vendredi 30 janvier 2004

L'IDEOLOGIE ALLEMANDE (Marx et Engels)


 (extraits de l'édition Gallimard - Folio Essais
notes : Philippe Jovi)




Les hommes se sont toujours fait jusqu’ici des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou devraient être. C’est d’après leur représentation de Dieu, de l’homme normal, etc., qu’ils ont organisé leurs relations. Les inventions de leur cerveau ont fini par les aliéner1 : eux, les créateurs, ils se sont inclinés devant leurs créations. Délivrons-les des chimères, des idées, des dogmes, des êtres d’imagination qui les plient sous leur joug avilissant. Révoltons-nous contre cette domination des pensées. Apprenons aux hommes, dit l’un, à échanger ces illusions contre des pensées qui soient conformes à la nature de l’homme. Apprenons-leur, dit l’autre, à prendre à leur égard une attitude critique, à les chasser de leur esprit, dit le troisième. Vous verrez alors s’écrouler la réalité existante. Ces fantasmes innocents et puérils constituent le noyau de la récente philosophie néo-hégélienne2 que le public, en Allemagne, accueille avec épouvante et respect […]. Il y eut un jour un brave homme pour s’imaginer que si les hommes se noyaient, c’est qu’ils étaient victimes de l’idée de pesanteur ; et que, s’ils chassaient cette idée de leur tête, par exemple en la considérant comme superstitieuse, comme religieuse, ils seraient à l’abri du danger de noyade ! Sa vie durant, ce brave homme combattit cette soi-disant illusion de la pesanteur, combat dont les conséquences fâcheuses lui étaient pourtant montrées par toutes les statistiques ! Voilà le type du nouveau philosophe révolutionnaire allemand3 ! […]
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion ou par tout ce que l’on voudra. Mais ils commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence4 : ils font là un pas qui leur est dicté par leur organisation physique5. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. […]. Cette production n’intervient qu’avec l’accroissement de la population. Elle suppose à son tour un commerce6, c’est-à-dire une communication entre individus. La forme de ce commerce est, pour sa part, déterminée par la production. […] La société civile comprend [donc] l’ensemble du commerce matériel des individus à un certain stade de développement des forces productives. Elle embrasse la totalité de la vie commerciale et industrielle de ce stade historique et dépasse, dans cette mesure, le cadre de l’Etat et de la nation, même si, à l’extérieur, elle doit s’affirmer en tant que nation et, à l’intérieur, s’organiser en tant qu’Etat. Le terme bürgerliche Gesellschaft7 apparut au XVIII° siècle, quand les rapports de propriété s’étaient déjà dégagés de la communauté antique et médiévale. La société bourgeoise comme telle ne se développe qu’avec la bourgeoisie. Cependant, l’organisation sociale issue directement de la production et du commerce et qui, à toutes les époques, forme la base de l’Etat comme de toute autre superstructure idéaliste, a été continuellement désignée par le même terme [bürgerliche Gesellschaft][…].
L’histoire8 n’est rien que la succession des générations qui viennent l’une après l’autre et dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives légués par toutes les générations précédentes9. Par conséquent, chacune d’elles continue, d’une part l’activité traditionnelle dans des circonstances entièrement modifiées et, d’autre part, elle modifie les anciennes conditions par une activité totalement différente. Grâce à des artifices spéculatifs, on peut nous faire croire que l’histoire à venir est le but de l’histoire passée. Ainsi, par exemple, on attribue à la découverte de l’Amérique un but, celui d’avoir permis le déclenchement de la Révolution française. Grâce à quoi, l’histoire se voit assigner des fins particulières et devient une « personne parmi les personnes » […].
Or, plus les diverses sphères qui agissent les unes sur les autres s’étendent au cours de cette évolution, plus l’isolement primitif des diverses nations est détruit par le mode développé de production et de commerce, et par la division du travail qui en résulte spontanément entre les diverses nations, et plus l’histoire se transforme en histoire mondiale. Aussi lorsqu’on invente en Angleterre, par exemple, une machine qui réduit au chômage d’innombrables travailleurs en Inde et en Chine, en bouleversant tout le mode d’existence de ces empires, cette invention devient un fait historique de portée universelle10. De même, le sucre et le café ont montré leur importance historique et mondiale au XIX° siècle, du fait que la pénurie de ces produits, par suite du blocus continental de Napoléon, incita les Allemands à se soulever contre ce dernier et devint ainsi la base réelle des glorieuses guerres de libération de 1813. Il s’ensuit que cette métamorphose de l’histoire en histoire mondiale n’est nullement un simple acte abstrait de la « Conscience de soi », de l’« Esprit du monde »11 ou de quelque autre fantôme métaphysique, mais un acte purement matériel, empiriquement explicable, dont n’importe quel individu, tel qu’il mange, qu’il boit et s’habille, est une illustration vivante.
Assurément, c’est une donnée tout aussi empirique de l’histoire écoulée que, avec l’extension mondiale des activités, les différents individus ont été de plus en plus asservis à une puissance qui leur est étrangère (oppression qu’ils prenaient parfois pour une brimade du Weltgeist12), à une puissance qui est devenue de plus en plus massive, pour apparaître finalement comme marché mondial. Mais il est tout aussi fondé empiriquement que cette puissance, si mystérieuse pour les théoriciens allemands, s’évanouira après le renversement de l’ordre social existant par la révolution communiste (dont il sera question plus loin), et par l’abolition concomitante de la propriété privée [des moyens de production]. C’est alors que la libération de chaque individu se réalisera dans la mesure où l’histoire se sera transformée complètement en histoire mondiale. De tout ce qui vient d’être dit, on comprend que la véritable richesse de l’individu dépend entièrement de la richesse de ses relations réelles13. C’est seulement ainsi que les individus sont délivrés des diverses barrières nationales et locales, mis en contact pratique avec la production (y compris celle de l’esprit) du monde entier, capables d’acquérir la faculté de jouir de cette production multiforme du globe entier (production d’hommes).
Première forme spontanée de la coopération historique et mondiale des individus, la dépendance universelle se change, par suite de cette révolution communiste, en contrôle et en maîtrise consciente de ces puissances qui, nées de l’interaction des hommes, les ont dominés et leur en ont jusqu’à présent imposé comme puissances absolument étrangères. Or, de nouveau, cette conception peut être comprise d’une manière spéculative et idéaliste, autrement dit visionnaire, comme « création du genre humain par lui-même » (la « société comme sujet »)14, en sorte que les générations successives des individus liés les uns aux autres se présentent comme un individu unique qui accomplit le mystère de s’engendrer lui-même. Il apparaît ici que les individus, en réalité, se font mutuellement15, au physique comme au moral, mais qu’ils ne se font pas eux-mêmes […].
Par conséquent, cette théorie de l’histoire a pour objet d’analyser le processus réel de production en partant de la production matérielle de la vie quotidienne ; de concevoir la forme de commerce liée à ce mode de productoin et engendrée par lui, autrement dit la société civile à ses différents stades, comme le fondement de toute l’histoire ; de décrire cette société dans son action en tant qu’Etat, aussi bien que d’expliquer par elle l’ensemble des diverses productions théoriques et formes de la conscience, telles que la religion, la philosophie, la morale, etc. ; d’observer la genèse de la société civile en liaison avec ces formes de création, ce qui permet alors, naturellement, d’exposer le phénomène dans sa totalité (et aussi l’interaction de ces divers aspects). Il ne lui faut donc pas rechercher une catégorie dans chaque période, comme le fait la conception idéaliste de l’histoire, mais elle demeure toujours sur le terrain réel de l’histoire. Comme elle n’explique pas la pratique par l’idée, mais la formation des idées par la pratique matérielle, elle aboutit logiquement à la conclusion que toutes les formes et tous les produits de la conscience peuvent être transformés, non par la critique intellectuelle, en les ramenant à la « Conscience de soi » ou en les transformant en « revenants », « fantômes », « lubies », etc.16, mais seulement en bouleversant effectivement les conditions sociales d’où sont issues ces billevesées idéalistes. Bref, ce n’est pas la critique mais la révolution17 qui est la force motrice de l’histoire, de la religion, de la philosophie, et de toute autre théorie. […]
Chacun des stades [de l’histoire] offre un résultat matériel, une somme de forces productives, une relation historiquement créée avec la nature et entre les individus, dont chaque génération hérite de sa devancière, une masse de forces productives, de capitaux et de circonstances qui, d’une part, sont modifiées, certes, par la nouvelle génération, mais qui lui prescrivent, d’autre part, ses propres conditions d’existence et lui impriment un développement déterminé, un caractère spécifique. Bref, cette conception de l’histoire montre que les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances18. Cette somme de forces productives, de capitaux et de mode de commerce social, que chaque individu et chaque génération trouvent devant eux comme un fait donné, constitue la base réelle de ce que les philosophes se sont représenté en parlant de « Substance », d’« Essence de l’homme » […]. Il dépend aussi de ces conditions de vie léguées par les générations successives que la secousse révolutionnaire qui se reproduit périodiquement dans l’histoire soit ou ne soit pas assez puissante pour renverser les fondements de l’ordre social existant. Et si ces éléments matériels d’un bouleversement total, à savoir, d’une part les forces productives disponibles, d’autre part la formation d’une masse révolutionnaire qui se révolte […], si ces éléments sont absents, il est tout à fait indifférent pour le développement pratique que l’idée de ce bouleversement ait déjà été formulée cent fois : l’histoire du communisme est là pour le démontrer19.
