samedi 15 mars 1997

QUELLE EST LA NATURE DE LA RHETORIQUE ?

(Platon, Gorgias, 449d - 461b)


Gorgias vient donc de donner une "démonstration" de son art de la rhétorique, de sa technique du langage efficace chez son ami Calliclès. Intervient alors Socrate qui, plutôt que d'assister à une nouvelle démonstration, souhaite discuter avec l'orateur pour lui poser quelques questions. Voilà qui devrait satisfaire à la fois :
- Socrate qui aime poser des questions
- Gorgias qui prétend avoir réponse à tout
- le cercle d'amis qui désire admirer encore les prouesses techniques de Gorgias.

La question de Socrate est la suivante : en quoi consiste l'art de Gorgias, à savoir l'art rhétorique ? Il ne s'agit pas de décrire cet art en lui attribuant, comme le fait spontanément Polos, telle ou telle qualité, mais de dire ce qu'il est. Socrate, on le voit, réfute par avance toute réponse faisant référence aux apparences de la rhétorique, ce qui l'intéresse, c'est son essence, sa nature. Et plus précisément, ce qui intéresse Socrate va être de savoir si l'art de l'orateur, dont Gorgias passe pour être le maître incontesté, est un pouvoir de conviction ou bien de persuasion. L'enjeu de cet entretien entre Socrate et Gorgias est donc de cerner exactement la nature du pouvoir des orateurs sur le public :
- ou bien ils s'emploient à convaincre, c'est-à-dire qu'ils essaient de déterminer une connaissance au moyen d'arguments rationnels
- ou bien ils s'emploient à persuader, c'est-à-dire qu'ils essaient de déterminer une croyance au moyen d'arguments passionnels.

Mais les étapes de la réponse de Gorgias montrent que cette question suscite de nombreuses difficultés. Ces étapes sont les suivantes :
- quel est l'objet de la rhétorique ?
- quelle est la valeur de la rhétorique ?
- quelle est l'effet de la rhétorique ?


1 - L'OBJET DE LA RHETORIQUE : SUR QUOI PORTE-T-ELLE ?

Gorgias prétend donc être un bon orateur et former de bons orateurs, autrement dit des spécialistes du maniement efficace du langage. Conscient de la difficulté qu'il y a à définir d'emblée la nature de cette spécialité, Socrate s'enquiert premièrement de l'objet de la rhétorique : sur quoi porte-t-elle exactement ?


Première réponse de Gorgias : son art porte sur les discours.

Mais immédiatement deux difficulté surgissent : la rhétorique porte sur les discours, soit, mais qu'est-ce qu'on entend exactement par "porter sur" ? En effet, le tissage porte sur les vêtements, la musique sur les chants, la médecine sur la santé, etc. Ces différents objets sont des destinations pour leurs arts respectifs. Et il est bien évident que le discours, s'il est un objet, n'est pas une destination finale puisqu'il doit porter lui-même sur d'autres objets. Le discours ne peut pas être une finalité en soi. Même le discours poétique n'est pas un objet fini : il doit viser une émotion esthétique. Certes le délire verbal ne vise rien, mais il n'est pas non plus une finalité (il n'est pas intentionnel) et puis est-ce encore du "discours" ? Ensuite, le discours, s'il est un objet, n'est pas la propriété exclusive de la seule rhétorique puisque tous les arts peuvent se servir d'un discours comme objet. Toutes les techniques en effet ont ceci de particulier qu'elles doivent pouvoir rendre raison de ce qu'il faut faire pour réaliser la destination finale (rappelons qu'en grec, "langage" et "raison" se rendent par le même terme logos). Et l'on voit précisément, par l'utilisation du discours que font les différentes techniques, que le discours est toujours un moyen vers autre chose. 


Donc de deux choses l'une :
- ou bien "porter sur" signifie "avoir pour destination" mais alors il est absurde de dire que la rhétorique porte sur le discours parce que le discours n'est jamais une destination
- ou bien "porter sur" signifie "utiliser comme moyen" et alors il est banal de dire que la rhétorique porte sur le discours parce que, dans ce cas, tous les arts ont la prétention d'utiliser le discours comme moyen de communiquer.

Ainsi le discours, pris comme objet de la rhétorique, n'est qu'un moyen,
non pas une destination. Oui mais le problème reste entier : comment cerner à
présent le discours comme moyen spécifique de la rhétorique ?

Deuxième réponse de Gorgias : son art porte sur les discours en tant qu'unique moyen de réalisation.

On voit d'abord que la première difficulté n'est qu'éludée, en rien résolue. C'est parce que Gorgias, pourtant spécialisé dans les réponses courtes et concises, a échoué à définir la destination de la rhétorique, que la conversation change de sujet pour s'intéresser au moyen spécifique. On se rend compte au passage de la mauvaise foi de Gorgias, qui plutôt que de remettre en question son savoir prétendu, essaie de sauver la valeur de la réponse par le moyen puéril bien connu : "mais ce n'est pas ce que je voulais dire ...". La rhétorique est donc à présent définie comme l'art qui a le discours comme unique moyen de réalisation. Mais là encore, Socrate n'a aucun mal à montrer que cette propriété n'est pas spécifique à la rhétorique puisque d'autres arts s'exercent aussi par le seul moyen du discours : par exemple, les mathématiques, l'astronomie ou les jeux de société. Rappelons en effet que le "discours" est la traduction de logos, à la fois "langage" et "raison". Et Socrate insiste même sur le fait que ces autres arts (mathématiques, astronomie, etc.) qui ont le discours comme unique moyen ont cependant une destination bien spécifique (les nombres, les astres, etc.), ce qui, rappelons-le, n'est pas le cas pour la rhétorique.

La seconde réponse de Gorgias n'est donc pas plus satisfaisante que la première. Gorgias doit lui-même en convenir ("oui", "c'est ainsi", "tu as raison", etc.). D'où une nouvelle parade de Gorgias qui consiste encore une fois à changer de sujet, mais de manière plus radicale cette fois : puisque de toute évidence la rhétorique n'a ni destination, ni moyen spécifiques, élevons le débat et cherchons sa particularité dans sa valeur, c'est-à-dire ici dans le jugement que l'on doit porter sur la rhétorique.


2 - LA VALEUR DE LA RHETORIQUE : COMMENT DOIT-ON LA JUGER ?

La transition entre la recherche de l'objet de la rhétorique et celle de sa valeur se fait subrepticement, par un artifice rhétorique dont Gorgias a le secret qui permet de changer de sujet sans en avoir l'air. A l'exhortation de Socrate à trouver enfin un objet précis à la rhétorique, Gorgias répond en effet que celle-ci porte sur "les plus importantes des choses humaines et les meilleures".

Apparemment, la réponse à la question est pertinente, elle semble même ramener le débat à sa clarté initiale : Gorgias semble vouloir dire que la rhétorique a pour objet en tant que destination finale "les choses les meilleures". Mais comme l'objet en question "les choses" ("les affaires", "les machins", en grec ta pragmata) est le plus vague, le plus général qui puisse exister, on n'est pas plus avancé et c'est sur la qualité, sur la valeur de ces "choses" qu'on doit faire porter son attention. Gorgias réalise donc une bonne opération :
- il répond apparemment à la question posée
- il change subrepticement de sujet
- il amène la conversation sur son terrain privilégié : la valeur éminente de ce qu'il enseigne.

Première définition de Gorgias : la rhétorique porte sur ce qu'il y a de meilleur.

L'objection de Socrate à cette définition a toujours la même forme : ce critère n'est pas suffisant. En effet, le médecin, l'entraîneur, l'homme d'affaires auraient pu en dire autant à propos de leurs arts respectifs : la médecine porte sur ce qu'il y a de meilleur, savoir la santé ; l'éducation physique porte sur ce qu'il y a de meilleur, savoir la beauté du corps ; l'activité commerciale porte sur ce qu'il y a de meilleur, savoir la richesse.


Socrate fait en réalité sous cette forme deux objections à Gorgias :
- il lui reproche son indifférentisme
- il lui reproche son inobjectivité.

Première objection : l'indifférentisme. On a vu que cela consiste à affirmer que "tout se vaut", "la valeur, c'est ce qui nous fait plaisir", "rien n'est absolu", etc. Or Gorgias, comme sophiste, est indifférentiste. Et Socrate profite de l'occasion qui lui est fournie pour montrer que cette position est incohérente. Le raisonnement est le suivant : "si tu te prétends indifférentiste, alors rien n'est préférable à rien ; or tu affirmes que ton art est préférable aux autres ; d'où contradiction". Il s'agit là de montrer que le fond d'opportunisme qui est à la base de tout relativisme est la porte ouverte à la violence : deux indifférentistes mis en présence l'un de l'autre, n'ont, s'ils sont en désaccord, pas d'autre moyen que la force pour régler leur différend.

Deuxième objection : l'inobjectivité de Gorgias. Par la comparaison avec d'autres arts (médecine, culture physique, etc.), Socrate montre donc que ces arts peuvent aussi prétendre à être les meilleurs, ce qui, on l'a vu n'a pas beaucoup de sens. Mais ils ont encore un avantage sur la rhétorique parce que, dans leur cas, il existe un objet qui peut servir de justification à leur valeur éminente : la médecine fonde son éminence sur la santé, la culture physique sur la beauté du corps, le sens des affaires sur la richesse. Et la rhétorique, sur quoi fonderait-elle sa supériorité puisqu'on ne lui a pas trouvé d'objet spécifique ? Socrate garde donc l'iniative du dialogue en proposant un angle de vue un peu différent pour examiner le problème : "l'art est la cause d'un bien". Autrement dit, le bien, cette valeur suprême que tout art prétend apparemment viser, est la conséquence de l'exercice de l'art. Or tout art, on l'a vu, produit une destination finale qui est elle aussi la conséquence de l'exercice de l'art. Faisons donc l'hypothèse que ce qui importe dans l'exercice d'un art, c'est au fond sa conséquence, qu'on la nomme "valeur" ou bien "destination". Demandons-nous donc à présent quelle est la conséquence de la rhétorique.


