité totale grâce à un discours absolument rationnel ou absolument vrai. Le problème est évidemment de savoir s’il faut être capable de rendre raison de toute chose pour avoir raison.



II - La raison ne peut garantir la vérité comme correspondance avec la réalité.

Nous avons pu voir qu’avoir raison ou dire le vrai au sens platonicien, consiste en rien moins que posséder la capacité tout à la fois de connaître la réalité absolue, d’en déduire toutes les conséquences nécessaires concernant tout problème débattu dans un dialogue, et enfin d’en parler de manière convaincante. Mais on se rend bien compte que c’est une conception limite de la rationalité et de la véridicité, parfaitement compatible avec le naturel philosophe que Platon évoque dans la République, mais qui ne fait pas droit au sens commun des expressions “avoir raison” et “dire la vérité”.


A - il n’y a dans notre raison que des relations de faits ou d’idées.

Car enfin, que veut-on dire en général lorsque, deux interlocuteurs discutant de bonne foi, le dialogue se conclut par la formule “tu as raison”? Ce que l’on veut signifier par là, c’est apparemment non pas que notre interlocuteur possède un naturel philosophe, mais plus modestement qu’il nous a persuadés. Or sur quoi repose cette persuasion sinon sur une mise en relation que nous opérons au sujets de certains faits et de certaines idées. C’est ce que dit Hume, dans l’Enquête sur l’Entendement Humain : “tous les objets de la raison humaine peuvent naturellement se diviser en deux genres, à savoir les relations de faits et les relations d’idées” (IV,1). Que faut-il entendre par là ?

Les relations de faits sont des relations que la discussion a établies entre les différents faits que notre expérience nous a rapportés. Par exemple notre interlocuteur est parvenu à nous faire saisir le lien qui existe entre un fait qui est constaté (une empreinte de pas sur le sol) et un autre fait qui lui ne l’est pas (le passage de tel individu, comme dans Zadig). C’est-à-dire que notre interlocuteur nous a rendus capables de saisir comme lui par la raison une relation entre deux faits qui jusque là étaient indépendants dans l’esprit de l’un au moins des interlocuteurs.

Quant aux relations d’idées, ce sont des relations qui existent entre des objets dont nous ne pouvons pas faire l’expérience. Si par exemple je suis convaincu par mon interlocuteur de la validité d’un théorème mathématique c’est que j’ai établi une relation entre certaines idées mathématiques. Ou si je suis convaincu que Napoléon a été battu à Waterloo, j’énonce une relation entre les idées de Napoléon et de Waterloo. En disant que mon interlocuteur a raison, je reconnais donc qu’il m’a permis de mettre de l’ordre dans mes idées.

Mais on doit à présent se demander si cette acception commune du fait d’avoir raison implique que ceci n’est qu’un pur phénomène psychologique complètement étranger au problème de la vérité.


B - avoir raison n’est qu’une manière d’avoir de l’imagination.

Si le fait d’avoir raison se résume à une faculté de faire découvrir chez l’interlocuteur les rapports qui existent entre certains faits ou entre certaines idées, en quoi la conviction qui est engendrée par le dialogue au moyen d’arguments rationnels se distingue-t-elle de la persuasion engendrée dans l’esprit par des imples arguments émotionnels. Bref, en quoi la faculté de raisonner quelqu’un diffère-t-elle de la faculté de séduire ? Ou encore, s’il n’y a dans la raison que des relations de faits ou d’idées, en quoi ces relations sont-elles causées par la réalité et non pas par notre imagination ?

Les relations de faits, avons-nous dit, permettent d’établir un lien rationnel entre des faits (des états de choses) qui, précédemment nous apparaissaient comme indépendants. Or peut-on être certain que ce lien existe en dehors de l’esprit qui le pense ? Lorsque par exemple on dit que l’enquêteur a raison de mettre en relation tel crime commis avec tel individu, aura-t-on jamais une preuve absolue de l’existence de ce lien ? Il semble bien que, même si celui qui a raison est un expert reconnu, il subsistera toujours une part incompressible d’incertitude qui amènera le juge à se prononcer selon son intime conviction. Donc la raison constituée de relations de faits n’engendre pas de vérité mais une simple probabilité.

Quant aux relations d’idées, on n’a aucune raison de les considérer comme réelles. Mais, dira-t-on, lorsque quelqu’un nous a convaincu par la démonstration de la validité d’un théorème mathématique, celle-ci, contrairement au cas précédent, apparaît comme hors de doute. Certes, dans ce cas les relations d’idées sont indubitables, mais dans la mesure où elles concernent nos idées, elles sont, par hypothèse, étrangères au monde réel : lorsque l’on m’a démontré le théorème dePythagore, celui-ci a beau être évident et nécesaire, je n’en connais pas plus sur la réalité du monde qui m’entoure. Donc celui qui aura raison d’avoir mis de l’ordre dans mes idées de cette manière-là m’aura certes enseigné une vérité, mais de telle sorte qu’elle ne porte pas sur la réalité (ce qu’on appelle une tautologie).

On peut donc constater que si avoir raison signifie établir des liens entre des faits hors de nous, il est impossible de s’assurer de l’existence réelle de la relation et donc de la vérité. Et si avoir raison signifie établir des liens entre des idées en nous, alors la vérité est assurée mais au prix d’une coupure par rapport au réel. Autrement dit, si la vérité n’est pas comme chez Platon, cohérence absolue de la réalité, mais plutôt, comme chez Hume, correspondance de nos croyances avec la réalité, il est tout-à-fait possible d’avoir raison sans dire la vérité.

Allons même plus loin : si l’on admet avec Hume que “toutes les perceptions de l’esprit humain se ramènent à deux espèces : les impressions et les idées [...] ; par idées j’entends les copies affaiblies des impressions dans la pensée et dans le raisonnement” (Traité de la Nature Humaine I, I, 1), alors avoir raison n’est qu’une manière d’avoir de l’imagination. Car dans la mesure où l’imagination est la faculté de produire et de percevoir des impressions, et la raison la faculté de produire et de percevoir des idées, puisque les idées ne sont que des impressions affaiblies, on doit conclure que la raison n’est qu’une imagination affaiblie. Donc, effectivement on doit conclure ici qu’avoir raison n’est qu’une manière particulière d’agir sur l’imagination de son interlocuteur. Mais dans quelle mesure cette action sur l’imagination n’est-elle pas créatrice de vérité ?



III - La raison permet d’atteindre la vérité comme pertinence du discours.

Nous avons pu nous rendre compte que tant que la vérité n’était envisagée que comme une cohérence absolue ou comme une correspondance absolue, le rôle de la raison dans la recherche de la vérité est incompréhensible. Si en effet la vérité s’entend comme cohérence absolue de la réalité, alors la raison est cette faculté qui nous permet de saisir ces rapports de cohérence et donc avoir raison se confond avec connaître la vérité. Si au contraire la vérité s’entend comme correspondance absolue de nos représentations internes avec la réalité externe, étant donné que celle-ci est invérifiable, la raison n’est qu’une faculté psychologique destinée à mettre de l’ordre dans nos représentations, et du coup n’a plus rien à voir avec la vérité. On doit donc à présent se demander s’il n’est pas possible d’envisager une raison qui, certes, mette de l’ordre dans nos représentations internes, mais qui nous permette également d’atteindre une forme objective de vérité.


A - la vérité est relative à un contexte cognitif donné.

Une vérité qui serait cohérence absolue de la totalité du réel nous interdirait de rien connaître de vrai. Mais de même une vérité qui serait correspondance absolue de nos représentations et du réel nous condamnerait à l’incertitude. Or, ces deux aspects de la vérité ne rendent pas compte de notre expérience cognitive réelle qui nous amène à connaître effectivement des vérités qui nous informent sur le monde extérieur. Car c’est un fait que nous connaissons un certain nombre de vérités qui, sans être absolues, n’en sont pas moins certaines et authentiques. Comment justifier ce fait ?

