samedi 10 novembre 2007

QUELLES SONT LES PARTS DU NATUREL ET DU CULTUREL DANS NOTRE PERSONNALITE ?

C1 - QUELLES SONT LES PARTS DU NATUREL ET DU CULTUREL DANS NOTRE PERSONNALITÉ ?

Le ça est la partie obscure de notre personnalité, et le peu que nous en savons, nous l’avons appris en étu­diant l’élaboration du rêve et la formation du symptôme névrotique […]. Le ça tend seulement à satisfaire les be­soins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Les processus qui s’y déroulent n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée : pour eux, le principe de contradiction n’existe pas, [aussi] le ça ignore-t-il les jugements de valeur, le bien, le mal, la morale […]. Le moi a pour mission d’être le représentant du monde extérieur aux yeux du ça, et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi, le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions des pulsions, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui […]. Ainsi, le principe de plaisir, qui domine de façon absolue dans le ça, est-il détrôné par le principe de réalité, plus propre à as­surer sa sécurité et sa réussite […]. Donc le moi n’est qu’une partie du ça opportunément modifiée par la pression d’un monde extérieur menaçant. En somme, le moi doit réaliser les intentions du ça en parvenant à découvrir les circonstances favorables à leur réalisation. [Dans cette tâche, le moi est puissamment aidé par] le surmoi qui est le dépositaire de la conscience morale et qui dérive de l’influence exercée par les parents et les éducateurs.
Freud – Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse

Contexte : Freud est un médecin autrichien de la fin du XIX° et du début du XX° siècles. Il est connu essentiellement pour être l'inventeur de la psychanalyse.

Dans ce texte, Freud s'oppose
- contre la plupart des philosophes, à l'idée que le psychisme humain serait simple et homogène
- et contre des philosophes comme Descartes ou Platon, à l'idée que le psychisme humain serait dominé par la conscience.
Il défend donc
- l'idée que le psychisme humain est complexe, composé de trois instances hétérogènes que sont le moi, le surmoi et le ça1
- l'idée que le psychisme humain est, en grande partie, constitué de phénomènes inconscients (le surmoi et le ça), la conscience (le moi) n'étant en quelque sorte que la partie émergée de l'iceberg.

"Le ça est la partie obscure de notre personnalité, et le peu que nous en savons, nous l’avons appris en étu­diant l’élaboration du rêve et la formation du symptôme névrotique […]."
Dans notre personnalité, il y a donc une "partie obscure", nous dit Freud. Mais obscure par rapport à quoi ? La plupart des philosophes ont considéré que rien n'était plus facile à l'homme que de s'observer "de l'intérieur", par introspection (en latin intro specto, "je regarde à l'intérieur") consciente. Eh bien, c'est faux, dit Freud, parce qu'il y a une partie importante de notre psychisme qui est obscure à l'introspection consciente. Autrement dit, cette "partie obscure" de notre personnalité est une partie inconsciente de nous-même.
Mais alors, dirons-nous, comment pouvons-nous savoir quoi que ce soit sur cette "partie obscure", étant donné que
- elle est psychique donc inaccessible à l'observation extérieure
- elle est inconsciente donc inaccessible à l'observation intérieure.
Freud répond d'abord, modestement, que nous en savons peu de choses ("le peu que nous en savons"). Mais, ce que nous en savons, nous l'avons appris indirectement, en observant les effets et non directement en observant les causes. Par exemple, il y a deux manières d'observer un phénomène astronomique : en observant directement, au télescope, le corps céleste qui nous intéresse (ex. : Galilée observant les satellites de Jupiter) ; en observant indirectement un corps céleste que nous ne pouvons pas voir mais dont nous pouvons constater les effets (ex. Le Verrier observant les effets gravitationnels de la planète Neptune qu'il ne peut pas voir). Freud, qui a une formation scientifique, adopte la deuxième démarche : puisqu'il ne pas "voir" le ça inconscient, il va en observer indirectement les effets dans le cadre d'une nouvelle activité qu'il va lui-même baptiser psychanalyse ( de l'allemand Psychoanalyse, "analyse psychique").
Ces effets indirects qui sont, pour Freud, le témoignage de l'existence de cette "partie obscure de notre personnalité" sont d'abord les névroses. Freud, qui est médecin, à l'origine, constate en effet que certain(e)s de ses patient(e)s sont atteint(e)s de troubles dont on ne peut déceler de cause physiologique. Il en infère alors que les troubles dont souffrent ces malades ont des causes psychiques. Et comme les malades sont incapables de se souvenir de l'origine de leurs troubles, Freud ajoute qu'ils doivent concerner une partie inconsciente du psychisme. Des souffrances dont l'origine est probablement à la fois psychique et inconsciente, telle est la définition des symptômes névrotiques.
De même, le rêve est une source inépuisable d'observations indirectes de la "partie obscure de notre personnalité" pour le psychanalyste. Depuis toujours, en effet, les rêves ont fasciné et dérouté les hommes à cause de leur caractère parfois inexplicable. Freud va être l'un des premiers à considérer l'aspect farfelu de certains rêves comme un indice de la présence et du fonctionnement d'une instance inconsciente de notre personnalité. Freud ira même jusqu'à faire la supposition que le rêve n'est qu'une satisfaction symbolique de certaines pulsions sexuelles et/ou agressives qui ont été préalablement refoulées dans notre inconscient.
D'où la question : mais alors qu'apprenons-nous sur le ça inconscient à partir de l'observation des rêves et des symptômes névrotiques ?

"Le ça tend seulement à satisfaire les be­soins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Les processus qui s’y déroulent n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée : pour eux, le principe de contradiction n’existe pas, [aussi] le ça ignore-t-il les jugements de valeur, le bien, le mal, la morale […]."
Le principe de fonctionnement du ça inconscient c'est, nous dit Freud, le principe de plaisir. Pour comprendre ce qu'est le principe de plaisir, il faut se rappeler que, pour Freud, toute notre vie psychique est déterminée par nos pulsions. Or, une pulsion étant le représentant psychique d'une excitation indiquant un besoin du corps, il est facile de comprendre que le seul moyen de supprimer une pulsion, c'est de satisfaire le besoin du corps correspondant, autrement dit d'éprouver le plaisir indiquant que ce besoin est satisfait. Le principe de plaisir est donc le principe fondamental qui gouverne notre psychisme : toute pulsion exige d'être satisfaite en éprouvant du plaisir. On en déduit que, si le ça est la partie inconsciente de notre personnalité, c'est parce que, naturellement, les besoins du corps et leur correspondants psychiques, les pulsions, n'ont nul besoin de conscience pour se satisfaire. Le principe de plaisir est donc la seule loi à laquelle obéisse le ça, parce que c'est une loi de la nature. Les autres lois, celles qui sont ajoutées par la culture humaine, les lois logiques (ne pas se contredire, etc.), les lois morales (ne pas mentir, etc.), les lois juridiques (ne pas dépasser telle vitesse, etc.), ne concernent pas le ça inconscient. Voilà la première connaissance que nous acquérons sur la partie obscure de notre personnalité, par exemple à travers l'étude du rêve : ce qui fait apparaître le rêve souvent absurde, c'est justement qu'il n'obéit pas aux lois logiques (il n'est pas rare que l'on soit à deux endroits en même temps, ou qu'on soit simultanément deux personnes différentes). De même, l'analyse du symptôme névrotique montre l'absurdité de certains de nos comportements (il est absurde d'avoir peur d'une inoffensive araignée, par exemple, comme dans la névrose phobique).
Mais alors, pourquoi notre personnalité psychique ne se réduit-elle pas au ça ?