Deuxième définition de Gorgias : la rhétorique porte sur ce qu'il y a de meilleur, c'est-à-dire qu'elle est la cause du pouvoir de convaincre.

A défaut d'être concise, cette définition frappe de prime abord par le détail et la précision. Gorgias dit en effet les choses suivantes :
- la rhétorique cause le pouvoir d'être libre
- la rhétorique cause le pouvoir de commander
- la rhétorique cause le pouvoir de convaincre.

De toute évidence, pour Gorgias, ces notions sont équivalentes : être libre, c'est commander, et commander c'est convaincre. Cette analyse est loin d'être absurde. Dans un Etat démocratique en effet, toute proposition doit être présentée, discutée puis évaluée par des instances différentes. C'est là
en droit le principe de fonctionnement de la justice : l'avocat (défenseur), le parquet (accusateur), le jury (juge) doivent être indépendants l'un de l'autre. Or chacune de ces fonctions s'effectue par et dans le langage. Donc il est juste de dire que, en un sens, pour être un citoyen libre, il faut pouvoir agir politiquement ("commander") et pour pouvoir agir politiquement, il faut être convaincant, c'est-à-dire faire partager son intention.

On arrive ainsi à une définition de la rhétorique qui, pour une fois, semble dénuée d'opportunisme : ce dont la rhétorique est la cause, ce que la rhétorique produit, c'est de la conviction. Il semble que la conviction soit enfin la destination finale inlassablement traquée depuis le début de l'entretien. Si l'objet d'un art c'est ce que cet art produit, alors il est parfaitement légitime de dire que la conviction est l'objet de la rhétorique. Cependant Socrate soupçonne Gorgias de n'avoir pas tout dit. Ne vient-il pas d'ailleurs d'ajouter que cette conviction avait elle même le pouvoir de "tenir en esclavage" les convaincus. C'est donc que la conviction peut n'être qu'un moyen en vue d'autre chose. Mais alors en vue de quoi ? De même qu'on peut se demander de quelles sortes d'animaux le zôgraphôn est spécialiste, demandons-nous de quelles sortes de convictions l'orateur est spécialiste.Encore une fois Socrate va faire remarquer qu'en définissant un art comme ce qui cause le pouvoir de convaincre, on ne vise pas spécifiquement la rhétorique. En effet, enseigner c'est convaincre, or tout art s'enseigne, donc tout art peut, en droit, convaincre. De quoi donc prétend convaincre spécifiquement la rhétorique ?
 
Troisième définition de Gorgias : la rhétorique porte sur ce qu'il y a de meilleur, c'est-à-dire qu'elle cause le pouvoir de convaincre de ce qui est juste ou injuste.

Une fois de plus la définition de Gorgias a belle allure. Si la rhétorique enseigne le pouvoir de convaincre devant le Tribunal ou devant l'Assemblée, c'est qu'elle permet à l'orateur de faire partager son intention, son point de vue. Or qu'est-ce qui, dans l'expression de l'orateur, pourrait bien valoir comme l'agent le plus efficace pour emporter l'adhésion de l'auditoire, sinon la conviction que ce qu'il dit est juste ? Cependant, on peut de bonne foi être convaincu de la justesse d'une proposition et se trouver dans l'erreur. C'est dire que le sentiment de certitude que forge toute conviction est, comme tout sentiment, subjectif. Et cette certitude subjective peut parfaitement se trouver objectivement fausse (ex. de l'attitude "révisionniste") ou indécidable (ex. des croyances métaphysiques). Il n'est donc pas nécessaire que ce qui est subjectivement certain soit aussi objectivement vrai.

Or Platon nomme "opinion" ou "croyance" (doxa) tout sentiment de certitude subjective, d'intime conviction, mais qui est injustifiable par des raisons. Et il appelle "science" ou "connaissance" (epistêmê) le même sentiment qui est justifiable rationnellement. Il se pose évidemment la question de savoir si le sentiment de justice que détermine le discours de l'orateur efficace dans l'esprit du public est une connaissance ou une croyance. Autrement dit, et cela est l'enjeu éthique fondamental du dialogue, est-ce que l'orateur convaincant apprend quelque chose au juge ou bien est-ce qu'il se contente de le lui faire croire. Dans un cas l'orateur convainc en instruisant, dans l'autre cas il persuade en séduisant. 

On est donc au bout de notre seconde étape :
- on a d'abord échoué à définir la rhétorique par son objet, c'est-à-dire par ce sur quoi elle porte
- on échoue également à la définir par sa valeur, c'est-à-dire la manière dont il faut la juger
- on va tenter de la définir par son effet, c'est-à-dire conviction ou bien persuasion.


3 - L'EFFET DE LA RHETORIQUE : CONVICTION OU PERSUASION ?

Remarquons que cette phase finale de l'entretien entre Gorgias et Socrate est en même temps son aboutissement prévu. Socrate avait en effet pour intention de questionner son interlocuteur sur ce qu'est la rhétorique, sur sa nature, son essence, ("quel est l'art que tu connais ?"). Et même si les questions intermédiaires portant sur l'objet et sur la valeur n'ont pas réussi à définir la rhétorique, elles ont néanmoins servi de tremplin commode pour amener les deux interlocuteurs sur le terrain de prédilection de la philosophie : ce qui dépasse l'évidence sensible (la métaphysique ou l'ontologie).


La rhétorique détermine une conviction basée sur l'opinion.

Pour Gorgias, "il est bien évident que c'est une conviction qui tient à la croyance". Gorgias n'a aucun doute là-dessus, ne serait-ce que parce qu'en tant qu'indifférentiste, il prétend qu'il n'y a pas de connaissance absolue, donc au fond qu'il n'y a que de la croyance. Par ailleurs si la rhétorique ne se soucie que de la croyance, c'est essentiellement pour trois raisons :
- l'orateur n'a pas le temps d'instruire réellement toute la foule des jurés (rappelons qu'ils sont cinq cents au Tribunal et jusqu'à six mille à l'Assemblée), il faudrait pour cela prendre à part chaque individu pour lui tenir un discours adapté à ses facultés de compréhension, ce qui dépasse le pouvoir de l'orateur
- chaque membre du jury se satisfait tout à fait d'une information rapide, facile à saisir, imagée et donc facile à retenir, lumineuse et donc dont la conclusion n'est pas trop difficile à trouver (il est bien connu que les discours "simplistes" sont mieux reçus par le public)
- l'expérience montre que, pour ces raisons, l'orateur qui vise la croyance est plus efficace que celui qui vise la connaissance (cf. le fameux exemple de Gorgias : l'orateur qui parle de médecine est plus convaincant que le médecin qui parle de médecine).

Oui mais, en admettant que la rhétorique puisse se satisfaire d'inculquer des croyances plutôt que des connaissances, encore faut-il que ce soit des croyances justes, des opinions droites, car dans la plupart des cas, il en va du bien-être de la Cité. Car en effet lorsqu'il s'agit pour l'Assemblée de choisir le spécialiste le plus compétent dans tel ou tel domaine, il est important que le choix du public soit guidé par la recherche du bien public. Le raisonnement est le même, bien entendu, s'il s'agit de condamner ou d'amnistier. Or, si l'orateur ne prétend pas instruire le public, il devrait néanmoins s'assurer que l'opinion qu'il inculque soit au moins une opinion juste. Donc, si on comprend bien, la rhétorique vise la conviction publique de ce qui est juste par la croyance juste que l'orateur doit déterminer dans l'esprit du public qui juge. Mais cela implique évidemment que l'orateur ait au moins la croyance juste, sinon la connaissance de ce dont il parle (cf. Phèdre 259e-260e). Ce qui implique à son tour que son maître de rhétorique lui ait enseigné cette croyance juste ou cette connaissance. L'enseignant est donc premier responsable de l'utilisation qui va être faite de son art de convaincre. Tel n'est pas pourtant le raisonnement de Gorgias.


Le maître de rhétorique n'est pas responsable de l'utilisation que l'orateur fait de son pouvoir.

Le raisonnement de Gorgias est différent parce que, pour lui, la liberté se confond avec la force : le fort est libre comme le libre est fort. Donc de quelque manière que le maître de rhétorique s'y prenne avec son élève, celui-ci aura acquis un pouvoir de contraindre qui n'est rien d'autre qu'une force physique de d'action dont il est, par hypothèse, absolument libre de faire usage ou non. Les termes de Gorgias sont, à cet égard, sans aucune ambiguïté puisqu'il dit qu'"il faut se servir de la rhétorique comme de tout autre art de combat". De même donc que le maître d'escrime apprend à son élève à attaquer et à se défendre sans présumer de l'usage qui sera fait de cet art et en déclinant par avance toute responsabilité à ce sujet, le maître de rhétorique rend son élève capable d'attaque et de défense mais ignore si ce pouvoir sera actualisé à bon ou à mauvais escient. Mais bien entendu ce raisonnement n'est plus valable au stade suivant : si l'orateur prétend parler avec conviction de la justice, il va devoir nécessairement ajouter à sa force de contrainte, une croyance ou une connaissance de ce qui est juste. On aboutit donc au paradoxe suivant : s'il veut convaincre le public de ce qui est juste, l'orateur a besoin de force et de justice. Or de deux choses l'une :
- ou bien le maître de rhétorique est incompétent en matière de justice mais on est en contradiction avec l'affirmation de Gorgias selon laquelle il enseigne le pouvoir de convaincre de ce qui est juste ou injuste
- ou bien il est compétent à enseigner la justice en plus de la force de conviction et alors on est en contradiction avec une autre de ses affirmations d'après laquelle le maître de rhétorique n'est pas responsable de l'usage qui en est fait ultérieurement par son élève.