Prenons trois exemples (dans lesquels nous supposerons B bien informé et de bonne foi) :
1 - A : “quelle heure est-il ?” ; B : “moins le quart.”
2 - A : “quelle est la forme de la France ?” ; B : “elle est hexagonale.”
3 - A : “veux-tu du café ?” ; B : “ça m’empêche de dormir.”

Que penser des réponses de B ? On dira que la réponse à 1 est elliptique, la réponse à 2 est métaphorique, la réponse à 3 est allusive. Autrement dit, dans aucun de ces trois cas, B ne répond à la question de manière littérale, c’est-à-dire comme l’aurait fait quelqu’un dont l’exigence aurait été de répondre de manière adéquate à la question posée. Donc aucune de nos trois réponses ne prétend être vraie ni en tant que cohérence absolue, ni en tant que correspondance absolue, bref aucune des trois ne prétend réaliser ce que les médiévaux appelaient l’adequatio rei et intellectus, l’adéquation de l’esprit et de la réalité. Pour autant, rien ne permet de dire que ces réponses ne sont pas vraies.

On doit donc se rendre à l’évidence suivante : il existe une forme de vérité qui ne soit pas adéquate à son objet. C’est-à-dire qu’il existe une forme de vérité qui ne prétend pas rapporter fidèlement la réalité, mais simplement l’imiter approximativement. Mais alors, dira-t-on, en quoi est-elle encore une vérité ? Dire que la France est hexagonale est vrai précisément parce que cette phrase ne prétend pas atteindre la réalité par une description mais par une intention. Or quelle est cette intention ?

Chacune des trois réponses de B est vraie si et seulement si elles ont toutes trois l’intention de tenir compte du contexte cognitif qui est commun à A et à B. Or Sperber et Wilson définissent le contexte cognitif comme “l’ensemble des faits qui sont manifestes [c’est-à-dire] perceptibles ou inférables” (Pertinence, Communication et Cognition I, 8). Ce qui veut ditre que ce qui donne aux réponses de B leur valeur de vérité, ce n’est pas uniquement leur contenu explicite, mais l’intention manifestée par B de ne pas tromper A et au contraire de le laisser compléter la réponse par le contexte cognitif, autrement dit ce qu’il perçoit par ses sens et ce qu’il est capable d’inférer par le raisonnement. N’est-ce donc pas dire que, à défaut de perception, c’est la raison qui constitue la vérité ?


B - avoir raison c’est donc tenir un discours optimalement pertinent.

Revenons au dialogue entre Socrate et l’esclave du Ménon, le premier essayant de convaincre le second de son erreur et donc de rétablir la vérité concernant la duplication du carré. En quoi Socrate a-t-il raison, c’est-à-dire en quoi son discours agit-il sur les croyances de son élève ? On s’aperçoit que Socrate fait appel au contexte cognitif de l’esclave au moyen de ce qu’il perçoit (la figure géométrique) et au moyen de ce qu’il infère (les dimensions du carré). Et c’est apparemment en se servant de ce double moyen que l’esclave “est capable de se représenter mentalement ce fait et d’accepter sa représentation comme étant vraie” (Pertinence, Communication et Cognition I, 8).

Autrement dit, si Socrate parvient à convaincre son élève et à l’amener à une connaissance vraie, c’est effectivement, comme le pense Platon, en lui faisant utiliser pas à pas son propre contexte cognitif. Mais Platon émet l’hypothèse que la vérité ne peut être connue consciemment que par le philosophe et que l’esclave a, pour sa part connu la vérité dans une autre vie et l’a depuis oubliée. Tandis que Sperber et Wilson expliquent le phénomène de la façon suivante : “lorsque des informations anciennes et nouvelles en rapport entre elles sont utilisées conjointement, elles engendrent d’autres informations qui n’auraient pu être inférées sans cette combinaison de prémisses anciennes et nouvelles : nous disons alors que ces informations sont pertinentes” (Pertinence, Communication et Cognition I, 9).

Ce qui permet donc à Socrate de convaincre l’esclave, ce n’est donc pas l’existence d’une réalité absolument cohérente connue du seul philosophe et reconnue par son élève après avoir été oubliée, ce n’est pas non plus le simple fait que Socrate mette de l’ordre dans l’esprit de son élève, c’est que ses informations étaient pertinentes. Et précisément la pertinence des informations du professeur à l’égard de l’élève consiste en ce que ce dernier ne découvre pas la vérité mais la construit pas à pas à partir de vérités déjà connues et utilisées comme prémisses certaines dans un raisonnement.

Autrement dit, si le fait d’avoir raison permet de construire une vérité, c’est parce que le raisonnement (l’inférence) progresse de ce qui est supposé connu vers ce qui ne l’est pas. De sorte que la vérité finale que le professeur connaissait déjà et que l’élève a construite patiemment, est pour ce dernier une somme de vérités intermédiaires ou supposées telles. C’est en ce sens que le fait pour A d’avoir raison relativement à son interlocuteur B, consiste à le faire progresser pas à pas depuis les éléments de son contexte cognitif jusqu’à la vérité que A connaissait déjà. Ce qui explique deux paradoxes :
- que l’on puisse arriver à une vérité à partir d’un contexte cognitif comportant des erreurs (c’est le problème des théories scientifiques qui sont vraies par définition mais qui peuvent reposer sur des présupposés faux : exemple du géocentrisme)
- que l’on puisse transformer une fausseté en vérité sous prétexte qu’en raisonnant à partir d’un contexte cognitif qui est évident pour tout le monde on débouche nécessairement sur une conclusion vraie (c’est le problème de toutes les illusions, de tous les sophismes et de toutes les démagogies : exemple du racisme).


Conclusion

Nous avons donc pu voir que si avoir raison consiste à être capable de rendre raison de la réalité, alors il est indispensable de restituer par le discours rationnel les rapports réels entre les objets sur lesquels le discours porte. De sorte qu’à cette condition le fait d’avoir raison se confond avec le fait de dire la vérité entendue comme une cohérence objective restituée par le discours.
En revanche, si avoir raison indique une capacité à organiser par le discours des impressions causées par les faits que nous avons pu percevoir ou des idées qui ne sont jamais que des impressions affaiblies, alors il est possible d’avoir raison sans dire la vérité. En effet, dans ce cas, les idées ne peuvent pas être comparées à la réalité : seules les impressions peuvent l’être, et encore n’est-on jamais parfaitement assuré de leur correspondance avec le réel.
De sorte que ni la vérité comme cohérence absolue, ni la vérité comme correspondance absolue ne permettent de comprendre comment un discours rationnel peut faire découvrir la vérité à celui qui le comprend. Il faut pour cela admettre qu’avoir raison consiste à être optimalement pertinent, c’est-à-dire faire progresser la réflexion du partenaire pour que la vérité soit construite en rapport avec son contexte cognitif.
Il faut donc dire que la raison est un ensemble de moyens discursifs qui ne sont tournés ni vers la conviction, ni vers la persuasion, ni vers la séduction, mais vers l’apprentissage de la vérité dans le cadre d’une relation essentiellement pédagogique.

1 : on parle ici de la surface du carré (on dirait aujourd’hui : combien de pieds-carré)
2 : Socrate trace un côté de quatre pieds de long
3 : il s’agit donc de pieds-carré
4 : la diagonale
5 : l’espace intérieur déterminé par les quatre diagonales
6 : la surface
7 : de quatre pieds-carré (c’est le carré d’origine de deux pieds de côté)

lundi 2 février 1998

LA RELATION ENTRE L'ETAT ET LA SOCIETE N'EST-ELLE QU'UNE RELATION D'AUTORITE ?

