samedi 30 janvier 2010

LA LOI DOIT-ELLE DONNER LA PRIORITE A LA LIBERTE OU A L'EGALITE ?

Le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, [...] se réduit à deux objets princi­paux : la liberté parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État, / l’égalité parce que la li­berté ne peut subsister sans elle. // Il ne faut pas entendre par là que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois, / et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre.
(Rousseau, du Contrat Social, II, 11)

F1 - La loi doit-elle donner la priorité à la liberté ou à l’égalité ?


Dans ce passage, Rousseau s'interroge sur le problème de savoir si la loi doit donner la priorité à la liberté ou à l'égalité. En effet, si la liberté est l'objectif de la loi, l'égalité n'en est-elle pas la condition ? Dès lors, la loi ne doit-elle pas se préoccuper en priorité de l'égalité entre les citoyens ? Nous allons donc voir que la loi vise la liberté entendue, non pas comme une illusoire indépendance individuelle, mais comme une réelle mais égale dépendance de chacun des citoyens à l'égard de l'intérêt général. Dès lors, il appartient à la loi, non pas d'instaurer une uniformité politique ou économique, mais d'éviter que les inévitables différences de statuts et de richesses ne dégénèrent en inégalités génératrices de dépendances à l'égard des intérêts particuliers.



I - La loi vise la liberté entendue, non pas comme une illusoire indépendance individuelle, mais comme une réelle mais égale dépendance de chacun des citoyens à l'égard de l'intérêt général.
"Le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, [...] se réduit à deux objets princi­paux : [premièrement] la liberté parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État"
Pour Rousseau, la raison d’être de la loi ("de la législation"), sa finalité, sa fonction ultime, c’est de faire progresser les hommes vers le souverain bien ("le plus grand bien de tous"), à savoir la liberté entendue comme absence de dépendance particulière dans le cadre d'un État.
(F111) Pour Spinoza, « la puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l’homme, de conserver leur être, est la puis­sance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature. [Donc] l’essence de l’homme est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, iv) (D111). Donc l’état de nature, pour Spinoza, consiste simplement en ce qu'une "chose singulière", autrement dit une partie de Dieu ou de la Nature existe, c'est-à-dire suive l’ordre commun des lois de la Nature. Or, la Nature étant tout ce qui existe, a existé ou existera, l’homme n’y est absolument pas une exception mais une banale partie de la Nature comme n’importe quelle autre. Et, dans la mesure où « par Dieu [ou la Nature], [c'est] un être absolu­ment infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs »(Spinoza, Éthique, I, définitions-29), il est facile de conclure que Dieu ou la Nature est le seul être réellement libre puisque, étant infini, son existence n’est contrariée par aucune influence extérieure (il n’a pas d’extérieur). En effet, « est dite libre la chose qui existe d’après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir »(Spinoza, Éthique, I, définitions-29). Tandis que toute partie de la Nature est déterminée à exister et à agir, entre autres, par des causes extérieures qui l’influencent et l'affaiblissent jusqu'à la faire disparaître. Donc « dans la Nature il n’y a rien de contingent, mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon »(Spinoza, Éthique, I, définitions-29). Bref, pour Spinoza, l’état de nature, cet état d'inter-dépendance mutuelle et mécanique (causale) de toutes les parties de la Nature, est tout à fait nécessaire : il ne peut en être autrement. Par conséquent, aucune partie de la Nature ne peut être réputée libre dans la mesure où aucune partie de la Nature n'est indépendante des autres. Et la liberté humaine n’est pas un problème parce qu'une telle liberté n’existe pas et ne peut exister.
(F112) Pour Locke et les libéraux, à l’inverse de Spinoza, « tous les hommes sont naturellement dans un état de parfaite liberté dans lequel, sans demander de permission ni dépendre de la volonté de quiconque, ils peuvent disposer de ce qu’ils pos­sèdent et de leurs personnes comme ils jugent à propos pourvu qu’ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §§4-17). Autrement dit, ce qui, pour eux, caractérise l’état de nature, c’est la situation dans laquelle tout homme est libre de disposer des propriétés (matérielles, physiques, intellectuelles, morales, psychologiques, etc.) qui lui ont été imputées par autrui comme constituant sa personnalité (C212) en toute indépendance. Tout homme est donc, par nature, parfaitement libre de disposer à sa guise de ses propriétés dans le but de maximiser ses chances d’être heureux. C’est en ce sens que « ma liberté est le rempart de la conservation de ma personne »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §§4-17), c’est-à-dire que ma liberté est ce qui me permet d’exister réellement comme personne humaine consciente de devoir penser et agir de manière responsable afin, si possible, d’être heureux. Mon indépendance, pour les libéraux, est donc ce sans quoi je perds ma nature humaine. Dès lors, il est clair que la forme de liberté dont parlent les libéraux est précaire dans la mesure où elle est tout le temps menacée par des empiètements divers et variés de la part d’autrui, à commencer par l’intolérance qui est une contrainte qui pèse sur la liberté de penser (C111). En ce sens, contrairement à ce que dit Spinoza, l’état de nature est, pour les libéraux, sans cesse menacé. Et comme cet état de nature consiste dans la liberté individuelle, alors on peut dire que la liberté humaine est problématique.
(F113) À première vue, la conception que Rousseau se fait de la liberté n’est pas sans rappeler celle de Spinoza lorsqu’il dit : « on a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’ex­cluent mutuellement »(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII). Pour Rousseau comme pour Spinoza, en effet, les hommes ne peuvent prétendre être indépendants, mais ils sont mutuellement dépendants. Au point que, « quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres »(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII) : si je fais ce qui me plaît en me croyant, naïvement, être indépendant, il y a toutes les chances pour que cela nuise à quelqu'un ou à quelque chose. Car, contrairement à ce que pensent les libéraux, je ne suis jamais indépendant : pour l'être, il faudrait, soit que je fusse seul dans l'univers, bref, que je fusse Dieu ou la Nature, au sens de Spinoza, soit vivre à l'état de nature. Or, je ne suis pas seul dans l'univers, et je ne vis pas à l'état de nature mais à l'état civil (du latin civis, "Cité", "société humaine") (DMC). Donc faire ce qui me plaît en me croyant indépendant est potentiellement nocif. À la fois pour autrui et pour moi-même. Je ne suis donc pas libre de faire ce qui me plaît parce qu'alors je m'expose toujours à une réaction de défense de la partie lésée par mon comportement. Dès lors, de deux choses l'une : ou bien la liberté est décidément impossible au motif que nul n'est indépendant de son environnement (c'est la position de Spinoza), ou bien la liberté, c'est autre chose que l'indépendance. C'est cette dernière option qui est celle de Rousseau : « la liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui »(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII). Être libre est possible, mais ne consiste pas à être indépendant dans l'absolu, mais plutôt à être indépendant relativement à un certain type de contrainte, en l'occurrence, être indépendant de toute volonté particulière, de tout intérêt égoïste qui soumettrait ma volonté. Donc, être libre, c'est, paradoxalement, accepter une certaine forme de dépendance. Sauf que ce ne peut être qu'une dépendance à l'égard d'un intérêt général ou d'une volonté générale dont l'expression, précisément, est ce que nous appelons "la loi" : « je ne connais de liberté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a le droit d’opposer de la résistance. [La liberté, c'est-à-dire la souveraineté, n'est que l'exercice de la volonté générale] »(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII). Être libre, et même être souverainement libre, c'est-à-dire être libre au plus haut degré possible, c'est donc, respecter la loi dont la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 proclamera, en s’inspirant de Rousseau, qu'elle est "l'expression de la volonté générale." (art.6). Donc, en disant que la loi doit être la gardienne de la liberté, en tant que la liberté est "le plus grand bien de tous qui doit être la fin de toute législation", Rousseau se rapproche, cette fois, de Locke et des libéraux. Mais c’est pour s’en distinguer aussitôt. Car, premièrement, l’état de nature est, pour Rousseau, non pas du présent ou du passé, mais du futur : c'est un idéal à viser, une limite vers quoi tendre, une "utopie" au sens étymologique (du grec ou-topos, "qui n'existe nulle part"). À l’état de nature, l’homme sera paresseux, n'aura que des besoins élémentaires à satisfaire, alors qu'il a toujours été tyrannisé par de très nombreux besoins superflus (D314). À l’état de nature, l’homme écoutera la voix de sa conscience qui lui est un guide moral infaillible, au lieu que l’on constate au contraire qu’il ne sait plus faire la différence entre le bien et le mal (DMC). À l'état de nature, les hommes seront libres alors qu'à l'état civil (l'état de société) il a toujours été esclave (E221). L'état de nature n'est donc pas, pour Rousseau, à rétablir mais à établir. D'où, nouvelle différence fondamentale avec les libéraux : c'est la tâche de l'État (et non des individus égoïstes) que d'imposer une volonté générale qui, à travers la loi qui soit son expression, puisse faire progresser l'humanité vers l'état de nature.