Donc la rhétorique n'est pas un moyen de convaincre.

Gorgias insite sur le fait que devant un public d'ignares, l'orateur paraîtra au moins aussi compétent, voire plus, que le véritable homme de l'art. S'il en est ainsi, c'est parce que, comme nous l'avons vu l'orateur et le technicien ne se battent pas à armes égales :
- les atouts de l'orateur sont la concision quant au contenu et l'emphase quant à la forme
- face à lui l'homme de l'art dispose d'une connaissance qui n'est ni concise ni emphatique.

Il est naturel que dans ces conditions qui sont, répétons-le, celles d'un auditoire, par hypothèse peu ou mal informé (autrement il n'aurait pas besoin d'un apport extérieur d'informations), l'orateur a toujours l'avantage sur le technicien. Et cet avantage est suffisant : il n'est pas nécessaire que l'orateur ait de ce dont il parle une connaissance ou une opinion droite. Ce serait inutile puisque, tout ignorant qu'il est, il domine déjà son adversaire compétent. Cet argument est évidemment un slogan publicitaire de choix pour le maître de rhétorique : "sachez séduire un auditoire en donnant l'illusion de savoir ce dont vous parlez sans vous être, au préalable, donné la peine de les apprendre".

Mais ceci est extrêmement grave, objecte Socrate. Dans le Phèdre Platon fait dire à Socrate la chose suivante : supposons qu'un orateur n'ayant jamais vu un cheval détermine un auditeur qui n'en a jamais vu non plus, d'acheter un cheval en lui vantant les qualités d'un animal qui en réalité est un âne. On imagine sans peine les conséquences pour celui qui aura acquis un âne en croyant acheter un cheval. De même, si un orateur qui ne connaît pas le bien détermine son auditeur à agir selon le bien en lui vantant en réalité les qualités du mal, on imagine facilement les conséquences qui vont s'ensuivre pour la Cité. L'irresponsabilité du maître de rhétorique est pour le moins inquiétante. De plus il s'avère que, d'une manière générale, tout maître enseigne à son élève ce qu'il sait. Si le bon maître sait, alors son élève saura aussi. En particulier, si le bon maître sait ce qui est juste (ou bien, ou vrai, etc.) alors son élève saura aussi ce qui est juste, bien, vrai, etc. a contrario si l'élève ne sait pas ces choses, c'est que son maître ne les lui a pas apprises. Mais alors c'est le maître qui est responsable de cette lacune. Le maître est en même temps responsable en droit mais se dit irresponsable en fait. Il y a donc une contradiction quelque part. Sauf à nier l'hypothèse de départ qui, rappelons-le était la suivante : la rhétorique est une technique (ou un art) qui vise à convaincre de ce qui est juste ou injuste. Or, si tel était le cas, le maître rhétorique serait responsable de l'usage juste ou injuste que l'orateur fait de sa force de conviction. Mais Gorgias prétend que ce n'est pas le cas. Donc la rhétorique n'est pas une technique qui vise la conviction par des arguments rationnels de nature à instruire l'auditoire, mais plutôt un procédé qui engendre la persuasion par une action physique de nature à séduire.


CONCLUSION.

Il est tout-à-fait clair que Platon nous met en garde dans ce passage contre l'extraordinaire puissance du langage dans un Etat démocratique. En effet si, par définition, les décisions importantes dans une démocratie supposent un consensus majoritaire, c'est que l'on fait confiance à la majorité, quelle qu'elle soit. C'est que l'on suppose que la majorité des citoyens ne peut pas se tromper. C'est donc que l'on suppose que la majorité possède, sur les sujets qui sont débattus, des connaissances suffisantes pour ne pas prendre ses décisions à la légère. C'est enfin que l'on suppose que les citoyens ont été, avant de décider, instruits et non pas séduits. C'est donc que l'on suppose que l'information nécessaire à tout citoyen préalablement à son vote repose sur la conviction et non pas la persuasion. Si tel était le cas, il serait à craindre que le pouvoir soit confisqué par ceux que Platon nomme "les frelons" de la Cité : "les plus ardents discourent et s'agitent, les autres, près de la tribune bourdonnent et ferment la bouche au contradicteur, de sorte que, dans un tel gouvernement, toutes les affaires sont réglées par eux" (République VIII - 564e).

dimanche 26 janvier 1997

JUSQU'A QUEL POINT PEUT-ON OPPOSER LA RAISON A LA PASSION ?

Dans le Cid (Acte I, sc.6), Rodrigue est partagé entre son devoir filial qui le pousse à venger son père et donc à tuer la père de Chimène, et son amour pour Chimène qui le pousse au contraire à épargner le père de Chimène. La raison morale lui commande d'agir, sa passion amoureuse de s'abstenir d'agir. La raison et la passion s'opposent ici diamétralement. Pourtant on sait que ce conflit se résoudra par l'arbitrage du sentiment d'honneur qui, apparemment, dépasse le conflit raison-passion, mais qui, en réalité, privilégie la raison universelle contre la passion particulière. Le problème est donc de savoir s'il y a réellement incompatibilité entre l'agitation désordonnée de chaque sentiment passionnel particulier et le calme absolument ordonné d'une faculté universelle de raisonner. L'enjeu est anthropologique : si on admet que tout homme est, à des degrés divers, un mélange de passion et de raison, on doit en effet se demander quelles sont les contributions respectives de l'une et de l'autre dans la motivation à agir.
Nous verrons donc :
- que la passion contrarie la raison comme une maladie de l'âme contrarie la santé de l'âme
- de sorte que la raison n'est une motivation pour le désir qu'autant que la passion s'est retirée de l'âme
- car l'impression sensible causée par la passion motive toujours mieux que celle causée par la raison.


I - LA PASSION CONTRARIE LA RAISON COMME LA MALADIE CONTRARIE LA SANTE.

A - La passion est une maladie de l'âme.

Si l'on fait l'étymologie du mot "passion", on trouve dans la racine grecque le verbe paskhô, c'est-à-dire "je subis", d'où dérive le nom pathos, c'est-à-dire "affection", dans le sens d'une modification d'état normal qui n'est que subie, non volontaire. Cela suppose qu'il existe donc un état normal ou un état naturel des choses qui sert de référence pour évaluer les changements qui se produisent dans la chose soumise à modifications. Cet état de référence se définit comme état d'équilibre entre les forces
internes à la chose et les pressions externes qui s'exercent sur elle. Par exemple, l'état normal d'une goutte d'eau est défini à partir de l'équilibre physique des forces de Van der Waals qui lui donnent son aspect caractéristique de goutte d'eau. Pour autant, si l'équilibre naturel est rompu, ce sera pour un autre équilibre naturel. Le déséquilibre sera donc là une transition et non un état durable. Pour un système simplement physique, il ne peut pas exister d'état durable de déséquilibre.

Il ne peut exister de déséquilibre durable que chez les êtres vivants. Leur état naturel se confondant avec la vie, tout déséquilibre va donc en constituer une menace et cette menace peut fort bien être durable, voire définitive dans la mort. Lorsque le déséquilibre est durable, on parle alors de maladie. Tout corps vivant, végétal ou animal, est donc susceptible d'être perturbé par la maladie. Il y a donc maladie d'un organisme vivant lorsque son état d'équilibre naturel menace d'être définitivement rompu par la mort, c'est-à-dire la disparition de l'organisme. Pourtant on ne parlera de passion que chez l'homme.

C'est que l'homme est le seul être naturel disposant à la fois d'un corps et d'une âme. Dès lors, parler de la passion, c'est donc parler d'un déséquilibre durable dans l'état normal de l'âme. Parler de passion c'est donc admettre que l'âme humaine peut, tout comme son corps, être victime d'une maladie, c'est-à-dire de subir un état durable au cours duquel son existence naturelle de substance spirituelle est menacée. Mais en quoi consiste exactement cette maladie de l'âme ?

B - Cette maladie est une contrariété pour la raison.

Si l'on admet, comme les Stoïciens, que l'homme est un composé d'âme et de corps, on est contraint d'admettre aussi qu'il existe une différence substantielle entre le corps et l'âme. Si le corps est une substance matérielle et corruptible, l'âme se définira nécessairement comme une substance immatérielle et immuable. Mais si l'âme est immatérielle et immuable, alors on doit admettre aussi qu'elle ressemble à la nature. Car en effet la nature est précisément ce qui, dans une chose quelconque, n'appartient pas à la matière et n'est pas corruptible, par définition. Cela revient à dire que l'âme partage avec la nature ses qualités d'immatérialité et d'immuabilité. C'est pourquoi nous pouvons parler de la nature éternelle d'une chose. Parler de la nature d'une chose, c'est dire ni plus ni moins que l'âme humaine, par l'exercice de la parole et de la raison, peut connaître la nature des choses. Si l'âme humaine peut prétendre connaître la nature des choses, c'est précisément parce qu'elle ressemble à la nature, parce qu'elle a de l'affinité avec elle.