Dans Antigone, Sophocle fait dire à Créon, roi de Thèbes qui s’adresse à Antigone après que celle-ci a osé braver son autorité : “ je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre aux lois non écrites, inébranlables des dieux”. Autrement dit, le roi ne reproche rien moins au citoyen que d’avoir méconnu le fondement divin de son décret. Dans ce cas, il semble que l’on puisse dire que l’Etat entend évidemment imposer une autorité d’essence divine sur la société de Thèbes.
Pourtant, le fait qu’une simple mortelle puisse avoir l’idée de défier la divine autorité de l’Etat ne montre-t-il pas que cette autorité repose en fait sur une convention tacite qui est acceptée par coutume dans la société ? Autrement dit cela ne montre-t-il pas que ce sur quoi repose l’autorité de l’Etat est moins “les lois non écrites inébranlables des dieux” que des lois et des comportements publics convenus et communément acceptés par les hommes ? Ce qui prouverait que l’autorité de l’Etat n’est en fait qu’un cas limite d’une relation de pouvoir politique que la société civile lui accorde.
On doit donc se demander si l’Etat n’entretient donc avec la société qu’un rapport d’autorité. L’enjeu étant ici de se demander si l’Etat est une émanation de la société ou au contraire si c’est la société qui est un produit de l’Etat. 
 

I - Le caractère sacré de sa fondation confère à l’Etat une autorité sur la société.

Il est manifeste que l’Etat est en général une entité doté de prestige et de révérence de la part des citoyens. Et s’il en est ainsi, il semble que ce soit parce que l’Etat est à la société ce que l’âme est au corps, c’est-à-dire une entité dont l’autorité repose sur la croyance qu’elle dérive causalement d’une fondation sacrée

A - l’Etat est à la société ce que l’âme est au corps.

Etymologiquement le terme d’Etat dérive du latin status qui évoque l’idée de station, d’immobilité. On peut illustrer cette acception en prenant l’exemple de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe qui, en 1953, considère que l’effondrement du gouvernement nazi en 1945 constitue un simple changement de régime : ce qui veut dire que les institutions publiques ouest-allemandes de l’époque se reconnaissent les héritières de l’Etat allemand né en 1871. Ce que montre cette décision, c’est qu’il y a nécessairement une continuité de l’Etat, lequel ne peut donc pas être réduit ni à l’existence physique de ses dirigeants, ni même à la légalité juridique de ses institutions : l’Etat demeure après la disparition physique de ses principaux dignitaires, et il demeure aussi après la disparition juridique des institutions (politiques, judiciaires et administratives), y compris dans le cas où ces institutions ont été reconnues illégitimes.

Cette idée selon laquelle l’Etat est une entité qui n’est réductible ni à des personnes physiques (gouvernants), ni à des institutions juridiques, et donc que l’Etat survit même si ses composants empiriques périssent, remonte à Platon. En particulier dans la République, Platon écrit qu’il n’y aura pas de remède définitif à la situation de violence larvée qui caractérise les Cités injustes, “tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes” (V, 473e). Ce qu’il veut dire c’est que la Cité injuste est comme un corps malade souffrant de désirs multiples, changeants et insatiables faute d’un principe régulateur qui impose volontairement des limites à ces désirs. Que ce soit le corps individuel ou que ce soit le corps social (la Cité), il est donc nécessaire d’avoir recours à une volonté qui ne soit pas soumise aux désirs du corps considéré mais qui, au contraire, s’impose à eux de manière autoritaire.

C’est ainsi que Platon va faire appel à un principe (ou constitution) unique, immuable et éternel de gouvernement idéal (l’idée du Bien dans République VI) dont la connaissance par les gardiens doués du naturel philosophique devra être imposée aux choses multiples, changeantes et passagères de la Cité réelle. On voit donc bien que l’Etat n’est plus alors que le nom que prend l’âme lorsque le corps qu’elle dirige est un corps social plutôt qu’un corps individuel. De sorte que la politique est l’activité consistant à en prendre rationnellement soin, et donc l’activité qui permet à l’âme guidée par sa faculté d’accéder dialectiquement aux Idées, d’établir avec le corps une relation d’autorité. En quoi consiste cette relation ?

B - la relation d’autorité repose sur la croyance à l’origine sacrée de la fondation de l’Etat.

Le principal problème politique auquel est affronté Platon est de savoir comment faire pour que la Cité échappe à deux écueils bien connus : l’écueil de la tyrannie, qui est “un despotisme d’esclaves” (République VIII, 569c), car le tyran est lui-même tyrannisé par ses désirs ; l’écueil de la démocratie qui est un gouvernement sans constitution (sans principe) ou plutôt “un bazar à constitutions” (557d). Autrement dit, le problème de Platon se résume à se demander comment un Etat peut effectivement gouverner une Cité d’après un principe unique, immuable et éternel (le principe du Bien) sans pour autant contraindre les citoyens. Parce qu’alors l’Etat serait tyrannique, c’est-à-dire mu, non pas par une volonté unique, mais par un désir toujours changeant de faire violence à chaque citoyen. C’est pour cela que Platon se réfère sans arrêt au modèle biologique : chez la personne juste, c’est la tête qui dirige le corps, mais bien entendu sans violence puisque la tête veut avec raison ce qu’elle impose au corps.

Or dans le cas d’une Cité dont l’Etat serait l’âme, le gouvernement la tête, et les citoyens les membres, l’unité du corps social, est un but et non pas une cause. Il va donc s’agir pour le gouvernement de la Cité comme siège de l’Etat, de constituer cette unité en donnant aux membres de la Cité à croire qu’une telle unité est une cause déjà agissante. Il va donc s’agir de persuader les citoyens que cette autorité est l’effet causal d’une fondation absolue dans le temps comme dans l’espace. Le but des instances dirigeantes de la Cité est donc clairement d’amener les citoyens à admettre sans discuter leur autorité, c’est-à-dire cette relation de soumission sans violence qui fait ressembler le corps social au corps biologique. .

Voici par exemple le discours que Socrate propose au gardien-philosophe de tenir devant les peuple : “vous êtes tous frères, leur dirons-nous, [...] mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre nous qui sont capables de commander : aussi sont-ils les plus précieux” (République III, 415a). Il est donc clair que, s’il doit exister un Etat qui survive aux vicissitudes de la Cité, il appartient au gouvernement d’établir une relation d’autorité, c’est-à-dire une relation de commandement sans violence légitimée par une origine fondatrice mythique que les citoyens considèrent comme sacrée. Il est donc clair, comme le remarque Hannah Arendt dans la Crise de la Culture, que, dans le caractère sacré de l’autorité de l’Etat, la politique et la religion sont indissociables : “toute autorité dérive de cette fondation reliant tout acte à un commencement sacré” (III). Mais dans quelle mesure ce fondement sacré de l’autorité de l’Etat lui confère effectivement l’unité organique idéale qui est celle d’une âme avec son corps?


II - L’autorité mythique de l’Etat nécessite la force d’un pouvoir souverain.

Bien que l’idéal d’autorité politique pensée par Platon est sensé résoudre les conflits passionnels au sein de la Cité, on est forcé de constater que, empiriquement, un Etat autoritaire est un Etat tyrannique, ce qui s’explique par le fait que l’Etat n’est que l’effet secondaire de l’exercice du pouvoir souverain.

A - l’Etat autoritaire ne peut être qu’un Etat tyrannique.

