dimanche 11 octobre 2009

LE RECIT HISTORIQUE PEUT-IL ÊTRE OBJECTIF ?

L’histoire n’est pas un simple acte abstrait de la Conscience de soi, de l’Esprit du monde ou de quelque autre fan­tôme métaphysique, mais un acte purement matériel. / [E.g.], toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusque là et trouve son expression à la fois idéaliste et matérialiste dans un État. // Or, la division du travail, prend aussi, dans la classe dominante, la forme de la division du travail intellectuel et du travail matériel, de sorte qu’il existe des idéologues dont la principale activité consiste à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet […]. / Voilà pourquoi, en ne se préoccupant pas des conditions de production ni des producteurs de leurs idées, les hommes se sont toujours fait de fausses idées sur eux-mêmes.
Marx-Engels, l’Idéologie Allemande


B3 - Le récit historique peut-il être objectif ?


Dans ce texte, Marx pose la question suivante : le récit historique peut-il être objectif ? Tout d'abord l'histoire n'est-elle pas un processus d'évolution sociale avant que d'être un récit ? Dès lors, l'objectivité du récit historique ne va-t-elle pas dépendre de l'état des rapports de force qui traversent toute société ? Nous allons donc développer l'idée que l'histoire n'est pas primordialement un récit, mais un processus d'évolution sociale commandée par les luttes que se livrent des classes sociales dont l'une est dominante et dont les intérêts matériels sont opposés à ceux de la ou des classe(s) dominée(s). Dès lors, le récit historique sera nécessairement entaché de l'idéologie par laquelle la classe dominante a intérêt à dissimuler les conditions matérielles de sa domination, et ce récit demeurera donc inobjectif tant que n'auront pas disparu de telles conditions inégalitaires.



I - L'histoire n'est pas primordialement un récit, mais un processus d'évolution sociale commandée par les luttes que se livrent des classes sociales dont l'une est dominante et dont les intérêts matériels sont opposés à ceux de la ou des classe(s) dominée(s).



" L’histoire n’est pas un simple acte abstrait de la Conscience de soi, de l’Esprit du monde ou de quelque autre fan­tôme métaphysique, mais un acte purement matériel."

Marx nous dit là que l'histoire est un phénomène matérialiste et non pas un phénomène idéaliste, un phénomène physique et non pas un phénomène métaphysique, ce qu'il illustre en reprenant ironiquement le vocabulaire métaphysique et idéaliste de Hegel.

(B311) Pour Hume et les empiristes, l'histoire est un récit descriptif, un répertoire d'expériences (B111). En effet, rares sont les hommes qui peuvent avoir fait l'expérience sensible d'un vestige ou d'un témoignage portant sur les civilisations qui ne sont pas les leurs dans le temps ou dans l'espace. L'historien, en revanche, est celui qui a une telle expérience. Et cette expérience, il la consigne dans des documents qu'il met à la disposition de ses semblables pour que ceux-ci aient, en quelque sorte, une expérience indirecte de ces vestiges ou témoignages. Voilà pourquoi, pour les empiristes, « le principal usage de l’histoire est de nous montrer les hommes en diverses circonstances et situa­tions, et, en nous fournissant des ma­tériaux d’où nous pouvons former nos observations, nous familiariser avec les ressorts réguliers de l’action et de la conduite humaine »(Hume, Enquête sur l’Entendement Hu­main, VIII, 1).

(B312) Pour Hannah Arendt, l'histoire est également un récit, mais, à la différence de Hume, ce n'est pas un récit empirique, élaboré au hasard des circonstances et des rencontres, c'est un récit normatif, qui véhicule des normes, des modèles. Dans la mesure en effet où l'homme est un "animal politique" (DMA), un animal qui porte des jugements de valeur pour améliorer sa vie et non simplement pour survivre, la société humaine (la Cité) doit avoir une activité consistant à garder la trace des actions ayant de la valeur. Sans cette activité de mémoire collective, de telles actions tomberaient bientôt dans l'oubli et, de ce fait, n'auraient aucune valeur. C'est pourquoi il importe au plus haut point que « les hommes réussissent à doter de quelque permanence leurs actions : la capacité hu­maine d’accomplir cela, c’est la mémoire [...]. Car, comme les Grecs ont été les premiers à s'en aperce­voir, elles sont complètement fugaces, et ne laissent jamais un produit final derrière elles [...]. C’est pour cela que la tâche de l’­histoire est de sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i).

(B313) À la différence de Hume ou d'Arendt, pour Hegel l'histoire n'est pas primordialement un récit mais un processus bien réel. Plus précisément, c'est le processus par lequel l'Esprit se perfectionne en s'universalisant, passant de l'Esprit particulier à l'Esprit d'un Peuple, et de l'Esprit d'un Peuple à l'Esprit du Monde ou Esprit Absolu (A122). Cela dit, on peut comprendre que l'histoire apparaisse comme un récit dans la mesure où le récit est en réalité un moyen par lequel l'Esprit prend peu à peu conscience de soi à travers le langage (A322), et que ce récit soit le plus souvent le récit des conflits par lesquels les peuples affirment leur liberté (A321). Finalement, pour Hegel, l'histoire est un processus dialectique, c'est-à-dire conflictuel : « l'histoire universelle est la manifestation du processus divin, de la marche graduelle par laquelle l'Esprit connaît et réalise sa vérité. Tout ce qui est historique est une étape de cette Conscience de soi [...]. Les peuples historiques, les ca­ractères de leur éthique, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, consti­tuent les confi­gurations de cette marche graduelle, [...] les moments de la poussée irrésistible de l'Esprit du Monde »(Hegel, la Raison dans l’Histoire, ii).

(B311-312-313) Malgré leurs différences, Hume, Arendt et Hegel partagent néanmoins un point commun quant à leur façon de concevoir l'histoire : que ce soit un récit descriptif (Hume) ou un récit normatif (Arendt), ou que ce soit un processus réel et non pas un récit (Hegel), dans tous ces cas, l'histoire est un phénomène purement intellectuel, une production de l'esprit. Pour employer le vocabulaire de Marx, nous dirons que ces trois auteurs ont une conception de l'histoire qui est idéaliste, c'est-à-dire fondée sur la prééminence des idées.

(B314) Tandis que Marx est matérialiste et non pas idéaliste. Certes, Marx est plus proche de Hegel que de Hume ou d'Arendt : l'histoire est, pour lui, réellement un processus de transformation conflictuel (dialectique) avant que d'être un récit. Mais il se démarque aussitôt de Hegel lorsqu'il souligne que l'histoire est un processus dialectique, certes, mais un processus matériel et non pas intellectuel. D'où l'ironie de Marx contre nos trois auteurs précédents dont la position idéaliste conduit à faire des "fantômes métaphysiques" les soi-disant acteurs de l'histoire. Et cela pour la simple raison que « ce n’est pas la conscience qui détermine l’existence, c’est l’existence sociale qui détermine la conscience »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). La conscience humaine n'est pas déterminante mais déterminée, nous dit Marx. En effet, le point de départ du processus historique, pour Marx, ce n'est pas que les hommes sont des animaux conscients, mais c'est que « les hommes commencent à se distinguer des ani­maux dès qu’ils se mettent à pro­duire leurs moyens d’existence »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Autrement dit, le propre de l'homme, c'est que sa constitution physique le prédispose à transformer perpétuellement la nature pour produire ce qui est nécessaire à sa subsistance : les autres être vivants s'adaptent à leur environnement naturel, les hommes adaptent leur environnement naturel à eux en transformant la nature. Pour cela, pour produire des moyens d'existence que la nature ne leur fournit pas directement, les hommes doivent élaborer des plans et coordonner leurs efforts. Aussi ont-ils besoin d'un langage, d'une conscience et d'une répartition des tâches : « la produc­tion des idées, des représentations, de la conscience, est ensuite directement mêlée à leurs relations maté­rielles […] et à la division du travail qui y cor­respond »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Le langage et la conscience ne sont donc pas déterminants mais déterminés par la nécessité de procéder à une division du travail propre à leur faire produire ce dont ils ont besoin pour exister. Tout ceci explique finalement que l'histoire ne soit jamais que le processus matériel par lequel les hommes développent leurs capacités de production. Mais pourquoi ce processus matériel devrait-il être dialectique, c'est-à-dire conflictuel ? La réponse est que « la division du travail [...] n’acquiert son caractère définitif que lorsqu’intervient une divi­sion du travail matériel et du travail intellectuel […] impliquant une répar­tition du tra­vail et de ses pro­duits, inégale en quantité comme en qualité […]. D'où l’existence de classes sociales dont l’une domine l’autre »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Marx veut dire par là que la division du travail engendrée matériellement par la nécessité de produire les moyens d'existence n'est jamais égalitaire : dans un premier temps, la division du travail doit distinguer les tâches plus faciles (tâches intellectuelles de conception et de décision) des tâches plus ardues (tâches matérielles de réalisation et d'application) ; puis, dans un deuxième temps, lorsqu'il s'agit de répartir les fruits de la production, il se trouve que ceux qui se voient confier les tâches de conception et de décision s'octroient la part quantitativement et qualitativement la plus avantageuse de la production au détriment de ceux qui se sont vu attribuer les tâches d'application et d'exécution. Toutes ces circonstances matérielles finissent par constituer des groupes d'hommes qui ont, matériellement les mêmes intérêts dans le processus de production : ce sont des classes sociales dont "l'une domine l'autre" nous dit Marx, c'est-à-dire dont l'une a intérêt à conserver son statut dominant, et dont l'autre à l'intérêt opposé consistant à contester l'infériorité qui lui est imposée. Voilà pourquoi l'histoire comme processus matériel de production par les hommes de leurs moyens d'existence va être matérialiste et dialectique (conflictuel), et non pas idéaliste et consensuel.