"Le moi a pour mission d’être le représentant du monde extérieur aux yeux du ça, et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi, le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions des pulsions, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui […]. Ainsi, le principe de plaisir, qui domine de façon absolue dans le ça, est-il détrôné par le principe de réalité, plus propre à as­surer sa sécurité et sa réussite […]."
Nous avons dit que la partie obscure de notre personnalité, le ça, a le principe de plaisir pour seule loi. Or, comme ce principe est une loi de la nature, on peut en déduire que le ça est la partie naturelle de notre personnalité psychique. C'est-à-dire que, comme tous les êtres vivants, notre corps biologique éprouve des besoins qu'il s'agit de satisfaire, et, comme les êtres vivants les plus évolués (les oiseaux et les mammifères, par exemple), ces besoins s'accompagnent de signaux psychiques, les pulsions dont la fonction est d'indiquer par la sensation de plaisir que le besoin est satisfait. Tous les animaux supérieurs fonctionnent sur ce principe. Pourquoi donc l'homme est-il le seul être à avoir un psychisme composé, en plus du ça, d'un surmoi et d'un moi conscient ? La meilleure réponse se trouve dans une comédie de Beaumarchais intitulée le Mariage de Figaro, acte II, scène 21 : "Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, Madame, il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes". Autrement dit, par une bizarrerie de la nature, l'homme est le seul être vivant dont les besoins n'aient pas de limite naturelle. Alors que les bêtes s'arrêtent de boire quand elles n'ont plus soif, de copuler lorsque ce n'est plus la saison des amours, les hommes continuent : ils sont potentiellement insatiables. La conséquence, c'est que, la partie obscure de ma personnalité, mon ça inconscient gouverné par le principe de plaisir se heurterait à tous les autres ça, tout aussi insatiables s'il n'était pas limité par d'autres barrières que les limites naturelles : les interdits culturels.
Et ce sont ces interdits qui constituent ce que Freud appelle le principe de réalité. Celui-ci n'est pas la négation du principe de plaisir mais son aménagement : il ne s'agit pas de nier les pulsions et de nier l'exigence de satisfaction de celle-ci, mais de canaliser, d'encadrer la satisfaction de certaines pulsions qui, si elles n'était pas limitée, entraînerait des conflits destructeurs pour le ça inconscient des hommes. Concrètement, il s'agit donc, à travers le principe de réalité de différer la satisfaction des pulsions les plus problématiques pour la vie en société, à savoir certaines pulsions sexuelles et certaines pulsions agressives. Les différer, cela veut dire d'une part que ces pulsions ne peuvent être satisfaites au moment où elles se manifestent et/ou ne peuvent être satisfaites de la manière dont elles se manifestent. C'est le principe de réalité qui permet donc de comprendre qu'il existe des pulsions qui, dans un premier temps, sont refoulées, c'est-à-dire interdites de satisfaction, puis, dans un second temps, sont satisfaites symboliquement, c'est-à-dire satisfaites mais pas sur le mode sexuel et/ou sur le mode agressif.
C'est pourquoi l'être humain est le seul être biologique qui nécessite une éducation. Éduquer un homme, dit Freud, cela signifie faire passer son psychisme du principe de plaisir au principe de réalité. Et pour que ce passage soit possible, il va falloir que le ça inconscient de chacun soit secondé par un moi conscient, c'est-à-dire une instance psychique qui soit capable d'élaborer des stratégies complexes afin de satisfaire des pulsions à des moments et selon des modes qui soient compatibles avec la présence d'autres moi conscients qui ont les mêmes aspirations. C'est pour cela que Freud insiste sur le rôle d'ambassadeur du moi conscient à l'égard du ça inconscient. Ce qui veut dire à la fois que ma conscience est au service de mon inconscient de même que l'ambassadeur est au service du chef d'État, et que ma conscience va devoir tenir compte des autres consciences, elles-mêmes au service des autres inconscients. Bref, Freud et la psychanalyse mettent fin à l'illusion d'une soi-disant domination de la conscience sur le psychisme humain.
Est-ce à dire alors que notre conscience n'a plus aucune autonomie ?


"Donc le moi n’est qu’une partie du ça opportunément modifiée par la pression d’un monde extérieur menaçant. En somme, le moi doit réaliser les intentions du ça en parvenant à découvrir les circonstances favorables à leur réalisation."
En effet, le ça, la partie obscure de notre personnalité, est une instance psychique inconsciente que nous avons en commun avec tous les animaux et qui ne fonctionne que sur le principe de plaisir. Or, nous avons vu que le principe de plaisir doit être, dans la société humaine, tempéré par le principe de réalité. C'est pour cela que le ça a besoin d'être secondé par le moi qui va accomplir des actes conscients en accord avec les exigences de la société humaine.
Prenons l'exemple du phénomène que Freud appelle "sublimation". Par là, le moi va désirer faire du sport, faire des études, faire de la politique, etc., autant d'activités valorisantes et valorisées dans notre société. Le moi va donc mettre en oeuvre des stratégies plus ou moins rationnelles, mais toujours conscientes pour atteindre des buts précis : battre un record, décrocher un diplôme, se faire élire lors d'un scrutin, etc. Mais ce que le moi ignore, c'est qu'en réalité, il ne fait qu'accomplir des actes qui sont dictés par la nécessité pour le ça de satisfaire des pulsions agressives et/ou sexuelles que la société interdit de satisfaire. Aussi, en pratiquant ces activités socialement valorisantes et valorisées, le moi éprouve du plaisir, ce qui est la preuve que des pulsions sont satisfaites. Et comme il n'existe pas de pulsion de sport ou de pulsion d'étude ou de pulsion de politique, mais seulement des pulsions correspondant à des besoins naturels et impérieux du corps, le plaisir éprouvé par le moi conscient en faisant du sport est l'indice de la satisfaction des pulsions enfouies dans le ça.
On pourrait en dire autant d'un autre phénomène que Freud a beaucoup étudié : le rêve. Lorsque le moi conscient se rappelle, au réveil, un rêve agréable, il ne se souvient que d'un climat étrange et plaisant. Le moi raconte son rêve et rit de son incongruité (ce que Freud appelle "le contenu manifeste" du rêve). Mais ce qu'il ignore, c'est, encore et toujours, qu'il a probablement, à travers le rêve, satisfait une pulsion inconsciente sur l'ordre du ça (ce que Freud appelle "le contenu latent", du latin latens, "ce qui se cache").
Dans tous les cas, qu'il s'agisse de rêve ou de sublimation, on voit donc bien que le moi n'est que le jouet du ça. Cette thèse de Freud a fait (et fait encore aujourd'hui) scandale, puisqu'elle revient à dire, contre la plupart des philosophes (notamment Platon ou Descartes)
- que la conscience (le moi) n'est pas libre mais déterminée par l'inconscient (le ça)
- que le moi conscient est toujours dupé par le ça inconscient
- que je ne suis pas essentiellement moi mais que je suis ça
- que la différence entre l'homme et l'animal est finalement très mince.
Or, dans la mesure où nous avons dit que le moi conscient devait tenir compte des aspirations, non seulement du ça inconscient, mais aussi des autres moi conscients, ne doit-on pas dire que le moi conscient est également le jouet des règles sociales ?