Pour Platon, l’Etat autoritaire avec à sa tête un gardien-philosophe éduqué à vouloir le Bien pour le corps social, ne peut être destiné qu’à rendre nul le risque permanent pour la société de régler les problèmes civils par le recours à la violence. Or, un tel Etat autoritaire est impossible sans les présupposés que l’Etat est à la société ce que l’âme est au corps, et que le gouvernement est à la société ce que la tête est au corps. Il semble donc nécessaire que les citoyens s’accordent a priori sur la validité d’un ordre juridique naturel d’après lequel l’Etat serait une substance intelligible dérivant causalement d’une fondation sacrée et donc d’après lequel les membres de la société civile adhéreraient spontanément à la parole des dirigeants politiques de l’Etat. Mais un tel droit naturel existe-t-il ?

Si un tel droit naturel existait, le problème serait résolu par avance dans le sens où les citoyens reconnaîtraient spontanément l’autorité de l’Etat dans la personne de leurs dirigeants sans être obligés d’être bernés par des mythes fondateurs. Mieux, l’idée d’un Etat comme régulateur immuable et éternel des passions diverses et changeantes n’aurait plus de raison d’être puisque les citoyens seraient alors parfaitement raisonnables. On doit donc dire que la relation d’autorité que le gouvernement tente d’établir entre l’Etat et la société ne peut se prévaloir de relations naturellement confiantes à l’égard des discours mythologiques du gouvernement politique. Car alors, on présuppose ce qu’il s’agit d’établir, à savoir cette relation d’autorité raisonnable qui évite le recours à la force physique. C’est pourquoi Platon lui-même ressent l’utilité d’ajouter un aspect répressif au mythe fondateur : dans le Gorgias, (523a-527c), Socrate invente un mythe (l’Hadès) dans lequel il promet le châtiment des dieux après la mort pour les injustes. Dès lors, puisqu’une telle relation d’autorité ne peut être l’effet d’un droit naturel spontanément admis par les membres de la société civile, il semble inévitable d’avoir recours à la force physique pour l’établir.

Il s’ensuit que cette relation d’autorité entre l’Etat et la société s’accompagne nécessairement, à divers degrés, d’un recours à la force physique. Du coup, l’autorité régulatrice de l’Etat ne peut s’entendre uniquement comme autorité raisonnable agissant sur des esprits déjà conscients d’un droit naturel qui régirait les relations au sein de la Cité, mais plutôt comme une menace physique permanente sur des corps soumis à la tyrannie de leurs passions. Ce qui fait dire à Max Weber dans le Savant et le Politique “l’Etat revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime”. Autrement dit, contrairement à ce que prétendait Platon, la relation d’autorité entre l’Etat et la société civile, non seulement échoue à renoncer à la force caractéristique des tyrannies, mais encore elle ne peut devoir son application effective qu’à la menace permanente d’un tel recours. La question est à présent de savoir dans quelle mesure la relation d’autorité de l’Etat tyrannique peut régir la société civile.

B - l’Etat n’est qu’un effet secondaire de l’exercice du pouvoir souverain.

Ce ne peut donc être le seul culte mythique de la fondation de l’Etat qui suffit à fonder, dans les faits, une relation d’autorité entre l’Etat et la société. Ce qui veut dire qu’une telle relation d’autorité va aussi et surtout se nourrir de la menace de la contrainte physique qui va peser sur les membres de la société. Or, même si le recours à la coercition est, comme nous l’avons vu, une prérogative de l’Etat, il est facile de constater que cette prérogative est exercée au nom de l’Etat, certes, mais toujours à l’initiative des personnes humaines qui représentent l’Etat. Autrement dit, puisque l’Etat n’est qu’une substance intelligible résistante aux changements incessants de la société civile, l’échec d’une relation d’autorité naturelle sur la société va avoir pour effet de confier aux dirigeants politiques le soin de prendre les mesures coercitives appropriées. On doit donc dire que, si l’Etat reste investi d’une autorité mythique, c’est le souverain qui porte la responsabilité de l’application de la contrainte physique efficace.

C’est pourquoi la connaissance des mécanismes de l’activité politique a fait un grand pas en avant lorsque Machiavel a montré que puisque la discorde et la violence constituent le mal absolu dans une société, il vaut mieux compter sur le pouvoir physique du souverain (le prince) plutôt que sur l’autorité mythique de l’Etat pour assurer le succès de cette entreprise. Dans le chapitre VII du Prince, Machiavel fait par exemple l’éloge de César Borgia qui, voulant créer un Etat indépendant au centre de l’Italie, s’efforce de fonder, à la fois par la force et par l’habileté, non pas un Etat dont le souverain serait le représentant empirique, mais au contraire un pouvoir souverain direct dont l’Etat ne serait qu’un effet secondaire. De sorte que Machiavel donne le conseil suivant à qui serait tenté de suivre l’exemple de Borgia : “tous ceux qui seront nouvellement élevés au pouvoir souverain, jugeront qu’ils doivent [...] s’assurer de leurs ennemis, se faire des amis, vaincre par habileté ou par force” (le Prince ch.VII). Ce qui veut dire très clairement que l’acte fondateur de l’Etat n’a pas à être une origine mythique : il est beaucoup plus efficace politiquement que ce soit au contraire une démonstration de force et d’habileté de la part du souverain.

Donc, de deux choses l’une : ou bien l’autorité mythique de l’Etat n’est que la conséquence d’une telle démonstration de force et d’habileté qui deviendra ultérieurement dans la mémoire collective de la société l’acte fondateur de l’Etat (la Révolution française, le coup d’Etat d’Atatürk, etc.) ; ou bien cette autorité n’existe pas en tant que telle dans la mesure où elle se confond avec le pouvoir souverain du prince. Dans les deux cas, il faut bien admettre avec Machiavel que l’autorité de l’Etat destinée à donner de l’unité à la société civile est directement fonction de la force, actuelle ou potentielle, dont le pouvoir souverain est capable de faire preuve. On doit donc se demander si l’exercice de la force par le pouvoir souverain est une source de légitimité suffisante pour assurer à l’Etat sa fonction de régulateur de la société civile.


III - L’Etat est le produit non pas de la force mais de la volonté générale.

Ainsi donc, si l’Etat ne peut durablement établir une relation d’autorité qui ne dégénère pas en démonstration de force de la part du pouvoir souverain, c’est que la relation Etat-société civile n’est pas naturellement une relation d’autorité. Cela dit, la légitimité du pouvoir souverain ne peut pas non plus être durablement fondée sur la force mais plutôt sur un contrat social.

  A- la légitimité du pouvoir souverain ne peut être fondée sur la force.

Le projet platonicien d’un Etat autoritaire sans violence échoue dans la mesure où, avons-nous dit, une telle relation d’autorité nécessite, dans les faits, la force physique actuelle ou potentielle du pouvoir souverain. De sorte que celui-ci n’est pas l’émanation de l’Etat comme entité intelligible, mais que, au contraire, c’est l’Etat qui est une projection abstraite du pouvoir souverain hors du temps, ce que dit Machiavel : “le souverain n’aura comme objectif que sa propre conservation et celle de son Etat, les moyens qu’il emploiera seront toujours approuvés du commun des hommes” (le Prince ch.XVIII). Autrement dit, la nécessité absolue d’établir une relation d’autorité par la force physique ne peut avoir d’autre but que son propre maintien afin de garantir unité et sécurité à la société civile : tous les moyens sont bons puisqu’ils sont en même temps des fins en soi. Mais justement, peut-on admettre que le but du pouvoir soit le pouvoir ?

L’objection de Rousseau est la suivante : “on dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile, soit. Mais qu’y gagnent-ils [...] si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’en trouver bien ?” (du Contrat Social I, 4). Ce que dit Rousseau est qu’il est absurde de penser qu’il est naturel à des êtres humains de se satisfaire de leur condition d’esclave d’une autorité pour le motif que cette condition leur procurerait une unité et une sécurité. En effet, cela n’est possible qu’au prix d’une aliénation totale de la liberté de l’individu réduit à n’être qu’un esclave. Or, dit Rousseau, unité sociale et sécurité personnelle peuvent être réalisées à moindre coût, c’est-à-dire en préservant la liberté naturelle de l’individu.