Ou bien toute l’ancienne théorie de l’histoire n’a pas tenu le moindre compte de cette base réelle de l’histoire ; ou bien elle l’a considérée comme accessoire et sans aucun rapport avec l’évolution historique. Aussi faut-il toujours écrire l’histoire selon une norme qui lui est extérieure. La réelle production vitale ne semble pas relever de l’histoire, tandis que le domaine historique apparaît comme séparé de la vie ordinaire, comme s’il était en dehors ou au-dessus du terrestre. Les relations des hommes avec la nature sont ainsi exclues de l’hsitoire, ce qui donne lieu à l’opposition de la nature et de l’histoire. C’est pourquoi l’ancienne théorie n’a pu voir dans l’histoire que des faits et gestes politiques, des actions d’éclat et des luttes religieuses, c’est-à-dire théoriques, et elle a dû notamment, pour chaque époque historique, partager l’illusion de cette époque20. Si, par exemple, une époque s’imagine qu’elle est déterminée par des motifs purement « politiques » ou « religieux », alors qu’en vérité religion et politique ne sont que des formes de ses motivations réelles, l’historiographie de cette époque accepte cette opinion. L’« imagination », les « idées » de ces hommes-ci au sujet de leur activité réelle sont transformées en cette puissance qui est seule à décider et à agir et qui, par conséquent, détermine et domine l’attitude pratique de ces hommes. Quand la forme rudimentaire de la division du travail chez les Indiens et les Egyptiens fait naître, chez ces peuples, système des castes dans leur Etat et dans leur religion, l’historien est d’avis que les système des castes est la puissance qui a produit cette forme sociale rudimentaire. Alors que les Français et les Anglais s’en tiennent à l’illusion « politique », laquelle se rapproche encore le plus de la réalité, les Allemands se meuvent dans la sphère de l’« esprit pur » et érigent l’illusion religieuse en force motrice de l’histoire21. […]
A toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes22. Autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ses moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux23, qui font justement d’une classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. Les individus qui composent la classe dominante ont aussi, entre autres choses, une conscience par quoi ils pensent24. Il va de soi que, dans la mesure où ils dominent en tant que classe et déterminent une époque dans tout son champ, ils le font en tous domaines, donc qu’ils dominent aussi, entre autres domaines, comme penseurs, comme producteurs de pensées, bref, qu’ils règlent la production et la distribution des idées de leur temps, de sorte que leurs idées sont les idées déterminantes de l’époque. A un moment, par exemple, et dans un pays où la puissance royale, l’aristocratie et la bourgeoisie se disputent la suprématie et où, par conséquent, le pouvoir est partagé, la pensée dominante se manifeste dans la doctrine de la séparation des pouvoirs que l’on proclame alors « loi éternelle »25.
Or la division du travail26, […] l’un des facteurs de l’histoire, prend aussi, dans la classe dominante, la forme de la division du travail intellectuel et du travail matériel, de sorte que, à l’intérieur de cette classe, l’une des partie présente ses penseurs attitrés (les idéologues actifs et conceptifs dont la principale activité consiste à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet) […]. Si l’on détache, en observant le déroulement de l’histoire, les idées dominantes de la classe dominante elle-même, si on les rend indépendantes, si l’on se persuade qu’à telle époque telles ou telles pensées ont prévalu sans se préoccuper des conditions de production ni des producteurs de ces pensées, […] on peut dire par exemple qu’au temps où l’aristocratie régnait, c’étaient les idées d’honneur, de fidélité, etc. qui prédominaient, tandis que sous le règne de la bourgeoisie, ce sont les idées de liberté, d’égalité, etc. Voilà ce que la classe dominante se figure elle-même le plus souvent.
Cette conception commune à tous les historiens, surtout depuis le XVIII° siècle, aura nécessairement à affronter le phénomène que voici : ce sont des pensées de plus en plus abstraites27 qui prévalent, c’est-à-dire des pensées qui revêtent de plus en plus la forme de l’universalité. En effet, toute nouvelle classe qui prend la place d’une classe précédemment dominante est obligée, ne serait-ce que pour parvenir à ses fins, de présenter ses intérêts comme l’intérêt commun de tous les membres de la société, c’est-à-dire de prêter à ses pensées la forme de l’universalité, de les proclamer les seules raisonnables, les seules qui aient une valeur universelle. Du fait même qu’elle affronte une autre classe, la classe révolutionnaire ne se présente pas comme telle, mais comme porte-parole de l’ensemble de la société, elle apparaît comme la masse totale de la société en face de l’unique classe dominante. Elle peut le faire parce que son intérêt, au début, est, en fait, encore plus lié à l’intérêt commun de toutes les autres classes non-dominantes, et parce qu’il na pas encore pu, sous la pression des circonstances héritées du passé, se développer comme intérêt particulier d’une classe particulière. Aussi son triomphe profite-t-il à nombre d’individus des classes exclues du pouvoir, mais seulement dans la mesure où il leur permet de s’élever et d’entrer dans la classe dominante. […]
[En effet] la conscience n’est d’abord28 que la conscience du milieu sensible immédiat, et celle du lien borné qui le rattache à d’autres personnes et choses extérieures à l’individu qui prend conscience de lui-même. C’est en même temps la conscience de la nature qui, au début, s’oppose aux hommes comme une puissance totalement étrangère29, toute-puissante et inébranlable, envers laquelle ils ont un comportement purement animal et dont ils subissent l’ascendant comme s’ils étaient du bétail. Bref, c’est une conscience purement animale de la nature (religion de la nature30), mais aussi la conscience de la nécessité d’entrer en communication avec d’autres individus alentour : l’homme commence à avoir conscience qu’il vit tout simplement dans une société. Ce début est aussi animal que l’est, à ce stade, la vie sociale elle-même : c’est une conscience purement grégaire, et l’homme ne se distingue ici du mouton qu’en ce que sa conscience lui tient lieu d’instinct, ou que son instinct est un instinct conscient31. Cette conscience moutonnière ou tribale continue à se développer et à se former grâce à l’accroissement de la productivité, à la multiplication des besoins et à l’augmentation de la population. Simultanément se développe la division du travail qui ne se manifestait primitivement que dans les rapports des sexes, puis la division du travail qui résulte automatiquement ou spontanément des dispositions naturelles (vigueur physique, par exemple), des besoins, des hasards, etc. La division du travail n’acquiert son vrai caractère qu’à partir du moment où intervient la division du travail matériel et du travail intellectuel.
Dès cet instant, la conscience peut vraiment s’imaginer qu’elle est autre chose que la conscience de la pratique établie et qu’elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel : à partir de ce moment la conscience est capable de s’émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie « pure »32, théologie, morale, philosophie, etc. […] En outre, la division du travail fait naître également l’antagonisme entre l’intérêt de chaque individu ou de chaque famille, et l’intérêt de tous le individus qui communiquent entre eux. D’ailleurs cet intérêt commun n’existe pas seulement dans l’imagination, en tant qu’« idée générale », mais dans la réalité, en tant que mutuelle dépendance des individus entre lesquels le travail est divisé.
C’est précisément en raison de cette opposition entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun que celui-ci prend, en tant qu’Etat, une configuration autonome détachée des intérêts réels, individuels et collectifs, en même temps qu’il se présente comme communauté illusoire, mais toujours sur la base réelle des liens existants, […] en particulier sur la base des classe sociales déjà issues de la division du travail, lesquelles se constituent séparément et dont l’une domine l’autre. Il s’ensuit que toutes les luttes au sein de l’Etat, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le suffrage, etc., ne sont que les formes illusoires (le général est toujours la forme illusoire du communautaire), dans lesquelles les luttes des différentes classes entre elles sont menées33 […]. Il s’ensuit en outre que toute classe qui aspire à la domination – même si cette domination a pour condition, comme c’est le cas pour le prolétariat, l’abolition de toute l’ancienne forme de la société et de la domination en général34- doit d’abord s’emparer du pouvoir politique afin de présenter derechef son intérêt comme l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dès le début. C’est justement parce que les individus poursuivent uniquement leur intérêt particulier35 qui, à leurs yeux, ne coïncide nullement avec leur intérêt commun, que celui-ci est mis en avant comme un intérêt qui leur est « étranger », et qui est « indépendant » d’eux, bref, comme un « intérêt général » qui est, à son tour, d’une nature particulière. Sans cela, ils doivent eux-mêmes se mouvoir dans cette contradiction, comme c’est le cas dans la démocratie. Du reste, la lutte pratique de ces intérêts particuliers constamment opposés aux intérêts communs, réels ou illusoires, rend nécessaire l’intevention pratique et l’action modératrice de l’illusoire « intérêt général » sous la forme de l’Etat36. […]
Finalement, la conception de l’histoire que nous venons de développer nous donne les résultats suivants :
1° - A un certain stade de l’évolution des forces productives, on voit surgir des forces de production ou de commerce37 qui, dans les conditions existantes, ne font que causer des désastres. Ce ne sont plus alors des forces de production mais des forces de destruction (machinisme et argent). Autre conséquence, une classe fait son apparition38, qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages ; une classe qui, jetée hors de la société, est reléguée de force dans l’opposition la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de la société et d’où émane la conscience de la nécessité d’une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant naturellement se former aussi parmi les autres classes capables de partager la position de cette classe.
2° - Les conditions dont dépend l’emploi de forces productives déterminées sont celles qu’impose le règne d’une classe déterminée de la société dont la puissance sociale, fruit de ses possessions matérielles, trouve son expression à la fois idéaliste et pratique dans la forme d’Etat existant39 ; c’est pourquoi toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusqu’alors.
3° - Jusqu’à présent, toutes les révolutions ont toujours laissé intact le mode des activités40 ; il s’agissait seulement d’une autre distribution des activités, d’une répartition nouvelle du travail entre d’autres personnes. En revanche, la révolution communiste se dressant contre le mode traditionnel des activités, se débarrasse du travail salarié et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, cette révolution étant l’œuvre de la classe qui, dans la société, n’a plus rang de classe et n’est pas reconnue comme telle : dès maintenant, elle marque la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités41, etc., au sein même de la société présente.
4° - Pour produire massivement cette conscience communiste aussi bien que pour faire triompher cette cause elle-même, il faut une transformation qui touche la masse des hommes, laquelle ne peut opérer que dans un mouvement pratique, dans une révolution. Par conséquent, la révolution est nécessaire non seulement parce qu’il n’est pas d’autre moyen de renverser la classe dominante, mais encore parce que c’est seulement dans une révolution que la classe du renversement réussira à se débarrasser de toute l’ancienne fange et à devenir ainsi capable de donner à la société de nouveaux fondements.