C'est évidemment en ce sens que "le plus grand bien de tous", le souverain bien, c'est de lui faire faire un pas vers l'état de nature en établissant une liberté qui, sans nécessairement le rendre indépendant, rende en tout cas les hommes indépendants de leurs intérêts égoïstes particuliers. N'est-ce pas à dire que la liberté suppose l'égalité de tous les citoyens ?
"Le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, [...] se réduit à deux objets princi­paux : [deuxièmement] l’égalité parce que la li­berté ne peut subsister sans elle."
Rousseau répond simplement que l’égalité est la condition de possibilité de la liberté : il ne peut se concevoir de liberté, au sens où nous l'avons définie supra, sans égalité.
(F114) Dès lors que la liberté est un problème pour Locke et les libéraux, alors il est facile de comprendre qu'ils vont effectivement assigner à la loi la tâche, soit de prévenir toute atteinte à la liberté naturelle des hommes, soit, bien entendu, de la rétablir lorsque celle-ci aura été lésée. Mais, pour eux, la fonction de la loi doit donc être minimale, se borner à l'essentiel qui est « l’établissement, la conservation et l’avance­ment de leurs [droits naturels] (la vie, la liberté, la santé du corps, la propriété des biens ex­térieurs tels l’argent, les terres, les mai­sons, les meubles, et autres choses de cette nature) »(Locke, Lettre sur la Tolé­rance). Autrement dit, tout le travail législatif de l’État doit se borner à permettre le plein exercice des droits naturels consistant à laisser à chacun la liberté de maximiser ses chances d’être heureux, c’est-à-dire de jouir des propriétés de toutes sortes qui lui sont reconnues par les autres individus au motif qu’elles sont compatibles avec la même liberté chez autrui. « C’est pour cette seule raison que le magistrat est armé de la force réunie de tous ses su­jets, afin de punir ceux qui violent les droits naturels des autres »(Locke, Lettre sur la Tolé­rance). C’est-à-dire que la seule exception au caractère sacré de la liberté individuelle consiste à priver de liberté celui qui aura enfreint la liberté d’autrui. Et comme la victime a, par hypothèse, toutes les chances d’être en position de faiblesse à l’égard de son agresseur, il va bien falloir recourir à la force publique, à savoir la force de tous les citoyens réunis. Celle-ci ne peut se comprendre que comme résultant d'un contrat implicite entre des individus qui ont librement convenu « de se joindre et s’unir en société pour leur conservation, pour leur sûreté mu­tuelle, pour la tranquillité de leur vie »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §95) (B212), notamment pour éviter de voir se reproduire une infraction à la liberté individuelle par laquelle ils sont tous potentiellement concernés. Au nom de cet État minimal, l’égalité, qui n’est nullement naturelle pour les libéraux (l'état de nature est un état de parfaite liberté, non de parfaite égalité), et qui n'est nullement intelligible pour les empiristes (on ne peut pas plus faire l'expérience sensible de l'égalité que celle du parallélisme !) (B122), n’est pas un objectif pertinent pour la loi.
(F115) Pour Spinoza, contrairement à Locke, la fonction de la loi doit être maximale. Car l’homme isolé n’est qu’une partie de la Nature qui est nécessairement soumis aux passions (D111), c’est-à-dire qui est influencé par des causes extérieures qui tendent à l’affaiblir, voire à le détruire : « être captif de sa passion et incapable de rien voir qui nous soit vraiment utile est le pire esclavage, [mais] dans un État et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple et non de celui qui commande [...] chacun peut être plus libre sous la conduite de la Raison »(Spino­za, Traité Théologico-Politique, xvi). Cependant, comme chez les libéraux, l'égalité ne peut constituer un objectif pertinent pour la loi dans la mesure où, pour Spinoza, toutes les parties de la Nature n'ont pas le même degré de perfection, autrement dit de réalité, ou encore la même puissance de réaction à l'égard des causes extérieures : « plus nous passons à une perfection plus grande, plus nous partici­pons de l’être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature [...]. Or plus une chose a de la perfection, plus elle agit et moins elle est passive, et inversement plus elle agit et plus elle est parfaite »(Spinoza, Éthique, IV, 45 - V, 41-42) (D325). Ce qui importe exclusivement à Spinoza, c'est donc que la loi rende les hommes moins dépendants de la contrainte extérieure qui les affaiblit. C'est pourquoi il importe par dessus tout de les unir en un corps social commun qui les inclinera à chercher, tous ensemble, ce qui est leur est réellement utile, et non pas, isolément, ce qui leur est illusoirement, utile. Peu importe qu'ils soient égaux ou non, pourvu que les hommes fassent collectivement effort pour comprendre ce qui leur est collectivement utile, à la fois du point de vue du corps (s’unir plutôt que de s’isoler) et du point de vue de l’esprit (s’entendre plutôt que de se quereller). Dans tous les cas, « [il s'agit] de soustraire les hommes à l'esclavage pour qu’ils vivent dans la concorde »(Spino­za, Traité Théologico-Politique, xvi), l'esclavage, c'est-à-dire la contrainte extérieure. La valeur cardinale que l’État doit s’évertuer à promouvoir, n’est donc, pour Spinoza, ni la liberté, ni l’égalité, mais la concorde, la bonne entente, la cohésion sociale. Ce qui ne peut résulter que d’une intervention permanente de la loi dans tous les aspects de la vie individuelle afin que les hommes ne se nuisent pas mutuellement (E232).
(F116) L’égalité ne peut être l'objet principal de la loi ni pour Locke, ni pour Spinoza. Pour Locke, en effet, la société n'est qu'une somme de volontés particulières et égoïstes toutes occupées à maximiser une probabilité d'accéder au bonheur individuel. Ici, il est facile de comprendre que l'égalité serait contre-productive puisqu'elle constituerait un frein au libre épanouissement individuel. Et pour Spinoza, l'égalité est un leurre puisque tout dans la Nature est une affaire de rapport de forces, y compris donc dans la société des hommes où la force des volontés particulières et égoïstes est nécessairement dépassée par la force de la volonté de tous, à savoir celle de l'État de maximiser les chances de la société toute entière à résister à la contrainte extérieure. Or, nuance immédiatement Rousseau, entre la somme des volontés particulières (Locke) et la volonté de tous (Spinoza), il existe « la volonté générale, qui ne regarde qu’à l’intérêt commun, [et qui] ne doit pas être confon­due avec la volonté de tous, ni avec une somme de volontés particulières. La volonté particulière tend aux préférences tandis que la volonté générale tend vers l’égalité »(Rousseau, du Contrat Social, I, 3). Pour Rousseau, la volonté générale sera différente des volontés particulières égoïstes qui ne tendent à défendre que l'intérêt particulier de chacun. De même, la volonté générale sera distincte de la volonté de tous qui ne tend à défendre que l'intérêt particulier de la société. C'est en ce sens qu'il doit exister une volonté générale qui défende l'intérêt général, c'est-à-dire l'intérêt du citoyen qui n'est, ni un simple individu égoïste, ni un simple rouage d'une mécanique sociale. En tant qu'individu égoïste ou en tant que rouage d'une mécanique sociale, les hommes ne pourront jamais se libérer de leurs dépendances particulières à l'égard, soit des autres individus, soit de la société toute entière. C'est pour cela que « la liberté sans la justice est donc une contradiction »(Rousseau, du Contrat Social, I, 3). Pas de liberté sans justice, cela veut dire pas de liberté sans indépendance du citoyen à l'égard des volontés particulières individuelles (volonté égoïste d'être heureux) ou collectives (volonté de la société de se perpétuer). Voilà pourquoi « il n’y a point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois »(Rousseau, du Contrat Social, I, 3). La vocation de la loi ne pouvant être, selon Rousseau, que de promouvoir une certaine forme d'indépendance à l'égard des volontés particulières, alors on comprend aisément qu'il ne peut exister de liberté là où quelqu'un (un individu) ou quelque chose (la société) est au dessus des lois. Ou encore, pas de liberté sans souveraineté des lois comme expression de la volonté générale des citoyens. Bref, pas de liberté sans égalité de tous les citoyens à l'égard de la loi.
L'égalité de tous les citoyens devant la loi est donc, pour Rousseau, la condition de possibilité d'une liberté entendue comme absence de toute dépendance particulière. L'égalité devient donc, pour Rousseau, sinon l'objectif suprême, du moins l'objectif prioritaire de la loi. Or, dire qu'il appartient à la loi d'instaurer l'égalité des citoyens, est-ce dire qu'il appartient à la loi d'instaurer une uniformité dans la société ?
II - Il appartient à la loi, non pas d'instaurer une uniformité politique ou économique, mais d'éviter que les inévitables différences de statuts et de richesses ne dégénèrent en inégalités génératrices de dépendances à l'égard des intérêts particuliers .