Est-ce à dire que les changements historiques et, à la limite, les révolutions, voient toujours le triomphe des plus forts et non pas des idées les plus belles ou les plus justes ?

"[E.g.] toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusque là et trouve son expression à la fois idéaliste et matérialiste dans un État."

Contrairement à ce que pensent les philosophes idéalistes, tout processus historique consiste en ce qu'une classe sociale dominée affronte la classe sociale dominante avec la conquête de l'État pour enjeu. Mais, aussitôt au pouvoir, la classe dominante prétend que sa victoire est la victoire de ses idées.

(B315) En tant que philosophe des Lumières, Kant est un philosophe idéaliste assez proche de Hegel dans la mesure où il conçoit lui aussi l'histoire comme un processus dialectique et intellectuel. Ce qui, pour lui, constitue la substance de l'histoire, c'est ce qu'il appelle "l'insociable sociabilité des hommes", oxymore qui a le mérite de manifester le caractère essentiellement contradictoire et conflictuel du processus historique. Même si Kant, philosophe des Lumières, considère que c'est la raison qui est le moteur du progrès humain, il ajoute cependant que la raison ne peut se manifester que sur le long terme à travers un perfectionnement de l'espèce humaine toute entière et non pas de tel ou tel individu en particulier. Or, qu'est-ce qui, dans ces conditions, va incliner les membres de l'espèce humaine à participer à ce processus de perfectionnement ? Kant répond, comme Hegel, que c'est un conflit, un antagonisme qui va se jouer au niveau de la conscience. Mais, contrairement à Hegel, le conflit va avoir lieu en la conscience de chaque individu : « j’entends par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, in­clination qui est doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette socié­té »(Kant, Idée d’une Histoire Universelle du point de vue Cos­mopolitique). Autrement dit, pour Kant, le conflit est un conflit entre deux choix contradictoires entre lesquels doit trancher la conscience de chacun : dois-je privilégier mes intérêts personnels à court terme au risque d'affaiblir la société qui, pourtant pourrait m'être utile à plus long terme, ou bien dois-je contribuer à satisfaire les intérêts collectifs à long terme au risque de compromettre mes propres intérêts à court terme ? C'est donc ce dilemme permanent et insoluble qui engage les individus, tantôt à se lancer dans de grandes actions collectives d'amélioration de leur cadre de vie, tantôt à se replier égoïstement sur leurs acquis. En tout cas, « c’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme »(Kant, Idée d’une Histoire Universelle du point de vue Cos­mopolitique), toutes les forces, progressistes ou réactionnaires qui, selon la tendance majoritaire, font que, tantôt l'histoire progresse, tantôt elle stagne ou elle régresse. Par exemple, Kant analyse l'émergence de la période des Lumières, et de la Révolution française comme une période au cours de laquelle les hommes prennent majoritairement conscience de la puissance de leur entendement, notamment grâce au progrès des sciences (B126) : « en particulier, les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle [comme] incapacité de se servir de son entendement »(Kant, Idée d’une Histoire Universelle du point de vue Cos­mopolitique).

(B316) Il est clair qu'une telle analyse de Kant ne peut pas convenir à Marx : « on attribue par exemple aux idées des Lumières le pouvoir d’avoir permis le déclenchement de la Révolution Fran­çaise. [Or] l’existence d’idées révolutionnaires suppose l’existence préalable d’une classe révolutionnaire. »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Plus précisément, Marx reproche à Kant, d'une part de n'avoir pas vu que les idées ne sont pas déterminantes mais déterminées, d'autre part de n'avoir pas compris que les idées sont des représentations collectives et non individuelles. En d'autres termes encore, on pourrait dire que Marx reproche à Kant de n'être qu'un "demi-savant", comme dirait Bourdieu, c'est-à-dire de confondre corrélation et causalité (B223). Car, certes, il y a bien une corrélation entre les idées de liberté, de rationalité, etc. qui constituent l'idéal des Lumières, et la Révolution Française. Mais ce ne sont pas ces idées qui sont la cause de la Révolution. En effet, « l’existence d’idées révolutionnaires suppose l’existence préalable d’une classe révolutionnaire. [Et d’une manière générale], une révolution naît de la contradiction entre les forces productives matérielles de la société et les rapports de pro­duction existants »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). La cause de la Révolution, c'est l'existence d'une classe révolutionnaire. Or, qu'est-ce qu'une classe révolutionnaire ? D'abord, c'est une classe dominante, sans quoi elle n'aurait pas les moyens de produire et de diffuser ses idées (B225). Et, en effet, la classe dominante à la veille de la Révolution Française, c'est la classe bourgeoise qui, peu à peu, a conquis le pouvoir économique en s'enrichissant considérablement (d'où l'importance des idées libérales de liberté individuelle et d'anticipation rationnelle des intérêts individuels) dans un premier temps grâce au fantastique essor commercial des XVI° et XVII° siècles, dans un second temps grâce à la révolution industrielle du XVIII° siècle. Mais, tout en étant économiquement dominante, la classe bourgeoise restait politiquement dominée car, dans ce qu'en France on appelle "l'Ancien Régime", c'est la noblesse et non la bourgeoisie qui est en position de domination politique. La Révolution apparaît alors comme un besoin de reconnaissance politique du rôle économique dominant que joue la bourgeoisie depuis deux siècles avec, comme enjeu symbolique, la conquête du pouvoir d'État. Donc, finalement, le succès de la Révolution Française s'explique de part en part comme un processus dialectique matérialiste et non pas idéaliste consensuel. En généralisant, Marx dit que « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Pour autant, on peut parfaitement comprendre l'erreur de Kant et de tous les idéalistes : après tout, chaque fois qu'une classe dominante accède au pouvoir d'État, elle présente elle-même sa victoire comme une victoire de ses idées, jamais de ses intérêts matériels. Par exemple, la Révolution Française n'a -t-elle pas et ne continue-t-elle pas d'être présentée comme une victoire de la liberté de penser pour tous, et non comme celle de la liberté de s'enrichir pour une minorité ? Or cette manipulation rhétorique est une nécessité impérieuse pour toute classe dominante en tant qu'elle entend justifier, perpétuer et accroître sa domination.

Mais alors, l'objectivité du récit historique n'est-elle pas rendue impossible par la présence de cet obstacle, apparemment insurmontable, que constitue la nécessité, pour la classe dominante, de raconter l'histoire à son propre avantage ?

II - Dès lors, le récit historique sera nécessairement entaché de l'idéologie par laquelle la classe dominante a intérêt à dissimuler les conditions matérielles de sa domination, et ce récit demeurera donc inobjectif tant que n'auront pas disparu de telles conditions inégalitaires.

"Or, la division du travail, prend aussi, dans la classe dominante, la forme de la division du travail intellectuel et du travail matériel, de sorte qu’il existe des idéologues dont la principale activité consiste à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet […]."