1 Le point de départ de Marx et d’Engels est le même que celui d’un des idéologues allemands qu’ils vont le plus critiquer : Feuerbach qui, dans l’Essence du Christianisme, fait de l’aliénation (en latin alios, en allemand Entfremdung, c’est-à-dire le fait d’être étranger à soi-même) le fondement de l’existence humaine. Mais là où Feuerbach considère que l’aliénation humaine est toujours aliénation devant une idée qui finit par prendre une importance telle qu’elle finit par faire oublier à l’homme que c’est lui qui en est l’auteur (historiquement, c’est bien entendu l’idée de Dieu qui a pris l’importance la plus démesurée), Marx et Engels en revanche vont montrer que cette forme idéologique d’aliénation n’est au fond que la conséquence d’un autre type, bien plus profond, d’aliénation : l’aliénation dans les rapports sociaux.
2 Ce sont eux, les idéologues allemands en général (Feuerbach, Stirner, Bauer, Ruge, tous des héritiers de Hegel) dont il va à présent être question. D’une manière plus sérieuse, ils sont décrits plus loin par Marx et Engels comme « ces philosophes qui se sont représenté […] un idéal appelé « l’Homme » et qui ont conçu tout le processus historique comme le processus de l’évolution de « l’Homme », si bien qu’à chaque étape historique, l’idée d’« Homme » fut substituée aux individus réels et présentée comme la force qui mène l’histoire » (l’Idéologie Allemande).
3 Cette croyance en la force révolutionnaire des idées est caractéristique en particulier de ce qu’on a nommé en allemand l’Aufklärung, en anglais l’Enlightment et en français les Lumières, et d’une manière beaucoup plus générale, d’une tradition philosophique appelée l’idéalisme (et qui remonte aux philosophes pré-socratiques).
4 Produire les moyens d’existence = travailler. Il est facile d’en inférer que, pour Marx et Engels, l’essence de l’homme va être le travail comme exigence sociale de produire ses propres conditions d’existence et que le fondement de l’aliénation humaine va consister en ce que « les travailleurs associés auraient pu régler de façon rationnelle ce processus de production en le soumettant à leur contrôle commun au lieu de se laisser dominer par lui »(Marx, le Capital, III)
5 Cf. le rapport que fait Aristote entre l’humanité et la main.
6 En allemand Verkehr, que l’on traduit aussi par relation, échange, communication, etc.
7 En allemand, cette expression signifie, selon le contexte, société civile ou bien société bourgeoise : le bourgeois et le citoyen se disent de la même façon (Bürger). Cette homonymie va pousser Marx à faire une critique de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (cf. Marx, à propos de ‘‘la Question Juive’’) où il montre que les droits du citoyen sont en fait les droits du bourgeois, c’est-à-dire du membre de la classe dominante de la société capitaliste.
8 Attention : en français, nous n’avons qu’un seul mot, histoire, pour parler du processus historique matériel et du récit historique intellectuel. En allemand, il y a deux termes différents : Geschichte et Historie (de même qu’en anglais : history et story). Bien entendu, c’est du premier sens (processus) qu’il s’agit primordialement ici, mais on comprend que le second sens (récit) va entretenir avec le premier une relation de conséquence idéologique.
9 Marx et Engels ont donc une conception déterministe et matérialiste, de l’histoire.
10 Marx et Engels sont les premiers à voir (dès 1845-1846) que le processus qu’on appelle aujourd’hui mondialisation (on disait internationalisation, à l’époque) n’est pas un accident mais une nécessité pour le developpement de l’économie capitaliste : « la tendance à créer le marché mondial existe immédiatement dans la notion de capital [...] le commerce cessant alors d’avoir une fonction d’échange entre individus libres, mais devenant un but en soi »(Marx, Critique de l’Economie Politique, préf.).
11 En allemand, Selbstbewusstsein et Weltgeist, deux concepts fondamentaux de la philosophie de Hegel qualifiés ironiquement de « fantômes » en ce qu’ils se substituent à la réalité matérielle lorsqu’il s’agit d’expliquer le processus historique. Bref, la mondialisation ne concerne pas primitivement des idées mais des conditions matérielles d’existence.
12 Cf. note précédente.
13 Dans le Capital, I, Marx qualifiera de robinsonnade (mots inventé à partir du nom du héros romanesque Robinson Crusoe) la prétention ridicule de l’idéologie bourgeoise à vouloir assurer durablement la liberté et le bonheur à un individu ou à un groupe d’individus indépendamment de la liberté et du bonheur de l’humanité toute entière, en raison précisément des relations d’inter-dépendance économiques et sociales au niveau mondial.
14 Expressions hégéliennes qui insistent sur la soi-disant puissance créatrice de l’Esprit.
15 « L’essence humaine n’est point chose abstraite, inhérente à l’individu isolé. Elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales »(Marx, Thèses sur Feuerbach, VI), c’est-à-dire l’ensemble des relations d’échange et de communication exigées par un mode déterminé de production des moyens d’existence.
16 Cf. la description, tout aussi ironique, que fait Wittgenstein des jeux de langage psychologistes.
17 « De toute évidence, l’arme de la critique ne peut remplacer la critique par les armes : la force matérielle doit être renversée par une force matérielle, même si la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses »(Marx, pour une Critique de la Philosophie du Droit de Hegel). Si le monde humain change, c’est sous l’effet de transformations matérielles des conditions de production et d’existence, et ce sont de telles transformations matérielles qui, lorsqu’elles sont rapides et violentes (révolutions), rendent soudain inadaptées les formes de conscience antérieures (histoire, religion, philosophie, droit, art, etc.). Il faut alors inventer de nouvelles formes de conscience qui permettent de penser les nouvelles conditions de production et d’existence. D’où l’illusion que ce sont les idées qui sont responsables des changements alors qu’elles ne font qu’accompagner ces changements.
18 En effet, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience »(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande), dans le sens où les conditions matérielles de production et d’existence sociale (l’infrastructure) priment sur toutes les formes de conscience (la superstructure). Mais il n’en reste pas moins que toutes les formes de conscience ont une fonction de régulateur de la vie sociale et donc sont un facteur d’inertie sociale puisqu’elles imposent a priori un cadre explicatif adapté à un ordre socio-économique déjà établi.. Ce qui explique que « les hommes font leur propre histoire, mais il ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies : celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritées du passé »(Marx, le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, i).
19 Une fois de plus, ce n’est pas l’idée d’une révolution communiste qui peut engendrer une telle révolution. La preuve c’est que, comme le remarquent Marx et Engels, en 1848 « un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme » (Manifeste Communiste, pré.), or la révolution communiste n’a encore eu lieu nulle part !