"Il ne faut pas entendre par là que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois"
Rousseau nous dit d'une part que l'égalité devant la loi n'est pas synonyme d'uniformité, mais que, d'autre part, sur le plan politique, l'égalité doit être compatible avec des différences de pouvoir, à condition que celles-ci ne soient pas dues à un rapport de force et qu'elles découlent d'un mérite reconnu par la loi.
(F121) Pour les libéraux, la fonction de l'État est, avons-nous dit, minimale : il s'agit de permettre à chacun de conserver ou de restaurer l'état de nature dans lequel chacun est libre de maximiser ses chances d'être heureux en jouissant paisiblement de ses propriétés. Aussi, si l'État se préoccupait d'établir l'égalité des statuts politiques, non seulement ce ne serait plus un État minimal, mais encore il réduirait, voire anéantirait la capacité que possède chaque individu à se distinguer par son travail : « le travail qui est le mien, sortant les choses de l’état de communauté où elles étaient, a fixé ma propriété sur elles [...]. La propriété est fondée sur le travail »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §28-40) (D121). L'égalisation des statuts politiques s'accompagnerait alors d'un relâchement du lien social car c'est « sur cette disposition du genre humain à sympathiser avec les puissants [que] sont fondées la distinctions des rangs et l’ordre de la société »(Smith, Théorie des Sentiments Moraux, I, iii, 3). En effet, l'existence d'une élite politique constitue non seulement la classe qui, dans la division politique des tâches, est chargée de gouverner, mais constitue aussi une sorte de promesse de distinction pour les faibles et les opprimés, pour peu qu'ils s'en donnent la peine par leurs efforts et leur travail, autrement dit par leur mérité. Il faut donc des puissants et des faibles, parce que la puissance est la récompense du mérite, c'est-à-dire une forme particulièrement prisée de distinction. C'est pourquoi, pour les libéraux, l'égalité politique est un pur non-sens.