C'est pourquoi Sénèque, dans sa Lettre à Lucilius (LXVI) dit la chose suivante : "Qu'est-ce donc que la raison ? L'imitation de la nature. Et qu'est-ce que le souverain bien pour l'homme ? Se conformer aux volontés de la nature." Autrement dit, la santé de l'âme consiste à être en accord avec la nature, c'est-à-dire à être rationnelle. Par contraste, le fait pour l'âme d'être passionnée manifeste le refus de la nature, autrement dit la négation de la nature rationnelle de l'âme. Donc, si l'on considère la passion et la raison comme deux états antagonistes de l'âme humaine, l'un étant un état de maladie, l'autre un état de santé, on conclura nécessairement avec Zénon de Cittium (cité par Cicéron dans la IV° Tusculane) : "La passion est un ébranlement de l'âme opposé à la droite raison et contre nature." Mais cette opposition en termes médicaux reste un peu théorique. Qu'en est-il d'un point de vue pratique ? Passion et raison sont-elles ou non exclusives lorsqu'il faut agir ?


II - LA RAISON COMME MOTIVATION A AGIR DOIT ATTENDRE LE RETRAIT DE LA PASSION.

A - La passion, contrairement à la raison, motive directement le désir.

Les animaux n'agissent pas. Ils se bornent à avoir un comportement instinctif. Or l'homme, même s'il se comporte instinctivement à l'aube de sa vie, au moment où la fragilité de son corps exige que toute l'énergie vitale lui soit consacrée, est très vite capable non plus de se comporter mais d'agir, c'est-à-dire de se représenter un but à atteindre. Autrement dit, il est capable de se motiver, c'est-à-dire de se représenter quelque chose qui va être ensuite objet de désir.

Kant dit dans son Anthropologie du point de vue Pragmatique (§73) : "Le désir est l'autodétermination du pouvoir d'un sujet par la représentation d'un fait futur qui serait l'effet de ce pouvoir." Dire que A désire B revient donc à dire que A se représente B de telle manière que A va agir en fonction de B. Mais qu'est-ce qui fait que A se représente B plutôt que C, autrement dit qu'est-ce qui motive A à désirer B ? Deux types de motivations sont possibles :
- ou bien je me détermine à agir en me représentant matériellement un objet sensible, en sorte que cette représentation est suffisamment séduisante pour faire comme si ce n'était pas la représentation mentale mais l'objet lui-même qui causait un comportement instinctif
- ou bien je me détermine à agir en me représentant formellement un objet intelligible, en sorte que cette représentation est suffisamment convaincante pour me faire vouloir librement l'objet que je me représente.
On constate donc qu'il y a en l'homme deux manières antagonistes de se motiver : soit le désir est causé par une représentation sensible, soit il est librement consenti après représentation intelligible. A la première manière, Kant donne le nom de passion, à la seconde de raison. Ces deux sources de motivations coexistent nécessairement dans l'esprit de l'homme dans la mesure même où il est capable de se représenter des objets même si ceux-ci sont absents.

Mais une telle coexistence n'a rien de pacifique puisque si la passion est une motivation matérielle et la raison une motivation seulement formelle, il y a nécessairement plus dans la matière que dans la forme. Autant dire que la passion, en conflit avec la raison, est sûre de l'emporter. Kant constate donc dans le §73 : "Etre soumis aux passions /.../ est toujours une maladie de l'âme puisque /cela/ exclut la maîtrise de la raison." Mais alors, demandera-t-on, pourquoi y a-t-il un tel antagonisme netre passion et raison ?

B - La passion est une ruse de la nature sur le chemin de la raison.

Si l'on admet que l'homme est un composé d'âme et de corps, alors, nous dit Kant, on doit admettre aussi une double destination pour l'être humain : 
- une destination empirique dans la mesure où son corps est soumis à la causalité physique qui affecte ses organes, en particulier sensoriels, et qui le détermine à désirer des objets sensibles par la passion
- une destination supra-sensible dans la mesure où son âme n'est soumise à rien mais est capable d'une finalité libre, c'est-à-dire de déterminations qui ne sont pas motivées par un intérêt sensible mais par la pure loi de la raison.

Or, ajoute Kant, si la nature de l'homme est duale, si la nature a doté l'homme de cette double destination, c'est que, non seulement il n'y a pas incompatibilité entre destination empirique et destination supra-sensible, mais que, plus probablement, il y a nécessaire complémentarité entre les deux. C'est ainsi que la passion comme manifestation de l'intérêt empirique de l'homme, doit s'accorder avec la raison comme expression de son intérêt supra-sensible. Ainsi, Kant dit (au §75) : "La sagesse de la nature a enraciné en nous cette disposition qui doit tenir les rênes provisoirement en attendant que la raison soit parvenue au degré de force qui convient." Il y a donc un plan caché de la nature, une finalité absolue qui fait converger les phénomènes sans qu'on sache jamais vers quoi. On doit donc supposer un accord final de la passion et de la raison, c'est-à-dire en fait une soumission finale de la passion à la raison. En effet, l'accord final ne peut être réalisé qu'au profit de la raison et d'une destination supra-sensible de l'homme. Car s'il ne s'agissait que de privilégier sa destination sensible, son maintien en vie, le corps se suffirait largement et l'âme avec sa faculté de raisonner serait inutile. C'est pourquoi, dit Kant, "l'homme est la seule créature qui doive être éduquée" (Réflexions sur l'Education, intro.). Tout le travail de l'éducation va donc consister à désintéresser l'âme de la matière sensible de la passion afin de l'intéresser petit à petit à la forme intelligible de la raison pure. Car seule celle-ci pourra déterminer l'être humain à agir librement.

Donc si l'on considère la raison comme faculté supra-sensible de désirer, étant donné qu'aucun homme n'est raisonnable dès la naissance, la passion est l'étape sensible obligatoire dans la formation de la volonté raisonnable. Oui mais, reconnaître que le règne de la raison comme faculté d'agir librement n'est possible qu'après le retrait de la passion, n'est-ce pas reconnaître implicitement la prédominance pratique de la raison ?


III - L'IMPRESSION SENSIBLE DE LA PASSION MOTIVE MIEUX QUE CELLE DE LA RAISON.

A - La raison n'est qu'une passion affaiblie.

Les points de vue précédents présupposent tous une dualité irréductible : l'âme est posée comme une substance séparée du corps et possède à ce titre une nature particulière immatérielle et immuable. De sorte que, dans toute ontologie dualiste, la passion manifeste l'ordre corporel tandis que la raison manifeste l'ordre spirituel. Mais alors l'opposition entre passion et raison est présupposée puisque leurs natures sont différentes. Que se passerait-il si l'âme n'était qu'une émanation du corps ?

Supposons qu'il n'y ait rien dans l'esprit qui ne soit au préalable passé par les sens (nihil in intellectu quod non fuerit prius in sensu). Supposons donc que mon âme ne soit pas une substance séparée du corps mais seulement la collection de mes états mentaux, c'est-à-dire de mes impressions sensorielles
actuelles, des traces que celles-ci ont laissé dans mon esprit et des associations qui se sont faites dans mon esprit. Dans le Traité de la Nature Humaine, Hume considère que les traces laissées dans mon esprit par mes impressions passées (ce qu'il appelle "impressions de réflexion") sont de deux sortes :
- celles qui sont faibles et qu'il nomme raisons (attrait du bien, rejet du mal, approbation ou désapprobation des autres) en ce qu'elles n'ont pour effet sensible qu'une simple attirance ou répulsion intellectuelle
- celles qui sont puissantes et qu'il nomme passions en ce qu'elles sont propres à exciter un mouvement immédiat d'attirance ou de répulsion.
On constate alors deux choses :
- d'abord passions et raisons sont toutes des impressions de réflexion, autrement dit des états d'âmes causés mécaniquement par des impressions passées, comme une sorte d'écho dont la plus ou moins grande vivacité déterminerait la capacité ou l'incapacité à faire agir
- ensuite et par conséquent, on n'est plus là dans un schéma d'opposition statique entre la raison unique et immuable d'une part, les passions multiples et variables d'autre part, mais plutôt dans un schéma de variation continue depuis l'absence d'effet corporel jusqu'à la réaction violente et immédiate.

Mais alors dans quelle mesure passion et raison peuvent-elles encore se combattre ?

B - La raison ne peut faire obstacle à la passion comme motif d'action.

Dans le Traité de la Nature Humaine (L.II, part.III, sect.III), Hume montre qu'il est absurde de prétendre que la raison est capable de se soumettre la passion et ce, pour deux raisons : d'abord parce que la raison ne peut jamais être à elle seule un motif d'action, ensuite parce que la raison ne peut s'opposer à la passion pour diriger la volonté.

Ce qui nous fait agir, dit Hume, "c'est la perspective de la souffrance ou du plaisir qui éveille l'aversion ou la propension à l'égard d'un objet." En effet, c'est en tant que les objets nous affectent ou sont susceptibles de nous affecter, que nous mettons éventuellement en route un raisonnement qui va faire usage de raisons et d'associations d'idées dans le but de nous représenter l'objet en question. Il est donc clair que le but du raisonnement est de produire une impression de réflexion suffisamment forte pour nous persuader ou nous dissuader d'agir. Autrement dit, le but du raisonnement est de susciter en nous une passion. Mais si la raison ne peut pas, par elle-même nous motiver à agir, elle ne pourra pas non plus, bien entendu, faire obstacle à l'influence de la passion sur la volonté. Hume souligne que "rien ne peut s'opposer à l'impulsion d'une passion ou la retarder, si ce n'est une impulsion contraire." Autrement dit, si seules les passions constituent des motifs pour agir, alors seules des passions pourront éventuellement faire barrage à des passions, en aucun cas la raison, par hypothèse trop calme pour cela.