20 C’est pourquoi, « de même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même, on ne juge pas non plus une époque sur la conscience qu’elle a d’elle-même »(Marx, Avant-propos de la Critique de l’Economie Politique), puisque les formes de conscience ont tendance à faire oublier les conditions matérielles d’existence qui les ont déterminées.
21 C’est ce que disent Feuerbach dans l’Essence du Christianisme, mais aussi Hegel avant lui et Weber après lui, et d’une manière générale, tous les idéologues, car « dans toute idéologie, les hommes et leur condition apparaissent sens dessus dessous »(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande) : on a l’illusion que l’esprit domine la matière, alors que c’est l’inverse. L’une des conséquences de l’illusion idéologique est bien entendu que « cette inversion qui, de prime abord, fait abstraction des conditions réelles, a permis de transformer toute l’histoire en un processus d’évolution de la conscience. »(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande).
22 Cf. Pascal et l’idée que la coutume est toujours celle des plus forts, ou en tout cas des plus nombreux.
23 « La production des idées, des représentations, de la conscience, est de, prime abord, directement mêlée à l’activité et au commerce matériel des hommes : elle est le langage de la vie réelle »(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande). Cf. Wittgenstein pour qui, également, la pensée est indissociable des jeux de langage qui reflètent nos formes de vie.
24 « Le langage est aussi vieux que la conscience, il est la conscience réelle, pratique [qui] naît du seul besoin, de la nécessité du commerce avec d’autres hommes »(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande). Cf. aussi Pascal et Wittgenstein.
25 Telle est l’une des caractéristiques de l’idéologie que de considérer que « tout descend du ciel sur la terre » (Marx-Engels, l’Idéologie Allemande), autrement dit de donner l’illusion que « tout rapport dominant est transformé en rapport religieux et changé en culte, [de sorte que] l’on n’a plus affaire qu’à des dogmes et à la croyance en des dogmes »(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande). Ce qui explique par exemple que « en disant que les rapports actuels, ceux de la production bourgeoise, sont naturels, les économistes font entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives conformément aux lois de la nature : […] les économistes veulent les faire passer pour naturels, et partant éternels »(Marx, Misère de la Philosophie, ii, 1). Or, ce n’est que « par intérêt que vous érigez en lois éternelles de la nature et de la raison vos rapports de production et de propriété qui n’ont qu’un caractère historique »(Marx-Engels, Manifeste Communiste de 1848). Sur l’équation naturel=éternel, cf. aussi Kant, Quine, Pascal et Spinoza.
26 Cf. Aristote et son analyse de l’esclavage comme processus de séparation de l’intelligence et de la main. Cf. aussi Rousseau pour qui division du travail rime avec inégalité sociale.
27 C’est-à-dire considérées dans l’absolu, donc indépendamment des conditions matérielles de leur production. Quant aux idées révolutionnaires (par exemple les idées des Lumières au XVIII° siècle), il va de soi que « l’existence d’idées révolutionnaires à une époque déterminée suppose l’existence préalable d’une classe révolutionnaire »(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande). Cf. note 19.
28 Dans ce paragraphe, Marx et Engels décrivent, comme avant eux Rousseau ou Hegel, et après eux Wittgenstein ou Quine, l’ontogénèse (la naissance pour un individu donné) de la conscience, c’est-à-dire du langage. En d’autres termes, ceci n’est pas un raisonnement historique mais plutôt biographique.
29 Cf. l’aspiration cartésienne à la maîtrise consciente puis technique d’une nature fondamentalement hostile.
30 Cf. l’assimilation que fait Spinoza de Dieu et de la Nature.
31 C’est-à-dire parlant. Pour une distinction entre le cri animal et la parole humaine, cf. Aristote.
32 Allusion à Kant qui a écrit une Critique de la Raison Pure dans laquelle il dénonce déjà cette tendance idéologique (Kant dit « dogmatique ») à opposer la pureté de l’esprit à l’impureté de la matière, oubliant ainsi que « dès l’origine, l’‘‘esprit’’ porte la malédiction d’être ‘‘entaché’’ de la matière, qui emprunte ici la forme de couches d’air agitées , de sons, bref, la forme du langage »(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande). Rappelons qu’étymologiquement esprit vient du latin spiritus (en grec pneuma) qui signifie « souffle » (cf. Wittgenstein).
33 D’où la définition que Marx et Engels donnent de l’histoire : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’est que l’histoire de la lutte des classes »(Manifeste Communiste de 1848), c’est-à-dire de la lutte de groupes sociaux dont les intérêts étant antagonistes (par exemple les bourgeois et les prolétaires dans le mode de production capitaliste), toute transformation significative des conditions d’existence ne peut s’obtenir qu’au prix du triomphe des intérêts des uns sur les intérêts des autres, et donc d’une domination d’une classe sur une autre.
34 « De toutes les classes subsistant aujourd’hui en face de la bourgeoisie, le prolétariat seul forme une classe réellement révolutionnaire »(Marx-Engels, Manifeste Communiste de 1848), puisque, en effet, elle est la classe la plus démunie à la fois du point de vue matériel (elle n’a pas grand-chose à perdre) et du point de vue intellectuel (elle est peu instruite donc peu sensible à l’illusion idéologique).
35 Cf. Spinoza et l’idée que, vivre en société, c’est au fond s’aimer soi-même.
36 Marx et Engels contestent la réalité de l’intérêt général à la fois sous son aspect métaphysique (Hegel) et sous son aspect politique (Rousseau). Cf. aussi Pascal, Rawls et Spinoza.
37 A la fois humaines (travailleurs) et techniques (outils et machines), ce que Marx appelle aussi l’infrastructure.
38 La classe des prolétaires, qui vendent leur force de travail contre un salaire destiné à entretenir cette force de travail (par opposition à la classe des capitalistes, qui font du profit en s’appropriant légalement la production des prolétaires). Le stade de développement historique que décrivent ici Marx et Engels est évidemment le stade de la société capitaliste.
39 C’est-à-dire l’ensemble des rapports de production qui constituent la superstructure politico-juridique destinée à justifier et entretenir les rapports sociaux au moyen de formes déterminées de conscience (langage).
40 C’est-à-dire la superstructure, les rapports de production. C’est pourquoi toute révolution naît de ce que « les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de productions existants »(Marx, Avant-propos de la Critique de l’Economie Politique), mais, paradoxalement, « c’est justement à ces époques de crise révolutionnaire que les révolutionnaires évoquent anxieusement et appellent à leur rescousse l’esprit de leurs ancêtres »(Marx, le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, i). Bref, toute révolution qui ne s’attaque qu’aux infrastructures socio-économiques matérielles sans bouleverser aussi les superstructures politico-juridiques conscientes est irrémédiablement vouée à l’échec.
41 Cf. l’exhortation de Marx et d’Engels à la fin du Manifeste Communiste de 1848, « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », appel à l’internationalisation de la lutte de classe dans le cadre d’un mode de production lui-même déjà mondialisé, le capitalisme.