(F122) Pour Spinoza, au contraire, la fonction de l'État est maximale. Comme, dans la Nature, « toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut de persévérer dans son être »(Spinoza, Éthique, III, 6-7-9-11-12) (E231), et comme l'homme ne fait pas exception à cette règle, le seul problème qui se pose vraiment, c'est : comment améliorer nos chances de persévérer dans l'être, autrement dit notre espérance de vie ? Et, s'agissant de l'homme, la solution au problème consiste dans la Raison qui n'est autre que l'effort (conatus) que font les hommes pour chercher ensemble ce qui leur est réellement utile, à savoir se conserver ensemble dans un esprit ou un corps commun. Or, cet esprit ou ce corps commun, ce n'est rien d'autre que l'État dont la puissance s'impose à tout être humain dès la naissance pour maximiser ses chances de survie. Et ce processus n'est possible que parce qu'il n'y a, dans la Nature, que des rapports de force ou de puissance : « il n'y a pas, dans la Nature, de chose singulière telle qu'il n'y en ait une autre plus puissante et plus forte. Mais, étant donnée une chose quelconque, il y en a toujours une autre plus puissante par quoi la première peut être détruite »(Spino­za, Éthique, IV, 8). Dès lors, l'instauration de l'égalité comme fonction de l'État est aussi, pour Spinoza, un pur non-sens, ne fût-ce que parce que l'État est lui-même une partie de la Nature qui, dans l'intérêt même des individus qui le composent, doit s'imposer à eux par la force. Donc, même si les citoyens sont égaux entre eux, l'État reste au-dessus des citoyens.

(F123) L'égalité n'est pas un objectif pour les libéraux parce qu'ils sont atomistes (du grec atomos, "individu"), or les atomistes considèrent que la diversité est une condition de la richesse. Et l'égalité n'est pas un objectif pour Spinoza parce qu'il est holiste (du grec holos, "tout"), or les holistes considèrent que le Tout (la société) est nécessairement plus fort et plus important que la partie (l'individu). Mais, pour Rousseau, entre les volontés particulières des individus et la volonté particulière du tout de la société, il y a la volonté générale de l'individu en tant que citoyen. La volonté générale, c'est la volonté de chaque homme, non pas comme simple individu égoïste, ni comme simple rouage de la société, mais comme citoyen égal à tout autre citoyen conscient que le souverain bien ("le plus grand bien de tous"), c'est la liberté, autrement dit la dépendance de chacun à l'égard de la volonté générale exprimée par la loi. Il est significatif que tous ces principes, énoncés en 1762 par Rousseau, sont repris par les Constituants de 1789 dans la célèbre Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Déjà dans l'intitulé, "l'homme" (qui n'a que des intérêts particuliers) est distingué du "citoyen" (lié à l'intérêt général). Ensuite l'article 1 proclame, comme Rousseau, que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », autrement dit qu'il existe une liberté naturelle ("naissent et demeurent") garantie par le droit, c'est-à-dire par la loi. Égalité, ajoute le même article qui n'est pas synonyme d'uniformité mais qui est compatible avec les distinctions individuelles : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ». Nuance rappelée et précisée par l'article 6 : « tous les Citoyens étant égaux [aux yeux de la loi] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Bref, comme le soulignait déjà Rousseau, l'égalité n'entraîne pas nécessairement l'uniformité. Exemple banal : le médecin et son patient ont des statuts sociaux bien distincts puisque l'un possède le pouvoir de prescrire que ne possède pas l'autre. Pourtant l'un et l'autre seront dits égaux au sens de Rousseau ou de la D.D.H.C. à condition que le pouvoir du médecin découle de son mérite (à travers ses études de médecine) constaté et sanctionné par la loi (à travers le diplôme de docteur en médecine). Du coup, le médecin se distingue en exerçant une profession valorisante et valorisée, et la société se consolide à travers la confiance que les patients accordent à leur médecin en qui ils voient quelqu'un de méritant. La pensée de Rousseau réalise donc la synthèse de la nécessité spinozienne d'une pensée rationnelle commune (E232), et de l'exigence libérale de distinction individuelle (C212).

Donc, pour Rousseau et les Constituants de 1789, l'égalité devant la loi est compatible avec des différences de status sociaux ou politiques, à condition que ces différences de statut soient justifiées par le mérite (comme chez les libéraux), et non pas par des rapports de force qui pourraient nuire à la cohésion sociale (comme chez Spinoza). Cela dit, n'existe-t-il pas des conditions économiques préalables à la mise en pratique de l'égalité politique ou sociale des citoyens devant la loi ?

"et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre."

Dans cette dernière phrase, Rousseau énonce ce qu'il entend par égalité économique : encore une fois, il n'y est pas question d'uniformité. Simplement, il faut que les différences de richesses n'excèdent pas un certain seuil. Ce seuil est franchi, nous dit-il, lorsque les plus pauvres sont contraints de se vendre à se vendre aux plus riches et donc, corrélativement, lorsque les plus riches sont en mesure d'acheter les plus pauvres.