Le combat de la raison et de la passion est absurde précisément en ce que la puissance de la passion, et donc l'immédiateté de son effet sur le corps, provient de ce qu'elle se donne comme existence brute, c'est-à-dire comme une impression de réflexion qui ne prétend pas représenter le moindre objet extérieur à soi. Quand j'ai faim ou soif, je suis sous l'emprise de la passion parce que ni la faim, ni la soif, ne fournissent d'image mentale du moindre objet, sinon de mon propre corps affamé ou assoiffé. A l'inverse, une raison est toujours un certain rapport à quelque chose d'extérieur à soi, chose qui, étant représentée, se trouve ipso facto mise à distance de soi. Autrement dit la passion motive immédiatement l'action parce qu'elle ne met aucune distance ni d'espace, ni de temps, entre soi-même et son intention. C'est pour cela que Hume dit de la raison comme impression réflexive faible "qu'elle ne peut qu'être l'esclave des passions", c'est-à-dire au service des impressions réflexives puissantes.


CONCLUSION.

Dans la mesure où l'âme humaine est une substance distincte du corps, alors elle partage avec la nature son caractère éternel et immuable de sorte que toutes les affections qu'elle va subir seront des passions qui vont contrarier la raison, c'est-à-dire des maladies qui vont contrarier sa santé. Mais on doit remarquer que, dès qu'il faut agir, la passion qui motive matériellement le désir est plus efficace que la raison qui ne le motive que formellement, de sorte que l'âme humaine doit être éduquée pour que sa tendance naturelle à désirer par passion devienne une nécessité culturelle de désirer par raison.
Donc il faut se rendre à cette évidence que l'impression que provoque la passion sur notre esprit est nécessairement une motivation plus puissante que celle de la raison, de telle sorte que, à moins que l'éducation soit capable d'abolir les passions, la raison est condamnée à leur servir d'auxiliaires pratiques.

dimanche 8 décembre 1996

NOS PASSIONS NOUS RAPPROCHENT-ELLES OU NOUS ELOIGNENT-ELLES D'AUTRUI ?

Nous avons vu avec Rousseau que les passions sont des besoins moraux. Comment en est-on arrivé à cette affirmation ? Il y a quatre étapes :
- d'abord chaque individu possède un instinct de conservation sous forme d'un sentiment naturel qui nous encourage à satisfaire nos besoins physiques
- ensuite ce sentiment naturel devient passion lorsque l'individu "se reconnaît libre d'acquiescer ou de résister" à l'appel de ses besoins, c'est ce que Rousseau appelle l'amour de soi
- puis l'amour de soi devient pitié naturelle, c'est-à-dire amour d'un autre soi qui paraît nous ressembler et nous être aimable comme notre propre corps
- enfin la pitié naturelle débouche sur toutes les autres passions (haine, amour, crainte, etc.) lorsque l'individu prend conscience du besoin moral de s'associer à autrui ou de s'en dissocier à l'aide de la parole.
C'est pourquoi Rousseau affirme que "toutes les passions rapprochent les hommes", par opposition aux "nécessités de chercher à vivre" qui les écartent. Donc, pour Rousseau, les passions (comme indice des besoins moraux) sont à l'origine de la coopération, tandis que les sensations (comme indice des besoins physiques) sont à l'origine de la compétition.

Mais il y a un problème : c'est que la passion est, originairement, amour de soi (dans le premier état de nature), et finit comme amour propre (dans l'état civil). Autrement dit la passion commence dans l'égoïsme et finit dans l'égoïsme. Ce n'est que dans le second état de nature que la passion unit véritablement les hommes en une communauté sociale : dans le premier état de nature la communauté est impossible, dans l'état civil la communauté n'est
possible que par l'institution des lois. C'est pourquoi Rousseau assimile les passions à des besoins moraux : c'est parce qu'elles sont la condition d'émergence de la communauté sociale. Mais en dehors de ce moment privilégié o— le besoin moral se satisfait par la rencontre (d'ailleurs symbolique, on l'a vu) de l'alter ego, on voit mal en quoi ma passion comprise comme un intérêt sensible démesuré pourrait me rapprocher moralement d'autrui envisagé comme un étranger, voire un obstacle à l'assouvissement de ma passion.

L'enjeu du débat est évidemment la valeur que l'on doit accorder à ces manifestations envahissantes, voire obsédantes de notre constitution sensible individuelle dans une société fondée en droit sur la raison et sur la collectivité, mais en fait sur l'irrationnel et l'individualité. En effet, si les passions ont un effet dissolvant à l'égard de la communauté, le
droit et la morale auront tendance à leur assigner une valeur négative. Mais si cette valeur morale négative est contrebalancée par une rentabilité économique convenable, on prendra le risque d'encourager les passions individuelles au détriment de la raison collective.

Nous verrons donc successivement que :
- partager la souffrance de mon alter ego me le rend sympathique
- la modération volontaire de mes passions m'associe moralement à autrui
- la passion éduquée par la raison me fait aimer autrui
- la passion comme besoin abstrait est toujours égoïste.


I - PARTAGER LA SOUFFRANCE DE MON ALTER EGO ME LE REND SYMPATHIQUE.

a - Partager une passion commune.

C'est un lieu commun que de dire que deux individus qui s'entendent bien partagent la même passion : passion artistique, passion sportive, voire passion du crime, etc. Voilà un fait difficilement contestable. Cependant en quoi consiste cette entente que l'on dit fondée sur la passion ? Autrement dit, quelle sorte de rapprochement le fait de partager une passion autorise-t-elle ?

On a vu avec Rousseau que la conscience d'appartenir à une communauté ne peut pas être naturelle puisque tout individu naît dans l'isolement moral : c'est donc que l'entente est une conséquence de l'utilisation du langage qui fait naître un besoin d'appartenir à un groupe. Mais nous avons dit également que l'utilisation du langage est lui-même la satisfaction d'un besoin moral, autrement dit d'une passion. Ce serait donc parce que j'ai la même passion qu'autrui que je m'entendrais avec lui. Oui mais on est conduit à une difficulté : comment deux individus peuvent-ils savoir qu'ils ont une passion commune ? Pour Rousseau, c'est la proximité physique, l'habitude de la fréquentation, qui font conjecturer une proximité morale dont on s'assure (et qu'on renforce le cas échéant) par l'usage de la parole. Cette réponse n'est pas entièrement satisfaisante parce qu'on se doute bien que mon besoin d'aimer un autre moi-même ne s'adresse pas à n'importe qui, mais plut“t à quelqu'un de particulier : l'alter ego n'est pas un autre en général, mais cet autre précisément que j'ai de bonnes raisons de considérer comme mon semblable. Mais alors, qu'est-ce qui me conduit à voir en l'autre un autre moi-même ?

On dira que c'est l'habitude : mais nul n'est obligé de trouver cet autre moi-même au sein de sa propre famille, naturelle ou non. D'ailleurs, on a vu avec Rousseau que la proximité physique n'implique pas la proximité morale. On dira alors que c'est l'intuition, certes, mais l'intuition de quoi ? Schopenhauer répond que ce qui nous rapproche d'autrui, c'est l'intuition de sa souffrance.

b - La passion est une souffrance.

Schopenhauer dit que "la vie est essentiellement et inséparablement unie à la douleur" (le Monde IV §67). Dans le sens où, comme l'a justement fait remarquer Rousseau, la vie n'est que succession de besoins (naturels ou non) et de satisfactions et que "la satisfaction n'est jamais qu'une souffrance évitée" (-id-). De sorte que la conscience de moi-même possède deux composantes :
- l'intuition sensible d'une souffrance positive (douleur) ou négative (plaisir), ce que l'auteur appelle le vouloir-vivre
- la connaissance intellectuelle d'une absurdité fondamentale de cette vie de souffrance toujours finalement vaincue par la mort, ce que l'auteur nomme représentation.
Or cette conscience de moi-même comme être souffrant et aux prises avec une existence absurde, c'est la passion primitive que Schopenhauer désigne, comme Rousseau par le nom d'amour de soi. Et la conscience de l'existence d'autrui comme victime de la même souffrance sensible et de la même représentation d'absurdité, Schopenhauer l'appelle pitié ou compassion. Et toutes les autres passions ne sont que des dosages, à des degrés divers, d'amour de soi et de pitié. Autrement dit, toutes les passions ne sont que des mixtes de souffrance éprouvée et représentée d'une part dans son propre corps, d'autre part dans le corps d'autrui considéré comme alter ego.

Dès lors, que veut-on dire lorsqu'on affirme qu'une passion commune rapproche deux individus ? Eh bien on veut signifier que ces personnes se reconnaissent, ou croient se reconnaître, comme des victimes communes de la même souffrance (rappelons-nous que passion vient de passio, souffrance), c'est-à-dire, en définitive, du même besoin difficile ou impossible à satisfaire. Et ils ne se reconnaissent pas par le langage, puisque le langage, comme on l'a vu, ne sera qu'une manière de satisfaire ce besoin, mais par des signes visibles non équivoques (par exemple vestimentaires) qui manifestent leur désir d'être reconnus comme passionnés de moto, de musique, de politique, de religion, etc. C'est pourquoi les mordus, ceux qui se disent dévorés par la même passion sont, en un sens, très proches les uns des autres. Schopenhauer dit du passionné que "personne moins que lui ne fait une différence marquée entre soi-même et les autres" (Fondements de la Morale, §22). Il veut dire que celui qui éprouve la pitié "prend une part directe au bien et au mal d'autrui" (-id-) c'est-à-dire éprouve directement sa souffrance, que celle-ci soit apaisée (par le sentiment de plaisir) ou non (par le sentiment de douleur). Bref, la pitié, au sens de Schopenhauer, c'est ce que nous appelons la compassion ou sympathie (cum passio ou sun pathèïa = souffrance partagée).