samedi 3 janvier 2004

LA BEAUTE EST-ELLE ESSENTIELLE A L'OEUVRE D'ART ?

La beauté est-elle essentielle à l’œuvre d’art ? A première vue, l’art et la beauté ne sont-ils pas indissociables ? Et pourtant n’existe-t-il pas des œuvres d’art qui ne sont pas belles ? Mieux, la beauté n’est-elle pas qu’un simple signe de distinction sociale ?

I - A première vue, la beauté est absolument essentielle à l’œuvre d’art.

a – la beauté est la qualité métaphysique caractéristique des beaux-arts : à l’origine, l’art (tekhnê) n’est que l’habileté proprement humaine à imiter un modèle : l’art est une disposition productive accompagnée de raisonnement (Ethique à Nicomaque, 1140a). Ce n’est qu’à partir du XVIII° que l’on va distinguer l’habileté technique de l’artisan du génie esthétique de l’artiste. Ainsi naissent les beaux-arts qui sont les arts du génie (Critique de la Faculté de Juger, V, 311), par opposition aux savoir-faire techniques qui sont les arts de l’habileté. La beauté de l’œuvre d’art indique donc premièrement un certain processus de production non-technique. La production géniale apparaît d’abord comme un idéal d’aisance et de liberté intellectuelle opposé à l’effort et à la contrainte matérielle qui caractérisent l’habileté technique : l’œuvre est belle à condition qu’on n’y sente pas l’effort (Critique de la Faculté de Juger, V, 307). La production artistique se signale ensuite pas son originalité qualitative, là où la production artisanale (puis industrielle) est multiple, voire standardisée. Le génie (de genius, divinité de la naissance) est donc original en ce sens qu’il n’est pas lui-même en mesure de décrire ou de montrer comment il crée ses productions (Critique de la Faculté de Juger, V, 308). Ce qui ne veut pas dire qu’il ne suit aucune règle, mais là où le technicien se contente d’imiter des entités physiques (les choses) par des règles techniques, le génie imite des entités métaphysiques (les Idées) par des règles esthétiques. De sorte que, même lorsque Léonard de Vinci peint la Joconde, ce n’est pas Mona-Lisa, son modèle, qui est beau, il fait non la représentation d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose (Critique de la Faculté de Juger, V, 311), c’est-à-dire la représentation de l’Idée de beauté sur un support matériel qui la rend perceptible (toile, peinture, etc.). La beauté de l’œuvre d’art indique donc troisièmement le modèle métaphysique idéal que le génie artistique parvient, de façon tout à fait mystérieuse, à matérialiser. Cela dit, à quoi reconnaît-on la beauté esthétique, à quoi reconnaît-on qu’une entité métaphysique est correctement imitée, bref, quels sont les critères de la beauté ?