Marx dit que l’illusion idéaliste consistant à croire et à faire croire que l’histoire n’est que la marche triomphale des idées est la conséquence de la nécessité, pour la classe dominante, de produire de l’illusion idéologique.

(B321) Le témoignage de Platon est intéressant pour illustrer le problème que Marx essaie de mettre en avant. On se souvient (A112) que Platon n’envisage pas de possibilité, pour les Cités humaines, de sortir des difficultés diverses et variées qu’elles connaissent toutes, tant que les philosophes, étymologiquement, "ceux qui aiment le spectacle de la vérité", ne possèderont pas le pouvoir politique. Car, sans eux, dit Platon, il n’y a que peu de chances que quiconque fasse une application satisfaisante de l’Idée éternelle et immuable du Bien, laquelle est censée s'opposer aux pratiques manipulatoires et mensongères des orateurs et des tyrans. Or, voilà le genre de discours que Platon préconise au philosophe de tenir devant le peuple de la Cité, aussitôt sera-t-il parvenu au pouvoir : « Socrate : vous êtes tous frères, dirons-nous, [...] mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre nous qui sont capables de commander, de l’argent dans la compo­sition des gardiens, du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans »(Platon, République, III, 415a). Or, de deux choses l’une : ou bien celui qui tient ce discours croit réellement à ce qu’il dit, auquel cas c’est un fanatique religieux complètement ignorant des réalités et non pas un philosophe, ou bien celui qui tient ce discours ne croit pas réellement à ce qu’il dit mais fait semblant d’y adhérer juste pour persuader la foule à laquelle il s’adresse, auquel cas il se comporte en orateur et non pas en philosophe. Platon reconnaît, en tout cas et implicitement, l’incapacité pour tout détenteur d’un pouvoir politique, fût-il philosophe, à légitimer son pouvoir autrement qu’en racontant des balivernes sur l’origine de la Cité. Dès l’origine de la prise de conscience de la nécessité de lutter contre les illusions dévastatrices par des discours rationnels, le philosophe (Platon) se rend donc compte des limites prévisibles de la rationalité philosophique. Tout se passe comme si on admettait qu’il y a au moins un domaine qui échappera toujours à la rationalité et à l’objectivité : le domaine du pouvoir. Tout se passe comme si on admettait que le domaine du pouvoir ne pouvait tenir sa légitimité que de mythes fondateurs, c’est-à-dire de récits merveilleux plutôt que vrais.

(B322) Cela dit, depuis l’antiquité grecque, les mythes fondateurs ont fait du chemin. Ne serait-ce que parce que, justement, un récit historique rationalisé s’est progressivement substitué au mythe irrationnel. En effet, depuis Thucydide avec sa Guerre du Péloponnèse et Hérodote avec son Historia (en grec "enquête, recherche"), qui sont à peu près contemporains de Socrate et de Platon, les historiens se donnent pour objet le vrai et non pas le merveilleux, et pour méthode la recherche systématique des faits et non pas l’inspiration poétique ou religieuse. Or Bourdieu fait remarquer que, malgré le changement de perspective, la substitution du récit historique au récit mythique, la fonction enchanteresse du mythe fondateur a perduré jusqu'aujourd'hui. Et si tel est le cas, c'est que « le système scolaire, à travers notamment l’enseignement de l’histoire […], inculque les fondements d’une véritable religion civique, et plus précisément, les présupposés fondamentaux de l’image nationale de soi »(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv). Au fond, le récit historique moderne a, inconsciemment, exactement la même fonction que le mythe merveilleux que Platon préconisait naguère. Ce qui, dans la philosophie de Bourdieu, s’explique par la nécessité pour tout système scolaire d’inculquer, à travers certaines formes de langage, notamment celui du récit historique, des habitus sociaux qui conditionneront les futurs citoyens à défendre et à conserver l’ordre social établi plutôt que de le contester (A131). On peut donc dire que l’enseignement de l’histoire n’est qu’une forme particulière que prend la nécessité pour toute société de justifier le plus efficacement possible la place des différents acteurs du système économique de production  qui est en oeuvre dans cette société : « [il s'agit] de fonder en raison les divisions arbitraires de l’ordre social, et d’abord la divi­sion du travail, et de donner aussi une solution au problème du classement des hommes »(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv). L'enseignement de l'histoire a finalement pour fonction selon Bourdieu, de fournir à tout agent social l'illusio qui va l'intégrer dans une société en l'enfermant dans un jeu social déterminé (B226).

(B323) On comprend mieux, dès lors, la difficulté pour un récit historique d’être un récit fidèle et objectif du processus ayant conduit une société donnée à se structurer de façon inégalitaire. Tout au contraire, si la fonction mystificatrice du mythe a peu de chances de tomber en désuétude, c’est que, précisément, ce processus doit, dans une très large mesure, demeurer inconscient. Or, la réalité du processus historique matérialiste et dialectique dont parle Marx est d’autant plus facile à cacher que, comme le dit Durkheim, « en chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a de l’homme d’hier ; et c’est même l’homme d’hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous, puisque le présent n’est que bien peu de choses comparé à ce long passé au cours duquel nous nous sommes formés et d’où nous résultons »(Durkheim, l’Évolution Pédagogique en France). C’est-à-dire que ce processus matérialiste de structuration inégalitaire de la société que nous appelons "l’histoire" n’est pas du tout un processus passé puisqu’il est, en quelque sorte, incorporé présentement en chacun de nous. Chacun de nous, en effet, porte, à travers le statut social qu’il occupe dans le présent et qui est le résultat de tout un ensemble de rapports de force, la marque indélébile de l’histoire. Un récit historique vraiment objectif devrait donc s’attacher à rendre compte de l’ensemble infini des facteurs qui ont abouti au statut social de chacun. Et comme une tâche infinie est, par définition, irréalisable, il faut bien qu'elle demeure, pour l'essentiel, cachée, inconsciente : « cet homme du passé, nous ne le sentons pas parce qu’il [...] forme la partie inconsciente de nous-mêmes […]. En définitive, l’histoire n’est autre chose que l’analyse du présent »(Durkheim, l’Évolution Pédagogique en France). Bref, pour Durkheim, le récit historique, en tant qu’il prétend décrire complètement le passé, mais qu'il ne décrit, en réalité, que partiellement le présent, est nécessairement inobjectif. Durkheim se rapproche de Freud au sens où l’histoire pour Durkheim est à la société ce que la psychanalyse pour Freud est à l’individu (B225). Dans les deux cas, histoire ou psychanalyse, on ébauche une explication du présent par l’ensemble des rapports de force inconscients qui ont contribué à le constituer, et, dans les deux cas, une telle explication est toujours nécessairement inachevée.

(B324) Marx nomme "idéologie" l’ensemble des obstacles (mythe chez Platon, illusio chez Bourdieu, inconscient chez Freud et Durkheim) à l’objectivation du processus réel de constitution des rapports sociaux. Sauf que l’idéologie, non seulement interdit l’objectivité, mais encore renverse complètement la représentation des rapports sociaux : « en toute idéologie, les hommes et leurs condi­tions apparaissent sens-dessus-des­sous »(Marx, Cri­tique de l’Économie Politique). En effet, Marx considère que la base (infrastructure) de la société, c’est l’ensemble des forces productives économiques telles que déterminées par une certaine division inégalitaire du travail. Comme nous l’avons dit plus haut, une telle infrastructure détermine une partition de la société en classes antagonistes. Le problème qui se pose alors à la classe dominante, c’est son infériorité numérique : ceux qui conçoivent et dirigent sont nécessairement beaucoup moins nombreux que ceux qui appliquent et exécutent, ils sont donc à la merci d’une prise de conscience de la part de la classe dominée de sa situation paradoxale : supériorité numérique mais infériorité sociale. D’où l’intervention, afin de minimiser ce risque et de pérenniser l’infrastructure inégalitaire, d’une superstructure juridique et politique dont la fonction est de légitimer à long terme la domination minoritaire. Or, cela suppose encore une absence de sens critique, une absence de remise en question de l’ordre établi, donc une conscience conditionnée à regarder l’ordre établi comme allant de soi. C’est pourquoi, « l’ensemble des rapports de production est la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique à quoi correspondent des formes de conscience so­ciale détermi­nées [afin que] les forces productives de la société n’entrent en contradiction avec les rap­ports de pro­ductions »(Marx, Cri­tique de l’Économie Politique). La fonction de l’idéologie, c’est alors, à travers diverses manifestations de la conscience, d’inverser le sens des relations sociales réelles : la réalité historique est que tout part de l’infrastructure économique pour aller vers la superstructure juridique et politique puis vers les représentations conscientes ; l’illusion idéologique prétend au contraire que tout part de la conscience des individus qui choisissent un système politique et juridique, lequel régule le système économique de production. Or c’est ainsi que les récits historiques ont tendance à expliquer les diverses transformations que subit une société donnée. L’exemple le plus frappant étant encore et toujours celui de la Révolution française présentée idéologiquement comme un triomphe des idées, celles des Lumières (liberté, égalité). Bref, on peut considérer que le récit historique est une sorte de récit merveilleux que la société se raconte sur elle-même pour se rassurer. C'est pourquoi, « de même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même, on ne juge pas non plus une époque sur la conscience qu’elle a d’elle-même »(Marx, Cri­tique de l’Économie Politique) : de même que l’inconscient fait que tout individu se fait de fausses idées sur lui-même, de même le récit historique fait qu’une époque se fait de fausses idées sur elle-même.

