samedi 12 octobre 1996

LE SAVOIR DU PHILOSOPHE EST-IL UN SAVOIR THEORIQUE ?

 "En premier lieu, quiconque veut vraiment devenir philosophe devra une fois dans sa vie se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire. La philosophie - la sagesse - est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne être sa sagesse, son savoir qui, bien qu'il tende vers l'universel, soit acquis par lui et qu'il doit pouvoir justifier dès l'origine et à chacune de ses étapes, en s'appuyant sur des intuitions absolues". (Husserl - Méditations Cartésiennes - intro., 1)


Qu'est-ce qu'un philosophe ? En quoi consiste sa spécialité ? Si le philosophe - ou le sage - possède du savoir, en quoi alors se distingue-t-il du savant - ou scientifique - ? Et si le philosophe possède un savoir-faire, alors pourquoi ne se confond-il pas avec le technicien ? Et évidemment s'il ne possède ni savoir, ni savoir-faire, que possède-t-il donc en propre ? Le problème central du texte (le thème) est, on le voit, la définition de la sagesse philosophique en tant qu'elle est incarnée, vécue réellement dans la personne d'un philosophe et non pas en tant que vague abstraction. La réponse de Husserl (la thèse) est que la sagesse philosophique est effectivement un savoir mais ni savoir, ni savoir-faire, plutôt savoir-être.

Les parties du texte sont les suivantes :
- ce que doit être le philosophe (1° phrase)
- ce que doit être la philosophie (2° et 3° phrases)
- ce qu'est alors réellement un philosophe (4° phrase)



1 - CE QUE DOIT ÊTRE LE PHILOSOPHE.

Cette phrase concerne le philosophe en général. Elle indique quelles sont les conditions sine qua non de l'acquisition de la qualité de "vrai philosophe". L'auteur dit que pour "vraiment devenir philosophe" il faut :
- le vouloir expressément
- se désintéresser de l'existence du monde
- examiner la valeur de ses connaissances sur le monde.

Première condition : pour prétendre être sage, il faut le vouloir. La sagesse n'est donc pas un état naturel, c'est-à-dire la réalisation d'une bonne disposition qui serait, à l'état latent, la qualit‚ innée d'un sujet particulièrement doué. On ne naît pas philosophe : la sagesse ne trouve son origine ni dans une faveur divine, ni dans un code génétique. Par ailleurs, on ne le devient pas non plus par hasard, on ne rencontre pas la sagesse comme on tomberait, sans le vouloir, sur un objet insolite. On devient donc sage à la condition expresse de le vouloir, "une fois dans sa vie" dit Husserl. Autrement dit, le candidat-philosophe devra faire ce choix réfléchi au moins une fois dans sa vie, et non pas certes une fois pour toutes. Si on entrait en philosophie comme on entre en religion, en effet, on serait ramené aux hypothèses précédentes : on rencontrerait ou on réaliserait sa vocation. Or la philosophie, si elle veut être autre chose qu'un instinct naturel ou un instinct religieux, doit être un effort qui ne doit rien ni à la naissance, ni à l'inspiration, ni au hasard. Vous serez philosophe chaque fois que vous accomplirez délibérément un tel effort.

Deuxième condition : se désintéresser du monde. C'est précisément cette condition, terrible, qui explique la difficulté et la précarité de l'effort de sagesse. Nous sommes des êtres conscients certes mais notre conscience est toujours consciente de quelque chose, elle n'est jamais en sommeil dans l'absolu. La conscience est toujours spontanément ouverte sur le monde, elle n'en est jamais complètement déconnectée. Juste deux exemples :
- lorsque nous dormons, la conscience continue de fonctionner même si le seuil de sensibilité aux faits du monde est augmenté (les phénomènes neurologiques se raréfient - sauf pendant le "sommeil paradoxal" - sans cesser complètement)
- lorsque, par suite d'un traumatisme, la conscience s'évanouit on dit que le sujet a "perdu connaissance", c'est-à-dire qu'il ne connaît plus rien du monde qui l'environne.
Donc dans les conditions naturelles de son fonctionnement, la conscience est toujours intéressée par le monde qui l'environne et qui sollicite en permanence ses sens et sa mémoire. D'où la difficulté et la précarité de ce "repli sur soi-même" au cours duquel la conscience doit faire l'effort de mettre entre parenthèses son adhésion spontanée aux évènements du monde. De sorte que la conscience se retrouve face à elle-même comme face à un miroir, on dit qu'elle réfléchit.

Troisième condition : examiner la valeur des connaissances acquises à propos de ce monde dont on a "oublié" l'existence. Donc le candidat-philosophe fait l'effort conscient de s'isoler, l'espace d'un instant, du monde qui l'environne pour se "replier sur lui-même". En d'autres termes, il refuse délibérément de céder aux sollicitations du monde qui l'environne pour prendre le temps de réfléchir. Or sur quoi doit porter sa réflexion pour mériter d'être philosophique ? Eh bien sur "toutes les sciences admises jusqu'ici". C'est-à-dire sur ce qui sert de justification et de fondement aux relations que tout sujet entretien spontanément, naïvement avec le monde. Il s'agit, dit Husserl, de "tenter de renverser" puis, aussitôt après, de "tenter de reconstruire" ces savoirs qui, d'ordinaire (c'est-à-dire lorsqu'on est intéressé naïvement au monde) sont admis sans discussion, toujours pressupposés, jamais questionnés, et donc sont peut-être faux. Le philosophe sera donc celui qui, de temps en temps (au moins une fois dans sa vie) se sera abstenu de faire comme tout le monde face aux sollicitations provenant du monde pour se demander si ce qu'il croit savoir sur ces sollicitations est un savoir véritable ou une illusion.

Le philosophe est donc celui qui est capable, au moins une fois, de suspendre librement son adhésion au monde pour questionner ses connaissances au sujet de ce monde. Pour autant, en quoi consiste cette remise en question radicale que l'on va nommer, par commodité, philosophie ?


2 - CE QUE DOIT ÊTRE LA PHILOSOPHIE.

"La philosophie - ou sagesse - nous dit Husserl, est l'affaire personnelle du philosophe". Ce qui est une manière de résumer ce que nous disions précédemment : à savoir que c'est un homme de chair et de sang qui choisit délibérément (librement) de se désintéresser du monde pour juger ce que tout le monde admet sans discussion. Donc la philosophie n'est pas quelque chose qui existerait avant le philosophe. C'est le philosophe, en tant qu'il remplit les conditions que nous avons énumérées qui constitue la philosophie.