(F124) Pour les libéraux, c'est le travail individuel qui est seul créateur de valeur, non seulement dans le sens où le travail permet de se distinguer moralement en se voyant reconnaître par autrui la propriété de ce qu'on a transformé par son travail, mais aussi, simplement, dans le sens économique : « qu’on fasse ré­flexion à la différence qui se trouve entre un arpent de terre où l’on a planté du tabac ou du sucre, ou semé du blé ou de l’orge, et un arpent de la même terre qui est laissé commun, sans propriétaire qui en ait soin. Et l’on sera convaincu entière­ment que les effets du travail font la plus grande partie de la valeur »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §28-40) (D121). C'est bien le travail qui apporte une plus-value aux choses qui ont été transformées par un homme, et, comme la plus-value se répercute, éventuellement, sur le prix des choses vendues par celui qui s'en voit reconnaître la propriété, c'est aussi le travail qui permet d'accroître la richesse individuelle du vendeur. Ce qui implique que c'est la liberté d'entreprendre qui va encourager les agents économiques à se distinguer moralement et à s'enrichir économiquement : « aussitôt qu’il y aura des capitaux accu­mulés dans les mains de quelques particuliers, certains emploieront ces capitaux à mettre en œuvre des gens industrieux auxquels ils fourniront des matériaux et des subsistances, afin de faire un profit sur la vente de leurs produits. [Et] comme de meilleures machines, une plus grande dextérité et une division et distribution du travail mieux entendues sont cause que, pour exécuter une pièce quelconque, il ne faut qu’une moindre quantité de travail [...], l’amélio­ration générale consiste à faire baisser par degré le prix réel de presque tous les ou­vrages des manufac­tures »(Smith, la Ri­chesse des Nations) (E211). Pour peu qu'un coup de pouce de la "main invisible" détermine une harmonieuse division du travail, la liberté d'entreprendre va entraîner, l'enrichissement généralisé de la société, soit à travers l'augmentation des profits capitalistes, soit à travers la baisse des prix des biens et des services. On peut donc dire que le liberté absolue de travailler est, chez les libéraux, la condition première de la prospérité économique : « la division du travail est donc ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à l’opulence géné­rale »(Smith, la Ri­chesse des Nations) (E211). Par conséquent, toute entrave à la liberté de travailler, donc de s'enrichir, toute tentative pour égaliser les niveaux de richesses, s'avérera économiquement contre-productive dans la mesure où « l’inégalité [de richesse] permet néanmoins de susciter et entretenir le mouve­ment perpétuel de l’industrie du genre humain »(Smith, Richesse des Na­tions, II).

(F125) L'État, chez Spinoza et au contraire des libéraux, a vocation à contraindre tous les aspects de la vie individuelle afin que les uns et les autres puissent maximiser leurs chances de survie en unissant leurs puissances respectives au lieu de les utiliser pour se nuire mutuellement. Et nous avons dit que Spinoza appelle "Raison" l'effort (conatus) que chacun fait pour rechercher ce qui lui est réellement utile en coopération avec autrui : « les hommes gouvernés par la Raison cherchent en effet ce qui leur est utile et ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes ; car si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puis­sant que cha­cun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que l’homme »(Spinoza, Éthique, IV, 18-35). En d'autres termes, la Raison commande à tout homme de rechercher la paix avec autrui plutôt que le conflit car, qu'il soit plus puissant que moi, ou moins puissant que moi, autrui est toujours utile à ma conservation pour peu que, lui et moi, vivions en paix. Il en résulte que la paix est, de beaucoup, préférable à une égalité dont nous avons vu par ailleurs qu'elle était inconcevable dans la Nature. Cela dit, Spinoza a néanmoins compris, bien avant même l'avènement du capitalisme, qu'il existe une forme d'inégalité économique particulièrement perverse car incompatible, justement, avec la paix. En effet, si on laisse les hommes s'enrichir sans limite, il se tissera peut-être bien ce lien social que les libéraux appellent "sympathie" à l'égard des plus riches, mais les hommes ne seront pas pour autant en paix : « tout homme est esclave d'un autre aussi longtemps que cet autre le tient en sa puissance, [notamment après] lui avoir inspiré une crainte extrême, ou se l'être attaché par des bienfaits [...]. Lorsque les sujets d'une nation sont trop ter­rorisés pour se soulever, on ne devrait pas dire que la paix règne »(Spinoza, Traité Politique, II-V-VI). Tout au contraire, les plus pauvres seront esclaves des plus riches et n'auront de cesse de devenir riches à leur tour par tous les moyens, fût-ce par la violence. Bref, les trop grandes inégalités de richesses instaurent, remarque Spinoza, un climat de guerre latente, de guerre larvée. « Aussi, les champs, la totalité du sol et même les maisons devront-elles faire partie de l'ensemble de la propriété publique »(Spinoza, Traité Politique, II-V-VI). Bref, Spinoza éprouve la plus grande méfiance à l'égard de la tendance des hommes à l'appropriation privée, notamment des moyens de production, et donc, corrélativement, à se concurrencer de manière agressive plutôt qu'à coopérer paisiblement.

(F126) Rousseau se rapproche de Spinoza, contre les libéraux, dans le sens où il reconnaît que la modération des inégalités économiques est une tâche qui incombe à l'État. En effet, d'une part Rousseau considère clairement la propriété matérielle privée comme superflue (un luxe), et non, conformément au point de vue libéral, comme une donnée naturelle nécessaire à la distinction individuelle. Rousseau va même jusqu'à considérer la propriété matérielle privée comme la cause de tous les malheurs de l'homme et, plus précisément, comme le principal frein à l'avancement de l'humanité vers l'état de nature. Aussi, « [à quel point faut-il borner le luxe ? [...] Tout est source de mal au-delà du nécessaire physique : le premier qui, ayant enclos un terrain, s’écria “ceci est à moi” et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le premier fondateur de la société civile. Que de crimes [...] de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables “gardez-vous d’écou­ter cet imposteur] »(Rousseau, du Contrat Social, II, 11). Dès lors, il va de soi que, si l'on veut lutter contre ce funeste goût du luxe, cet exécrable goût de l'appropriation individuelle (auri sacra fames, "détestable appétit de l'or" disait déjà Virgile !) il faudra « du côté des grands, modérations de biens et de crédit, et, du côté des petits, modération d’avarice et de convoitise. »(Rousseau, du Contrat Social, II, 11). Or, il ne peut, pour Rousseau, être question de confier à la seule morale égoïste individuelle et encore moins à la seule "main invisible" de la providence le soin de modérer ce goût du luxe désormais inscrit dans les coutumes sociales. C'est pourquoi il va revenir à la loi, encore une fois comme expression de la volonté générale, la lourde tâche de modérer tout à la fois la cupidité des plus riches et l'envie des plus pauvres, sous peine que, par avarice et convoitise, les plus pauvres se vendent aux plus riches et que, par amour immodéré des biens et des crédits, les plus riches exploitent les plus pauvres (E221). « Cette égalité, disent-ils, est une chimère de spécula­tion qui ne peut exister dans la pratique. Mais [...] c’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir »(Rousseau, du Contrat Social, II, 11). Certes, l'histoire n'a pas confirmé l'optimisme de Rousseau (mort en 1778) quant à l'efficacité de la législation pour encadrer les différences économiques. En revanche, l'essor du capitalisme a en effet transformé les plus pauvres en moyens offerts aux plus riches pour faire du profit, comme l'a remarqué Kant (E222), et le statut du travailleur fait apparaître la nécessité pour les prolétaires de se vendre à la bourgeoisie en contrepartie d'un salaire (E212). Il n'y a guère que la période dite des "Trente Glorieuses" (1945-1975) qui, momentanément, a semblé donner raison à Rousseau. Il est donc difficile de dire si, oui ou non, l'égalité dont parle Rousseau est "une chimère de spéculation" !