Est-ce à dire que l’objectivité du récit historique est décidément impossible ?

"Voilà pourquoi, en ne se préoccupant pas des conditions de production ni des producteurs de leurs idées, les hommes se sont toujours fait de fausses idées sur eux-mêmes."

Marx répond que, jusqu’à présent, le récit historique a toujours été frappé d'inobjectivité dans la mesure où les hommes ont négligé les conditions de production des œuvres intellectuelles en général. Mais "jusqu'à présent" laisse une possibilité pour que l'avenir soit différent du passé.

(B325) Bourdieu admet qu'il existe un obstacle majeur à la connaissance objective en général, c'est ce qu'il appelle l'illusio. Ce terme désigne le fait, pour un joueur engagé dans un jeu social, d'être pris au jeu, au point qu'il n'a ni le temps, ni les moyens d'examiner froidement les règles du jeu et, a fortiori, pour les juger, les critiquer (B226). C'est le cas, en particulier, dans le jeu social de la recherche scientifique, notamment dans les sciences humaines et sociale : le chercheur, le savant décrivent le réel avec honnêteté et rigueur, mais, faute de questionner les règles du jeu qu'ils sont en train de jouer, et notamment celles qui régissent leur propre statut social, au final, ils manquent d'objectivité. Bourdieu, comme Pascal, nomme ces intellectuels myopes aux conditions sociales de l'exercice de leur activité, des "demi-savants" (B223). Dès lors, on ne voit pas très bien pourquoi l'historien devrait faire exception à cette règle. On peut en effet considérer la recherche en histoire comme un jeu social particulier. De sorte que, même si la plupart des historiens sont honnêtes et rigoureux, ils n'en sont pas moins des "demi-savants" aussi longtemps qu'ils sont incapables de se rendre compte qu'ils acceptent sans discussion la règle du jeu idéaliste consistant à croire et à faire croire que ce sont les idées qui gouvernent le monde. Et cela, à la plus grande satisfaction de la classe dominante. C'est le cas, par exemple, lorsque l'historien entend insister sur les bienfaits de la colonisation française en Algérie en montrant que, conformément aux généreuses idées des Lumières, la colonisation a laissé des superstructures juridiques et politiques ainsi que des formes de conscience inspirées de celles de la patrie des Droits de l'Homme, mais en "oubliant" de dire que ces superstructures et ces formes de consciences, sont une nécessité pour justifier et pérenniser l'exploitation de la main d'oeuvre et des ressources locales au profit d'une classe dominante. Pour que les historiens aient pu prendre conscience de cette réalité, il aura fallu, dit Bourdieu, la guerre d'indépendance de l'Algérie, c'est-à-dire un événement exceptionnel et dramatique au cours duquel l'infrastructure inégalitaire du processus de colonisation a pu être mise en pleine lumière. En effet, « c’est seulement par exception, notamment dans les moments de crise, que peut se former, chez certains agents, une re­présentation consciente et explicite du jeu en tant que jeu, ce qui détruit l’investissement dans le jeu, l’illusio [le fait d’être pris au jeu], en le faisant apparaître telle qu’il est toujours objectivement (c’est-à-dire pour un observateur étran­ger au jeu, donc indiffé­rent à ses enjeux) »(Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 2). Bourdieu veut dire qu'un joueur ne peut prendre conscience de l'iniquité des règles du jeu qu'à la faveur d'un incident à la suite duquel il quitte le jeu et s'aperçoit que les règles du jeu sont truquées (cf. le tableau de Georges de la Tour intitulé le Tricheur à l'As de Carreau : pour voir qu'il y a un tricheur dans le jeu, il faut être spectateur du jeu).
(B326) Il en va tout autrement pour Kant. Pour lui, il ne peut y avoir objectivité de la connaissance en général que s'il y a un objet de la connaissance. Or qu'est-ce qu'un objet de connaissance ? Kant répond que l'objet est constitué par les lois universelles qui commandent son mode de connaissance (B126). C'est-à-dire qu'il ne peut y avoir d'objet de connaissance que si et seulement si on est capable d'élaborer mathématiquement une hypothèse a priori sur son existence possible et qu'on est capable de soumettre cette hypothèse à l'expérience sensible de la réalité. Bref, « l’objet étant ce qui s’oppose à ce que nos connaissances soient déterminées arbitrairement, [...] les lois sont des règles objectives en tant qu’elles sont nécessairement attachées à la connaissance de leur ob­jet »(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 92). A contrario, si un mode de connaissance obéit à des règles qui n'ont pas une telle rigueur scientifique, les lois (les règles) seront attachées à la connaissance de leur objet, certes, mais de manière contingente, aléatoire, pas de manière nécessaire. De sorte que, même si l'historien fait des hypothèses, celles-ci ne seront pas expérimentables au sens de Kant, de telle sorte que ce dont parle le récit historique (des événements, des structures, etc.) ne peut être qualifié d'objectif. Pour Kant, donc, « la connaissance histo­rique est cognitio ex datis [connaissance empririque] et non cognitio ex principiis [connaissance rationnelle] »(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 92). Dans ces conditions, pour Kant comme pour Hume (B311), le récit historique est condamné à l'inobjectivité en ce que l'historien a une connaissance empirique, soumis au hasard des rencontres d'indices et de témoignages et non pas une connaissance rationnelle (scientifique) de ce dont il traite.
(B327) Kant oppose deux mode de connaissance : une connaissance ex datis dont le modèle serait le récit historique nécessairement inobjectif, et une connaissance ex principiis et dont le modèle serait la science nécessairement objective. Or, pour Marx, cette façon de penser est typiquement conditionnée par l'idéologie dont nous avons vu que la fonction était de mettre les relations sociales réelles "sens-dessus-dessous". Et le point de vue d'après lequel le récit historique serait condamné à l'inobjectivité comme le pense Kant est un point de vue idéologique car idéaliste : il considère que les idées sont déterminantes alors qu'elles sont déterminées (B314). Pour que le récit historique devienne objectif, il faudrait donc qu'il accepte de décrire le processus de lutte des classes tel qu'il se déroule, c'est-à-dire inégalitaire et auto-reproductif, et non pas tel que la classe dominante a intérêt à le présenter. Mais on a vu (B321-322-323) que c'est impossible. Donc la condition sine qua non de l'existence d'une objectivité dans le récit historique, c'est évidemment la disparition des intérêts de classes divergents faisant obstacle à l'objectivité à travers le poids de l'idéologie par laquelle la classe dominante fabrique de l'illusion sur les relations qu'elle entretient avec les classes dominées. Il faudrait donc la disparition de l'opposition dominant/dominé, bref, il faudrait une société sans classes sociales antagonistes (une société que Marx appelle "société communiste") : « un jour [lorsque l'histoire aura produit une société communiste, i.e. une société sans classes], les sciences de la nature engloberont les sciences de l’homme, tout comme les sciences de l’homme englo­beront les sciences de la nature : il n’y aura plus qu’une seule science. [A savoir] l’­histoire universelle, c'est-à-dire l’histoire objective de la génération de l’homme par le travail humain. »(Marx, Manuscrits Parisiens de 1844). Comme l'aurait dit Freud, pour éviter que certaines connaissances restent enfouies dans l'inconscient, il faut commencer par supprimer la "force de refoulement" (B224). Et cette "force de refoulement", s'agissant du récit historique, c'est la classe dominante.
Nous avons vu que, contrairement à ce qu'imaginent les philosophes idéalistes, notamment, les Lumières, l'histoire n'est pas primitivement un récit mais un processus, et n'est pas primitivement un processus de perfectionnement intellectuel mais un processus d'affrontement entre classes sociales aux intérêts matériels antagonistes. Pour autant, la nécessité d'un récit historique faisant la part belle au progrès des idées est déterminé par la nécessité pour la classe dominante minoritaire de dissimuler idéologiquement les conditions matérielles de sa domination, ce qui implique que l'objectivité du récit historique est conditionnée par la disparition des sociétés fondées sur la domination de classe.