Donc la sagesse n'est pas une affaire à saisir, une bonne occasion, qu'on trouverait là sur son chemin, mais bien une tâche à accomplir. Or toute tâche a besoin d'un tâcheron, tout travail a besoin d'un ouvrier. En ce sens on peut dire que le philosophe est l'auteur de la philosophie, ou que la  philosophie est l'oeuvre du philosophe. Mais alors on se trouve devant ce qui semble être un paradoxe : si la sagesse est à ce point une "affaire personnelle", il est à craindre qu'elle n'ait pas une grande portée, qu'elle ne soit valable que pour l'individu qui la pratique, voire qu'elle ne soit elle-même qu'une illusion. En effet, à vouloir remettre en question tout ce que l'on sait à propos du monde, le candidat-philosophe s'expose à trois dangers :
- le danger de scepticisme qui consiste à prétendre que, puisque je puis tout critiquer, c'est que rien n'est vrai dans l'absolu, donc que tout n'est qu'illusion (ce qui est une forme de paranoïa)
- le danger d'opportunisme qui consiste à reconstruire ses connaissances à partir de son propre intérêt en considérant qu'après tout, puisque l'on doit reconstruire un édifice théorique, autant trouver l'argumentation la plus avantageuse pour soi-même (c'est une forme de mauvaise foi, voire d'hypocrisie, que pratiquent tous les lobbies, tous les groupes de pressions)
- le danger de relativisme, qui est un mélange de scepticisme et d'opportunisme, et qui consiste à affirmer que, puisque rien n'est vrai dans l'absolu et que chacun "voit midi à sa porte", c'est que toutes les opinions se valent et qu'un avis chasse l'autre (c'est l'argument préféré des slogans publicitaires : "jusqu'ici on vous avait dit que ... mais moi je vous dit au
contraire que ...").

Or de ces trois attitudes aucune ne remplit les critères que Husserl avait énoncés comme exigences absolues de l'attitude philosophique :
- le scepticisme ne répond pas au troisième critère : le sceptique fait un effort certes, se replie sur soi certes, renverse toutes les sciences admises certes, mais il ne reconstruit rien, aucun savoir sauf celui-ci "tout est faux", ce qui est une contradiction
- l'opportunisme ne satisfait que le premier et le troisième critères, mais évidemment pas le second puisque le sujet reste éminemment intéressé au déroulement des phénomènes dans la mesure ou il entend en tirer profit
- le relativisme quant à lui n'est qu'un effort vain puisqu'il reste à la fois intéressé au monde et contradictoire en soi.
Une fois ces dangers conjurés, il s'agit donc de construire un véritable savoir philosophique qui, bien que devant être propre au philosophe, doit cependant être universel. Comment concilier ces deux exigences apparemment contradictoires ? Comment ce qui est l'oeuvre d'un seul individu, fût-il philosophe de bonne foi, pourrait-il être valable nécessairement (ne pas confondre "généralité" qui exprime ce qui vaut pour tout un genre et donc ce qui est relatif à ce genre, et "universalité" qui implique une valeur absolue, nécessaire ?

C'est que justement on confond le savoir (ou pensée, ou idée) avec l'opinion (ou croyance, ou foi). L'opinion en effet est l'expression de l'intérêt d'un individu ou d'un groupe d'individus (pouvant être l'humanité tout entière) pour ce qui lui est utile, c'est-à-dire ce qu'il croit être de nature à assurer son bonheur. Or nous avons vu que la sagesse n'assure pas le bonheur, donc ce qui l'assure ne peut pas être de la sagesse. De celui qui prétend détenir les clés du bonheur, on dira qu'il est réaliste, ou utopiste, ou démagogue, etc. mais non qu'il est sage. Le sage - ou philosophe - sera au contraire le détenteur d'un véritable savoir. Et le savoir, contrairement à l'opinion, est désintéressé et ne vise pas l'utilité. Le savoir vise une tout autre valeur : la vérité, fût-elle inutile, fût-elle même funeste (par exemple la connaissance de notre mortalité). C'est l'utilité qui s'appuie parfois (comme c'est le cas en technologie) sur la vérité et non l'inverse. La vérité ne peut s'appuyer quant à elle que sur elle-même. C'est pour cela que Husserl réclame que le savoir du philosophe, comme d'ailleurs tous les savoirs, puisse toujours être justifié et ce, à n'importe quelle étape du raisonnement.

Et cette nouvelle exigence de justification du savoir reconstruit par le philosophe doit elle-même s'auto-justifier en se fondant sur des "intuitions absolues", autrement dit sur des certitudes inébranlables. Mais on se trouve là devant une nouvelle difficulté : comment le philosophe s'y prend-il pour à la fois "renverser toutes les sciences admises jusqu'ici" et les reconstruire sur des "intuitions absolues" ? De quelles intuitions s'agit-il ?



3 - CE QU'EST REELLEMENT LE PHILOSOPHE.

Nous avons vu que le philosophe est un homme qui doit faire de temps en temps l'effort de se détacher de l'intérêt qu'il ‚prouve pour le monde afin de mettre en question tout ce qu'il en sait pour ensuite ne reconstruire son savoir que sur des évidences absolues ("évidence" et "intuition" sont ici synonymes). Il est donc clair que le philosophe, par son attitude, détermine une philosophie qui est un savoir. Oui mais nous avons dit que tout savoir est déjà, par définition, désintéressé et justifié. Alors en quoi le savoir philosophique se distingue-t-il du savoir scientifique qu'il prétend expressément critiquer ?

Dans la première partie nous énoncions trois exigences philosophiques : la volonté, le détachement, la critique. Dans la seconde partie nous en ajoutions une autre : l'universalité. Ici nous rencontrons la dernière exigence qui véritablement caractérise le philosophe et lui seul : l'étonnement. Le philosophe est celui qui, même devant l'énoncé d'une vérité scientifique, s'en étonne au point de ne considérer comme définitive et absolue non la matière (ou contenu) du raisonnement mais sa seule forme. Le philosophe décide de s'étonner de tout ce qu'il sait non pas en doutant du seul résultat scientifique mais en se posant la question suivante : "qu'est-ce donc qui a rendu possible un tel résultat ?", "quelles sont les conditions de possibilité" d'un tel résultat ?" Le philosophe, dit Husserl, est celui qui "fait voeu de pauvreté en matière de connaissance". En d'autres termes, le sage est celui qui, chaque fois qu'il veut être tel, fait comme s'il ne savait rien. Il s'étonne de ce qu'il voit ou entend, il fait comme si le savoir théorique qui permet de justifier les phénomènes n'existait pas ou, au moins, n'était pas assuré . De sorte que tout lui apparaît à lui comme un problème jamais résolu, toujours en question. Le philosophe est donc celui qui continue le questionnement là où les scientifiques l'abandonnent. Là où le scientifique apporte une réponse, même prudente, à un problème, le philosophe reste insatisfait, considérant que la réponse est elle-même un problème.