Mais cette proximité d'autrui par la passion, quelle sorte de communauté morale fonde-t-elle ?

c- La sympathie comme rapprochement précaire.

On peut dire, semble-t-il, que la communauté morale qui découle de la compassion ou de la sympathie est hypothétique, asymétrique et précaire. Hypothétique : qu'est-ce que cela signifie, exactement, "prendre une part directe au bien et au mal d'autrui" ? Si tout bien et tout mal, dans l'absolu, est ce qui satisfait ou non mon vouloir vivre individuel, si toute passion est, en dernier ressort, éprouvé dans mon propre corps, comment puis-je être assuré que le plaisir ou la douleur que je dis éprouver dans le corps d'autrui est éprouvé par autrui comme éprouvé par moi ? Lorsque je prétends éprouver la même passion qu'autrui, je veux dire que, des signes que me donne autrui de sa passion (linguistiques, ostensibles, comportementaux), j'infère que je dois probablement avoir la même. Asymétrique : lorsque je prétends éprouver la même passion qu'autrui, j'implique par mes propos qu'autrui doit éprouver la même passion que moi (la relation de similarité étant symétrique). Mais dans la mesure même oùcette similarité n'est qu'hypothétique, la proximité avec autrui peut être fondée sur un malentendu et être source de déception, voire de conflits. Précaire : la proximité qui résulte d'une passion prétendument partagée avec autrui n'étant jamais ni certaine (puisqu'hypothétique), ni réellement partagée (puisqu'asymétrique), elle ne détermine qu'une association précaire, toujours révocable sans préavis, et non pas une communauté de droit.

Donc la passion ne me rapproche d'autrui que dans la mesure où j'affirme ressentir dans mon corps son besoin et me représenter dans mon esprit sa conscience d'insatisfaction à l'égard de ce besoin. C'est sans doute ce que l'on veut dire lorsqu'on prétend éprouver de la sympathie ou de la compassion à l'égard d'autrui. C'est donc dans la mesure où je me mets à la place de l'autre que je m'en rapproche moralement. Mais dans quelle mesure peut-on se mettre à la place d'autrui ?


II - LA MODERATION VOLONTAIRE DE MES PASSIONS M'ASSOCIE MORALEMENT A AUTRUI.

a - Mon âme éprouve ma passion dans mon corps.

En effet, partager la passion d'autrui suppose que je souffre à la place d'autrui. Mais cela n'est envisageable qu'à condition d'admettre que les corps sont en quelque sorte interchangeables, que mon esprit peut, en imagination, se transporter dans le corps d'autrui pour éprouver les mêmes sensations. Or, quelle est exactement la fonction de l'imagination ?

L'imagination, dit Descartes, "n'est autre qu'une certaine application de la faculté qui connaît au corps qui lui est intimement présent" (Méditations Métaphysiques VI). C'est donc la pensée qui se tourne vers le corps auquel elle est jointe. Ceci implique deux conséquences :
- l'imagination n'appartient pas à l'ordre corporel, ce n'est pas une sensation mais une faculté intellectuelle destinée à interpréter les sensations ressenties à même le corps, elle ne fournit donc aucune certitude
- l'imagination est, à ce titre, liée à un corps et à un seul, elle est le relais entre l'entendement qui conçoit et, non pas le monde extérieur, mais le milieu corporel interne.
Tout cela pour dire qu'être proche d'autrui au point d'éprouver la même passion qu'autrui ne peut être qu'une fa‡on de parler parce que l'on ne peut pas, même par l'imagination, se mettre à la place d'autrui. Si l'alter ego est un autre moi, il n'est pas un autre moi en tant que corps, mais plutôt en tant qu'âme. Car après tout, si je me reconnais capable d'éprouver la même passion qu'autrui, c'est en tant que je sais que j'éprouve des passions et qu'autrui en éprouve aussi. Or la passion est, en fait, éprouvée par l'âme qui en attribue consciemment l'origine et la cause au corps : en effet seuls les êtres conscients sont dits avoir des passions, les animaux n'en ont pas. 

Donc si l'on admet comme Descartes qu'il existe une différence de nature entre le corps et l'âme, et si l'on admet que c'est l'âme et non le corps qui éprouve la passion, alors on ne peut pas dire que mon âme éprouve la passion dans le corps d'autrui. Mais alors, la passion m'isole-t-elle d'autrui ?

b - La passion comme indice de l'indépendance du corps.

Descartes montre dans le Traité des Passions que toutes les fonctions corporelles peuvent être expliquées mécaniquement, c'est-à-dire sans intervention de la volonté : la volonté n'est pas une cause mécanique du mouvement, mais seulement une faculté de l'esprit. Il remarque alors qu'il "ne reste rien en nous que nous devions attribuer à notre âme, sinon nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres, à savoir les unes sont les actions de l'âme les autres ses passions" (I, art.17). Or si l'on sait que pour Descartes les actions de l'âme sont précisément les actes qui ne dépendent que de la seule volonté (c'est-à-dire les actes de jugement), il est facile d'en déduire que les passions vont manifester un état de passivité de l'âme. Si les passions sont, par opposition aux actions, un état passif de la conscience à l'égard de ce qui ne dépend pas entièrement de notre volonté, cela signifie qu'elles constituent les informations sensibles reçues par l'âme au sujet des besoins du corps. "Le principal effet de toutes les passions dans les hommes est qu'elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps" (Passions de l'Ame I, art.41). Ce qui suppose :
- que les passions, dans la mesure où elles "incitent et disposent l'âme", se manifestent toutes à l'âme sous la forme du désir (toute passion est consciemment désir de quelque chose, pourrait-on dire)
- que dans la mesure où elles "incitent et disposent l'âme à vouloir", toutes les passions sont, pour l'âme, des pressions que le corps exerce sur elle pour obtenir un consentement et un encouragement volontaire, tendant ainsi à se transformer en amour ou en haine
- que dans la mesure où elles "préparent le corps", les passions sont le signe de l'indépendance du corps qui n'a pas besoin de l'âme pour se mouvoir mais qui, dans le concours de l'âme, recherche une amplification de la saisfaction naturelle (le plaisir s'accompagnant de joie, et la douleur de tristesse).

On voit donc bien que, de ce point de vue, les passions sont un rappel permanent à la conscience que le corps, en tant que substance distincte de l'âme, est soumis à une causalité naturelle à laquelle l'âme peut certes refuser sa caution, voire résister, mais certainement pas empêcher. Les passions manifestent donc l'indépendance irréductible de tout corps et en même temps l'union définitive de l'âme et du corps. Comment, dans ces conditions, prétendre que la passion nous rapproche d'autrui ?

c - Maîtriser le désir me rend moral et généreux.

Nous avons vu que la passion, comme conscience particulière d'une indépendance irréductible du corps, est isolante : elle nous coupe de notre environnement moral pour nous ramener à des préoccupations physiques égoïstes. Mais c'est précisément, nous dit Descartes, cela qui nous rapproche de nos semblables : nous ne partageons pas leurs passions, mais leur nature passionnelle. Autrement dit la passion me rapproche d'autrui dans le sens où la conscience de mes besoins physiques me conduit à une volonté de modération à l'égard de mes désirs, ce qui est source de moralité et de générosité envers autrui.

Nous avons vu que toute passion se manifeste à l'âme sous la forme du désir : quelle que soit l'origine de ma passion, c'est par le désir de quelque chose qu'elle sollicite l'âme. Ainsi "c'est particulièrement ce désir que nous devons avoir soin de régler, et c'est en cela que consiste la principale utilité de la morale" (Passions de l'Ame II, art.144). Mais pourquoi devons-nous modérer nos désirs ? Eh bien, nous dit Descartes, parce que tout désir tend à nous représenter son objet sous un jour favorable afin de préparer le corps à se l'approprier et inciter l'âme à encourager cette appropriation. Mais l'objet du désir peut ne pas dépendre de notre volonté. Il peut être possible mais irréel, réel mais inaccessible, accessible mais manqué : dans tous ces cas, si le désir n'a pas été maîtrisé, il se transforme en amour puis en tristesse. Mais si cet objet dépend au contraire de nous, c'est-à-dire de notre seule volonté, il faut au contraire lui laisser libre cours et l'amour qui s'ensuit s'accompagnera de joie. Et quels sont les objets qui dépendent entièrement de nous sinon les objets de l'âme (objets intellectuels et artistiques) ? Ce que veut dire Descartes, c'est que, par une bonne gestion personnelle des désirs, je réalise le bonheur (le contentement de l'âme), et je suis la vertu (la fermeté de l'âme). C'est par la recherche du bonheur et de la vertu que je suis un être moral et que je me rapproche d'autrui, or c'est la modération du désir qui me donne l'occasion d'être heureux et vertueux. Donc c'est bien en raison de ma nature passionnelle que je me rapproche moralement de mes semblables.