samedi 10 octobre 2009

REEL-SCIENCE-HISTOIRE-THEORIE-EXPERIENCE-PERCEPTION-MATHEMATIQUES

Références des renvois dans les cours 2008-2012 (séries générales : B111-B327-DMB)
Le savoir du philosophe est-il un savoir théorique ?
La théorie n'est-elle qu'une abstraction de l'expérience ?
Quels sont les enjeux de la philosophie ?
La mathématisation de la science peut-elle entraîner la maîtrise de la nature ?
Pourquoi les sciences ont-elles besoin des mathématiques ?
Quel est le rôle de l'expérience sensible dans la connaissance ?
Pourquoi est-il si difficile de comprendre la nature du temps ?
Le caractère nécessaire des connaissances scientifiques est-il fourni par les mathématiques ?
N'y a-t-il de sciences que mathématisées ?
Le philosophe doit-il être un savant ?
Y a-t-il une vérité de l'expérience sensible ?
Les propositions mathématiques sont-elles vraies ?
Qu'apportent les mathématiques aux sciences ?
En quoi les sciences sociales se distinguent-elles des sciences de la nature ?
Le récit historique peut-il être objectif ?

EN QUOI LES SCIENCES SOCIALES ET HUMAINES SE DISTINGUENT-ELLES DES SCIENCES DE LA NATURE ?

L’émergence d'une sociologie visant à s’approprier les ob­jets traditionnels de la réflexion philosophique la fait apparaître comme agressive et gê­nante. / [Pour autant] elle n’est pas une simple critique : il y a des systèmes d’hypo­thèses, des concepts, des méthodes de vé­rification, tout ce que l’on attache à l’idée de science. // [Mais] une des difficultés majeures réside dans le fait que ses objets sont souvent des enjeux de lutte : comme le dit Weber, la sociologie désen­chante. / [Car], tandis que les dominés ont intérêt à la découverte du mécanisme social comme loi historique qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de son fonctionnement, les dominants ont intérêt à ce que ce mécanisme paraisse naturel et demeure inconscient.
Bourdieu, Questions de Sociologie, ii


B2 – En quoi les sciences sociales et humaines se distinguent-elles
des sciences de la nature ?


La question que paraît poser Bourdieu dans ce texte est : en quoi les sciences sociales se distinguent-elles des sciences de la nature ? En effet, les sciences sociales n'apparaissent-elles pas comme beaucoup plus embarrassantes que les sciences de la nature ? Et si tel est le cas, n'est-ce pas avant tout parce que les sciences sociales, contrairement aux sciences de la nature, participent au désenchantement du monde ? Nous essaierons de montrer que les sciences sociales se distinguent de prime abord des sciences de la nature par leur agressivité consistant à traiter de manière descriptive et expérimentale des objets que la tradition philosophique abordait de façon spéculative et métaphysique. Mais, beaucoup plus gravement, les sciences sociales, à la différence des sciences de la nature, contribuent au désenchantement du monde en essayant de comprendre les motivations cachées des agents sociaux, et donc en tentant de détruire l'illusio dans laquelle se complaisent tous les hommes, à commencer par ceux qui désirent acquérir ou conserver du pouvoir.



I - Les sciences sociales se distinguent de prime abord des sciences de la nature par leur agressivité consistant à traiter de manière descriptive et expérimentale des objets que la tradition philosophique abordait de façon spéculative et métaphysique.



"L’émergence d'une sociologie visant à s’approprier les ob­jets traditionnels de la réflexion philosophique la fait apparaître comme agressive et gê­nante."

Contrairement aux sciences de la nature, les sciences sociales (par exemple la sociologie) sont toujours apparues comme une menace pour la philosophie.

(B211) Les sciences sociales sont nées après la Révolution Française. Or, si Descartes (XVII° siècle) les avait connues, il y aurait eu une contradiction entre leur prétention à vouloir tenir un discours scientifique sur l’homme et ce qu’est l’homme en réalité. En effet, la sociologie, en tant qu’elle étudie et décrit les interactions entre des êtres humains au sein d’une même société, étudie et décrit les passions des hommes, c’est-à-dire les réactions mécaniques des corps humains en fonction de leurs besoins (A312). La sociologie se comporte donc comme une science qui étudierait et décrirait les interactions entre les rouages d’un mécanisme, rouages qui ne sont autre que les corps humains : par analogie, la sociologie serait au corps humain ce que la mécanique est à une machine. Donc, d'une part, on n'a pas besoin d'une sociologie pour étudier les interactions entre des corps puisque « il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique »(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203). D'autre part, ce faisant, on passe à côté de la vraie nature de l’homme. Car l’homme n’est pas un corps, il en possède un, mais il est une âme ou un esprit : «  [Qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense [...]. Il n’y a rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit] »(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203). Et, de fait, Descartes a montré que l’esprit est très facile à connaître moyennant une méthode pour bien conduire ses pensées. Et dans ce cas, ce n’est pas la physique, c’est la métaphysique qui y conduit (A313).

(B212) Pour Locke (XVII° également), la sociologie aurait aussi été "agressive et gênante" pour la philosophie, mais pour une tout autre raison que pour Descartes. Locke étant un empiriste (B111), ce n’est pas le fait que l’on s’intéresse aux interactions corporelles entre les hommes au sein d’un vaste mécanisme appelé "société" qui l’aurait dérangé. C’est plutôt la notion même de "société". En effet, qu’est-ce que la société pour Locke et pour les philosophes du même courant (et qu’on appelle aussi souvent des "libéraux") ? Pour eux la société n’est rien, elle n'existe pas. En tout cas, elle n'existe pas comme une réalité stable et donc comme objet d'étude pour une science. Car « [un homme] peut convenir, avec d’autres hommes, de se joindre et s’unir en société pour leur conservation, pour leur sûreté mu­tuelle, pour la tranquillité de leur vie »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §95). Un homme "peut convenir ...", ce n'est donc pas une nécessité. A contrario, la seule réalité humaine perceptible, dont on puisse avoir une expérience sensible, pour des empiristes, ce sont les individus, et, éventuellement les regroupements précaires et révocables que ces derniers opèrent en fonction de leurs intérêts du moment. Mais il n’existe nullement de réalité sociale comme objet d'observation durable et cohérent. En conséquence, une sociologie serait une science sans objet. Pour Locke et les libéraux, il n’y a guère que la philosophie et, peut-être, une psychologie, c'est-à-dire une science des états internes de l'homme, qui puissent contribuer à une connaissance de l’homme.