Pour Rousseau, il appartient en tout cas à la loi de restreindre ce goût du luxe généralisé pour orienter, si possible, les hommes vers une simplicité relative qui instaurera parmi les hommes une égalité sans laquelle il n'est pas de liberté possible et qui consiste à éviter que les différences de richesse ne soient génératrices de rapports de force individuels, donc de dépendances particulières.

La raison d'être de la loi ne peut être que d'établir les conditions sans lesquelles les hommes sont condamnés à vivre mutuellement dépendants de leurs intérêts particuliers mutuels, au lieu que la véritable liberté consiste à ne dépendre que de l'intérêt général, autrement dit de l'intérêt du citoyen en tant que celui-ci est nécessairement l'égal de tout autre. Dès lors, la garantie de liberté que la loi est censée offrir au citoyen nécessite l'institution d'une égalité de droits dans le cadre de laquelle les distinctions individuelles restent possibles à condition de ne pas excéder un seuil au-delà duquel le citoyen libre et égal à tout autre s'efface derrière l'individu dépendant des rapports de force engendrés par les intérêts particuliers.

mercredi 27 janvier 2010

REFERENCES DES RENVOIS (E111 - E333 - DME)


E111 « Il faut distinguer la production [poïèsis] et l’action [praxis]. Tout art [tekhnè], quel qu’il soit, tend à pro­duire. Ses efforts, sa recherche des principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître quelque chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui produit et non point dans la chose qui est produite […]. L’art [tekhnè] est donc un certain mode d’existence orienté vers une production [poïèsis] dirigée par des règles [...]. Quant à la prudence [phronèsis], elle tend à faire agir. On peut en avoir une idée en considérant […] le trait distinctif de l’homme prudent [phronimos] : être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur […]. Le but de la production est toujours différent de la chose produite, tandis que le but de l’action n’est toujours que l’action elle-même, puisque la fin qu’elle se propose ne peut être que de bien agir. »(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b)
E112 « De même que les arts [tekhnai] doivent recourir à des instruments appropriés si l’on veut que la production soit menée à bonne fin, de même en est-il en ce qui concerne l’administration familiale [oïkonomia]. Les instru­ments sont soit in­animés, soit animés : pour le pilote, le gouvernail est un instrument inanimé, alors que le timonier est un instrument ani­mé, puisque l’exécutant dans les différents métiers entre dans la catégorie de l’instru­ment. De même, un bien que l’on a acquis est un instrument pour vivre et la propriété est une masse d’instruments, l’esclave est donc un bien acquis animé et tout exécutant est un instrument qui tient lieu d’instruments [tout comme la main]. Et un bien acquis, c’est un instrument en vue de l’action et séparé de celui qui s’en sert. [Cela dit], si les navettes tissaient d’elles-mêmes et si les plectres jouaient tout seuls de la cithare, les patrons n’auraient pas besoin d’ouvriers ni les maîtres d’esclaves. »(Aristote, Po­litique, I, 1253b-1254a)
E113 « L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et, éventuellement, le remplace tout à fait. [...] Dans l'emploi des machines qui, de tous les instruments, sont les mieux adaptés au fonctionnement de l'animal laborans ["l'animal qui travaille", c'est-à-dire l'homme], ce n'est plus le mouvement du corps qui détermine le mouvement de l'instrument, ce sont les mouvements de la machine qui règlent ceux du corps. Rien ne se mécanise plus facilement, en effet, que le rythme du processus de travail. »(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iv)

E121 « C’est proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher [...]. Ainsi, toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont [...] la médecine, la mécanique et la morale. »(Descartes, Principes de la Philoso­phie, préf.)
E122 « Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs fi­gures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordi­nairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits. »(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203)
E123 « Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique [...], j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire [...] et j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, au­tant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connais­sances qui soient fort utiles à la vie [...]. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'arti­fices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principa­lement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. »(Descartes, Discours de la Méthode, VI)

E131 « Une révolution s'est accomplie alors même que l'homme reste le moteur. Le nombre d'outils avec lesquels l'homme peut opérer en même temps est limité par le nombre de ses propres organes [...]. La machine, point de départ de la révolution industrielle, remplace donc le tra­vailleur qui manie un outil par un mécanisme qui opère à la fois avec plusieurs outils semblables, et reçoit son impulsion d'une force unique, quelle qu'en soit la forme [...]. La machine-outil a pris la place du simple outil. » (Marx, le Capital, I, xv, 1)
E132 « Si la machine est le moyen le plus puissant d’accroître la productivité du travail, c’est-à-dire de raccourcir le temps nécessaire à la production des marchandises, elle devient, comme support du capital, dans les branches d’industries dont elle s’empare d’abord, le moyen le plus puissant de prolonger la journée de travail au-delà de toute limite naturelle. Et tout d’a­bord le mouvement et l’activité du moyen de travail devenu machine se dressent indépendants devant le travailleur. Le moyen de travail est dès lors un perpetuum mobile industriel qui produirait indéfiniment, s’il ne rencontrait une barrière naturelle dans ses auxiliaires humains, dans la faiblesse de leurs corps et la force de leurs volontés. L’automate, en sa qualité de capi­tal, est fait homme dans la personne du capitaliste. Une passion l’anime : il veut tendre l’élasticité humaine et broyer toutes ses résistances. La facilité apparente du travail à la machine et l’élément plus maniable et plus docile des femmes et des en­fants l’aident dans cette œuvre d’asservissement. »(Marx, le Capital, I, xv, 3)
E133 « L’innovation technologique concerne non seulement le travail, mais aussi le moyen de se procurer des biens de consommation et les augmenter [...]. Le progrès, c’est avant tout le progrès dans le travail, mais surtout le travail pour se procurer les biens de consommation et les augmenter [...]. Donc l’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie pour obtenir la cohésion des forces sociales : les gains de productivité deviennent un instrument de domination universelle. »(Marcuse, l’Homme Unidimensionnel, IV)