On voit bien en quoi ce "voeu de pauvreté en matière de connaissance" se distingue du scepticisme. Là où le sceptique récuse par avance et par principe toute vérité matérielle (c'est-à-dire portant sur des résultats, sur des objets), le sage s'étonne, pendant le temps que dure son activité philosophique, non pas seulement du résultat mais aussi des conditions formelles qui l'ont rendu possible. Et là où le sceptique déclare, de manière contradictoire, que rien n'est pour lui absolument certain, le philosophe reconnaît faire entièrement confiance à ses intuitions évidentes. Dès lors, les seules connaissances, les seules vérités que le philosophe ne met pas en doute parce qu'elles sont justement le roc de certitude qui donne une valeur universelle à sa critique, ce sont les règles formelles que chacun peut trouver au fond de soi-même et qu'on qualifie habituellement de raison. Ainsi les seules connaissances absolument certaines, absolument hors de doute, sont des intuitions rationnelles :
- intuitions parce qu'on ne peut les exposer dans un discours étant donné que tout discours les présuppose
- rationnelles parce que, pour que la connaissance en général soit possible, il faut supposer une faculté de raisonner dans chaque être humain.
Mais comme on l'a vu précédemment, ces intuitions rationnelles absolument certaines ne constituent pas des connaissances matérielles portant sur des objets mais uniquement des connaissances formelles portant sur des règles. C'est pourquoi Husserl restreint son "voeu de pauvreté" à la seule "matière de connaissance".



CONCLUSION.

Le philosophe - ou le sage - est donc celui qui arrive à se détacher suffisamment du monde pour en devenir simplement spectateur tout à la fois désintéressé et étonné :
- désintéressé parce qu'il est capable de détourner son regard des relations qu'il entretient spontanément avec le monde et qui l'intéressent en tant qu'elles lui sont utiles
- étonné‚ parce qu'il est capable d'orienter son regard de telle sorte que les objets du monde lui apparaissent sous un jour nouveau par le simple fait qu'il refuse de les considérer … travers l'épaisseur de ses connaissances.
Le travail du philosophe consiste dès lors à considérer séparément l'objet lui-même et la connaissance qu'on en a pour se demander comment une telle connaissance est possible. En d'autres termes, le travail proprement philosophique consiste à prendre l'initiative de questionner les habitudes de langage que nous contractons tous sans nous en rendre compte et qui servent de justificatif commode et rituel à nos actions. Le philosophe possède donc un véritable savoir. Mais ce ne peut être ni un savoir théorique puisqu'il ne nous apprend rien sur les objets mais bien au contraire provoque l'étonnement, ni un savoir pratique puisqu'il ne nous dit pas comment il convient d'agir mais nous invite au contraire à nous désintéresser de l'action. Le savoir philosophique est plutôt d'un autre ordre : c'est un savoir-être, c'est-à-dire un point de vue différent à partir duquel le philosophe invite tous les êtres doués de raison à considérer les choses sous un autre aspect.

jeudi 22 septembre 1994

VRAIS ET FAUX NOMS PROPRES CHEZ RUSSELL.


Tout comme Frege, Russell entend y combattre le préjugé selon lequel « les propositions sont essentiellement mentales et doivent être assimilées à des connaissances [au lieu qu'en réalité] une proposition […] ne contient pas elle-même de mots : elle contient les entités indiquées par les mots"(the Principles of Mathematics). Nous avons là un axiome du logicisme du premier Russell (celui des Principles) : il s'agit en effet de fonder la légitimité de l'analyse logique de la mathématique sur la saisie intuitive, c'est-à-dire directe (ce qui va, comme nous allons le voir, l'opposer à Frege), de la réalité propositionnelle par l'esprit. On serait tenté de déduire de cette prémisse que tout mot, quel qu'il soit, en tant qu'il indique, comme dit Russell, une entité, est donc un nom propre de cette entité.

Ce qui est loin d'être faux, car, nous précise Russell, "tout ce qui peut être objet de pensée ou peut figurer dans n'importe quelle proposition vraie ou fausse ou peut être considéré comme un, je l'appelle un terme"(ibid.). Le terme est donc, dans la première philosophie de Russell, l'équivalent ontologique de la res chère aux logiciens de Port-Royal, c'est-à-dire l'entité, ce qui est, ce qui a l'être dit-il aussi. Il distingue toutefois deux classes de termes :
- les choses, à savoir "les points, les instants, les morceaux de matière, les états particuliers de l'esprit et les existants particuliers en général, ainsi que beaucoup de termes qui n'existent pas, tels, par exemple, que les points dans un espace non-euclidien et les pseudo-existants d'un roman"(ibid.), c'est-à-dire, en gros, tout ce qui est ou qui peut être indiqué par un nom propre grammatical
- les concepts, autrement dit les autres termes qui, eux, sont indiqués par des adjectifs ou des verbes.
Apparemment, il n'y a là rien de bien original, ni du point de vue ontologique, ni même du point de vue logique puisque la distinction russellienne entre choses et concepts ressemble fort à la distinction classique entre sujet et prédicat. D'une part, en effet, les critères d'admission à la dignité de chose sont particulièrement tolérants, puisque, par exemple, "toutes les classes, comme les nombres, les hommes, les espaces ..., quand on les considère comme des termes uniques, sont des choses"(ibid.). D'autre part, la logique est isomorphe à la grammaire spontanée du langage puisque "chaque terme [...] est un sujet logique [au sens où] n'importe lequel [peut] être remplacé par n'importe quelle entité sans que nous cessions d'avoir une proposition"(ibid.).