(B213) Wittgenstein enfin (XX° siècle) connaît l'existence des sciences sociales. Et elles étudient les rites qui ont cours dans les sociétés humaines. Le problème, souligne-t-il, c'est que les rites ne se laissent pas étudier scientifiquement. En effet, ce sont des activités instinctives, c'est-à-dire des activités qui sont profondément implantées dans nos coutumes ou "formes de vie". Dès lors, il s'avère particulièrement difficile de circonscrire précisément et objectivement des phénomènes d'une extrême complexité comme le mariage, le chômage, le suicide, etc. Il s'ensuit qu'il est quasiment impossible d'établir, à propos de tels phénomènes, des hypothèses scientifiques vérifiables. C'est pourquoi « tous les rites sont des actions que l'on peut nommer instinctives et une explication historique [ou sociologique] est une supposition superflue qui n'explique rien »(Wittgenstein, Remarques sur "le Rameau d'Or" de Frazer, 12). Une activité qui se donnerait pour objectif d'expliquer le chômage chez les hommes, par exemple, comme on expliquerait la photosynthèse chez les plantes, prétendrait donc faire de la science sans en avoir les moyens. « Certes, il y a bien une analogie entre une action humaine et un mouve­ment naturel, mais on ne peut rien constater de plus que cette analogie »(Wittgenstein, Remarques sur "le Rameau d'Or" de Frazer, 12), comme le montrent les expressions "vague de suicides", "explosion de colère", "flambée des prix", "effondrement de la croissance", etc. Du coup, une science qui se prétendrait "sociale" énoncerait non pas des conclusions après confrontation d'une hypothèse, éventuellement mathématisée, avec une réalité extérieure, mais des tautologies consistant à décrire, de l'intérieur, le rite en fonction des règles du jeu de langage qu'on a simplement coutume de pratiquer pour commenter ce rite : on prétend décrire scientifiquement l'avenir des retraites, mais en réalité, on ne fait que rabâcher un certain type de discours tautologique, donc invérifiable. Bref, pour Wittgenstein, la sociologie se réduit à de la philosophie dans le meilleur des cas, et, dans le pire des cas, à de la métaphysique (B128).

(B214) Descartes, Locke et Wittgenstein s'accordent donc pour admettre que la philosophie suffit à décrire le phénomène humain et n'a pas besoin de soi-disant "sciences sociales". Bourdieu constate ces très fortes résistances que les philosophes opposent aux sciences sociales, alors qu'ils n'en ont que peu ou pas opposé aux sciences de la nature. Mais de telles résistances s'expliquent pour lui très simplement : les philosophes sont, depuis toujours, conditionnés par leur statut social qui les incline à considérer les phénomènes humains comme des phénomènes supérieurs émanant de la pure conscience, par opposition aux phénomènes matériels qui caractérisent les autres êtres de la nature tenus pour inférieurs à l'homme (A133). Rien d'étonnant donc, si « l'affirmation de l’irréductibilité de la conscience [...] est une manière de définir et défendre la fron­tière entre ce qui appartient en propre à la philosophie et ce qu’elle peut abandonner aux sciences »(Bourdieu, Choses Dites). Pour Bourdieu, les philosophes ne manifestent donc rien d'autre que l'habitus philosophique consistant à voir dans les phénomènes spécifiquement humains, donc, en particulier, dans les phénomènes de conscience, une sorte de chasse gardée pour les philosophes. Et cet habitus, comme tout habitus, proviennent des « conditionnements as­sociés à une classe particulière de conditions d’existence [...], sys­tèmes de dispositions durables et transposables [...], principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentat­ions »(Bourdieu, Choses Dites), lesquels perpétuent le point de vue le plus favorable à la conservation de l'ordre social existant et donc, en particulier, le statut privilégié des philosophes au sein de cet ordre social. Voilà pourquoi, selon Bourdieu, les philosophes ont tendance à parler des sciences sociales en termes péjoratifs, voire méprisants (A131).

Fort bien, mais en quoi les sciences sociales, et la sociologie en particulier, sont-elles de véritables sciences plutôt que de simples critiques philosophiques des phénomènes spécifiquement humains ?

"[Pour autant] elle n’est pas une simple critique : il y a des systèmes d’hypo­thèses, des concepts, des méthodes de vé­rification, tout ce que l’on attache à l’idée de science."

Bourdieu répond que les sciences sociales, et la sociologie en particulier, ont adopté tous les critères caractéristiques des sciences de la nature depuis Kant.

(B215) Durkheim est considéré comme le fondateur de la sociologie descriptive. Pour lui, en effet, « la première règle est de considérer les faits sociaux comme des choses »(Durkheim, les Règles de la Mé­thode Sociologique). Autrement dit, la règle fondamentale que doit suivre une activité qui se prétend "science sociale", c'est celle de l'objectivité : ce dont va s'occuper la sociologie doit avoir le statut d'"objet", doit donc pouvoir être observé de l'extérieur comme un objet, comme une chose, et non pas de l'intérieur comme le prétend Wittgenstein. Pour Durkheim, donc, la sociologie sera une science à part entière à condition d'être capable d'objectiver ce dont elle parle. Ce qui, pour Durkheim, veut dire, comme chez Kant, qu'il va s'agir, au moyen des mathématiques, de formuler des hypothèses a priori qui ne deviendront des lois qu'après confrontation expérimentale avec des faits mesurables (B126). Or, en quoi va consister l'intrusion des mathématiques dans les sciences sociales ? Durkheim répond que, s'agissant des "objets" des sciences sociales, « [c’est] la statistique qui nous fournit le moyen de les isoler »(Durkheim, les Règles de la Mé­thode Sociologique), plus précisément la statistique descriptive, notamment le concept de corrélation statistique. Cette idée de corrélation statistique naît au XVIII° avec le scepticisme humien qui propose de substituer l'idée de conjonction constante probable entre deux phénomènes (A et B sont en corrélation) à l'idée de causalité nécessaire entre deux phénomènes (A est la cause de B) (B125). Par exemple, Durkheim lui-même va chercher à établir (c'est là son hypothèse) qu'il existe (en Europe au début du XX° siècle) une corrélation (une conjonction constante) entre le taux de suicides et le taux de pénétration de la confession protestante dans une population donnée : en gros, plus il y a de protestants dans une population donnée, plus il y a de suicides. Pour vérifier son hypothèse, il va donc recueillir deux séries de données statistiques (nombre de suicides ; nombre de protestants) et il va remarquer qu'il existe entre ces deux séries une forte corrélation linéaire positive (i.e. la représentation graphique de ces deux séries, l'une en abscisse, l'autre en ordonnée, donne un "nuage de points" très aplati, qui a presque la forme d'une fonction affine croissante). Au moyen de la statistique, Durkheim fait donc apparaître un objet social (B123) qui s'appelle "le suicide" et dont les variations obéissent à des lois : comme il le dit lui-même, toute société est disposée à fournir un certain contingent de morts volontaires ! Ce qui est la preuve que le suicide, par exemple, est bien un fait extérieur et public, et non pas intérieur et privé. D'une manière générale, pour Durkheim, « la plupart de nos idées, de nos ten­dances ne sont pas éla­borées par cha­cun d'entre nous, mais sont des manières d'agir, de penser, de sentir, qui s’imposent à l'individu »(Durkheim, les Règles de la Mé­thode Sociologique).

(B216) Bourdieu est, de ce point de vue, l'héritier direct de Durkheim et de Hume. Par exemple, « la sociologie dévoile la corrélation entre la réussite scolaire et l’origine sociale »(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii), ce qui veut dire, au sens de Durkheim, que, si l'on recueille des données statistiques sur le nombre d'années d'études supérieures des membres d'une population donnée et le revenu moyen de la famille dont ils sont issus, on va encore constater une forte corrélation positive, une "conjonction constante" dirait Hume. Et cela aura pour effet de constituer la "réussite scolaire" en objet scientifique d'étude, donc de donner une "objectivité" à la réussite scolaire. Car, pour Bourdieu comme pour Durkheim, les sciences sociales en général et la sociologie en particulier, peuvent et doivent adopter les méthodes qui ont fait le succès des sciences de la nature. Cependant Bourdieu, un demi-siècle après Durkheim, emploie un vocabulaire différent de ce dernier. Par exemple, il dit que la sociologie "dévoile" la corrélation entre deux faits sociaux. Or, lorsqu'on dit qu'on dévoile une vérité, on ne se contente pas de décrire des faits, on soulève un voile, c'est-à-dire qu'on fait disparaître l'obstacle que d'aucuns avaient intérêt à interposer devant la vérité. Et, pour Bourdieu, cet obstacle est évident : c'est la relation de domination. De sorte que « la fonction scientifique de la sociologie est de décrire le monde social, à commencer par les relations de pouvoir. »(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii). Bref, tout en décrivant des faits sociaux comme des choses (objectivement), la sociologie ne peut s'empêcher de dévoiler des relations de domination. Or, ajoute Bourdieu, dévoiler ces relation n'est pas neutre mais constitue une menace pour l'existence de ces relations inégalitaires. Finalement, la description objective du monde social, contrairement à la description objective du monde naturel, est une « opération qui n’est pas neutre socialement et qui remplit sans doute une fonction sociale. Entre autres parce qu’il n’est pas de pouvoir qui ne doive une part de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent »(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii).