En effet, à l’état de nature, l’homme ne connaît que peu de besoins, lesquels sont satisfaits naturellement à la fois par les facultés physiques dirigées par l’amour de soi, et par les facultés morales commandées par la pitié naturelle. Amour de soi et pitié naturelle engendrent une coopération naturelle au sein de laquelle non seulement mes propres besoins, mais aussi ceux d’autrui considéré comme alter ego, doivent impérativement être satisfaits. Si une telle coopération naturelle permet aux hommes d’optimiser leurs facultés naturelles de satisfaction de leurs besoins, il est clair que les problèmes de sécurité et d’unité sont résolus par avance puisque, précisément, l’insécurité et le désordre ne naissent que de la compétition engendrée par l’amour-propre, non de la coopération. Il y a donc pour Rousseau une contradiction absolue à vouloir confier à un pouvoir souverain tyrannique le soin d’établir de l’unité et de la sécurité au nom d’un Etat mythique et au prix d’une perte de liberté. Car en effet, l’unité et la sécurité sont réalisables par une coopération naturelle qui, en plus, préserve la liberté des individus. Mais n’est-ce pas là, justement le fondement de la relation entre Etat et société civile ?

B - l’Etat est ce qui résulte d’un contrat social.

On ne peut donc admettre que la légitimité de l’Etat comme principe régulateur de la société ne se fonde que sur la seule autorité mythique, ni sur la seule force tyrannique : dans le premier cas les citoyens accepteraient en conscience d’être trompés, dans le second cas d’être esclaves. Or nul ne peut vouloir être trompé ou être esclave. Tromperie et esclavage ne peuvent être que la conséquence de l’usage temporaire de la violence. Et il s’ensuit donc logiquement qu’un Etat qui n’aurait, même provisoirement, pour seuls fondements que l’autorité ou la force n’aurait aucune légitimité. Mais alors, ce qui rend l’Etat légitime dans la société, c’est une autre relation que les seules relations d’autorité ou de force. Ce qui explique que, a contrario, les tribunaux allemands depuis 1945, considèrent comme illégitimes la plupart des décisions prises par le Reich : c’est que des décisions prises par un pouvoir souverain au nom d’un Etat autoritaire et par le seul moyen de la violence physique n’ont pas à être respectées par la société allemande.

Il semble que pour que l’Etat soit légitime, il faut que la relation établie avec la société civile soit une relation basée au minimum sur le respect mutuel de la nature humaine, autrement dit, sur une relation de droit. C’est ce que dit Rousseau : “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir” (du Contrat Social, I, 3). Donc, dire que l’Etat est légitime au seul motif qu’il est autoritaire et fort n’a aucun sens car cela voudrait dire que l’on peut régner sur des individus qui ont perdu toute liberté, ce qui est contradictoire avec la nature humaine : cette liberté est inaliénable et ne peut donc être confisquée totalement. Ce que montrent tous les régimes tyranniques qui, après s’être installés par la violence, tentent de se faire reconnaître à l’intérieur de leur territoire par l’édiction de lois, et à l’extérieur par leur activité diplomatique. Dans les deux cas de figure, ce que réclame le pouvoir tyrannique, c’est une libre approbation de son existence.

En somme, ce n’est pas l’Etat qui s’impose à la société civile, car si tel était le cas, l’Etat n’aurait aucune existence légitime, et le régime politique qui s’en réclamerait serait instable. Pour qu’il y ait Etat légitime, il faut que telle soit la volonté générale, autrement dit la volonté de la société considérée comme libre et comme unie par des liens de coopération. L’Etat n’est donc plus que le produit de la société chaque fois que celle-ci est suffisamment unie pour prendre une décision de droit qui engage l’avenir de cette société, quels que soient les membres qui la composeront. Dès lors, il est clair que l’Etat est le fruit d’un accord tacite entre les citoyens, ce que Rousseau appelle le contrat social, c’est-à-dire “une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant” (du Contrat Social, I, 6). De sorte qu’il n’y a d’Etat légitime, c’est-à-dire accepté et donc efficace, qu’à la condition expresse que celui-ci soit institué par l’exercice de la libre volonté de chacun chaque fois qu’il doit se dégager une volonté générale afin de prendre une décision d’intérêt général.


Conclusion.

Nous avons donc pu dire que, à première vue, la relation de l’Etat avec la société civile est fondée sur une autorité naturelle que les citoyens lui reconnaissent en admettant sans discussion le mythe d’une fondation absolue et sacrée de l’Etat. Le problème est que, dans les faits, cette relation est tout sauf naturelle et doit même, paradoxalement, être établie par l’usage de la force physique que la relation d’autorité avait justement pour fin d’éviter. Il faut donc admettre que cela seul qui fonde la légitimité de l’Etat à l’égard d’une société ne peut pas être la force mais le droit qui dérive d’un accord tacite entre les citoyens afin de rendre possible une entité qui assure leur sécurité en même temps qu’elle préserve leur liberté.

jeudi 29 janvier 1998

EN QUOI LA CONSCIENCE DE SOI EST-ELLE UNE CONNAISSANCE ?

Cf. aussi : Conscience de soi, connaissance de soi, intentionnalité et identité.

"L’idée d’une conscience qui serait transparente pour elle-même et dont l’existence se ramènerait à la conscience qu’elle a d’exister n’est pas si différente de la notion d’inconscient : c’est, des deux côtés, la même illusion rétrospective, on introduit en moi à titre d’objet explicite tout ce que je pourrai dans la suite apprendre de moi-même [...]. C’est dans mon rapport avec des <<choses>> que je me connais, la perception intérieure vient après, et elle ne serait pas possible si je n’avais pas pris contact avec mon doute en le vivant jusque dans son objet. On peut dire de la perception intérieure ce que nous avons dit de la perception extérieure : qu’elle enveloppe l’infini, qu’elle est une synthèse jamais achevée et qui s’affirme, bien qu’elle soit inachevée."
(Maurice Merleau-Ponty - Phénoménologie de la Perception - III, I)



L’idée de conscience de soi est une idée paradoxale. En effet, par étymologie, la con-scientia c’est la connaissance partagée avec quelqu’un. Par exemple la conscience morale sera l’ensemble des règles morales dont la connaissance est partagée par les membres d’une communauté. Mais si l’on veut parler de conscience de soi, on est obligé alors de faire la supposition qu’il existe une connaissance de moi-même que je ne partage qu’avec moi-même. Ce qui est quand même curieux pour au moins deux raisons que Platon évoque dans le Charmide :

- premièrement il n’est pas du tout certain, malgré la présence de la racine scientia, que la conscience de soi, ou la connaissance de soi, soit une connaissance, c’est-à-dire un véritable savoir fondé en raison, puisqu’elle n’est pas une expérience communicable et reproductible
- ensuite, à supposer qu’elle le soit, on a du mal à comprendre intuitivement ce que pourrait être une connaissance qui ne soit connaissance de rien d’autre que d’elle-même : demande-toi si tu peux concevoir une vue qui ne soit pas la vue des choses [...] mais qui serait la vue d’elle-même ( 167d).
D’où le problème qui est de savoir si la conscience de soi est vraiment une connaissance de soi.
La thèse de Merleau-Ponty à cet égard est que l’activité de conscience de soi n’est pas une connaissance de soi au sens où l’on pourrait connaître une chose, mais le résultat de l’expérience du doute à propos de la connaissance des choses extérieures.
L’enjeu porte sur le fait de savoir si la conscience humaine est une chose suffisamment déterminée pour être observable, tout au moins par introspection : car en effet, s’il s’avérait que l’ego ne fût pas un pur objet d’observation, son indétermination donnerait un sens à la liberté humaine mais remettrait en question celui des sciences humaines, à commencer par la psychologie et la psychanalyse.