Toutefois, l'originalité de Russell se manifeste d'emblée par une méfiance radicale à l'égard de la notion de signification. Russell part en effet de la relation d'indication, notion vague et jamais thématisée pour elle-même, mais qui est là pour suggérer qu'un mot est mis pour (stands for) un terme logique. Le mot indique ainsi l'être en général en même temps qu'une relation entre lui et le terme de la proposition. En tant que signe de l'être en général, le nom présuppose le terme qu'il indique, non pas pour le signifier au sens de Port-Royal, non plus que pour le présenter d'une certain manière comme chez Frege, mais pour le mentionner, sans plus : "si A est un terme quelconque que l'on peut considérer comme un, il est évident que A est quelque chose et donc que A est [...] car si A n'était rien, on ne pourrait pas dire qu'il n'est pas"(ibid.). En tant que signe de la relation qui pointe vers le terme, le mot se défausse en quelque sorte toujours sur ce constituant réel avec quoi l'esprit est censé être directement en contact au moins à travers la présupposition d'être. Cette manière de voir les choses peut paraître très naïve et rappeler étrangement l'Euthydème de Platon. Toutefois, elle a pour fonction et pour effet de mettre hors du champ de l'investigation russellienne la notion de signification qui est définitivement et explicitement abandonnée au terrain psychologique qui n'intéresse pas l'auteur.

La mise hors jeu de toute relation de signification entre les mots de la phrase et l'entité réelle dont ils tiennent lieu se manifeste également dans la requalification du dualisme frégéen entre sens (Sinn) et référence (Bedeutung) en dénotation et référence. En effet, si la référence directe de l'esprit avec le terme indiqué par le(s) mot(s) est, comme nous l'avons souligné, très tôt paradigmatique chez Russell, "un concept dénote quand, s'il figure dans une proposition, la proposition ne porte pas sur le concept mais sur un terme lié d'une façon particulière à ce terme"(ibid.). Tout en rejetant l'idée qu'un concept quelconque puisse constituer le sens ou la signification d'un terme, Russell admet donc qu'un terme puisse être "dénoté" par ce concept, c'est-à-dire indirectement indiqué par lui, via en quelque sorte un ou plusieurs terme(s) intermédiaire(s). C'est le cas, par exemple, lorsqu'on est en présence d'une description indéfinie du genre un F possède la propriété P, où F indique la classe des termes qui, précisément, possèdent la propriété (d'être un) F. Le caractère indirect, et donc dénotant, de la référence indiquée par F est ici synonyme du caractère problématique de la référence. D'une part parce qu'on ne sait jamais très clairement si le concept de classe F indique chaque membre de la classe (the class as many) ou bien la classe en tant qu'unité (the class as one). D'autre part parce que, même dans le premier cas, être un F peut tout aussi bien se comprendre comme être un-F ou bien comme être-un F. Ainsi, "deux propositions apparentées s'expriment par les mêmes mots : Socrate est un-homme exprime l'identité de Socrate avec un individu ambigu ; Socrate est-un homme une relation entre Socrate et le concept de classe homme"(ibid.). Dans les deux cas, il y a ambiguïté sur l'être du terme indiqué avec lequel l'esprit ne peut donc être directement en relation. Il en va de même dans le cas des descriptions définies du genre le F possède la propriété P. Qu'indique exactement l'expression le F ? L'extension singulière d'une classe ou bien un individu ? Et que se passe-t-il lorsque nous comprenons la phrase le F possède la propriété P tout en sachant que le F n'existe pas (ou que le F est une fiction) ? Devra-t-on dire comme Frege que la contribution d'une telle expression aux conditions de vérité de la phrase toute entière est purement syntaxique ? Cette réponse est inadmissible pour Russell, car alors une telle phrase ne contiendrait bien que des mots et non pas les entités indiqués par eux. D'où le problème qui, comme nous allons le voir, va se révéler extraordinairement prolifique, des expressions dénotantes.

De on Denoting de 1905 aux Principia Mathematica de 1910

Dans l'article de 1905, Russell entend remédier aux "difficultés auxquelles on se heurte inévitablement quand on considère que les expressions dénotantes représentent des constituants authentiques des propositions"(on Denoting), difficultés qui sont celles évoquées supra. La solution russellienne, qui a fait date dans l'histoire de la philosophie, consiste à dire que "une expression dénotante est essentiellement une partie d'une phrase, et n'a pas, comme la plupart des mots simples, de signification par elle-même"(ibid.). L'expression dénotante apparaît donc désormais comme un facteur d'ambiguïté qu'il va s'agir, autant que faire se peut, d'éliminer en réduisant "toutes les propositions où figurent des expressions dénotantes à des formes où n'en figurent aucune"(ibid.).

En particulier, s'agissant de celles qui sont des descriptions définies (les descriptions indéfinies posent moins de problème), la forme logique réelle d'expressions telles que le F sera il existe un x et un seul tel que F(x) et celle de le F est G sera il existe un x et un seul tel que F(x) et G(x). Cette forme logique introduit une double clause d'existence (il existe un x) au sens de position dans l'espace et le temps, ainsi que d'unicité (et un seul) c'est-à-dire de pertinence de l'affirmation à l'égard d'une seule chose. Si les deux conditions sont conjointement satisfaites, alors l'expression dénotante sera dite avoir une dénotation au sens où l'expression F(x) étant alors vraie, la vérité de la proposition dépendra finalement de celle de G(x). À la différence notable de ce qui se passe chez Frege, le F ne sert donc pas du tout à introduire un certain x dont le mode d'existence est toujours présupposé (réalité, fiction, mention) et dont il est ensuite asserté hypothétiquement le prédicat G. Le F, pour Russell, dissimule toujours déjà une assertion d'existence et d'unicité qui est tout aussi problématique et tout aussi peu présupposé que le prédicat G qui s'ensuit. Ce que veut dire Russell en disant qu'une expression dénotante n'est qu'une partie d'une phrase, c'est donc que l'expression le F est une affirmation à part entière qui, comme toute affirmation, est en attente de confirmation et ne joue aucun rôle (pas même un rôle syntaxique au sens de Frege) dans la phrase tant que cette confirmation n'a pas eu lieu. C'est en ce sens que le F n'a pas de signification intrinsèque tant que l'analyse ne lui en a pas assigné une en assertant la vérité ou alors la fausseté de cette conjonction d'existence (il existe un x tel que) et d'unicité (cet x est unique).