Mais alors, n'est-ce pas cet enjeu de pouvoir, que les sciences sociales devraient avoir pour fonction de dévoiler, qui permet de distinguer les sciences de la nature et les sciences sociales ?

II - Mais, beaucoup plus gravement, les sciences sociales, à la différence des sciences de la nature, contribuent au désenchantement du monde en essayant de comprendre les motivations cachées des agents sociaux, et donc en tentant de détruire l'illusio dans laquelle se complaisent tous les hommes, à commencer par ceux qui désirent acquérir ou conserver du pouvoir.

"[Mais] une des difficultés majeures réside dans le fait que ses objets sont souvent des enjeux de lutte : comme le dit Weber, la sociologie désen­chante."

Le problème spécifique que posent les sciences sociales, et donc la sociologie en particulier, c'est qu'elles ne se contentent pas de décrire objectivement des faits sociaux, mais aussi qu'elles désenchantent, c'est qu'elles font cesser l'enchantement dont sont victimes les agents sociaux en dévoilant les enjeux de lutte qui sont, en quelque sorte, les dessous cachés du monde social.

(B221) Si Durkheim est le fondateur de la sociologie "descriptive", Weber est le fondateur de la sociologie "compréhensive". À l'opposé de Durkheim, il ne s'agit pas, pour Weber, de décrire les faits sociaux "comme des choses", c'est-à-dire de décrire objectivement une réalité extérieure et publique, mais plutôt de comprendre subjectivement les motivations intérieures et privées d'une action sociale : «  nous appelons so­ciologie une science qui se propose de comprendre par interprétation l'action sociale »(Weber, Sociologie des Reli­gions). Il importe donc, pour Weber, de comprendre une action, et non pas simplement la décrire, autrement dit se mettre à la place de l'agent social pour saisir le sens que l'agent lui-même communique à son comportement. Weber veut dire par là qu'il ne suffit pas, si l'on veut adopter une position scientifique à l'égard des comportement sociaux, de les décrire objectivement. Car, contrairement à ce qui se passe dans la nature, chez les humains, les agents sociaux comprennent ce qu'ils font et se communiquent mutuellement cette compréhension au moyen d'explication rationnelle. Bref, le sens subjectif qu'ils donnent à leur acte (e.g. : je fais brûler de l'encens pour chasser les mauvais esprits) a vocation à devenir inter-subjectif et donc, à terme, à modifier profondément la vie sociale : « la conduite de la vie, partout où elle a été ra­tionalisée, a vu son évolution profondément modifiée par ce sens subjectif »(Weber, Sociologie des Reli­gions). L'exemple le plus connu, c'est celui de la naissance du capitalisme à propos duquel Weber souligne l'importance qu'ont revêtue les motivations religieuses, complètement irrationnelles dans un premier temps, mais qui, dans la mesure où elles furent partagées, sont devenues des règles qui ont profondément transformé le monde social. Finalement, pour Weber, la sociologie "désenchante" le monde social, c'est-à-dire qu'elle met en pleine lumière en les communiquant au plus grand nombre les motivations subjectives que les agents sociaux ont tendance à se communiquer implicitement par empathie plutôt qu'à travers un discours explicite. A contrario, « est enchanté un monde social dépourvu de sens face à un cosmos [univers naturel] qui, lui, est doté de sens »(Weber, Sociologie des Reli­gions) : est "enchanté" un monde social auquel manque une activité de compréhension explicite des motivations subjectives, tandis que le monde naturel est forcément "désenchanté" puisqu'il existe une activité de description objective des phénomènes naturels (les sciences de la nature). Donc, pour Weber les sciences sociales font, pour le monde social ce que les science naturelles ont déjà fait pour le monde naturel, à savoir qu'elles font cesser l'enchantement, la pensée magique, elles lui donnent un sens, mais elles le font d'une tout autre manière que les sciences de la nature.

(B222) Or, s'il s'agit de révéler, comme le dit Weber, les motivations subjectives des agents sociaux, une redoutable difficulté va se dresser devant le sociologue. En effet, dans la mesure où il doit se pénétrer des motivations subjectives pour tenter de les rationaliser en les explicitant, le sociologue, le spécialiste de sciences sociales doit s'installer dans l'ensemble des coutumes des agents sociaux dont il veut comprendre le comportement. Or, ces coutumes sont partagées de manière "mystique", c'est-à-dire muette, implicite. De sorte qu'il est, non seulement difficile d'en prendre conscience pour en parler explicitement (les coutumes sont ressenties de manière confuse dans nos actions, et donc difficilement isolables de celles-ci), mais que, le faire, risque de discréditer ces coutumes en incitant au pyrrhonisme : après tout, pourquoi se marie-t-on ? « Qui voudra examiner le motif de la coutume le trouvera si faible et si léger, que, s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle [une époque] lui ait tant acquis de pompe et de révérence »(Pascal, Pensées, B294) (A223). Il existe donc indéniablement une très forte pression qui va peser sur le sociologue pour l'empêcher de rendre compte des coutumes qui conditionnent le sens subjectif que les agents donnent à leurs actions. À partir de là, deux positions sont possibles pour le sociologue : ou bien il devindra un "ignorant savant", ou bien il restera un "demi-savant". En effet, « les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance où se trouvent tous les hommes en nais­sant. L'autre extré­mité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien [...] ; mais c'est une ignorance savante qui se connaît »(Pascal, Pen­sées, B327). Autrement dit, dans la mesure où un sociologue est nécessairement quelqu'un qui a quitté le stade de l'"ignorance naturelle", ou bien il aura conscience qu'il existe des "premiers principes", simplement ressentis par le coeur, qui échapperont nécessairement à toute tentative de rationalisation explicite, ou bien au contraire il n'en aura pas conscience, imaginant qu'il est en mesure de tout saisir, tout comprendre, tout rationaliser (A221). Auquel cas, ce ne sera qu'un "demi-savant", et « ceux qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, [les demi-savants] troublent le monde, et jugent mal de tout »(Pascal, Pen­sées, B327).

(B223) Or, pour un spécialiste de sciences sociales, le fait de n'être qu'un "demi-savant" est incompatible avec l'une les deux fonctions des sciences sociales : comprendre et décrire. Prenons l'exemple de l'une des notions les plus connues de l'économiste américain Milton Friedman, la notion de "taux de chômage naturel" (natural rate of unemployment). A quoi cela correspond-il ? Soit it le taux d'inflation à un endroit donné pendant une certaine période à l'instant t et it+n le taux d'inflation au même endroit pendant la même période à l'instant t+n. La "loi de Friedman" dit que la différence entre it+n et it sera positive (donc les prix auront tendance à augmenter) si le taux de chômage u est inférieur au taux de chômage "naturel" u*. En termes mathématiques, cela se formule de la manière suivante : it+n - it = -k (u - u*), avec k, constante réelle strictement positive. On pourrait croire que, à la manière de Durkheim, cet économiste décrit statistiquement le phénomène social du chômage en le mettant en corrélation avec le phénomène social de l'inflation, en traitant ces deux phénomènes "comme des choses". Il va même jusqu'à considérer que le chômage est inscrit dans la nature, puisqu'il existe un "taux de chômage naturel" tel que, si un État ignore cette réalité naturelle en voulant faire baisser le chômage au dessous de u*, cela causera mécaniquement une flambée inflationniste. Or, premier problème, il ne "comprend" nullement, au sens de Weber, ce qu'il avance. Car il ne se rend pas compte de la motivation subjective des membres de la classe capitaliste dominante : ceux-ci ont en effet tout intérêt à ce que le chômage ne soit pas trop bas et, a fortiori, ne disparaisse pas, car alors ils auront du mal à trouver de la main d'oeuvre disponible et devront donc mieux la rémunérer, diminuant d'autant leurs profits. Mais, second problème, on peut dire aussi que Friedman ne "décrit" même pas correctement, au sens de Durkheim, le phénomène dont il parle dans la mesure où il confond la corrélation avec la causalité : dire "il y a corrélation positive entre le baisse du chômage et la hausse de l'inflation" n'est absolument pas la même chose que dire "la baisse du chômage est la cause de la hausse de l'inflation". Par exemple, il existe une forte corrélation positive entre le montant du loyer payé par un ménage et le nombre de jours de vacances à la neige que prend annuellement ce ménage, mais il serait ridicule de dire que, pour que ce ménage parte plus souvent à la neige, il faut augmenter son loyer ! Pour ces deux raisons, « nombre de ceux qui se désignent comme sociologues ou éco­nomistes sont des ingénieurs so­ciaux qui ont pour fonction de fournir aux membres de la classe dominante la connais­sance pratique ou demi-savante dont ils ont besoin pour rationaliser leur domina­tion, [instaurant] une violence symbolique par laquelle les dominés contribuent à leur propre domination »(Bourdieu, Questions de Sociologie, pro.). Bourdieu emprunte donc à Pascal l'idée que nombre de ceux qui se désignent comme des sociologues ou des économistes ne sont que des "demi-savants" (des "ingénieurs sociaux") qui ont pour fonction, non pas de "désenchanter" le monde social, mais au contraire de l'"enchanter" au moyen d'une "violence symbolique", celle qui s'exerce non pas physiquement du fort au faible, mais qui s'exerce symboliquement à travers le langage par lequel les dominants justifient leur domination et réussissent à la rendre légitime auprès des dominés. Il est clair en tout cas que le spécialiste de sciences sociales ne pourra « compter sur les pa­trons, les évêques ou les journalistes pour louer la scientifici­té de travaux qui dévoilent les fondements cachés de leur do­mination et travailler à en divulguer les résultats »(Bourdieu, Questions de Sociologie, pro.), bref, pour "désenchanter" le monde social.