I - La conscience de soi n’est pas une connaissance absolue de soi-même.

La thèse de Merleau-Ponty est ici que la connaissance consciente de soi suppose une transparence de la conscience, transparence qui, paradoxalement n’est pas incompatible avec l’idée d’inconscient, dans la mesure où il y a, dans les deux approches, une instance fondatrice absolument déterminante pour l’ego.

A - il y a là “l’idée d’une conscience qui serait transparente pour elle-même”.

On se souvient de la devise inscrite au fronton du temple d’Apollon à Delphes : <<Connais-toi toi-même>>. Cette devise est, selon la tradition, l’expression d’une sorte d’idéal de sagesse : être sage, être savant, être connaissant, cela équivaudrait, dans cette tradition, à se connaître. Ce qui suppose que la condition nécessaire, si ce n’est suffisante, de la sagesse serait la connaissance de soi par soi. Ce qui peut vouloir signifier deux choses :
- ou bien il s’agit d’atteindre une sagesse théorique, et alors la connaissance de soi par soi suppose que l’ego est en même temps sujet et objet, celui qui est connaissant et celui qui est connu
- ou bien il s’agit de viser une sagesse pratique, et alors la connaissance de soi par soi suppose cette fois que l’ego est en même temps actif et passif, celui qui agit (qui maîtrise) et celui qui subit (qui est maîtrisé).

Mais d’un autre côté, on comprend bien que la réflexion, au sens de faculté de l’esprit de se considérer en même temps comme sujet et objet, comme passif et actif, n’est qu’une métaphore spatiale : le terme de réflexion indique en effet une analogie entre un phénomène visible dans lequel un même objet paraît être en deux endroits différents en même temps, et un phénomène invisible au cours duquel un même esprit paraît être dans deux états différents en même temps. Et c’est pourquoi il y a nécessité à la fois de rendre compte de l’aptitude toute empirique à dire je, et de résoudre cette apparence de duplicité de l’esprit. Ce qui va nous conduire à faire l’hypothèse d’une faculté de l’esprit qui permet de connaître l’ego en même temps du point de vue de l’unité de son objet et du point de vue de la diversité de ses états simultanés. D’où le terme de con-scientia, ou de connaissance partagée avec soi-même.

D’où, comme le dit Merleau-Ponty dans ce texte, l’idée d‘une conscience qui serait transparente pour elle-même. Autrement dit, si l’on veut rendre compte de cette unité de l’ego dans la diversité de ses états simultanés (sujet et objet, actif et passif), alors il faut nécesssairement supposer une faculté de l’esprit, la conscience qui soit absolument transparente à elle-même. La transparence dont il est question est, littéralement, la qualité de s’apparaître à travers elle-même. En effet, si la conscience ne pouvait pas voir à travers elle-même, alors elle ne pourrait ni se connaître, ni se maîtriser. Elle ne pourrait se connaître parce que, comme sujet elle serait ignorante et comme objet elle serait opaque. Elle ne pourrait pas plus se maîtriser parce que, en tant qu’active elle serait aveugle, et en tant que passive elle serait inaccessible.

Or il est , semble-t-il, évident que l’esprit voit à travers lui-même, et, partant, se connaît et se maîtrise. Comparons, à titre d’exemple, ces deux citations : il est absolument certain que je suis, que je sais et que je l’aime (Augustin, la Cité de Dieu, XI, 26) et cette proposition <<je suis, j’existe>> est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit (Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 4). Ce qui signifie dans les deux cas qu’il existe des connaissances évidentes, c’est-à-dire des connaissances sur la validité desquelles le doute n’est pas permis. Et ces connaissances hors de doute, ces connaissances évidentes par elle-mêmes, ce sont précisément des connaissances intuitives, c’est-à-dire littéralement, qui procèdent d’une vision intérieure de l’esprit par lui-même.

Et non seulement la connaissance que l’esprit a de lui-même est évidente, mais, de plus, c’est la seule évidence possible dans la mesure où toutes les autres connaissances que l’esprit va importer de l’extérieur, c’est-à-dire toutes les connaissances qui vont transiter par les sens vont pouvoir être mises en doute. Mais cette transparence fondée sur l’évidence de la conscience de soi est-elle une preuve définitive du pouvoir de l’esprit sur lui-même ?

B - “la conscience qu’elle a d’exister n’est pas si différente de la notion d’inconscient”.

En effet, Merleau-Ponty dit que, en fin de compte, une conscience transparente pour elle-même est une conscience “dont l’existence se ramènerait à la conscience qu’elle a d’exister”. Ce qui signifie que, si l’on fait l’hypothèse d’un accès privilégié de l’esprit à lui-même, on doit tout de même réduire ce privilège à peu de choses, puisque nous voyons que la seule évidence intuitive pour l’esprit consiste à penser et à être, toutes les autres connaissances étant incertaines : qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense (Descartes - Méditations Métaphysiques - II, 9).

Il semble donc acquis que l’idée d’une transparence absolue de la conscience de soi repose sur l’idée primitive d’évidence : il est évident que je me connais comme chose qui pense et qui existe. Et la connaissance que l’esprit a de lui-même, c’est-à-dire la double certitude à la fois de penser et donc d’exister (je pense donc je suis) n’est pas contestable puisque, même si je me trompe ou si je suis trompé, je continue de penser et d’exister, affirment Augustin et Descartes. D’où le nom de cogito que prend cette forme de conscience de soi dont la transparence repose sur le constat <<je pense>>. C’est bien pour cela que l’auteur précise que “l’idée d’une conscience qui serait transparente pour elle-même [...] n’est pas si différente de la notion d’inconscient”. En effet, comme nous venons de le voir, si nous admettons que ce qui prouve la transparence de la conscience de soi, c’est l’évidence de la pensée, il suffit de prendre cet argument dans le sens le plus large possible pour l’adapter à la notion d’inconscient qui pourtant nie la transparence de la conscience de soi.

Pour Descartes, la conscience de soi est nécessairement ce qui permet l’accès de l’âme à la vérité, à la liberté et à la justice. En effet, c’est dans l’âme que, après avoir reconnu l’évidence inébranlable de ma pensée et donc de mon existence, je trouve l’idée de perfection, donc celle de l’infini qui “me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu” (Méditations IV). C’est donc que la connaissance claire et distincte en générale est primordialement connaissance claire et distincte de moi-même. Mais, Freud va avancer l’idée que l’histoire personnelle de chacun, avec son cortège de frustrations dues à l’application des règles morales, rend impossible une claire conscience de soi-même. En effet, les frustrations entravent précocement la tendance égocentrique au plaisir et créent ainsi des traumatismes psychiques auxquels la conscience réplique en censurant les épisodes les plus douloureux. Dès lors “l’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité” (l’Interprétation des Rêves), c’est-à-dire que la concience n’est plus transparente mais rendue opaque par les différentes couches de censure accumulées depuis la petite enfance.

Or, on se rend compte en effet que l’argument de l’évidence de la pensée consciente est compatible avec l’existence d’une instance qui censurerait cette pensée consciente pour l’empêcher de connaître certains faits psychiques qui seraient alors refoulés dans l’inconscient. Il suffit de dire qu’il existe des événements mentaux qui se manifestent à nous par des connaissances que nous pouvons exposer sous forme de propositions, et d’autres qui se manifestent à nous sous forme de pulsions qui sont le représentant psychique des excitations issues de l’intérieur du corps (Freud - Métapsychologie). Ce n’est jamais qu’une autre manière de dire que, même si je me trompe ou si je suis trompé, je continue d’être certain de penser et d’exister, comme le remarquent Augustin et Descartes.