Concrètement, une parfaite maîtrise des désirs, ce que Descartes nomme la générosité, c'est-à-dire la pratique du bonheur et de la vertu, entraîne les conséquences éthiques suivantes :
- le généreux ne méprise personne dans la mesure où, conscient de la faiblesse de son corps et de la fermeté de son âme, il considère que chacun étant doué d'un corps et d'une âme peut atteindre la même maîtrise que lui-même
- le généreux est enclin à se mettre au service d'autrui dans la mesure où, confiant dans la fermeté de son âme et ne méprisant personne, il est volontiers entreprenant et désintéressé.
En somme, ce n'est pas ma passion entendue comme une passivité de l'âme qui me rapproche moralement d'autrui, puisqu'elle aurait plutôt tendance à m'en éloigner. Mais c'est parce que mon âme est définitivement unie à un corps imparfait que la modération de mes désirs
- en vue de mon propre bonheur fait de moi un être moral
- dans la recherche de la vertu fait de moi un être généreux.

Mais on pourrait objecter que ce n'est pas notre nature passionnelle qui engendre notre moralité et notre générosité, donc le rapprochement avec autrui, mais plutôt l'occasion qui est donnée à la volonté de la maîtriser. D'où la question : ma volonté peut-elle maîtriser ma passion ?


III - LA PASSION EDUQUEE PAR LA RAISON ME FAIT AIMER AUTRUI.

a - Le désir est l'essence de l'homme.

On a vu que, pour Descartes, la volonté est en mesure, non pas d'empêcher les désirs (comme chez Platon ou les stocïens), mais de les maîtriser, c'est-à-dire de leur donner ou non son assentiment. De là, l'âme con‡oit une sorte de satisfaction de pouvoir se rendre indifférente à la passion. Et de cette satisfaction résultent la moralité et la générosité. Mais cela suppose qu'il y a une distinction rigide entre l'âme est le corps : c'est le corps qui a toujours le dernier mot dans l'ordre des faits, et c'est l'âme dans l'ordre du droit. Voilà pourquoi les passions qui séparent en fait, rapprochent en droit. Mais une telle distinction entre fait et droit n'est-elle pas un peu idéale ?

En effet, dit Spinoza, supposons que l'âme, comme le corps, soient tous deux des attributs de la même nature. Supposons, dit Spinoza, qu'il n'y ait qu'une seule nature avec des lois universelles et nécessaires, et que le corps et l'âme ne soient que des propriétés de cette nature unique : les corps seront alors les propriétés matérielles de la nature et les âmes ses propriétés immatérielles. Dans cette hypothèse on comprend qu'il est absurde de prétendre que l'âme maîtrise le corps ou que le corps s'impose à l'âme, comme il serait insensé de dire qu'une couleur est plus forte qu'une odeur ou qu'un poids l'emporte sur une longueur. Dès lors, tout être (qu'il soit humain, animal, végétal ou minéral) est un effet de la nature produit à partir des mêmes lois universelles et nécessaires. De plus, puisque tout être est, par hypothèse, naturel, il doit son individualité aux forces naturelles qui lui permettent d'exister. C'est pourquoi Spinoza dit que "chaque chose /.../ s'efforce de persévérer dans son être" ("unaquaeque res/.../ in suo esse perseverare conatur" (Ethique III,vi). Mais il est bien evident que cet effort (conatus) est un effet naturel. Or cet effort que tout être manifeste pour exister, Spinoza le nomme appétit chez les êtres animaux, et désir chez l'homme : "le désir est l'appétit avec la conscience de l'appétit" (Ethique III,ix). Mais alors, si l'on dit que l'essence de chaque chose est son effort pour persévérer dans son être, on doit conclure que, dans le cas particulier de l'homme, le désir constitue la nature humaine. 

En conséquence le désir ne peut pas être maîtrisé par une volonté qui connaîtrait le bien et le mal, puisqu'en effet désir et volonté sont synonymes. Pour Descartes la volonté s'oppose au désir parce qu'elle sait ce qui est bien ou mal alors que le désir ignore ces valeurs. Spinoza montre que si l'homme est un être naturel une telle distinction n'a pas de sens. Est-ce à dire que, puisqu'il est vain de s'opposer au désir, toutes les passions sont moralement convenables ?

b - Désir de passion et désir d'action.

Nous avons vu que tout désir est, par hypothèse, légitime. Spinoza dit que "tout ce que fait un homme suivant les lois de sa propre nature, il le fait en vertu d'un droit de nature souverain" (Traité Politique ch.II §4). Autrement dit, l'homme est nécessairement, naturellement, un être qui désire, c'est-à-dire un être qui, comme les autres êtres, aspire à se maintenir en vie.

Mais, ajoute Spinoza, il y a deux manifestations extrêmes du désir :
- la passion, qui est le désir le plus facile en ce qu'il se contente du seul effort du corps pour maintenir en état la nature vivante particulière
- l'action, qui est le désir le plus ardu en ce qu'il suppose un effort pour dépasser son intérêt particulier vers la nature universelle éternelle.
La passion est donc désir de vie, tandis que l'action est désir d'éternité. La passion est donc le sentiment que l'on a de désirer tout ce qui nous est imposé par diverses causes extérieures immédiates dans la mesure où celles-ci intéressent notre vie d'individu particulier et isolé. Alors que l'action est un sentiment de l'effort que l'on accomplit pour coïncider avec ce qui nous dépasse, que ce soit par l'âme (connaissance) ou par le corps (politique). La passion consiste à se comporter au gré des circonstances sous l'effet de simples croyances, tandis que l'action consiste à négliger les causes extérieures au profit de la fermeté exigée par la connaissance. Or tout être humain est, dans des proportions variables, un mélange de passion et d'action. C'est dire que "tout homme est nécessairement toujours soumis aux passions" (Ethique IV, iv). En effet, il est aisé de comprendre que tout homme, en tant qu'être naturel, est nécessairement en accord avec la nature aux lois de laquelle il ne peut se soustraire. 

Mais selon qu'il sera préoccupé plutôt par sa seule nature particulière (sa vie), ou plutôt par la nature universelle (le monde), le comportement de l'homme sera plutôt une passion qui l'isole de ses semblables, ou au contraire plutôt une action qui l'en rapproche. Donc il n'y a entre passion et action qu'une différence de degré, non de nature (comme chez Descartes). Comment dès lors évaluer les conséquences morales de la passion ?

c - La joie me fait considérer autrui comme un bien pour moi.

Donc puisque la passion ne se trouve jamais à l'état pur chez aucun individu, il est tout-à-fait légitime de se demander dans quelle mesure une passion a plutôt tendance à nous rapprocher ou au contraire à nous éloigner d'autrui. La réponse de Spinoza est claire : la passion entendue comme désir-passion de ce qui nous environne immédiatement, peut cependant nous rapprocher d'autrui lorsque cette passion est une joie.

Spinoza veut dire par là que la passion altruiste, celle qui malgré tout s'intéresse à autrui, c'est celle qui fait effort vers autrui, c'est-à-dire celle qui, tournée vers la conservation de ma propre vie, considère autrui comme un bien pour moi. Et cette bonne passion, qui tend à inclure autrui dans la conservation de mon être et donc qui augmente ma puissance d'action, Spinoza la nomme une joie. Une joie est donc bien une passion qui me rapproche d'autrui justement parce qu'elle est une passion qui évolue, tant soit peu, vers l'action. La bonne passion, celle qui me rapproche d'autrui, c'est donc celle qui, s'élargissant à la coopération avec autrui, augmente ma puissance d'agir, mon désir d'éternité. Et cette augmentation de puissance se manifeste par le sentiment de joie. Puisque toute passion n'est qu'un désir d'être, la bonne passion, la joie, c'est ce qui me rend un peu moins mortel, un peu plus éternel. Donc une passion me rapproche d'autrui d'autant plus que la joie en est plus grande. Ou, si l'on préfère, toute joie me rend, si peu que ce soit, utile à autrui. A contrario, toute tristesse m'éloigne d'autrui en me rendant nuisible. Cela dit, une passion reste une passion, donc le rapprochement et l'utilité qui s'ensuivent d'une joie ne sont que relatifs : "la joie et la tristesse de chacun discorde de la joie et de la tristesse d'un autre" (Ethique III, lvii). En effet, par définition, toute passion est simple désir de vie qui s'accomode des causes extérieures, c'est-à-dire de notre environnement immédiat. Or tout environnement immédiat est particulier : il y a alors peu de chances pour que ma joie, aussi grande soit-elle, n'entre pas en conflit avec les passions de mes semblables, que celles-ci soient des joies ou des tristesses. N'y a-t-il donc pas un degré de joie qui nous rapproche définitivement d'autrui ?

d - La passion intellectuelle du bien m'unit à autrui.

Nous avons vu que la passion pure est le degré extrême de l'isolement moral et que l'action pure est le degré extrême de la communauté morale. Mais nous avons vu aussi que ni l'une ni l'autre de ces extrêmités n'existe en réalité et que l'homme éprouve des variations du désir vers plus de passion (tristesse) ou plus d'action (joie). Mais ces variations sont aléatoires tant qu'elles sont l'effet des causes extérieures. D'où la question : peut-on maîtriser ces variations ?

Oui, répond Spinoza, mais pas par un effet de volonté, on s'en doute, mais par un effet de connaissance. Il s'agit, dit Spinoza, de savoir ce qui nous est véritablement utile et bon et, dès lors, de le désirer. On obtiendra alors une passion (désir de conserver son être) qui aura évolué vers l'action (désir de s'unir à ce qui est éternel) mais de manière irrévocable. En effet, lorsqu'on connaît, on est définitivement hors de portée de l'opinion et on ne navigue plus au gré des causes extérieures. Donc il y a un degré à partir duquel la passion nous rapproche définitivement d'autrui : c'est la fermeté, c'est-à-dire "le désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être d'après le seul commandement de la raison" (Ethique III, lix). Et cette fermeté, ce désir d'apprendre, cette passion de la connaissance, nous conduit à la générosité qui est "le désir par lequel chacun s'efforce, d'après le seul commandement de la raison, d'aider les autres hommes et de se lier avec eux d'amitié" (idem). En bref, la générosité est le désir d'apprendre ce qui est véritablement bon pour moi en tant que je ne suis qu'une partie d'une communauté morale qui m'intègre, et cela, que je le veuille ou non.