Est-ce à dire que la tâche finale des sciences sociales est définitivement vouée à l'échec ?

"[Car], tandis que les dominés ont intérêt à la découverte du mécanisme social comme loi historique qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de son fonctionnement, les dominants ont intérêt à ce que ce mécanisme paraisse naturel et demeure inconscient."

La réponse ne laisse, à l'évidence, que peu d'espoir : les uns (les dominés) ont intérêt à ce que les sciences sociales non seulement décrivent, mais aussi comprennent ("désenchantent"), les autres (les dominants) admettent la description, mais craignent la compréhension. Le problème, c'est que, par définition, ce sont les dominants qui sont les plus forts, en tout cas sur une période historique donnée, souligne Bourdieu.

(B224) Le problème devient donc : cette prise de conscience des rapports sociaux de domination sous-jacents à tout phénomène social significatif est-elle possible ? À cette question, Freud répond par la négative. En effet, « la psychanalyse se refuse à considérer la conscience comme formant l'essence même de la vie psychique »(Freud, Essais de Psychanalyse, II). Pour Freud, contrairement à une longue tradition philosophique qui considère comme une évidence que l’homme est essentiellement un être pensant et que cet être pensant est essentiellement un être conscient, l’homme n’est pas essentiellement un être pensant mais un être désirant, et sa pensée n’est pas essentiellement consciente mais inconsciente. Et si tel est le cas, c’est parce qu’une quantité significative de ses contenus de pensée consciente est censurée par des forces qui dépassent les efforts de pensée de chacun d’entre nous : « c'est en ce point qu'intervient la théorie psychanalytique, pour déclarer que si certaines représentations sont incapables de de­venir conscientes, c'est à cause d'une certaine force de refoulement qui s'y oppose, que sans cette force elles pour­raient bien devenir conscientes »(Freud, Essais de Psychanalyse, II). Impossible donc pour le sociologue comme pour tout homme de s'opposer à ces "forces de refoulement" qui l'empêchent de prendre conscience d'un certains nombre de réalités.

(B225) Et pour savoir en quoi consistent ces "forces de refoulement" qui menacent l'objectivité du chercheur en sciences sociales, il faut aller voir chez Marx. Ces "forces de refoulement" ne sont rien d'autre que les résistances que les classes dominantes ont toujours interposées devant toute tentative de révéler les fondements réels de leurs privilèges. Or, souligne Marx, les classes dominantes ont en quelque sorte les moyens matériels de brouiller les pistes en maintenant le mystère sur l’origine de leur statut : elles disposent non seulement des moyens de production économique, mais aussi des moyens de production intellectuelle (e.g. à travers les media, l’enseignement, la culture, etc.) : « la classe qui est la puis­sance matérielle dominante de la société [...] dispose des moyens de la production matérielle et, en même temps, des moyens de la production intellectuelle. »(Marx, l’Idéologie Allemande). Or, si ce que dit Marx est vrai, il est facile d’en conclure que la classe dominante fera toujours son possible pour que les sciences sociales ne fassent pas de révélations gênantes qui pourraient menacer leur domination. En effet, si « à toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes [...].Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes »(Marx, l’Idéologie Allemande), comment les sciences sociales, qui pensent à travers les idées de la classe dominante, pourraient-elles être autre chose que des sciences de "demi-savants" tant qu’il existera une classe dominante ?
(B226) Bourdieu partage très largement les craintes et les perplexités de Freud et de Marx dont il revendique par ailleurs l’héritage. Mais il avoue aussi avoir été influencé par Wittgenstein et par Marcuse. À Wittgenstein, il emprunte l’idée que les rapports sociaux sont régis par des "jeux de langage" qui, comme le dit Wittgenstein, obéissent à des "règles du jeu" qu’on applique souvent sans s’en rendre compte (A333). Or, ce que Wittgenstein appelle "jeu de langage", Bourdieu le nomme "illusio" en rappelant que ce mot latin vient de la contraction de l’expression in ludo, qui veut dire "dans le jeu". Être dans l’illusio, c’est donc être dans le jeu, autrement dit tellement pris par les enjeux (gagner, ou en tout cas, être le mieux placé possible dans la compétition) du jeu social, qu’on n’est plus en état de penser, encore moins de contester, les règles qui gouvernent notre comportement (l’exemple de Milton Friedman est particulièrement significatif) : « la croyance collective dans le jeu (illusio) et dans la valeur sacrée de ses enjeux est à la fois la condition et le pro­duit du fonctionnement même du jeu »(Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 2). Donc, pour Bourdieu, pas de jeu social sans illusio. Or, tant qu’il y aura illusio, pas de prise de conscience des règles du jeu et, par conséquent, pas de sciences sociales capables de désenchanter le monde social. Jusque là, Bourdieu dit la même chose que Marx et Freud. La seule petite différence, qui fait que, au final, Bourdieu est un peu moins pessimiste qu’eux, c’est que, en considérant les relations sociales comme des jeux, on suppose qu’il y a néanmoins possibilité d’observer le jeu de l’extérieur, comme un spectateur et non comme un acteur. Pour prendre une analogie, on dira que pour pouvoir comprendre la stratégie d’un joueur d’échecs, il faut évidemment connaître le mieux possible les règles du jeu d’échecs, mais, en plus, il vaut mieux ne pas participer à la compétition dans laquelle ce joueur est impliqué. De même, si l’on veut comprendre la relation qui existe entre l’inflation et le chômage, il faut évidemment être un économiste, mais il vaut mieux ne pas partager les mêmes intérêts que les patrons. Pour Bourdieu, donc, « on ne peut donc fonder une véritable science […] qu’à condition de s’arra­cher à l’illusio et de suspendre la relation de complicité et de connivence qui lie tout homme cultivé au jeu culturel pour constituer ce jeu en objet »(Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 2). Bourdieu parle de "science" en général, non pas de science sociale en particulier, rejoignant par là Marcuse (B127) pour qui toutes les sciences, dans la mesure où elles ont tendance à ignorer les conditions sociales de leur exercice, sont nécessairement concernées par l’illusio qui, de fait, les met au service de la classe dominante.
Nous avons donc pu voir que les sciences sociales et humaines se distinguent des sciences de la nature en ce qu'elles détruisent l'hégémonie de la philosophie sur les phénomènes humains, notamment sur les phénomènes de conscience, qui sont descriptibles scientifiquement, comme des choses, au moyen d'hypothèses mathématisées qui ont tendance à révéler l'aspect inégalitaire des relations sociales. Dès lors, et plus profondément, les sciences sociales et humaines se distinguent des sciences de la nature par l'exigence de dépasser la simple description pour la compréhension des motivations de domination des agents sociaux, ce qui suppose que les chercheurs soient capables de s'arracher à l'illusio qui les empêchent d'objectiver les règles implicites du jeu social dans lequel ils sont eux-mêmes impliqués.