"[Dans cette tâche, le moi est puissamment aidé par] le surmoi qui est le dépositaire de la conscience morale et qui dérive de l’influence exercée par les parents et les éducateurs."
Freud termine en précisant que la subordination du moi conscient au ça inconscient se double d'une subordination à une troisième instance psychique, largement inconsciente elle aussi, le surmoi. En effet, comme son nom l'indique, le surmoi a pour fonction de contrôler le moi, mais pas dans le même sens que le ça. Car si le ça est la partie obscure de notre personnalité dont la fonction est de satisfaire les pulsions, le surmoi est plutôt la partie obscure de la société. C'est-à-dire que le ça et le moi sont les deux aspects, l'un inconscient, l'autre conscient, de notre personnalité. Tandis que le surmoi est, nous dit Freud, le résultat de l'intériorisation psychique de toutes les règles sociales. Autrement dit, le surmoi est l'ambassadeur de la société, tout comme le moi est l'ambassadeur du ça. Ou, pour faire une autre analogie, si le moi est l'ambassadeur du chef d'État (le ça), le surmoi est l'ambassadeur du pays ennemi (la société) auprès du chef d'État. Ce qui veut dire que le moi conscient est tributaire, non seulement du ça inconscient et de sa loi naturelle (le principe de plaisir), mais aussi du surmoi inconscient et de sa loi culturelle (le principe de réalité). Ce qui réduit à presque rien l'autonomie réelle de la conscience.
Concrètement, le surmoi est une instance psychique qui se constitue tout au long du processus d'éducation par l'apprentissage de toutes les règles sociales. Mais, comme l'éducation aux règles sociales est d'autant plus efficace et durable qu'elle est plus précoce, on peut dire qu'elle se construit en grande partie dans la toute petite enfance, et en tout cas, bien avant l'émergence du moi conscient. Ce qui est une garantie d'efficacité, les règles ne pouvant être jugées, critiquées, voire rejetées, mais au contraire étant incorporées (du latin in corpore, "dans le corps"), c'est-à-dire inscrites dans les habitudes corporelles les plus élémentaires (la partie intellectuelle et consciente du surmoi, ce qu'on appelle la "conscience morale", est à la fois tardive et marginale par rapport à la masse des habitudes inconscientes) : manger proprement, aller aux toilettes, se laver, se vêtir, parler sa langue maternelle, être poli, aller à l'école, avoir des horaires de repas et de sommeil, etc. Or, dans la mesure où l'incorporation de ces règles sociales est le plus souvent inconsciente, l'enfant les apprend par imitation de ses parents et de ses éducateurs, et sans que ceux-ci soient obligés d'expliquer quoi que ce soit, et même, souvent, de parler. Ce qui fait dire à Freud que le processus d'éducation n'est pas une relation entre le moi conscient des parents ou des éducateurs et le moi conscient de l'enfant, mais une relation entre le surmoi inconscient des parents ou des éducateurs et le surmoi inconscient de l'enfant.
Quant aux relations que le surmoi entretient avec le moi et avec le ça, on peut les résumer en disant que le surmoi est ce que Freud appelle "une instance de censure". Ce qui veut dire que le surmoi (le représentant de la société) va en quelque sorte s'interposer (inconsciemment) entre les pulsions éprouvées par le ça et la satisfaction de celles-ci par le moi. Deux cas limites peuvent alors se présenter (entre les deux extrêmes, il y a bien entendu une infinité de cas possibles)
- si la pulsion n'entre pas en conflit avec les règles sociales (par exemple, j'ai soif, et il n'est pas interdit de boire), le surmoi autorise la pulsion à être satisfaite par un comportement conscient du moi (je passe devant une fontaine, je me dirige consciemment vers elle et je bois)
- en revanche, si la pulsion entre en conflit avec les règles sociales (c'est le cas le plus souvent pour les pulsions sexuelles et les pulsions agressives, notamment ce que Freud appelle le complexe d'Oedipe et qui est une double pulsion à la fois d'inceste à l'égard du parent de sexe opposé et de meurtre à l'égard du parent de même sexe, et que tout enfant éprouve à un stade précoce de son développement), le surmoi censure la pulsion, il la refoule dans le ça, lui interdisant alors à la fois de devenir consciente et, surtout, d'être satisfaite.
C'est évidemment le deuxième cas qui est le plus intéressant. Car lorsqu'une pulsion est refoulée par le surmoi, certes, cela veut dire que les règles de la société n'autorisent pas sa satisfaction. Or la pulsion refoulée n'est nullement supprimée, car le ça exige sa satisfaction. Le rôle du surmoi va donc être alors de différer la satisfaction des pulsions les plus problématiques, à la fois dans le temps (une pulsion ne se satisfera pas forcément au moment où elle se manifeste) et dans la manière (une pulsion sexuelle ou agressive ne se satisfera pas forcément sous une forme sexuelle ou agressive). Bref, la fonction essentielle du surmoi va être de trouver un compromis au nom du principe de réalité en forçant le moi conscient à satisfaire symboliquement (indirectement) les pulsions refoulées dans le ça, par exemple sous la forme du rêve ou de la sublimation dont on a parlé plus haut. Le cas le plus dramatique survient lorsque tout compromis est impossible entre le ça et le surmoi. Car alors les pulsions refoulées se manifestent par une frustration (rappelons qu'une pulsion signale un besoin du corps) qui, si aucune solution n'est trouvée, dégénère en véritable souffrance dont le moi conscient ignore l'origine : c'est la névrose.
Et si la psychanalyse a été inventée par Freud, ce n'est pas simplement pour comprendre, c'est aussi pour soigner ces névroses en tentant de réconcilier ces trois instances de notre psychisme que sont le ça, le surmoi et le moi, donc pour tenter de réconcilier la part naturelle de notre personnalité (le ça) avec ses parts culturelles (le moi et le surmoi).
 
1Pour comprendre l'explication qui va suivre, il est préférable d'avoir sous les yeux le schéma dynamique des phénomènes psychiques chez Freud.

vendredi 12 octobre 2007

FORUM PHILOSOPHIQUE ET INTERNET.