b – l’appréciation de la beauté de l’œuvre d’art est une nécessité intellectuelle : lorsqu’on parle de la beauté d’une œuvre, on indique le sentiment que nous procure une représentation donnée (Critique de la Faculté de Juger, V, 218), qui n’est pourtant pas la représentation consciente d’un besoin par la consommation d’une chose agréable. D’autre part, ceux qui jugent autrement, on les blâme et on leur reproche de manquer de goût (Critique de la Faculté de Juger, V, 213), autrement dit on fait comme si le jugement esthétique était exigé par une finalité objective, sauf que celle-ci n’est pas une utilité finale. Bref, le goût est la faculté de juger et d’apprécier un objet par une satisfaction indépendante de tout intérêt pour l’objet : on appelle beau l’objet d’une telle satisfaction (Critique de la Faculté de Juger, V, 211). Aussi, bien que n’étant pas complètement subjectif, puisqu’il est nécessaire, le jugement de goût n’est pas non plus complètement objectif car ce n’est pas dans l’objet que l’on va trouver la beauté, mais dans un certain consensus social à son propos : en fait on s’attache indirectement à la beauté, par l’intermédiaire d’un penchant pour la société (Critique de la Faculté de Juger, V, 296). Et pourtant on parlera du beau comme si la beauté était une propriété de l’objet (Critique de la Faculté de Juger, V, 211), comme si le jugement esthétique était objectif, sauf qu’il n’y a pas de définition conceptuelle a priori de la beauté. Résultat : bien qu’il ne puisse y avoir de règle objective du goût (Critique de la Faculté de Juger, V, 231), la société considère favorablement à la fois celui qui produit l’œuvre d’art (de bon goût) et celui qui sait en apprécier la beauté (l’homme de goût). La beauté esthétique est donc le symbole culturel d’une société qui croit à la nécessité et à l’universalité de ses valeurs : on dira par exemple que le beau est le symbole du bien moral, et rien que de ce point de vue, il plaît en prétendant être approuvé par tous (Critique de la Faculté de Juger, V, 353). Autrement dit, les beaux-arts sont le support matériel servant de test social à l’appréciation des Idées absolues que sont le beau et surtout le bien : le goût rend possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt moral (Critique de la Faculté de Juger, V, 205). Est-ce à dire qu’il est inconcevable qu’une œuvre d’art ne soit pas belle ?

II – En réalité, la beauté correspond à une conception particulière de l’œuvre d’art.

a – la beauté artistique n’est pas universelle : en octobre 1926, l’Oiseau dans l’Espace (C.Brancusi) est taxé par la douane américaine comme objet utilitaire au motif qu’une œuvre d’art est nécessairement belle et que cet objet n’est pas beau. Conception caractéristique de la société bourgeoise qui veut que la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement (Pensées, B171). Les beaux-arts font donc partie des nécessités d’une société du spectacle orientée vers le divertissement qui fait oublier l’ennui de l’existence privée. Mais alors, on peut dire de la beauté ce qu’on dit de la vérité : vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà (Pensées, B294), à savoir qu’elle est toujours relative à un contexte socio-historique déterminé. En effet, l’individu replié sur lui-même n’aime pas demeurer avec soi, il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi aimer ; il ne peut le trouver que dans la beauté de quelque chose qui lui ressemble (Discours sur les Passions de l’Amour). Et, cette recherche individuelle de la beauté comme miroir valorisant de soi, la coutume la restreint et l’enferme dans la différence du sexe (Discours sur les Passions de l’Amour) dont la passion fournit une source de divertissement inépuisable. C’est pourquoi, à la satisfaction débridée de la pulsion sexuelle, se substitue un objectif plus élevé et de plus haute valeur sociale (cinq Leçons sur la Psychanalyse, V) : l’exigence de beauté esthétique. Bref, celle-ci n’est qu’une satisfaction sublimée, donc symbolique des pulsions sexuelles qui naissent de l’amour narcissique que chacun se porte à soi-même par ennui. C’est donc bien la coutume bourgeoise qui produit un certain modèle d’agrément et de beauté, un certain rapport entre notre nature et la chose qui nous plaît (Pensées, B32) : la beauté n’est pas un absolu, une Idée abstraite, mais la relation que nous avons à la coutume artistique. Ainsi s’explique le désintéressement du spectacle artistique, puisque c’est soi-même et non l’œuvre que chacun y admire. Plus précisément, ce que nous accoutumons de trouver beau, c’est une représentation si naturelle et si délicate de nos passions qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour (Pensées, B134). Est-ce à dire que l’art bourgeois exige que l’œuvre soit belle ?

b – l’art bourgeois moderne ne prétend pas à la beauté : l’obsession bourgeoise de la beauté dans l’art montre que nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître, aussi nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable (Pensées, B147). Et quel est cet être réel dans une société bourgeoise sinon l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir (Pensées, B131). Or supposons que la sublimation par la beauté ne soit accessible qu’à une caste de privilégiés. Alors, l’individu en mal d’amour-propre ne sera-t-il pas tenté de sublimer son ennui en s’identifiant au banal, au trivial, voire au vulgaire de son être réel plutôt qu’à une beauté inaccessible au plus grand nombre ? Ainsi s’explique le succès des ready-made de Duchamp (Fountain, le Porte-bouteilles, Roue de Bicyclette, L.H.O.O.Q., etc.) qui sont des choses que l’on ne regarde même pas, ou des choses que l’on regarde en tournant la tête (Conversations). Ainsi se comprend le succès des pièces de Beckett dans lesquelles rien n’est plus réel que rien (Malone meurt) : rien à faire, rien à dire, rien à voir. Rien à faire, telle est la première réplique et le thème de en attendant Godot : ne faisons rien, c’est plus prudent […] nous n’avons plus rien à faire ici, ni ailleurs […] en attendant, il ne se passe rien. L’action consiste par exemple à bouger son pied ou à ramasser une chaussure (en attendant Godot), à plier un drap ou à regarder un mur (Fin de Partie). Rien à dire, à peine un bavardage insipide : dans ma vie il y eut trois choses, impossibilité de parler, impossibilité de me taire et la solitude (l’Innommable). Rien à voir, le décor se résume à un arbre rabougri dans en attendant Godot, un fauteuil, deux poubelles et un mur dans Fin de Partie, une étendue d’herbe brûlée dans oh, les Beaux Jours. Pour Beckett, comme pour Pascal, la société bourgeoise, en sacralisant l’individu, sacralise aussi son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide (Pensées, B131), sauf que le spectateur qui ne fait pas ou ne veut pas faire partie de l’élite peut désormais sublimer son ennui par le spectacle de l’ennui et non par celui de la beauté. Le spectacle de la beauté n’est-elle plus alors qu’un signe de distinction sociale ?