E211 « Aussitôt qu’il y aura des capitaux accu­mulés dans les mains de quelques particuliers, certains emploieront ces capitaux à mettre en œuvre des gens industrieux auxquels ils fourniront des matériaux et des subsistances, afin de faire un profit sur la vente de leurs produits. [Et comme] de meilleures machines, une plus grande dextérité et une division et distribution du travail mieux entendues sont cause que, pour exécuter une pièce quelconque, il ne faut qu’une moindre quantité de travail [...], l’amélio­ration générale consiste à faire baisser par degré le prix réel de presque tous les ou­vrages des manufac­tures. La division du travail est donc ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à l’opulence géné­rale. [Mais] si ce n’est qu’en vue du profit que chaque individu tâche de diriger l’industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chacun est néanmoins conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions : rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. »(Smith, la Ri­chesse des Nations)
E212 « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes […]. De plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat. [Mais], dans la mesure où la bourgeoisie, autrement dit le capital, se déve­loppe, on voit se développer le prolé­tariat, la classe des travailleurs modernes qui ne vivent qu’autant qu’ils trouvent du tra­vail, et qui ne trouvent du travail qu’au­tant que leur travail accroît le capital […]. Or, le développement de l’industrie nivelle de plus en plus les intérêts et les condi­tions de vie au sein du prolétariat, à mesure que le machinisme ramène presque partout le salaire à un niveau également bas [...]. Bien­tôt les ouvriers s’essaient à des coalitions contre les bourgeois, ils se groupent pour défendre leur salaire, [et], mettant à profit les dissen­sions intestines de la bourgeoisie, ils lui arrachent la reconnaissance sous forme de loi, de cer­tains intérêts des travailleurs, par exemple, la loi des dix heures en Angleterre. »(Marx, Mani­feste Communiste de 1848, i)

E221 « [L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut. Aussi,] tant que les hommes s’appliquèrent à des ouvrages qu’un seul pouvait faire et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pou­vaient l’être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépen­dant. Mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du se­cours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se chan­gèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. »(Rousseau, Discours sur l’Origine de l’Inégalité, ii)
E222 « Tout être a soit un prix [économique], soit une dignité [morale]. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une di­gnité, c’est ce qui est digne de respect [...]. Les êtres raisonnables sont des personnes, leur nature les désigne comme des fins en soi et non comme de simples moyens ; […] tout respect pour une personne n’est donc proprement que respect pour la loi morale dont cette personne nous donne l’exemple [or] on agit par respect pour la loi en faisant abstraction des fins qui peuvent être réalisées par une telle action. [Donc] tout être raisonnable doit se représenter son existence selon un principe qui vaut aussi pour moi ; [...] l'impératif catégorique [moral] sera donc : agis de telle sorte que tu traites l’humanité [la qualité d’être humain] aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen. »(Kant, Fondement de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-434)
E223 « L’homme heureux se contente rarement d’être heureux : il éprouve de surcroît le besoin d’y avoir droit, il veut être convaincu qu’il mérite son bonheur, et surtout qu’il le mérite par comparaison avec d’autres ; il veut donc pouvoir croire qu’en ne possédant pas le même bonheur, le moins fortuné n’a que ce qu’il mérite ; bref, le bonheur veut être légitime [...]. Si l’apparition du rationalisme économique dépend d’une technique rationnelle et d’un droit rationnel [Zweckrationa­lität, rationalité instrumentale], elle dépend avant tout de la capacité et de la disposition des hommes à adopter des formes déterminées d’une conduite de vie caractérisée par un rationalisme pratique [Wertrationalität, rationalité morale]. »(Weber, So­ciologie des Religions)

E231 « Toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut de persévérer dans son être. [Donc] l’effort [conatus] par lequel chaque chose tente de persévérer dans son être n’est autre que l’essence actuelle de cette chose [...]. Le désir, c’est le conatus accompagné de la conscience de lui-même […], de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à notre conservation. [...] Par sentiments, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou di­minuée [...] et en même temps les idées de ces affections [...] : la joie est le sentiment par lequel l’esprit passe à une perfec­tion plus grande ; la tristesse [...] à une perfection moindre. [Il s’ensuit que] l’esprit s’ef­force, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps. »(Spinoza, Éthique, III, 6-7-9-11-12)
E232 « Le fondement de la vertu morale est l’effort même pour conserver son être. [Or] la Raison exige que chacun s’aime soi-même, c’est-à-dire cherche ce qui lui est réellement utile [...]. Il faut donc que les hommes cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est réellement utile [...] et par consé­quent soient justes. Les hommes gouvernés par la Raison cherchent en effet ce qui leur est utile et ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes ; car si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puis­sant que cha­cun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que l’homme [...]. Les hommes ne peuvent donc rien souhaiter de supé­rieur [...] que de conserver leur être et chercher tous en même temps ce qui est utile à tous, composer pour ainsi dire un seul esprit ou un seul corps qu’ils s’efforcent tous de conserver [...]. Homo homini deus. »(Spinoza, Éthique, IV, 18-35)
E233 « La solidarité mécanique, qui oublie la majeure partie des phénomènes sociaux actuels, ne lie pas les hommes avec la même force que la division du travail [solidarité organique]. Il est évident que la solidarité sociale tend à devenir presque exclusivement organique. C'est une certaine division du travail qui fait tenir ensemble les agrégats sociaux des types supérieurs. »(Durkheim, de la Division du Travail Social, I, v)