Un “forum philosophique” spécialisé dans la philosophie de Spinoza dit, dans son annonce d’accueil, avoir pour raison d’être “l’idée de partager, de mettre en commun cette expérience de penser avec Spinoza comme de vivre cette pensée. Il est hors de question de mettre en doute la sincérité d’une telle intention. Toutefois je me propose de montrer que cette noble ambition est vouée à l’échec et, avec elle, toute prétention de penser philosophiquement sur un forum virtuel (pour être plus précis, je devrais dire "forum -réel- qui établit des relations -réelles- entre des participants virtuels). Je dis bien “penser philosophiquement”. Car s’il s’agit de prendre comme prémisse (ce que fait d’ailleurs Spinoza) que tout homme pense pour forger le syllogisme (apparent) selon lequel (majeure) tout homme pense, or (mineure) ce “forum philosophique” n’est fréquenté que par des hommes donc (conclusion) ce “forum philosophique” pense, évidemment, il n’y a pas matière à discussion. D’abord parce que ce syllogisme n’est qu’un sophisme : dire que tout homme pense, ce n’est pas dire que tout homme ne fait que penser. Aussi se pourrait-il fort bien, après tout, que tout homme pensât, sauf, précisément lorsqu'il est placé dans un ensemble de circonstances particulières qui l'empêchent de penser, par exemple celles qui caractérisent un "forum philosophique".  En d'autres termes (plus modernes), que "penser" est un verbe dispositionnel comme "se briser" ou "se dissoudre", au sens où, derrière ces verbes, il y a une disposition, une virtualité qui exige une certain nombre de conditions favorables pour s'actualiser. Ensuite parce que, fût-elle bien établie, la conclusion de ce raisonnement fallacieux serait tout de même tautologique et donc en contradiction avec la vocation affichée par un tel forum qui présuppose que pour "penser", a fortiori comme Spinoza, il y a un effort à fournir et donc ne pas se contenter de laisser parler sa nature. Dans notre exposé, nous partirons donc des principes, 1°) que tout homme ne passe pas son temps à penser, 2°) que "penser philosophiquement" est quelque chose d’autre que penser. La thèse que je défends ici est que la recherche de la vérité (à quoi l'activité philosophique n'est pas complètement étrangère) requiert une identité narrative comme condition nécessaire bien que non suffisante, cela va de soi. Je prétends que sans cette condition il sera d'autant plus difficile, voire impossible, d'éviter l'écueil de l'inconsistance (au sens logique du terme : être capable de démontrer successivement p et non p) qu'est plus élevée la probabilité de se retrouver en contradiction avec soi-même, d'une part en "perdant le fil" de son raisonnement, d'autre part en se voyant réfuter par son interlocuteur. Dans les deux cas, le fait de se cacher derrière un pseudo procure un sentiment infantile de toute puissance qui pourrait se résumer par la définition que donne Sartre de la mauvaise foi : "être ce que je ne suis pas et ne pas être ce que je suis". Or les forums prétendument "philosophiques" qui fleurissent sur Internet incitent leurs contributeurs à prendre un pseudonyme. Il en résulte, selon moi, une impossibilité de principe et une quasi-impossibilité de fait de philosopher sur lesdits forums.

Je propose que nous adoptions, pour commencer, une définition du “penser philosophiquement” somme toute assez banale, celle de Hegel. “Penser, cela veut dire mettre quelque chose dans la forme de l’universalité ; se penser veut dire se savoir comme universel, se donner la détermination de l’universel, se rappor­ter à soi(Hegel, Le­çons sur la Philosophie de l’Histoire, I). Hegel dit ici deux choses. Premièrement, dire que je pense (au sens philosophique restreint de ce terme), c’est dire que je cherche à universaliser mes propos. Je tends, dans un mouvement dialectique, à ce que des propos, qui sont nécessairement nés d’un entendement et de circonstances particuliers (les miens), nient leur particularité pour tendre vers l’universalité, autrement dit, vaillent, à la limite, pour tout autre que moi. Deuxièmement, dire que je pense, dans un sens philosophique, c’est dire que je me pense pensant, c’est-à-dire, qu’il s’opère là encore un mouvement dialectique qui prend sa source dans la particularité et la contingence d’un propos, lesquelles sont niées par la tendance de ce propos à valoir universellement et nécessairement, ce dont je suis censé être pleinement conscient et dont je suis prêt à assumer pleinement les conséquences. Cependant, comme universalité et nécessité restent incarnées en un moi qui réalise une synthèse entre la subjectivité de l’origine du propos et l’objectivité de sa fin, on peut donc dire que penser, au sens philosophique restreint de ce terme, c’est prétendre incarner en un moi particulier un propos à valeur universelle.  Voilà pourquoi
 "penser, c'est dire non. Remarquez que le signe du oui est d'un homme qui s'endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n'est que l'apparence. En tous ces cas-là, c'est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l'heureux acquiescement. Elle se sépare d'elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n'y a pas au monde d'autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c'est que je consens, c'est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c'est que je respecte au lieu d'examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C'est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu'il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. Je le dis aussi bien pour les choses qui nous entourent [...]. Qu'est ce que je verrais si je de­vais tout croire ? En vérité une sorte de bariolage, et comme une tapisserie incompréhensible. Mais c'est en m'interrogeant sur chaque chose que je la vois [...]. C'est donc bien à moi-même que je dis non"(Alain, Propos sur les Pouvoirs)
 Penser, c'est dire non. C'est dire non à soi-même, à son moi spontané et naturel en tant que celui-ci n'énonce, par hypothèse, que des opinions particulières et contingentes là où la pensée vise (idéalement, asymptotiquement) l'universel et le nécessaire.

On m'objectera sans doute qu'une telle définition du "penser philosophiquement", "penser, c'est dire non", "penser, c'est dire non à moi-même", pourrait tout aussi bien s'appeler "penser scientifiquement" : "la science [...] s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion, de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal, elle ne pense pas, elle traduit des besoins en connaissances" (Bachelard, la Formation de l'Esprit Scientifique) ; peut-être même "penser artistiquement" : "à quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, les choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ?"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, v). En effet. Mais sans entrer dans des développement qui nous entraîneraient trop loin de notre problème, le "penser philosophiquement" souffre d'un défaut spécifique : la pensée philosophique, contrairement à la pensée scientifique ou à la pensée artistique ne décrit ni ne produit aucun objet matérialisable autre que son écriture ou son enregistrement. La pensée philosophique a ceci de particulier qu'elle est à elle-même son propre objet, qu'elle n'a rien à décrire ni à produire qui pourrait, comme résultat, être rapporté à un processus préalable, permettant ainsi d'en juger la validité en terme de vérité, ou de beauté, par exemple. En fait, le "penser philosophiquement" se rapproche plutôt du "penser mathématiquement" dans le sens où, comme le font remarquer Wittgenstein ou Bouveresse, en philosophie comme en mathématiques, le processus et le résultat sont une seule et même chose. Bouveresse va même jusqu'à établir un lien de descendance entre la philosophie et les mathématiques : "la naissance de la philosophie est liée à celle de l'axiomatique et sa méthode consiste dans une transposition de la méthode axiomatique aux questions de l'ontologie"(Leçon Inaugurale au Collège de France, 6 oct. 1995). Mais alors, en quoi le "penser philosophiquement" se distingue-t-il du "penser mathématiquement" ? Là encore, sans entrer dans des détails fastidieux, on peut facilement départager les deux sortes d'activités en disant qu'en mathématiques, la formalisation des processus d'argumentation, c'est-à-dire la définition explicite de ce qui vaut comme axiome, comme théorème, comme règle d'inférence et comme expression bien formée aboutit, ou, plus exactement doit aboutir, à un consensus au sujet de ce qui est réputé être une démonstration correcte. Tandis qu'en philosophie, malgré quelques tentatives intéressantes (Platon, les Stoïciens, Descartes, Spinoza, les Positivistes Logiques, etc.), le processus (et donc le résultat), l'argumentation a toujours lieu dans un langage non formalisé qui prête le flanc à une interprétation. En ce sens, elle partage avec l'opinion le défaut rédhibitoire de s'exprimer dans un langage naturel, fût-il rigoureux et épuré. Au finale, tout propos philosophique reste donc, indéfectiblement, celui de quelqu'un qui s'exprime à partir d'un jeu de langage auquel il a décidé d'accorder une "valeur philosophique". Cela reste le propos de ce moi particulier qui, avons-nous dit avec Hegel, a des prétentions à l'universalisation de ses propos sans pourtant avoir les moyens solides d'y parvenir, ceux que possèdent les artistes, les scientifiques ou les mathématiciens pour objectiver d'une manière ou d'une autre, cette universalité. Mais alors, si le propre du "penser philosophique", c'est qu'il est condamné à tendre vers  l'universalité sans jamais y parvenir d'aucune manière, voilà pourquoi, sans doute, il a sans cesse besoin d'être soutenu et défendu par quelqu'un, par quelqu'un de vivant, par quelqu'un de réel.