III – En fait, la beauté artistique n’est que l’aspect linguistique d’un comportement de distinction sociale.

a – le sentiment esthétique n’est pas intérieur : on dit que ce qui caractérise la relation bourgeoise à l’œuvre d’art, c’est l’intériorité de l’émotion esthétique. Or on voit l’émotion, on décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui (Fiches, §55). En effet, l’émotion n’est pas ‘‘dans’’ l’esprit, et lorsque vous parlez de ce qui est ‘’dans l’esprit’, vous utilisez une métaphore (le Cahier Bleu, 6), vous n’indiquez aucune intériorité, laquelle serait ou contradictoire (l’émotion est communicable), ou tautologique (pas de possibilité d’erreur). Pourtant, le résultat de la confusion c’est que les spectateurs ont les yeux ouverts mais ils ne regardent pas, ils portent leurs regards sur la scène, comme envoûtés (Petit Organon pour le Théâtre, §26), ils sont fascinés par des objets d’art supposés flatter leur amour-propre, c’est-à-dire satisfaire des besoins psychiques, strictement intérieurs. Or, si le beau est, comme le dit Kant, le symbole du bien, c’est au fond que éthique et esthétique sont une seule et même chose (Tractatus, 6.421) : le sentiment esthétique possède, même dans la conception bourgeoise, une finalité sociale et non pas seulement narcissique. D’une part en effet, l’apprentissage des règles du goût procure une raison de faire ce qu’on fait (le Cahier Bleu, 14), c’est-à-dire un ensemble d’opinions destinées à rendre communicable le sentiment esthétique en le justifiant publiquement. D’autre part, comme un précepte moral, une norme esthétique est en quelque sorte un poteau indicateur (Recherches Philosophiques, §85), c’est une institution qui détermine un certain type de comportement : la sérénité qui naît de la solution des problèmes, mais aussi la colère en laquelle la compassion pour les opprimés peut s’exprimer (Petit Organon pour le Théâtre, §24). L’important dans l’art est que le spectateur ne doit pas se mettre à la place de l’acteur mais doit prendre position face à lui (Petit Organon pour le Théâtre, §46). Le propre de l’art est d’être une institution, certes, mais une institution qui provoque une réaction extérieure et non pas qui incite à une identification soi-disant intérieure. Or n’y a-t-il pas contradiction entre provocation et institution ?

b – l’œuvre d’art provoque des réactions de distinction sociale : dire que l’expérience artistique produit une émotion esthétique n’est pas une explication causale corroborée par l’expérience mais le fait qu’on vous a proposé quelque chose qui vous a satisfait (Leçons sur l’Esthétique, III, 11) : parler de la beauté d’un air, c’est justifier l’attendrissement de l’auditeur ; parler de l’ennui d’une pièce de Beckett, c’est justifier le malaise du spectateur, etc. De sorte que, ce qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne [ces mots], ce sont les gestes et les mimiques exagérées [qui] sont des manifestations d’approbation (Leçons sur l’Esthétique, I, 5). En effet, les adultes enseignent à l’enfant des exclamations et, plus tard, des phrases : ils lui apprennent une nouvelle manière de se comporter (Recherches Philosophiques, §244). Dès lors, si vous vous demandez comment un enfant apprend “ beau ”, “ magnifique ”, etc., vous trouverez qu’il les apprend en gros comme des interjections (Leçons sur l’Esthétique, I, 5) : « c’est beau », n’est pas un jugement qui décrit une expérience intérieure, mais la justification attendue d’un certain état caractérisé par une attitude caractéristique du corps. De même, si je dis d’un morceau de Schubert qu’il est mélancolique, cela revient à lui donner un visage. Au lieu de cela, je pourrais tout aussi bien employer des gestes ou danser (Leçons sur l’Esthétique, I, 10) : dire « c’est mélancolique » n’est qu’une manière de se comporter durant l’audition comme on le ferait devant un visage mélancolique. Donc ce commentaire n’est ni suffisant, ni même nécessaire car on dit aussi “faites attention à cette transition ”, ou “ ce passage n’est pas cohérent ”. Ou bien, parlant d’un poème en critique, vous dites : “ son utilisation des images est précise’’ (Leçons sur l’Esthétique, I, 8). De sorte que celui qui n’est pas capable de manifester un échantillon suffisant des attitudes et commentaires exigés par le groupe social, nous disons qu’il n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre […] non plus que nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la musique (Leçons sur l’Esthétique, I, 17). Car ce qu’il y a dans l’œuvre, ce sont des dispositions inconscientes à réagir à ce que le groupe social considère comme important, par un comportement caractéristique. Donc, « c’est beau » fait partie d’une palette de réactions destinées à marquer l’appartenance du spectateur à un groupe social déterminé.

Conclusion.

A première vue, la beauté artistique procède d’un jugement de goût dont l’objet est une émotion esthétique universelle. Pourtant, il n’y a là qu’une coutume de satisfaction symbolique de l’amour-propre individuel par des émotions socialement valorisées. En fait, l’expression linguistique du sentiment esthétique de beauté fait partie d’un ensemble d’indices extérieurs de distinction sociale.

mardi 25 novembre 2003

LA PERSONNALITE RESIDE-T-ELLE DANS LA CONSCIENCE OU DANS L'INCONSCIENT ?

    La personnalité réside-t-elle dans la conscience ou dans l’inconscient ? D’abord pourquoi redoubler la pensée consciente par une instance psychique supposée inconsciente ? Car après tout, la personnalité ne présuppose-t-elle pas la responsabilité individuelle et donc la prise de conscience de nos actes ? Or, dans les deux cas, l’explication fournie n’est-elle pas le résultat d’un déterminisme socio-historique bien précis ?

 
I - Apparemment l’inconscient psychique est le fondement de la personnalité.

    A - il existe des normes sociales de régulation des pulsions individuelles.