Il est donc clair que la passion qui me rapproche d'autrui est une passion intellectualisée, c'est-à-dire une passion qui, sous la conduite de la raison, me fait désirer joyeusement ce que je sais être universellement bien, et pas seulement bien pour moi. D'accord mais la passion d'aimer autrui telle que Spinoza la décrit est-elle encore une passion ?


IV - LA PASSION COMME BESOIN ABSTRAIT EST TOUJOURS EGOØSTE.

a - La passion est amour du passé.

Tous les points de vue examinés jusqu'ici s'accordent sur ce que les passions me rapprochent d'autrui dans la mesure où elles me font aimer autrui. En effet :
- pour Schopenhauer, prendre part à la souffrance d'autrui, c'est le prendre en pitié, c'est l'aimer autant qu'on peut
- pour Descartes, modérer volontairement ses passions, c'est aimer la nature humaine en général en tant que l'âme est indépendante du corps
- pour Spinoza, la passion qui est conduite par la raison nous fait désirer le bien pour autrui et donc nous fait l'aimer.
On serait tenté de conclure que certaines passions me rapprochent d'autrui en ce qu'elles sont un amour ou une passion d'autrui. Ce qui, à la limite, est une manière purement nominale de régler le problème. Car le réel problème qui subsiste est justement la possibilité de l'existence d'une telle passion. Or, pour Alquié, amour d'autrui et passion sont contradictoires.

En effet, dit Alquié, la passion, quelle qu'elle soit, est un amour du passé, alors que l'amour d'autrui est amour de l'avenir. La passion est amour du passé dans la mesure où toute passion ne fait que manifester à la conscience l'existence d'un terrain psycho-moteur propice ensemencé par des circonstances favorables. Prenons par exemple la passion du football : si l'on essaie d'en faire la généalogie, on trouvera en général quelque chose comme des dispositions naturelles (constitution physique, acuité sensorielle, etc.) qui ont rencontré un environnement culturel (sexe, intérêt de la famille, pratique scolaire, etc.) et des circonstances particulières (concours gagné, objet offert, spectacle vu, etc.). Autrement dit, même si ma passion est bien actuelle, chaque fois que je l'évoque, j'évoque mon passé. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter parler deux passionnés : ils parlent, chacun à leur tour, de leur expérience passée. La passion est donc évocation attendrie du passé. Par contraste, à quoi voit-on que deux personnes s'aiment vraiment ? A ce qu'elles envisagent un avenir commun. "L'amour exerce, en silence, une action constructive dans le monde" dit K. Jaspers (Introduction à la Philosophie p.62). Que l'on n'aime qu'une seule autre personne, ou toute une communauté, ou l'humanité toute entière, dans tous les cas, l'amour est toujours recherche d'un bien commun dans un avenir commun. Donc aimer quelqu'un, cela signifie en-visager (donner un visage à) un avenir dans lequel chacun promet à l'autre d'être un bien pour l'autre.

Mais, même en admettant que la passion soit amour du passé et que l'amour d'autrui soit amour de l'avenir, ne pourrait-on pas, dans la passion, aimer le passé d'un autre ?

b - L'amour du passé est amour de soi.

D'abord, tout amour de soi est amour du passé. En effet, que signifie l'expression "s'aimer soi-même" ? Cela veut dire éprouver un sentiment de satisfaction, d'aise, de contentement, à l'égard de ce que je suis. Or qu'est-ce que je suis, sinon ce que j'ai été jusqu'à présent, jusqu'au moment où j'y pense. Celui qui s'aime soi-même ne peut pas aimer l'avenir, car comme on l'a vu avec Aristote, le futur est contingent : il faut le construire, il faut réaliser un accord qui nécessite un dialogue, donc l'entente avec autrui. Donc s'aimer soi-même, c'est aimer son propre passé. Ensuite, tout amour du passé est amour de soi. En effet, de quel passé est-il question dans la généalogie de la passion, sinon de son propre passé ? Le passé personnel qui conditionne la passion, n'est ni une connaissance, ni une croyance : ce passé-là est enfoui à jamais dans notre propre inconscient. Certes, quelques bribes remontent parfois à la surface mais la raison d'être de la passion reste définitivement inconsciente. En cela le passé se distingue de la mémoire qui est une intuition consciente, et de l'histoire qui est une connaissance rationnelle. Donc l'amour du passé est amour de son propre passé.

Donc passion, amour du passé et amour de soi sont synonymes. Il est impossible d'aimer l'autre dans la passion pour la simple raison, non pas seulement que la passion n'affecte que notre propre corps, mais surtout parce que sa généalogie est inconsciente : certes l'on sait qu'il y a des facteurs favorisants ou déclenchants, mais, en dehors de la cure psychanalytique, on ne sait pas lesquels précisément. Pour cela la passion est "désir de se retrouver" c'est-à-dire désir de provoquer dans son propre corps les sensations agréables déjà éprouvées par le passé en essayant d'en imiter inconsciemment les causes. Cela dit, si la passion ne peut pas être amour d'autrui, donc motif de rapprochement, est-elle pour autant cause de conflit ?

c - L'amour de soi est violent et inconstant.

Nous avons vu que les concepts de passion, d'amour du passé et d'amour de soi sont coextensifs. La passion entendue comme le besoin impérieux de recréer les conditions d'une satisfaction personnelle ancienne exclut dès lors d'être passion d'autrui. Pour autant la passion pourrait être neutre à l'égard d'autrui, c'est-à-dire conduire à un isolement moral comparable à celui du premier état de nature décrit par Rousseau. Mais il n'en est rien, dit Alquié, puisque les passions sont source de violence et d'inconstance.

"La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme". Or qu'est-ce que l'égoïsme sinon le sentiment inconscient que ce besoin impérieux de recréer les conditions d'un plaisir déjà éprouvé par le passé doit être satisfait à n'importe quel prix. En effet, les causes du plaisir passé que l'on veut recréer dans le présent étant hors d'atteinte de la conscience, on se sent prêt à tout pour se faire plaisir : ainsi s'explique par exemple la passion de l'argent (l'appât du gain) lorsque quelqu'un, désireux de recréer des conditions de fierté personnelle qu'il a éprouvées dans son enfance à l'occasion de compétitions scolaires par exemple, et ayant remarqué que le gain lui procure la même sensation, n'aura de cesse d'accumuler des gains pour reproduire cette sensation. C'est pourquoi Alquié dit que la passion est violence : le passionné exige une satisfaction d'autant plus intransigeante qu'il connaît le but à atteindre (le plaisir) mais non les moyens de l'atteindre. Or, qu'est-ce qu'être violent sinon vouloir à toute force atteindre son but ? D'où également l'inconstance des passions. Le passionné éprouve le besoin impérieux de se faire plaisir sans savoir vraiment comment y parvenir puisque les causes du plaisir qu'il entend se procurer sont d'une part inconscientes (effacées de la mémoire) et d'autre part non naturelles (le besoin est acquis, non inné). Il a donc tendance à changer de passion au gré des objets qui lui paraissent, accidentellement (c'est-à-dire en apparence) symboliser (c'est-à-dire imiter) la cause originelle du plaisir qu'il recherche. C'est pourquoi "l'objet vers lequel /la passion/ se porte n'est jamais que symbolique et accidentel".

La passion produit donc effectivement un amour mais c'est un amour de soi (que Pascal et Rousseau nomment amour propre) dans lequel l'objet aimé est un passé personnel inconscient. A ce titre, la passion comme besoin de recréer les conditions perdues d'un plaisir passé est un besoin abstrait, c'est-à-dire un besoin qui, parce qu'il est inconscient et non naturel s'interdit à jamais d'être satisfait. Ce qui explique que la passion soit violente et inconstante. Ce qui implique alors que la passion soit potentiellement un ferment de discorde parmi les hommes : la passion dit Kant "est une manie de l'honneur, du pouvoir ou de la possession" (Anthropologie §82 p.122).


CONCLUSION.

Récapitulons :
- le fait de partager une passion commune, en tant que toute passion est une souffrance éprouvée par le corps et représentée par l'âme, produit un effet de sympathie morale qui, certes, engendre un rapprochement, mais sur des bases extrêmement précaires
- mais si l'on admet qu'il est impossible de me mettre à la place de l'autre et de partager sa passion, donc si je ne peux être passionné que par son propre corps qui manifeste ainsi son indépendance à l'égard de l'âme, ma maîtrise volontaire de mes passions fait de moi un être moral et généreux
- cependant, dans l'hypothèse où il n'y aurait entre l'âme et le corps qu'une différence d'attribution et non de nature, la passion entendue comme désir de vivre qui m'isole des autres peut, non pas être dominée par la volonté, mais éduquée par la raison à désirer le bien pour autrui et donc à aimer autrui
- enfin, si l'on considère que toute passion est amour du passé, c'est-à-dire désir obscur de recréer les conditions oubliées d'un plaisir ancien, on se rend compte que cet amour est en fait amour de soi, ce qui implique que toute passion est, par essence, violente, inconstante et maniaque.
Or, nous avons remarqué que, de tous ces points de vue, la passion est en concurrence avec la raison comme critère de définition de la nature humaine. On est donc fondé à se demander dans quelle mesure cette concurrence se justifie et jusqu'o— on peut opposer raison et passions.