C’est la raison pour laquelle les philosophes de l’antiquité grecque (Platon, mais surtout Socrate) se méfiaient beaucoup de la philosophie écrite qui, selon eux, avaient le tort de figer le discours : "il n'existe aucun Traité qui soit de ma main et il n'y en aura jamais car, à la différence des autres savoirs, [la philosophie] en est un qui ne se laisse pas mettre en formules"(Platon, Lettre VII, 341c). La philosophie, en effet, "s'écrit dans l'âme de celui qui s'instruit, celui qui est capable de se défendre tout seul et qui sait devant qui il faut parler et se taire"(Platon, Phèdre, 276c). Dès lors, pour Platon "penser [philosophiquement] et discourir, c'est tout un"(Sophiste, 263e). Si la pensée philosophique ne supporte pas l'écriture, pense Platon, c'est, d’une part, parce que la philosophie écrite se soustrait au dialogue, à cette dialectique vivante d’universalisation et de purification du logos, et d’autre part elle se désincarne, défaisant la synthèse du subjectif et de l’objectif en ne laissant subsister que celui-ci au détriment de celle-là. Bref, les Grecs ont été les premiers à poser comme une règle intangible l’exigence dialogique de la pensée philosophique (cf., à ce sujet, mon article Socrate, la Démocratie, la Rhétorique et la Philosophie et, surtout, l'excellent ouvrage de F. Châtelet, Platon, aux éd. Gallimard) et ils ont été, paradoxalement, les premiers à pressentir le danger qu’il y aurait (et qu’il y aura) à dissocier la pensée philosophique du Moi qui pense philosophiquement. Comme le dit F. Châtelet : 
il s'agit pour Socrate (qui est en quelque sorte le daïmon de Platon, son introducteur, son garant) non pas d'opposer une thèse à d'autres thèses, mais de se constituer comme le négatif [...]. Son but est de détruire la certitude et ses justifications illusoires en leur opposant, non une vérité -que le détenteur de la certitude pourrait prendre simplement pour une autre certitude- mais l'échec, l'absence de réponse et, dès lors, l'exigence d'une interrogation autrement conduite et comprise(Platon, ii)
 Ce que confirmera la conception "thérapeutique" de la philosophie de Wittgenstein vingt-cinq siècles après Socrate : "le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activi­té. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements"(Tractatus, 4.112). Et c'est bien parce que le "penser philosophiquement" n'est qu'une activité et non pas une théorie (pas même une méta-théorie comme le sont en un certain sens les mathématiques lorsqu'il s'agit de savoir quelles sont les procédures valides d'argumentation), en philosophie, le pensé et le pensant, le cogitatum et le cogitans sont indissociables : ne cogitatum sine cogitante.

 “Tu as, je pense, Gorgias, assisté comme moi à bien des disputes, et tu y as sans doute remarqué une chose, savoir que, sur quelque sujet que les hommes entreprennent de converser, ils ont bien de la peine à fixer, de part et d’autre leurs idées, et à terminer l’entretien, après s’être instruits et avoir instruit les autres. Mais s’élève-t-il entre eux quelque controverse, et l’un prétend-il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté ? ils se fâchent, et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit, qu’on parle pour disputer, et non pour éclaircir le sujet. Quelques-uns finissent par les injures les plus grossières, et se séparent après avoir dit et entendu des personnalités si odieuses, que les assistants se veulent du mal de s’être trouvés présents à de pareilles conversations. A quel propos te préviens-je là-dessus? C’est qu’il me paraît que tu ne parles point à présent d’une manière conséquente, ni bien assortie à ce que tu as dit précédemment sur la rhétorique ; et j’appréhende, si je te réfute, que tu n’ailles te mettre dans l’esprit que mon intention n’est pas de disputer sur la chose même, pour l’éclaircir, mais contre toi. Si tu es donc du même caractère que moi, je t’interrogerai avec plaisir ; sinon, je n’irai pas plus loin. Mais quel est mon caractère? Je suis de ces gens qui aiment qu’on les réfute, lorsqu’ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s’écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d’autant plus grand d’être réfuté, qu’il est véritablement plus avantageux d’être délivré du plus grand des maux, que d’en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l’homme, aucun mal égal à celui d’avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons. Si donc tu m’assures que tu es dans les mêmes dispositions que moi, continuons la conversation; ou, si tu crois devoir la laisser là, j’y consens, terminons ici l’entretien(Platon, Gorgias, 457c-458b).

Dire que la pensée philosophique est une activité et que cette activité suppose nécessairement un agent, c'est dire deux choses : d'une part, la pensée philosophique a ceci de philosophique qu’elle est nécessairement incarnée en un sujet pensant (condition de subjectivité : je dois adhérer à ce que je pense), mais d'autre part, elle est incarnée sans pour autant se confondre avec les opinions, les sentiments, les valeurs, etc. de ce sujet pensant, c’est-à-dire des “pensées” qu’on ne pourrait pas remettre en question sans, en quelque sorte, déclarer la guerre à ce sujet pensant (condition d’objectivité : je dois pouvoir me distancier de ce que je pense). C’est parce que la pensée philosophique est la synthèse d’une certaine subjectivité et d’une certaine objectivité que Socrate aime à réfuter et à être réfuté, apprécie d'être en situation de dire non à soi-même.

Or la synthèse suppose le conflit, l'opposition, la confrontation, non en tant que fin, mais en tant que moyen terme. Soit le problème philosophique : "être libre, est-ce faire ce qu'on veut ?" Oui ou non ? L'opinion "oui" entre en opposition irréductible avec l'opinion "non". La première produit des arguments. La seconde en énonce d'autres. Ce ne sont pas les mêmes. Apparemment, aucun terrain d'entente n'est possible (constat qui déconcerte nombre d'élèves de nos classes terminales). Aussi, si la philosophie doit être une activité et non une théorie (quelle théorie pourrait d'ailleurs bien jaillir d'une opposition diamétrale entre deux opinions qui se valent ?), c'est bien parce qu'il s'agit de faire une synthèse et non pas une conciliation. Il ne s'agit pas de donner raison à l'une ou l'autre opinion, mais plutôt, au sens hégélien, de dépasser (aufheben) cette contradiction en changeant de point de vue, en prenant de la distance par rapport au point de vue de la simple opposition : et si la question était mal posée, et s'il y avait plusieurs manière d'être libre, comme d'ailleurs de vouloir ? C'est pourquoi il est proprement absurde de vouloir, dans un débat qui se prétend “philosophique”, éliminer la violence des propos (ce que préconisent pourtant la plupart des “chartes” d’adhésion à un "forum philosophique"). Tant qu'il n'y a pas d'affrontement violent et irréductible entre des thèses opposées, on ne voit pas très bien à quoi pourrait servir la philosophie. Si les opinions se conciliaient d'elles-mêmes, si elles devaient naturellement coïncider au sein d'un topos noètos, pourquoi diable faudrait-il les critiquer et les dépasser ? Après tout, dans un sens très général, "la violence [bia] permet de mettre en mouvement ce qui ne possède pas en soi-même le principe de son propre mouvement"(Aristote, Physique, II, 192b). Sauf erreur, lorsque Descartes se voit adresser des objections à ses Méditations, lorsque Platon oppose Socrate à ses contradicteurs, ad hominem, ad personam vocant omnes ! Il est hautement probable que Spinoza n’aurait pas eu l’occasion de pousser aussi loin sa réflexion sur sa distinction conceptuelle fondamentale entre une morale et une éthique s’il n’avait eu, entre le 12 décembre 1664 et le 27 mars 1665, le violent échange épistolaire que l’on sait avec celui à qui il donne, très obséquieusement, du “Très savant Guillaume de Blyenbergh”. 