Tout ce qui vient d'être souligné n'a qu'un but : montrer, au rebours de Frege, que les expressions comme le F ne sont pas des noms propres. Les noms propres authentiques, contrairement aux descriptions définies sont des symboles complets au sens de Frege, c'est-à-dire qu'il ne leur manque contextuellement rien pour qu'ils puissent jouer leur rôle syntaxique (être une expression bien formée) et leur rôle sémantique (contribuer aux conditions de vérité de la proposition toute entière) : "par symbole « incomplet », nous entendons un symbole qui n'est supposé n'avoir aucun sens isolément et qui n'est défini que dans certains contextes […]. Par là, ces symboles se distinguent de ce qu'on peut appeler (en un sens élargi) les noms propres : « Socrate », par exemple, représente un certain homme, et possède par conséquent un sens par lui-même, sans l'aide d'aucun contexte. Si nous lui fournissons un contexte tel que « Socrate est mortel », ces mots expriment un fait dont Socrate lui-même est un constituant"(Principia Mathematica). Par opposition aux descriptions, les noms propres auront en effet pour fonction d'introduire directement (c'est-à-dire sans condition préalable d'existence et d'unicité) une référence actuelle et non pas simplement possible. Cette distinction fondamentale faite par Russell entraîne au moins trois conséquences importantes :
- cela conduit à distinguer entre connaissance directe (by acquaintance) et connaissance indirecte (by description), ce qui est une des intuitions russelliennes les plus profondes, présente déjà au début des Principles of Mathematics
- la notion de symbole incomplet conduit Russell à passer le rasoir d'Ockam sur une bonne partie des entités dont l'être était pourtant présumé dans les Principles, à savoir, outre les descriptions, les classes, les relations et les propositions qui ne sont plus, désormais, considérées que comme des abstractions ou des commodités de langage, ce qui constitue une substantielle économie ontologique
- enfin, l'établissement d'un principe d'équivalence logique entre la relation de référence (directe ou indirecte via l'élimination des symboles incomplets) et la relation de connaissance en vertu de quoi une entité est réellement nommée que si et seulement si elle est, in fine, directement saisie par l'esprit, cela va, en toute rigueur, comme nous allons le voir, rendre très problématique la notion de nom propre authentique.

La philosophie de l'atomisme logique (à partir de 1917)

Toujours à la recherche de ces fameuses "entités (non psychologiques) indiquées par les mots", Russell a bien conscience que "pour une chose qui a été posée comme une entité métaphysique, on peut, soit supposer dogmatiquement qu'elle est réelle [...], soit construire une fiction logique qui a des propriétés formellement analogues à celles de l'entité métaphysique supposée et elle-même composée de choses empiriquement données"(Philosophie de l'Atomisme Logique). Cette remarque résume le parcours ontologique de Russell jusqu'en 1917. Dans les Principles of Mathematics, l'être est accordé très généreusement, quitte à "supposer dogmatiquement que c'est réel", comme il le dit, à tout ce avec quoi l'esprit peut être dit en relation directe : "l'examen des indéfinissables - qui constitue la partie principale de la logique philosophique - [ce qui] est un effort pour voir - et pour faire voir aux autres - clairement ces entités, de façon que l'esprit puisse en avoir cette sorte de connaissance directe que l'on a du rouge ou du goût de l'ananas". Plus tard, via la distinction entre nom propre authentique et description définie, "cette sorte de connaissance directe" n'a plus que des données sensibles élémentaires (sense data) pour contenu : "en présence de ma table, j'ai l'expérience directe des sense data qui constituent son apparence - couleur, forme, dureté, poli, etc.- [...]. La table est « l'objet physique qui cause tels et tels sense-data » : c'est là une description de la table au moyen des sense-data […]. Nous avons avec eux l'exemple le plus clair et le plus frappant de connaissance par expérience directe"(Problèmes de Philosophie). Or, la description définie la table renvoyant prétendument à des données sensibles sous-jacentes avec lesquelles l'esprit serait en relation d'acquaintance, est désormais qualifiée de "fiction logique".

Or, sous l'influence, notamment, du Tractatus de Wittgenstein, l'idée même d'un esprit percevant devenant suspecte, il s'agit à présent de réaliser une nouvelle économie ontologique en considérant comme "the ultimate furniture of the world", non plus les données sensibles en tant que perçues par l'esprit, mais, un peu à la manière de ce que Locke nommait les "qualités premières", le complexe de qualités physiques co-présentes qui justifient objectivement ce recours obscur et confus aux sense data. Une conséquence de cette nouvelle cure d'austérité ontologique, c'est que la notion épistémique de nom propre authentique va devenir particulièrement problématique. En effet, dans la philosophie des Principles, le problème ne se posait pas vraiment puisque les entités indéfinissables dont il s'agissait étaient des entités logico-mathématiques, de sorte qu'une théorie de la connaissance des choses empiriques était à peine esquissée. Dans celle des Principia, le nom propre authentique était réputé être ce signe qui introduisait directement, c'est-à-dire empiriquement, son référent dans l'esprit connaissant, et la description définie le signe qui n'y parvenait qu'indirectement, c'est-à-dire à travers les mots qui la constituent, étant entendu que, in fine, celle-ci pouvait toujours s'analyser en ses sense data élémentaires, à la limite, la perception des caractères d'imprimerie sur du papier. Une telle position permettait de dire, par exemple que César est un nom propre authentique pour qui aurait perçu l'entité sensible désignée par ce mot, l'abréviation d'une ou plusieurs description(s) définie(s) (le vainqueur de la Guerre des Gaules, l'auteur de de Bello Gallico, celui qui fut tué par Brutus aux Ides de Mars 44, etc.) et donc un faux nom propre pour tout autre.