Dans ce cas, bien entendu la conscience de soi n’est plus transparente, puisqu’il existe des événements mentaux qui ne sont pas connus mais refoulés : la connaissance de soi n’est plus que la connaissance d’une partie de soi. Mais pour autant le sentiment d’évidence demeure car c’est justement la caractéristique essentielle de l’inconscient d’être inaccessible à la conscience et de donner l’illusion d’une transparence de la conscience. C’est ce que dit Lacan : l’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge (d’une Question Préliminaire). On se rend compte que le cogito cartésien et l’inconscient freudien sont, de fait, des théories plutôt complémentaires que véritablement concurrentes. Mais quelles sont les conséquences de cette connivence de fait entre deux points de vue apparemment rivaux ?

C - “c’est dans les deux cas la même illusion rétropective”.

Dans les deux cas, cette conscience de soi, qu’elle soit transparente ou partiellement opaque, qu’elle soit une connaissance de soi ou au contraire une ignorance de soi, il y a la même façon de poser le problème de la conscience : c’est un face à face entre d’un côté l’ego comme sujet actif et de l’autre l’ego comme objet passif. La seule différence importante entre la notion cartésienne de cogito et la notion freudienne d’inconscient réside dans la proportion de sujet actif par rapport à l’objet passif, proportion plus grande chez Descartes, plus faible chez Freud. Ce qui signifie qu’il y a, dans les deux cas, la même façon de poser une instance fondatrice absolue : le sujet actif conscient pour Descartes, l’objet passif inconscient pour Freud, sont l’un et l’autre le fondement absolu de toute personnalité. Le cogito aussi bien que l’inconscient existent de toute éternité : ils sont là avant toute activité de l’individu et ils contiennent en puissance tous les actes de cet individu.

C’est pourquoi Merleau-Ponty précise que c’est des deux côtés la même illusion rétrospective, on introduit en moi à titre d’objet explicite tout ce que je pourrai par la suite apprendre de moi-même. Cette illusion rétrospective dont parle l’auteur consiste à supposer que toutes nos connaissances sont prédéterminées par notre nature (Descartes) ou par notre culture (Freud) et donc que tout ce que nous connaissons de nous-mêmes était par avance contenu en puissance dans notre conscience ou dans notre inconscient. Comparons par exemple les deux citations : l’esprit, en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même (Descartes - Méditations Métaphysiques - VI, 4) et l’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité (Freud - l’Interprétation des Rêves).

Mais en considérant le caractère absolu de l’ego qui dérive d’une conscience de soi posé en termes de connaissance d’un sujet actif sur un objet passif, on doit, semble-t-il accepter également les deux conséquences suivantes :
- on ne peut éviter de dire qu’il y a toujours un ego avant l’ego, c’est-à-dire une instance absolue qui se fonde elle-même ; pour Descartes une conscience primitive qui existe avant la conscience des choses ; pour Freud une instance primitive (le ça) qui existe avant toute censure réelle ; bref, dans les deux cas, il faut dire sans restriction que mon esprit est Dieu (Phénoménologie de la Perception - III, I)
- on ne peut non plus éviter la conséquence que l’ego absolu interdit alors au sujet de dire je, dans le premier cas parce que l’ego ne connaît parfaitement que lui-même (l’existence d’autrui est alors problématique, c’est le problème du solipsisme), dans le second cas parce que l’ego est étranger à lui-même (du coup, lorsque je parle, qui parle, le moi ou le ça ?).
C’est bien parce que ces conséquences sont inacceptables que l’ego absolu, qu’il soit posé par le cogito cartésien ou par l’inconscient freudien, est, comme le dit Merleau-Ponty, une illusion rétrospective constituée par le fait de croire que ce que l’on apprend sur soi existait déjà en puissance dans cet ego absolu.

On voit donc bien que la conscience de soi entendue soit comme une connaissance absolue de soi par soi, soit comme ignorance absolue de soi par soi, c’est-à-dire en fait comme un face à face d’un sujet actif et d’un objet passif aboutit à faire du cogito aussi bien que de l’inconscient une substance absolue insensible aux enseignement de l’expérience : cette manière de poser le problème de la conscience en termes de fondement absolu débouche sur un déterminisme du comportement qui réduit notre liberté à fort peu de choses. Mais si la conscience de soi ne peut pas être comprise comme une connaissance absolue, de quoi exactement suis-je conscient lorsque je suis conscient de moi-même ?


II - la conscience de soi est une perception intentionnelle de soi.

La thèse de Merleau-Ponty dans ce passage est que la conscience ne se connaît que par l’intermédiaire de la connaissance des choses, de sorte que la perception intérieure (conscience de soi) n’apparaît que dans l’expérience du doute, doute qui est toujours théoriquement possible tandis que la certitude est un nécessité pratique.


A - “c’est dans mon rapport avec des <<choses>> que je me connais”.

Ce que nous avons dit jusqu’à présent a montré un certain nombre de difficultés objectives qu’il y a à concevoir un ego absolu, c’est-à-dire une instance fondatrice de la personnalité spirituelle de chaque individu qui serait toujours là avant toute activité de l’esprit. Pourtant il est une difficulté subjective que nous n’avons pas évoquée et qui, semble-t-il, écarte définitivement toute prétention de l’ego à un statut absolu. Cette difficulté est évoquée par Husserl dans les Méditations Cartésiennes (II, 14) : “tout état de conscience en général est, en lui-même conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de son objet”. Ce qui signifie que, contrairement à la tradition philosophique, Huserl ne sépare pas l’activité de conscience de l’objet de conscience. Dans ce cas, il faut dire plutôt comme Husserl que, quel que soit mon état de conscience, ce dont je m’aperçois lorsque je réfléchis sur moi-même, c’est en même temps que je suis sujet conscient et que ma conscience enveloppe un objet précis. Autrement dit, le sujet et l’objet ne sont plusface à face, mais ils sont deux aspects du même état de conscience appelé état intentionnel.

Cet état intentionnel est donc, comme le dit Sartre dans Situations, I, la nécessité pour la conscience d’exister comme conscience d’autre chose que soi”. C’est pour cela que Husserl précise que la conscience est toujours conscience de quelque chose : quoi qu’il en soit du doute, de l’illusion ou même de l’hallucination que manifeste ma conscience, il faut remarquer que celle-ci n’est jamais vide, elle est toujours liée à un contenu. C’est donc dire que subjectivement, la conscience comme contenant et la conscience comme contenu ne font qu’un.

Voilà pourquoi Merleau-Ponty dit que c’est dans mon rapport avec les <<choses>> que je me connais, la perception intérieure vient après”. En effet s’il n’y a plus d’ego absolu qui précède l’objet de connaissance, s’il n’y a plus de contenant qui est déjà là avant tout contenu, alors on doit reconnaître que la conscience de soi n’est qu’une façon de parler : ce dont je suis conscient, lorsque j’emploie cette expression, ce n’est pas un ego absolu transparent et évident, ce n’est pas non plus un ego absolu opaque et illusoire, ce dont je suis conscient est simplement un certain état intentionnel vrai ou faux, possible ou impossible, heureux ou malheureux, etc. Mais comment passe-t-on de la conscience en général au cas particulier de la conscience de soi ?

B - “la perception intérieure [...] ne serait pas possible si je n’avais pas pris contact avec mon doute [...] jusque dans son objet”.