Quel besoin aurions-nous de "penser philosophiquement" dans un monde purifié de tout conflit, c’est-à-dire dans un monde de pures Idées qui subsisteraient en soi et par soi sans être incarnées par des Moi humains. Car au fond, ce sont moins les opinions contradictoires que leurs porteurs qui s'affrontent. Et pourquoi donc des Moi humains s'impliquent-ils à ce point dans des conflits verbaux à première vue insolubles ? Eh bien, c'est parce que le Moi humain est toujours nécessairement, comme le souligne Spinoza, soumis aux passions. De là vient que les conversations les plus passionnantes sont en général les plus passionnées et donc les plus violentes. Tout enseignant débutant n’a qu’une hantise : que son discours ne soit pas passionnant, qu’il ne passionne pas ses élèves. Or, pour qu’il le soit, il faut s’engager tout entier, avec ses passions, dans ses propos, et en payer le prix : le risque de l’agression, de la violence verbales. Ceci vaut, bien entendu, pour l’expression de toute forme de “pensée”, y compris les plus triviales, y compris les moins philosophiques. Mais combien plus pour la pensée philosophique qui, sans cette incarnation dans un Moi qui s’en sent, en quelque sorte, l’accoucheur (au sens socratique de la philosophie comme maïeutique d’une pensée dont le sujet pensant serait la “mère porteuse”), dégénèrerait en bavardage abstrait, faute de s’ancrer dans un vécu, demeurerait superficiel faute d’être défendu par un vivant. D'où la fameuse caractérisation platonicienne du "penser philosophiquement" : "la pensée est une discussion que l’âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner [...] car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son opinion"(Platon, Théétète, 189e). "Penser philosophiquement", c'est intérioriser la violence des opinions contradictoires, s'en faire le théâtre intime, les assumer en première personne, avant d'en faire une éventuelle synthèse qui dépasse la confrontation sans pour autant supprimer la violence, celle de l'accouchement.

Or, justement, le problème insurmontable auquel se heurtent la plupart des forums soi-disant “philosophiques”, ce n’est pas la violence des propos qui y sont échangés. Encore une fois : cette violence, sans être suffisante, est nécessaire. Pour parodier Bourdieu, on pourrait dire que la philosophie, à l'instar de la sociologie "est un sport de combat". Le problème est plutôt l'inverse : à savoir que les propos qui y sont échangés y sont trop souvent désincarnés et que, du coup, ils n’ont plus aucune portée philosophique. Pour développer ce point, je me réfère essentiellement à l’ouvrage de Paul Ricoeur Soi-même comme un Autre. L’auteur y distingue trois formes d’identité personnelle : la mêmeté, l’ipséité et l’identité narrative. La mêmeté ou "identité-idem", c’est l’identité objective ou rétrospective, le fait que, pour l’Etat Civil, je suis la même personne depuis ma naissance jusqu’à ma mort : la permanence de mon Moi dans le temps est alors à la fois numérique (je suis le même dans le sens où je suis un) et à la fois qualitative (je suis le même dans le sens où mes différentes apparitions physiques, de ma naissance à ma mort, me présentent et me re-présentent). L’ipséité ou "identité-ipse", c’est l’identité subjective ou projective, le fait, non seulement que je me sente être la même personne dans le passé, mais que je ressente une exigence éthique de devoir être "fidèle à moi-même" dans le futur : cette fois, la permanence dans le temps de mon Moi est assurée non seulement par mon caractère (c'est-à-dire mes propriétés objectives ou objectivables) passé (l'expérience vécue d'une continuité dans mes propres transformations), mais aussi par mes promesses (dans un sens pas nécessairement moral) quant au futur (le fait de m'engager, fût-ce à l'égard de moi-même seulement). Et l’identité narrative, c’est la synthèse des deux premières, de la mêmeté et de l'ipséité, de l'identité-idem et de l'identité-ipse. C’est le fait que mon identité personnelle se construise et se renforce à travers les récits que je fais de moi-même à la première personne et qui combine à la fois la mêmeté et l’ipséité, ce que j'ai été et suis encore et ce que j'ai à être, puisque le récit que je fais de moi-même combine dans des proportions diverses les éléments objectifs d'un récit dont je suis le rapporteur (des faits qui me sont arrivés et qui sont empiriquement vérifiables) et les éléments subjectifs d'une action dont je suis l'auteur (des ressentis, des points de vue, des intentions hors d’atteinte de la vérification empirique) : 
"le pas décisif en vue d'une conception narrative de l'identité personnelle est fait lorsque l'on passe de l'action au personnage [...]. Le récit construit alors l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, vi)
 En tant que je me raconte moi-même, je suis le personnage de ma propre histoire, qui n'est rien d'autre que mon auto-biographie. Ricoeur veut dire par là que mon identité personnelle n'est ni empiriquement objective comme le pense Locke, ni empiriquement subjective comme le prétend Hume, mais empiriquement narrative dans la mesure où les deux aspects, objectifs et subjectifs sont indissolublement liés dans le récit en première personne que je fais de moi-même. 

À cet égard, je soutiens que les “discussions” sur l’Internet ne favorisent pas l’identité narrative des participants, mais au contraire leur narcissisme. En effet, la virtualité des échanges sur ce medium rend impossible la vérification des éléments factuels dont chacun fait état lorsqu’il parle de soi-même et encourage donc l’affabulation, le fait que chacun soit tenté de se forger un Moi idéal très éloigné de son Moi réel, ce qui, chez Freud, par exemple, est caractéristique de la résistance névrotique du "principe de plaisir" au "principe de réalité" : "dans le narcissisme, la personne se comporte comme si elle était amoureuse d’elle-même"(Freud, Totem et Tabou, iv). Ce qui, après tout, peut avoir une fonction psycho-sociale tout à fait respectable : si le narcissisme est un  passage obligé pour reconquérir une estime de soi perdue ou mise à mal, après tout, pourquoi pas. Mais, j’insiste lourdement sur ce point : celui qui tente de se valoriser en prétendant, par exemple, avoir lu Spinoza alors qu’en réalité, il en a seulement parcouru superficiellement quelques pages, voire quelques digests sur Wikipedia, ou qu’il n’en a que de vagues réminiscences lycéennes ou estudiantines fragiles et confuses, celui-là ne peut pas “penser” (au sens philosophique) Spinoza, parce que, lorsqu’il dit “je pense que …”, son “je” (son jeu ?) n’a tout simplement plus aucun ancrage narratif dans la contrainte éthique d'être consistant avec  un soi-même qu'après tout, dans de telles circonstances, il est le seul à connaître. Dans les termes de Ricoeur, son “je” est dépourvu d’identité narrative faute, tout à la foisn de mêmeté objective et d'ipséité subjective : d'une part, l'aspect du Moi qu'il met en avant en se prétendant spécialiste de Spinoza contredit les constatations d'autrui, d'autre part, son Moi n'est plus unique mais dual (son Moi réel désigné par son état civil et son Moi fantasmé construit par son "pseudo" sont deux).