Or, désormais, entendu comme un complexe de qualités physiques co-présentes et non plus comme un sense datum unique, y compris pour ceux qui auraient eu l'acquaintance de César, "César était complexe mais « César » est logiquement simple, c'est-à-dire qu'aucune de ses parties ne sont des symboles"(Signification et Vérité). Autrement dit, "César" n'est plus un nom propre mais, dans tous les cas, une description dissimulée. Plus précisément, "César" est une abréviation lorsqu'il s'agit de décrire le complexe de qualités co-présentes, au sens où elles constituent l'entité complexe désignée par le signe "César. Dès lors, souligne Russell avec embarras, "il est très difficile de trouver un quelconque exemple de nom au sens proprement et strictement logique du mot. Les seuls mots qu'on utilise comme des noms, au sens logique du terme, sont des mots comme « ceci » ou « cela »"(Philosophie de l'Atomisme Logique). En effet l'économie du porteur de nom propre comme chose métaphysique se paie d'un prix très élevé. D'une part les indexicaux sont les seuls signes qui méritent d'être qualifiés de noms propres authentiques, et encore, pourrait-on objecter, ceux-ci ne sont-ils qu'une commodité de langage (donc une abréviation, derechef) pour les qualités physiques dont les coordonnées spatio-temporelles [(x1, y1, z1, t1), (x2, y2, z2, t2), ... (xn, yn, zn, tn)] sont, sauf peut-être dans certains énoncés à visée explicitement scientifique, toujours plus ou moins présupposées. Et d'autre part, Russell va même jusqu'à suggérer que, "partout où le sens commun admet l'existence d'une chose ayant la qualité C, nous remplacions ce langage par le suivant : « C lui-même existe en ce lieu », et la chose doit être remplacée par la collection de qualités existant dans le lieu en question. Ainsi, C devient un nom et n'est plus un prédicat"(Signification et Vérité). Autrement dit les formes canoniques de la phrase déclarative (S est P pour la logique classique, il existe un x tel que f(x) pour Frege et le premier Russell) volent en éclat et sont remplacées par une nouvelle forme logique : C1 et C2 et ... Cn, telles que q, f q, f sont les coordonnées angulaires du complexe de qualités physiques C1 et C2 et ... Cn en tant qu'elles sont co-présentes dans le champ visuel de l'observateur. Bref, la disparition du nom propre comme signe d'un porteur de qualités co-présentes au profit de l'inventaire desdites qualités entraîne, ipso facto, la disparition de la prédication comme attribution de tout ou partie de ces qualités à un sujet métaphysique. Telle est l'une des conséquences du physicalisme adopté à la suite d'une certaine lecture du Tractatus wittgensteinien et qui se manifeste dans la philosophie de l'atomisme logique.

vendredi 10 juin 1994

FREGE ET LE SENS DES NOMS PROPRES.

(cf. aussi Sens et Dénotation des Noms Propres chez Frege)

Critiquant le recours à la justification psychologique de la genèse du concept (par exemple, celle de Mill), Frege en fait une fonction caractéristique des arguments subsumés par le concept. Frege part du paradigme de la fonction en mathématiques et considère le concept comme "une fonction dont la valeur est toujours une valeur de vérité"(Funktion und Begriff). Dès lors, la notion de concept va se logiciser, à l'instar de la notion de fonction. Le concept va entretenir avec les objets qu'il subsume non pas un rapport de dénomination comme dans la conception millienne (le concept comme nom commun des objets subsumés), mais un rapport de dépiction dans le sens où les caractères du concept vont décrire les propriétés des objets subsumés sous ce concept. Ainsi, pour qu'un objet puisse être dit avoir, par exemple, comme propriété la couleur rouge, il faut que rouge fasse partie des caractères du concept, mettons, tomate mûre. Mais les caractères de concepts ne sont pas des propriétés d'objet : ce n'est pas le concept tomate mûre qui est rouge mais telle ou telle tomate (mûre). Dès lors, les déterminations de concept qui ne dépeindront pas des propriétés d'objet ne seront pas dites des caractères mais des propriétés de ce concept et donc, ipso facto, des caractères d'un concept d'ordre supérieur : l'existence, par exemple, n'est pas un caractère du concept tomate mûre car elle ne désigne aucune propriété d'objet (c'est le concept tomate mûre qui existe, pas la tomate elle-même ; celui de tomate bleue qui n'existe pas, et non ... une quelconque tomate), mais une propriété de ce concept donc, en même temps, le caractère d'un concept de second ordre (à savoir : concept dont l'extension est non-nulle).

Cette opposition absolue entre ces deux éléments logiques que sont le concept et l'objet n'est pas seulement un cas particulier de la distinction logico-mathématique entre la fonction et l'argument mais possède aussi son équivalent au niveau du langage ordinaire, le concept correspondant au prédicat grammatical et l'objet au sujet grammatical : "un concept est la dénotation d'un prédicat, un objet est ce qui ne peut pas être la dénotation totale d'un prédicat mais peut être la dénotation d'un sujet"(über Begriff und Gegenstand). Ce dualisme rigoureux entre concept et objet entraîne, chez Frege, une nouvelle opposition fondamentale entre nom propre et terme conceptuel, celui-ci dénotant un concept et celui-là un objet qui, pouvant toujours être décrit par la disjonction des propriétés déterminées par les caractères du concept sous lequel il est subsumé, est réputé être le tel et tel. Et, en effet, "l'article défini est légitime au regard de la logique s'il est établi que : 1° il existe un tel résultat, 2° il n'en existe pas plus d'un. Ces conditions remplies, la séquence de mots désigne un objet et doit être interprétée comme un nom propre"(über Begriff und Gegenstand).

Soucieux de rendre compte de l'objectivité de la connaissance scientifique en la protégeant de l'intrusion du psychologisme à la mode dans l'ambiance post-kantienne et pré-phénoménologique où baigne l'Europe et l'Allemagne en particulier, le rationalisme de Frege distingue quatre sphères :
- la sphère psychologique des représentations
- la sphère logique des signes
- la sphère épistémique du sens des signes
- la sphère ontologique de la dénotation des signes.
Dans la seule mesure, nous dit Frege, où l'enjeu du discours est la vérité (Frege exclut explicitement, un peu à la manière de Platon, la fonction poétique éventuelle du discours), il ne s'intéresse qu'aux trois dernières qu'il met en relation de la manière suivante : "il est naturel d'associer à un signe (nom, groupe de mots, caractères), outre ce qu'il désigne et que l'on pourrait appeler sa dénotation [Bedeutung], ce que je voudrais appeler le sens [Sinn] du signe, où est contenu le mode de donation de l'objet"(über Sinn und Bedeutung). La dénotation d'un signe, c'est clairement ce qui lui est assigné dans un certain modèle de référence. Tandis que le sens est le mode de donation, c'est-à-dire la manière de présenter ou de désigner ce que le signe dénote. Là où d'autres commencent par la sphère psychologique des représentations, Frege part donc clairement de la sphère publique de la dénotation, qui est la sphère objectuelle proprement dite, en disant que tout objet nécessite à la fois un mode de présentation (un sens, c'est-à-dire un contenu de connaissance) et un signe de récognition (un nom propre ou bien un terme conceptuel).