En disant que la perception intérieure vient après, l’auteur veut nous montrer que le contenu de tout état intentionnel n’est qu’un contenu perceptif. Ce dont je suis conscient, ce sont donc des informations que mes organes sensoriels rendent manifestes sur mon milieu extra-corporel ou intra-corporel et qui se présentent dans un certain ordre et avec une certaine valeur : j’ai conscience d’un complexe de sensations actuelles, rappelées, imaginées qui s’organisent en une perception. Ce qui veut dire que ma conscience n’est rien d’autre que ma perception : si je dis que j’ai conscience d’une présence derrière moi, je veux dire que je perçois un son, une odeur, une ombre actuelles, en même temps que je perçois un souvenir d’expérience où j’ai été suivi, en même temps que je perçois en imagination un danger pour ma personne ; tout cela prend alors pour moi la valeur d’une personne qui me suit. Ce dont je prends conscience se confond donc avec ce que je perçois.

Dès lors, il est naturel que la perception intérieure ne vienne qu’après, c’est-à-dire que je commence nécessairement par percevoir des choses, et ce n’est qu’en percevant ma perception que je deviens, à proprement parler conscient de moi-même : par exemple, si je suis conscient que je suis ridicule, c’est que j’ai une perception extérieure (par mes organes sensoriels) de ce que je fais et de ce que je ressens, à quoi s’ajoute une perception intérieure (par ma faculté réflexive) qui donne à la perception première la valeur de “situation ridicule”. Mais, dira-t-on si l’on veut essayer de sauver l’ego absolu, est-ce que l’expérience du doute ne prouve pas justement l’existence de cet ego qui, comme le montre Descartes, est capable de tout révoquer en doute, hormis l’évidence de sa propre pensée et de sa propre existence ? Autrement dit est-ce que le doute ne manifeste pas l’autonomie du sujet actif par rapport à l’objet passif ?

Pas du tout, répond Merleau-Ponty, car si la conscience de soi n’est qu’une perception de perception, alors le doute n’est que la signification que la perception intérieure accorde à la perception extérieure. Par exemple, je perçois dans le lointain une silhouette à laquelle j’accorde spontanément la valeur de “silhouette de mon ami”, mais une perception de cette perception va me faire envisager, par comparaison à des cas perceptifs semblables déjà rencontrés, ma perception extérieure comme douteuse. Mais on voit bien là en quoi le doute n’est pas une faculté d’un ego absolu mais la simple valeur d’une perception : je dis que ma perception est douteuse comme j’aurais dit qu’elle est floue ou qu’elle est enthousiasmante ou imprévue, etc.

Mais l’auteur précise que la perception intérieure, la perception de perception, c’est-à-dire la conscience de soi ne serait pas possible si je n’avais pas pris contact avec mon doute en le vivant jusque dans son objet : ce qui est douteux, ce n’est pas un soi-disant rapport entre le sujet actif et l’objet passif (parce qu’alors tout rapport est douteux sauf, nous l’avons dit, le rapport dans lequel sujet et objet sont confondus) mais le fait que ma perception extérieure n’a pas de signification définitive, ce qu’une perception intérieure vient constater. Et Merleau-Ponty ajoute que c’est parce que j’ai l’occasion de douter de ma perception extérieure que je me rends compte que j’ai une perception intérieure. Autrement dit c’est parce que je fais l’expérience du doute que j’ai conscience de moi-même, et non pas l’inverse comme Descartes le supposait. Mais alors, si toute conscience de soi naît dans l’expérience du doute, ne sommes-nous pas condamnés au scepticisme ou au relativisme ?

C - “la perception intérieure [...] s’affirme bien qu’elle soit inachevée”.

En effet, contrairement au cogito cartésien qui reconstruit la totalité du monde à partir de l’ évidence d’exister qui permet d’inférer l’existence de Dieu et la validité des sciences, comment une conscience de soi qui naît de l’expérience du doute et donc de la multiplicité toujours possible des perceptions, pourrait-elle faire l’expérience du sentiment de certitude ? Si la conscience de soi consiste à faire l’expérience dans une perception seconde que le sens de ma perception première n’est pas certain, alors il semble bien qu’une perception certaine soit impossible, puisqu’alors il faudrait, pour qu’elle soit accessible à la conscience qu’elle soit à la fois incertaine et certaine.

Il ne peut donc y avoir, à proprement parler, de conscience de soi certaine : il n’y a en fait certitude que dans la mesure où la perception extérieure est suffisamment achevée pour que ma perception intérieure ne lui accorde pas la valeur douteuse. Je dirai par exemple que cette silhouette dans le lointain est celle de mon ami dès lors que je la percevrai de façon suffisamment complète pour que la valeur que je lui donne soit certaine. Car que se passe-t-il si j’ai un doute : je m’approche, ou j’essuie mes lunettes, ou je cligne des yeux, bref, dans tous les cas, j’essaie de faire en sorte que ma perception extérieure soit la plus complète possible. Et lorsque c’est le cas, je ne me pose plus de question, je n’ai donc plus aucune raison d’être conscient de moi-même.

Voilà sans doute pourquoi on dit volontiers des personnes qui semblent ne douter de rien, qui paraissent remplies de certitudes, qu’elles sont inconscientes : c’est parce qu’avoir conscience de soi consiste à rien d’autre qu’à douter du sens de ses perceptions. Mais voilà pourquoi également le doute systématique, le relativisme, apparaît comme une perversion de la conscience : c’est que le doute systématique, outre le fait qu’il est contradictoire (en logique et dans les faits puisque, avant de douter, il faut avoir des perceptions certaines), paralyse l’action, condamne le corps à la passivité. C’est donc que le doute manifeste un intérêt théorique sur le monde, tandis que la certitude dénote évidemment une nécessité pratique.

C’est pourquoi Merleau-Ponty dit de la perception intérieure comme de la perception extérieure qu’elle enveloppe l’infini, qu’elle est une synthèse jamais achevée, dans le sens où une perception n’est jamais totalement achevée. On n’en a jamais fini de percevoir une chose, on peut toujours la découvrir sous un autre angle, sous une lumière différente, avec un état d’âme différent, etc. Il est donc toujours théoriquement possible de douter, c’est-à-dire de considérer que, dans le cadre d’une observation approfondie par exemple, le résultat perceptif obtenu n’est pas encore suffisamment achevé.

Mais ce qui nous pousse à la certitude, c’est l’exigence pratique d’agir sur un monde concret, en respectant des règles précises et en visant l’utilité réelle. La nécessité d’agir offre en effet moins de prise au doute dans la mesure où les perceptions sont guidées et accompagnées par les gestes du corps, et donc en ce que leur valeur coïncide presque immédiatement avec leur objet. C’est en ce sens que l’auteur précise que la perception, bien que jamais totalement achevée en théorie, finit pourtant par s’affirmer lorsqu’elle correspond à une nécessité pratique. Autrement dit, la certitude n’est pas le résultat d’un travail théorique de la conscience de soi sur soi mais plutôt, comme d’ailleurs Descartes l’a parfaitement remarqué, de la nécessité pratique d’agir et de vivre : il s’agit précisément d’accorder la valeur certitude à tout projet d’action que je prétends mettre à éxécution.


Conclusion.

Nous avons donc pu voir dans une première partie que la conception absolue de l’ego comme instance fondatrice de la connaissance et du comportement de l’individu n’était pas satisfaisante : le cogito cartésien conçu comme conscience de soi transparente à soi-même, aussi bien que l’inconscient freudien comme conscience de soi opaque à soi-même oublient tous deux de poser le problème du rapport de l’ego avec le monde. C’est pour cela qu’il a fallu concevoir une conscience de soi qui ne fût qu’un cas particulier d’état intentionnel, c’est-à-dire de situation où la conscience est conscience d’autre chose que d’elle-même : à savoir une situation où la perception extérieure n’ayant pas de valeur définitive, une perception intérieure (ou conscience de soi) accorde à cette perception la valeur provisoire du doute, doute théorique qui peut toujours s’effacer lorque la nécessité pratique exige des certitudes pour agir dans le monde.