Et en effet, s’il ne fallait qu’une seule preuve pour montrer que le chat, se prétendît-il “philosophique”, rompt nécessairement l’identité narrative du locuteur par défaut d'identité objective, celle-ci suffirait : tout participant à un "forum" virtuel, philosophique ou non, d'ailleurs, est invité à prendre un “pseudo”. "Pseudo" est évidemment l'apocope de "pseudonyme" qui signifie, étymologiquement, "faux nom". En grec, ho pseudos c'est “le mensonge”, le mensonge derrière lequel tout participant à un "forum" est, d'emblée, invité à se cacher. Or faut-il rappeler que le vrai nom (l'"aléthonyme", pourrait-on dire, par opposition au "pseudonyme") est une marque objective qui, dans toutes les civilisations, est attribuée à l’individu par la société pour qu’elle puisse le reconnaître et, peut-être aussi, pour que l'individu puisse lui-même se reconnaître : "la continuation de la même existence préserve l’identité de l’individu sous l’identité de nom"(Locke, Essai Philoso­phique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 29). D'ailleurs, dans notre civilisation, que nous demande-t-on, a minima, lorsqu'on nous enjoint de décliner notre "identité", sinon de donner notre nom ? Il suit que le fait de choisir un pseudonyme, un faux-nom manifeste l’intention de rompre avec ce que Ricoeur appelle la mêmeté, c’est-à-dire la traçabilité sociale que son nom lui imposait. En choisissant un “pseudo”, je ne suis, objectivement, plus le même : je me donne une contenance, des connotations, voire une apparence (via mon avatar, un mot qui signifie “transfiguration” en sanskrit !) que je n’ai pas forcément dans la réalité. Dès lors, à moins de donner des gages irréfutables de ma mêmeté (ce qui est toujours possible mais qu'Internet rend techniquement difficile), faute d’identité objective et donc d'identité narrative, il est difficile de rester soi-même au cours d'un échange virtuel sur un "forum" d'Internet. 

Or, si dans la plupart des applications d'Internet, cette dissonance narrative est de peu, voire de nulle importance, dans le cadre d’un site prétendument “philosophique”, cela est catastrophique : n’étant plus le même, n'étant plus un, d’une part mes propos sont désincarnés, ils sont inconsistants, incapables d’être universalisés ; et d’autre part, la personnalité fictive toute puissante que je me suis forgée en vue de me valoriser narcissiquement à mes propres yeux supporte mal la dissymétrie objective des Moi en présence. Le Moi qui n’assume pas sa mêmeté objective sacrifiée sur l’autel du principe de plaisir et du délire de toute puissance qu’autorise la dissimulation derrière un “pseudo”, ce Moi ne supportera certainement pas d’être réfuté par une autorité, c’est-à-dire d'être confiné, même très ponctuellement, sur un détail de discussion, dans une position d'infériorité par un autre Moi, même si sa position sociale objective (sa mêmeté, donc) l’”autorise” objectivement à faire cette mise au point. En clair, le béotien narcissique ne supportera pas la contradiction immédiatement assimilé à une contrariété, surtout si celle-ci lui est portée par un Moi dont il reconnaît, à son corps défendant (donc, par mauvaise foi), une autorité qu'il va s'évertuer à dénier avec d'autant plus d'énergie que son Moi idéal sera plus éloigné de son Moi réel. Or, nul n’est besoin ici de rappeler ce que souligne Hannah Arendt concernant l’importance de l’autorité comme condition de possibilité de la progression de la pensée dans un processus d’enseignement. Mais pourquoi prendrait-on un pseudo-nyme sinon pour se forger une pseudo-identité narrative qui permette d'éviter les désagréments liés au fait d'être toujours potentiellement justiciable d'une condamnation par une autorité dans le monde commun ? Car, si le pseudo n'immunise certes pas, et c'est fort heureux, son porteur contre toutes les sortes de condamnations (e.g. en cas d'infraction manifeste contre la légalité), il en diminue néanmoins considérablement le risque (cf. les "débordements" racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, révisionnistes, etc. sur les réseaux dits "sociaux"). Sauf erreur, c'est même exactement la fonction de cette sacro-sainte institution dite du pseudo. Ce qui, d'ailleurs, dans un certain nombre d'utilisations d'Internet où il est préférable de "brouiller les pistes", est un avantage et un progrès considérables, nul n'en disconvient. Mais, encore une fois, dans le cas particulier du dialogue philosophique, je soutiens que la tentation d'échapper à la responsabilité à l'égard des propos tenus sur un forum philosophique rend la consistance du discours du porteur de pseudo extrêmement problématique faute de ce que Ricoeur appelle l'ipséité : en me cachant derrière un pseudo, j'entends, en effet, rester insaisissable, c'est-à-dire ne pas me projeter dans quelque forme de catégorisation que ce soit, tant pour le passé que pour le futur, tant pour autrui que pour soi-même. Ce qui peut donner lieu à des œuvres littéraires et poétiques remarquables. Mais enfin, d'une part tout le monde n'est pas Proust, Joyce ou Musil, et d'autre part, en l'absence de consistance tout à la fois objective et subjective du Moi qui prétend "penser philosophiquement", faible est la probabilité pour que les arguments échangés soient consistants, et la possibilité d'un dialogue philosophique me semble passablement compromise. La toute première inconsistance étant, je le répète, de commencer par se donner un faux nom avant de se livrer à la pratique de "ceux qui aiment le spectacle de la vérité", comme le dit Platon.