Seulement, comme "un objet est tout ce qui n'est pas fonction"(Funktion und Begriff) mais qu'au contraire on peut admettre "sans restriction comme argument ou valeur d'une fonction"(id.), un objet, un élément de la sphère ontologique pourra finalement tout aussi bien être une chose empirique, qu'une extension de concept (en particulier un nombre), une valeur de vérité, une proposition ou même, paradoxalement, un terme conceptuel : il faut et il suffit pour cela que le signe qui est associé à cette entité soit une expression saturée. Ce qui ne se conclut que de l'examen de la forme de l'expression : le tel et tel est une expression saturée, c'est donc un nom propre qui dénote un objet, tandis que être ceci ou cela est une expression insaturée (il lui manque quelque chose) et est donc un terme conceptuel (l'expression d'une fonction). Du coup, on va avoir, dans la sphère logique des signes, une hypertrophie de la catégorie des noms propres dans laquelle on va trouver tout aussi bien :
- les noms propres naturels (ceux que la grammaire commune considère comme tels)
- les descriptions définies qui énoncent des propriétés d'objet (le tel et tel)
- les phrases déclaratives, puisque celles-ci dénotent, sous un mode déterminé de présentation (la proposition) l'objet vrai ou l'objet faux
- toute mention, au style indirect, d'une phrase enchâssée dans une autre (par exemple une subordonnée) ou d'un terme conceptuel (prédicat) qui entre dans l'extension d'un terme conceptuel d'ordre supérieur.
Ce qui permet de dire que, tout en s'appuyant sur la sphère ontologique des dénotations pour garantir l'objectivité de la connaissance, Frege donne, en réalité, la priorité à la forme logique réelle des signes qui dénotent via un certain mode de présentation. En d'autres termes, le frégéanisme est un logicisme. Tout comme pour les logiciens de Port-Royal, la logique est aussi pour Frege, en quelque sorte, l'art de penser. Toutefois, là où ceux-là ancrent la pensée dans le processus mental des idées, celui-ci "appelle pensée [Gedanke] ce dont on peut se demander s’ il est vrai ou faux [et] compte donc parmi les pensées ce qui est faux tout comme ce qui est vrai [...] : la pensée est le sens d’une proposition"(Philosophische Untersuchungen). Bref, pour Frege, la sphère logique des noms propres est indissociable, non pas de la sphère psychologique des représentations mentales, mais de la sphère épistémique du sens (Sinn).

À cet égard, une analogie est particulièrement éclairante : "on peut observer la lune au moyen d'un télescope. Je compare la lune elle-même à la dénotation, c'est l'objet de l'observation dont dépendent l'image réelle produite dans la lunette par l'objectif et l'image rétinienne de l'observateur. Je compare la première au sens et la deuxième à l'intuition"(über Sinn und Bedeutung). Donc, si Frege insiste à ce point sur le sens d'une expression (ce qu'il appelle "pensée" lorsque cette expression est une proposition), c'est justement parce que la forme logique réelle des noms propres doit nous permettre d'examiner le contenu objectif de la connaissance comme à travers un télescope, lequel télescope pourrait même (si l'on ose se permettre de prolonger l'analogie frégéenne) être comparé au nom propre frégéen et les lois de l'optique à celles de la logique. Le sens d'un nom propre assume donc un double rôle :
- d'une part, il est le contenu informatif du signe, ou, ce qui revient au même, le mode de présentation de l'objet dénoté par le signe, c'est ce à travers quoi on peut savoir quelque chose de cet objet (ce que le télescope nous permet de voir de la lune)
- d'autre part, en tant qu'entité intermédiaire entre le signe dénotant et l'objet dénoté, le sens est ce qui rend la séquence linguistique caractéristique compréhensible sans recourir à un mystérieux processus psychologique mais en présupposant simplement une double relation épistémique entre le signe et l'objet, le signe visant l'objet à travers un certain mode de présentation et l'objet déterminant causalement ce mode de présentation que le signe se contente de montrer.

Qu'un nom propre soit nécessairement pourvu d'un sens, c'est-à-dire d'un contenu de connaissance objective, cela se manifeste à l'évidence dans le rôle que joue la notion d'égalité dans nos discours. Que veut-on dire en effet lorsque l'on dit a = b ? Il va de soi que l'on ne saurait signifier que l'objet a et l'objet b sont indiscernables, ce qui serait soit contradictoire (puisque, de fait, nous les discernons), soit dépourvu de toute pertinence (oui, et après ?). On ne saurait non plus vouloir dire seulement et toujours (bien que cela puisse être parfois le cas) que a est la définition de b, ou l'inverse. Car, en effet, il n'est pas rare, notamment dans le domaine scientifique, que a = b constitue une véritable découverte qui accroît notre connaissance. Donc, du point de vue frégéen, ce que l'on entend signifier en général par a = b, c'est que, bien que les deux signes aient une seule et même dénotation, l'objet dénoté en l'occurrence peut se présenter sous son aspect a ou bien sous son aspect b : la même planète peut se présenter sous l'aspect Hespérus (étoile du soir) ou sous l'aspect Phosporus (étoile du matin), le même nombre peut se présenter sous l'aspect y ou sous l'aspect f(x), la même personne sous l'aspect Dr. Jekyll ou sous l'aspect Mr. Hyde, etc. Bref, ce que l'on apprend lorsque l'on énonce a = b, c'est, en général, que les deux signes ont la même dénotation (Bedeutung) mais des sens (Sinne) différents.

Cette conception de l'égalité permet, en outre de comprendre le mécanisme obscur et confus de la croyance, toujours sans recourir à l'explication psychologique. Nous avons dit en effet que, pour Frege, la phrase est le nom propre d'une proposition, c'est-à-dire d'une pensée ou encore du mode de présentation de ces deux objets particuliers que sont vrai et faux. La pensée (le sens de la phrase), pour Frege est donc, en général (exceptions faites du discours indirect et du discours poétique) le contenu informatif d'une phrase déclarative, "non pas l'acte subjectif de penser, mais son contenu objectif qui peut être la propriété commune de plusieurs sujets"(über Sinn und Bedeutung). En vertu de notre approche de l'égalité comme une relation entre les modes de présentation de deux signes co-référentiels, toutes les phrases déclaratives vraies peuvent être considérées comme égales entre elles dans la mesure où elles ont même dénotation (le vrai) sous des modes de présentation (sens) différents. De même, parmi les constituants d'une phrase vraie, il doit être possible de substituer salva veritate, c'est-à-dire sans altérer la valeur de vérité globale de la phrase, un nom propre donné par un autre nom propre co-référentiel. Or, comment expliquer alors qu'un sujet pensant quelconque puisse considérer comme vraie la phrase Émile Ajar est l'auteur de la Vie devant soi mais Romain Gary est l'auteur de la Vie devant soi comme fausse ? Eh bien, justement, c'est que les pensées, autrement dit les propositions, ou encore le sens de ces deux phrases diffère, de sorte que la substitution salva veritate demeurera impossible pour quiconque ignore que Émile Ajar = Romain Gary. L'opacité des croyances individuelles se ramène donc à un défaut de connaissance.