E311 « La loi morale m’ordonne de faire du plus haut bien possible dans un monde, l’objet ultime de toute ma conduite. […] Et, bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain Bien, comme dans celui d’un tout […], ce n’est pas lui mais la loi morale (qui au contraire limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur) qui est le principe déterminant de la volonté bonne recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien. C’est bien pourquoi la morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons de­venir dignes du bonheur […]. Quelqu’un est digne de posséder une chose ou un état quand le fait d’être dans cette posses­sion s’accorde avec le souverain Bien. On peut maintenant aisément comprendre que tout mérite dépend de la conduite mo­rale, parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain Bien, la condition du reste (de ce qui se rapporte à l’état de la per­sonne), à savoir la participation au bonheur. »(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129)
E312 « Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Pour l’objet conçu comme effet de l’ac­tion que je me propose, je peux bien, sans doute, avoir de l’inclination ou de la crainte, mais jamais de respect, parce que c’est sim­plement un effet, et non l’activité d’une volonté bonne. [...] Il n’y a que ce qui est lié à ma volonté uniquement comme principe et jamais comme effet, ce qui ne sert pas mon inclination ou ma crainte mais qui les domine, ce qui, du moins, empêche entièrement qu’on en tienne compte dans la décision, qui puisse être objet de respect : à savoir la simple loi morale elle-même [l’impératif catégorique]. Or, si une action accomplie par devoir doit exclure complètement [tout intérêt], il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est objectivement, la loi morale, et sub­jectivement, un pur respect pour cette loi : c’est au contraire un sen­timent spontanément produit par un concept de la raison [...]. Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose. [Le problème] est qu’on ne peut citer avec certitude un seul cas où une action conforme au devoir ait unique­ment re­posé sur la seule re­présentation du devoir. »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407)

E321 « La conscience morale, c’est la perception de la répudiation de certains désirs [notamment le complexe d'Oedipe] que nous éprouvons et qui n’a pas besoin de se justifier mais qui est sûre d’elle-même […]. Ce qui caractérise le tabou, c'est d'être est un com­mandement de la conscience morale dont la transgression est suivie d’un épouvantable sentiment de culpabilité dont on ignore l’origine. »(Freud, Totem et Tabou, ii)
E322 « Sous l’influence de l’instinct de conservation, le moi raisonnable se conforme au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, il consent à en différer et à en déformer la réalisation [...]. Les symptômes névrotiques découlent de tendances sexuelles refoulées mais demeurées actives, de tendances entravées, mais de façon incomplète, ce qui rend possible le retour du but sexuel refoulé ; c’est ce qui explique que la né­vrose rende asocial, […] qu’elle soit pour la collectivité un facteur de décomposition. [Or comme] l’identification est la première manifestation de l’attachement social, [e.g. le petit garçon] s’attache à sa mère comme objet sexuel et s’identifie à son père comme modèle à imiter [...], les relations sociales se construisent sur des identifications avec d’autres membres de la collec­tivité, […] c’est donc l’amour (Éros) qui demeure le principal déterminant de la conscience morale, que ce soit l’amour sexuel, ou que ce soit l’amour désexualisé, sublimé. »(Freud, Essais de Psychanalyse)
E323 « Le prochain n’est pas seulement un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation de satis­faire son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sans son consente­ment, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer [...]. De là, la mise en œuvre de mé­thodes qui doivent inciter les hommes à des identifications et à des relations de haine subli­mées. [C'est pourquoi] il reste toujours possible de lier les uns aux autres dans un amour apparemment désintéressé une assez grande foule d’­hommes, mais à condition qu’il en reste d’autres à qui manifester de l’­hostilité. »(Freud, Malaise dans la Culture, v)

E331 « Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de fidélité à ses engagements, et de justice. [Mais] je pose en fait qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus morales, parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité et de la religion. Sa virtù est d'être d'un caractère facile à se plier aux différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il lui est aussi utile de persévérer dans le bien, lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, que de savoir en dévier, lorsque les circonstances l'exigent. Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne respire la bonté, la justice, la bonne foi et la piété [le respect de la religion] ; et cette dernière qualité est celle qu'il lui importe le plus de paraître posséder, parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par aucun des autres sens [...]. Il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de qualités, mais plutôt de paraître les avoir. »(Machiavel, le Prince, xviii)
E332 « Aucun potlatch [terme amérindien signifiant "acte de donner"], aucune destruction de ri­chesses, [...] aucun acte de grandeur n'est exempt d’égoïsme […]. Le motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de ces destructions folles de richesses n’est à aucun degré désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par le don, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut (magister) ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) [...].Toute cérémonie, tout acte légal et coutumier n'est fait qu'avec un don matériel et un contre-don qui l'accompagnent : la richesse donnée et reçue est l'un des principaux instruments de l'organisation sociale. »(Mauss, Essai sur le Don)
E333 « L’économie des biens symboliques [éducation, art, politique, etc.] repose sur le refoulement ou la censure de l’intérêt économique, c’est-à-dire le prix, qui doit être caché ou, du moins, laissé dans le vague [...]. Le travail collectif de dénégation soutenu par un ensemble d’institutions, dont la première et la plus puissante est le langage. [En particulier], l’homme public n’est qu’un homme privé autorisé et encouragé à se présenter comme serviteur dévoué du bien pu­blic. »(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi)






Socrate. - Il est donc évident que ceux-là ne désirent pas les choses mauvaises, qui ne les connaissent pas, mais qu'ils désirent celles qu'ils pensent être bonnes, et qui sont en fait mauvaises. En conséquence, ceux qui, sans les connaître, les croient bonnes, désirent manifestement des choses bonnes, n'est-ce pas ? Ménon. - Pour ceux-là, il y a des chances. Socrate. - Mais quoi ? ceux qui, à ce que tu dis, désirent les choses mauvaises, et qui pensent que les choses mauvaises sont nuisibles pour celui à qui elles arrivent, savent-ils qu'ils en subiront du dommage ? Ménon. - C'est nécessaire. Socrate. - Et ces mêmes hommes, ne pensent-ils pas que ceux qui subissent du dommage sont malheureux à proportion du dommage subi ? Ménon. - Cela aussi est nécessaire. Socrate. - Et que les malheureux sont infortunés ? Ménon. - Je le pense, pour ma part. Socrate. - Est-il donc un homme qui veuille être malheureux et infortuné ? Ménon. - Il ne me semble pas, Socrate. Socrate. - Personne, donc, Ménon, ne veut ce qui est mauvais, s'il est vrai qu'il refuse d'en être réduit là. Être malheureux, en effet, qu'est-ce d'autre qu'obtenir ce qui est mauvais ?

Platon, Ménon