Déjà Pascal (bien avant l’apparition de l’Internet) remarque que 
nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous tra­vaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. […] Grande marque du néant de notre propre être, de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre, et d’échanger souvent l’un pour l’autre !(Pascal, Pensées, B147)
 Internet ou pas, un certain nombre de vicissitudes sociétales qui ne datent pas d’hier (bien, que, manifestement, la bien-nommée “dépression” économique les exacerbe) rendent le lien social problématique. Plus précisément, elles tendent à produire ce que Hannah Arendt appelle the loneliness (et que Ricoeur traduit par “désolation”), et qui exprime le fait paradoxal que nous nous sentons seuls, abandonnés, désemparés au milieu de la foule de nos semblables. Quoi de plus naturel alors, nous dit Pascal de nous réfugier dans l’imagination qui a pour fonction de substituer à l’absence de lien social satisfaisant que le Moi réel ne peut pas ou ne peut plus établir un lien social fantasmé sur la base d’un Moi imaginaire et flatteur dans une fuite que Sartre nomme "mauvaise foi" : "l’acte premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on en peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est" (l’Être et le Néant, I, ii, 3). Or, le grand problème que pose la mauvaise foi n’est pas, en soi, le recours à l’imagination (en l’occurrence d’un Moi idéal différent du Moi réel), mais plutôt le fait que nous adhérions pleinement à l’existence de ce que nous imaginons. Et si Pascal nous était contemporain, il prendrait acte de ce que l’évolution de nos conditions matérielles d’existence pousse le plus grand nombre à se forger, à peu de frais, un Moi imaginaire par media techniques interposés, à commencer par l’Internet qui encourage la perte d’identité narrative en invitant explicitement les intervenants à disparaître derrière un pseudonyme. Or, si la philosophie à quoi que ce soit à voir avec la recherche, fût-elle indirecte, de la vérité, il faut alors en déduire que l’imagination d’un Moi idéal a un effet redoutable lorsqu’il s’agit de philosopher : “nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent […] : l’homme n’est alors que déguisement, que mensonge et hypo­crisie, et en soi-même et à l’égard des autres(Pascal, Pensées, B100). "Nous haïssons la vérité" lorsqu'il s'agirait plutôt, en l'occurrence, de se haïr soi-même, c'est-à-dire d'avoir honte d'avoir été le porteur de cette doxa que l'activité philosophique est en train de réduire à néant : 
"l’âme ne peut tirer aucun bénéfice des enseignements qui lui sont dispensés avant que l’examen critique ait amené celui qui en est l’objet à éprouver de la honte et l’ait débarrassé des opinions qui font obstacle aux enseignements"(Platon, le Sophiste, 231c)

Je prétends donc que les forums de discussion soi-disant “philosophiques” encouragent ce que Freud appelle l’Ichspaltung (”clivage du Moi”) inconciliable avec le fait d’assumer une pensée philosophique. L’irresponsabilité (qui n'est pas “l’immunité” au sens juridique du terme) de tout intervenant sur un forum Internet est à peu près garantie par l’usage du “pseudo”. Or, comme le fait remarquer Paul Ricoeur qui reprend là une idée chère à Hannah Arendt, on ne peut pas avoir d’identité narrative sans être responsable de ses propos devant le "monde commun", c’est-à-dire avoir conscience d’un risque de se faire sanctionner, fût-ce de manière extrêmement symbolique (par exemple par le sentiment du ridicule), pour la teneur de ses propos, notamment lorsque le récit que l'on fait de soi-même est manifestement trop éloigné de notre identité objective. Et, sur Internet, il n’y a précisément pas de monde commun devant quoi rendre des comptes, il n’y a que des mondes virtuels. L’Autre n’existe pas : il est virtuel. Le Moi aussi est virtuel puisqu’il se cache derrière un “pseudo”. Et comment faire de la philosophie sans admettre au minimum que la pensée dont on est soi-même le porteur à l’instant t entre en conflit avec l’analyse que fait un autre Moi de la même pensée à l’instant t+n avant de déboucher éventuellement sur une synthèse en t+m ? Comment faire de la philosophie sans admettre que c’est l’Autre, un Autre bien réel et doté d'une identité objective qui, par sa conversation, sa lecture, son étude, va me donner l’occasion et la possibilité de ce changement de point de vue en me fournissant les outils conceptuels qui vont attaquer la doxa dont je suis porteur à l’instant t ? Au lieu de quoi, en vertu de la pseudonymie, l'identité de l'Autre est dissoute dans la conjonction de la méconnaissance de son être réel et de l'absence de son être réel. Quant aux laps de temps m et n qui, dans des conditions normales d'échanges réels (par exemple, épistolaires) sont des facteurs de maturation de la pensée, la quasi-instantanéité des échanges sur Internet les fait tendre vers zéro. C'est pourquoi, comme l'a fait justement remarquer Mike Godwin, plus une discussion virtuelle s'éternise, donc plus sont fortes les résistances du moi clivé, inconsistant, au risque d'un éventuel changement de point de vue déterminé par l'argumentation de l'Autre, plus élevée est la probabilité d'une réduction de cet Autre ad Hitlerum, ad Trollum ou à quoi que ce soit qui signe le refus définitif de l'altérité, donc le mépris du dialogue.  On voit que, dans le monde virtuel de l’Internet, la probabilité pour qu’il y ait un véritable échange philosophique entre contributeurs assumant leur identité narrative est malheureusement très faible. Ce qui, cependant, me semble être l'une des conditions sine qua non du penser philosophique. Et, comme dans tout jeu, l'absence d'une probabilité significative d'y rencontrer des participants qui en respectent les règles, cela rend impossible la pratique du jeu en question, en l'occurrence, le jeu du "forum philosophique" sur Internet. Quod erat demonstrandum.

Pour ma part, j'aime et je recherche le dialogue philosophique au sens défini supra. Je le pratique avec mes élèves. Non sans quelques difficultés toutefois parce qu'il ne va pas de soi, pour ces jeunes gens et ces jeunes filles plein(e)s de bonne volonté mais conditionné(e)s par les exemples de relations verbales inconsistantes que les media donnent abusivement pour des exemples de "dialogue" et qui ne sont rien d'autre que du débat ou de la controverse abusivement qualifiés de "démocratiques" afin d'en augmenter la valeur marchande auprès des annonceurs. Dans tous les cas, fait défaut l'exigence de consistance argumentative pour les élever au rang de dialogue philosophique authentique (encore une fois, Platon nous est là d'un grand secours qui établit une ligne de démarcation entre "rhétorique" et "philosophie").

Pour terminer, je vous invite à méditer ce passage de Thomas Bernhard que l'on croirait écrit spécialement pour illustrer notre propos :
"D'abord nous sommes bien accueillis, servis, mais toujours plus mal servis. Toujours de plus en plus mal servis. Et finalement chassés. Ou bien nous quittons nous-mêmes ces auberges séance tenante parce que nous ne pouvons plus supporter leur puanteur. La cuisine infecte. Le service lamentable. Mais non sans payer naturellement une addition astronomique [...]. Nous entrons dans ces philosophies comme dans des auberges ouvertes, et nous nous asseyons aussitôt à la table des habitués. Et nous nous étonnons de n'être pas aussitôt servis à notre entière satisfaction. Nous sommes au comble de l'irritation. Aussi au sujet des gens répugnants qui en ont pris à leur aise avec nous dans cette auberge. Nous demandons après l'aubergiste. Mais l'aubergiste ne vient pas. Et si, éventuellement, nous avons été séduits d'abord, éventuellement par l'installation de l'auberge, nous en sommes dégoûtés en peu de temps. Nous sommes mal assis. Il y a des courants d'air. Une odeur fétide se répand à la place du plus fin des fumets de rôti que nous attendions. Nous sommes servis par de petits serveurs répugnants qui n'ont jamais rien appris. Qui courent de long en large continuellement abrutis. Et apportent finalement tout à table sauf ce que nous avons commandé. Les plats sont immangeables. Les boissons empoisonnées. Et puis, quand nous voulons demander des comptes à l'aubergiste, le bruit court que l'aubergiste serait déjà depuis longtemps mort. C'est ainsi que nous entrons à l'enseigne des grands noms qui nous promettent un repas philosophique. Et c'est toujours le même. Immangeable [...]. A la fin, nous évitons toutes les auberges. Nous n'entrons plus dans aucune auberge. L'enseigne peut briller autant qu'elle veut. Nous filons sans jeter un regard. Il en ressort qu'il n'y a plus d'aubergiste du tout. Rien que des gérants sans scrupules"(Thomas Bernhard, Déjeuner chez Wittgenstein).