Cela semble d'autant plus important que Frege souligne qu'"une pensée ne constitue pas [...] à elle seule, une connaissance ; pour connaître il faut encore unir à la pensée sa dénotation, c'est-à-dire la valeur de vérité de la pensée"(über Sinn und Bedeutung). En d'autre termes, comprendre pleinement le sens d'une phrase déclarative, c'est, entre autres choses, savoir qu'elle est vraie ou qu'elle est fausse. On peut généraliser ce propos en disant que la valeur de connaissance d'une expression donnée ne réside pas uniquement dans son sens mais dans ce sens (Sinn) en tant qu'il est le mode de présentation d'une certaine dénotation (Bedeutung). Pour reprendre l'exemple cité supra, nul ne pourra être dit comprendre réellement la phrase Émile Ajar est l'auteur de la Vie devant soi s'il ne sait, en même temps, que l'expression Émile Ajar dénote, non pas un auteur quelconque, mais Émile Ajar in persona, autrement dit ... Romain Gary (ce que, de toute évidence, le jury du Prix Goncourt de 1975 ignorait). En tout cas, le platonisme épistémologique de Frege permet de comprendre pourquoi celui-ci, tout comme les logiciens de Port-Royal, n'établit pas de différence logique entre les noms propres naturels et, par exemple, les descriptions définies. Si, en effet, on se demande en quoi précisément peut bien consister la valeur de connaissance d'un nom propre comme Émile Ajar, par opposition à celle d'une description comme l'auteur de la Vie devant soi, on répondra qu'elle consiste, entre autres, à savoir que Émile Ajar = Romain Gary, de même que celle de l'auteur de la Vie devant soi consiste, entre autres, à savoir que l'auteur de la Vie devant soi = l'auteur des Racines du Ciel. Entre autres choses, ce qui implique qu'on n'est pas très loin, avec Frege, de ce que Leibniz, à la suite de Port-Royal, appelle "notion complète d'un sujet", voulant signifier par là l'ensemble des prédicats faisant partie de la compréhension de ce sujet.

On peut donc remarquer à quel point le sens (Sinn) frégéen est doté de propriétés relationnelles et qu'il ne doit pas, à proprement parler, être conçu comme une entité, mais bien plutôt comme une disposition à relier, sous un certain mode de présentation bien déterminé, une expression linguistique à l'objet dénoté par cette expression, via, potentiellement, tous les autres modes de présentation possibles dudit objet. La complémentarité du concept et de l'objet, et par là même la compositionnalité des pensées et l'unité finale des propositions, tant au niveau sémantique qu'au niveau syntaxique, s'expliquent par l'insaturation du premier et la complétude du second : "il est impossible que toutes les parties d'une pensée soient closes sur elles-mêmes, l'une d'entre elles au moins doit être d'une façon quelconque prédicative et insaturée, sinon elles ne pourraient pas s'enchaîner"(über Begriff und Gegenstand). L'insaturation est donc, à cet égard, la propriété essentielle du sens, insaturation sémantique, comme nous l'avons vu, mais également insaturation syntaxique : "seule l'insaturation du sens fait que ces mots sont aptes à servir de lien"(ibid.). Le sens du signe est en effet ce par quoi il peut se composer avec d'autres signes pour contribuer à une expression dont le sens est plus complet. Il en est ainsi du nom propre dont le sens réside dans son propre mode de présentation, dans sa co-référentialité sémantique avec d'autres noms propres, mais aussi dans le fait de l'association syntaxique avec un terme conceptuel, contribuant à rendre l'ensemble vrai ou faux, donc contribuant au sens de la phrase. Et, de la même manière, le sens de la phrase participe à la composition du sens du texte.

Mais c'est dans le discours poétique ou dans le discours indirect que se manifeste cette remarquable propriété syntaxique d'incomplétude et donc de compositionnalité du sens. Dans le discours indirect, par exemple, "la proposition subordonnée a pour dénotation une pensée et non une valeur de vérité ; son sens n'est pas une pensée, c'est le sens des mots « la pensée que ... »". Ce qui explique que, dans la phrase le jury pense [en 1975] qu'Émile Ajar est un nouvel écrivain, la contribution de l'expression Émile Ajar est un nouvel écrivain à la phrase totale soit uniquement syntaxique et non pas sémantique. En effet, nous dit Frege, Émile Ajar est un nouvel écrivain n'est, ici, qu'une partie de cette phrase complète qui, seule, pourrait être dite vraie ou fausse, tandis qu'elle même ne participe qu'au mode de présentation (la pensée, Gedanke, en termes frégéens) de cette phrase, donc à son sens. À la place de le jury pense qu'Émile Ajar est un nouvel écrivain, on pourrait dire : le jury pense ceci : « Émile Ajar est un nouvel écrivain ». On verrait alors que l'expression Émile Ajar est un nouvel écrivain n'est pas utilisée en tant qu'elle dénote le vrai ou le faux, mais en tant qu'elle est mentionnée comme mode de présentation d'une certaine croyance, celle du jury. Et comme toutes le croyances, celle-ci est compatible avec un défaut de connaissance. Ce qui est bien la preuve que sa contribution logique est essentiellement syntaxique et non pas sémantique puisque la phrase totale peut être vraie alors même que la subordonnée enchâssée serait fausse si on tenait à lui attribuer une dénotation. Il en va de même pour les noms propres de personnages fictifs dont il nous importe peu qu'ils dénotent ou non une personne réelle pourvu qu'ils contribuent au mode de présentation de la phrase dans laquelle ils sont mentionnés. Par exemple, nous saisissons le sens (Sinn) de la phrase Othello est jaloux de Desdémone sans que nous ayons à nous préoccuper de (l'absence de) la dénotation des termes Othello et Desdémone (on devrait presque écrire « Othello » est jaloux de « Desdémone », mais on ne le fait pas, par commodité typographique). Dans tous les cas, lorsque le nom propre est réputé n'avoir pas de dénotation (ou, ce qui revient au même, ne dénoter que la classe nulle), la pensée (le sens de la phrase) à laquelle il contribue est néanmoins enrichie.