    Freud part du constat que "l’ensemble de notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter la douleur [...], elle est régie automatiquement par le principe de plaisir" (Introduction à la Psychanalyse, III). Tout individu est sujet à des "pulsions qui sont le représentant psychique des excitations issues de l’intérieur du corps" (Métapsychologie), c’est-à-dire des sensations dont la fonction biologique est de fuir la douleur et rechercher le plaisir. Or les règles sociales proprement humaines interdisent à l’individu de n’être gouverné que par cette seule fonction que Freud appelle le "principe de plaisir". En particulier, est interdite la satisfaction de certaines pulsions (inceste, meurtre) et réglementée la satisfaction de toutes les autres pulsions sexuelles ou agressives. La fonction biologique est donc limitée par une régulation sociale visant à ce que le principe de plaisir cède la place au "principe de réalité" "qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, nous consentons à en différer la réalisation" (Essais de Psychanalyse, I). En effet, contre les risques que feraient courir à la Cité une sexualité et une agressivité individuelles peu ou mal contrôlées, toute société humaine se dote d’un système de censure intransigeante que Freud nomme "tabou". D’une manière générale en effet, "tout système de tabous est destiné à s’attaquer à la liberté de jouissance" (Totem et Tabou), c’est-à-dire à marquer la limite entre principe individuel de plaisir et principe social de réalité. C’est pourquoi certains types de contacts avec autrui font l’objet de tabous car "toucher est le commencement de toute tentative de s’emparer d’un individu ou d’une chose pour en jouir" (Totem et Tabou). Le problème est que  l’existence d’un système de tabous engendre nécessairement de la souffrance : souffrance physique de la frustration en cas de respect du tabou, souffrance morale de la culpabilité en cas de trangression. Or si le passage au principe de réalité offre l’alternative entre douleur morale et douleur physique, alors toute tentative de régulation sociale des pulsions semble vouée à l’échec. Comment expliquer qu’elle soit pourtant une réalité dans les sociétés humaines ?

    B - l’inconscient est un mécanisme de régulation psychique des pulsions individuelles.

    Si "le but d’une pulsion est toujours la satisfaction" (Métapsychologie), l’insatisfaction va entraîner au mieux de la douleur physique de la frustration et, au pire, de la douleur physique accompagnée de douleur morale si le sujet se sent coupable. Donc, pour limiter les dégâts causés par l’insatisfaction, il importe que la régulation sociale des pulsions évite la culpabilité et donc se fasse en amont de la conscience. D’où le mécanisme primitif du refoulement. Certaines pulsions sont d’une part mécaniquement refoulées dans l’inconscient, car "tout ce qui est refoulé est inconscient" (Délire et Rêve), et d’autre part elles le sont par le "surmoi", "car le surmoi est ce qui représente pour nous toutes les limitations morales" (Nouvelles Conférences, xxxi), c’est le représentant privé de tous les tabous publics. La fonction du surmoi est donc, dans un premier temps, de censurer toutes les pulsions, puis, dans un second temps, soit de les diriger vers le moi conscient,  soit de les refouler définitivement dans l’inconscient. Or, dans ce cas, comme "l’essence du processus de refoulement ne consiste pas à supprimer, à anéantir une pulsion, mais à l’empêcher de devenir consciente" (Métapsychologie), la pulsion refoulée demeure en tant que pulsion. Et, n’étant pas satisfaite, elle engendre de la frustration physique. Aussi, dans un second temps, le surmoi doit-il essayer, après avoir évité la douleur morale de la culpabilité, de trouver un moyen de faire cesser la douleur physique de la frustration. Il s’agit donc d’autoriser une satisfaction symbolique, détournée, de la pulsion refoulée, afin de faire cesser la frustration sans occasionner de la culpabilité. D’où le mécanisme du rêve : "la déformation du désir par le rêve nous apparaît nettement comme le fait de la censure" (l’Interprétation des Rêves, IV). Ce qui veut dire que le surmoi déforme la pulsion préalablement refoulée dans l’inconscient, en en transformant l’apparence et en en donnant une satisfaction symbolique qui va apporter du plaisir sans culpabilité. De même, "lorsque à la finalité érotique se substitue un objectif plus élevé et de plus grande valeur sociale" (Cinq Leçons ..., V), le surmoi sublime cette fois la pulsion préalablement refoulée en la satisfaisant indirectement par une activité sociale (art, politique, sport, profession, etc.) qui valorise le sujet au lieu de le culpabiliser. Tous ces mécanismes de satisfaction symbolique des pulsions refoulées, ont en commun la substitution du contenu manifeste (réel) des pulsions par un contenu latent (apparent), afin d’éviter la névrose, c’est-à-dire la souffrance physique diffuse consécutive à l’impossibilité absolue de satisfaire une pulsion.  Il en résulte que "le moi conscient n’est plus le maître dans sa propre maison" (Introduction à la Psychanalyse, III, 18), c’est-à-dire que, contrairement à une longue tradition philosophique qui fait de la conscience le propre de l’homme, le moi conscient n’est plus la règle mais l’exception : "l’inconscient est pareil à un grand cercle qui enfermerait le conscient comme un cercle pluspetit [...], l’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité" (l’Interprétation des Rêves). L’inconscient est donc le mécanisme par lequel se trament les tractations secrètes qui sont le fondement de notre personnalité.Doit-on en conclure que la personnalité ne se réduit qu’à ces obscurs mécanismes psychiques de régulation sociale des pulsions biologiques ?

 
II – Or on ne peut être réputé responsable que de ce dont on est conscient.
   
    A - l’identité personnelle n’est pas naturelle mais culturellement postulée.

 

    Pour Descartes, "ce moi, c’est mon âme par laquelle je suis ce que je suis" (Discours de la Méthode, IV), c’est une substance métaphysique déjà prête à penser grâce à "des premières semences de vérité [que] la nature a déposées dans les esprits humains" (Règles pour la Direction de l’Esprit, IV). Pour Locke, au contraire de Descartes, "l’âme est une table rase, vide de tout caractère" (Essai Philosophique concernant l'Entendement Humain, II, i, 2), c’est-à-dire qu’elle va acquérir toutes ses idées, en particulier l’idée de soi-même. Bref, c’est la conscience de soi qui va être le garant de l’ unité et de l’identité de l’individu dans le temps et dans l’espace. C’est pourquoi la construction de l’individualité commence par l’attribution d’un nom propre afin que "la continuation de la même existence préserve l’identité de l’individu sous l’identité de nom" (Essay ..., II, xxvii, 29). Le baptême a pour fonction de tracer une frontière entre ce qui appartient à l’individu (dans l’espace et dans le temps) et ce qui ne lui appartient pas. Mais l’individu ne devient une personne que lorsque, en plus, on lui assigne "la propriété des actes et de leur valeur" (Essay ..., II, xxvii, 26), c’est-à-dire lorsqu’on ne se contente plus de lui attribuer des choses ou des qualités, mais aussi "des actes et la valeur de ceux-ci. Alors, le terme de personne est un terme du langage judiciaire" (Essay ..., II, xxvii, 26) qui conditionne l’attribution d’une propriété (chose ou qualité) à l’attribution de la valeur sociale d’un ou plusieurs actes. La personne, c’est donc l’individu capable de travailler, d’accomplir des actes socialement sanctionnés et non pas seulement de subir des états. C’est pourquoi, pour l’individu humain "la propriété est fondée sur le travail" (Traité du Gouvernement Civil, §40) : toute propriété personnelle imputée au crédit d’une personne humaine iest réputée acquise intentionnellement et non pas innée ni subie. Voilà pourquoi "le terme de personne n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur" (Essay ..., II, xxvii, 26), autrement dit à des êtres d’une part capables de comprendre que les imputations qui leur sont faites sont des cas particuliers d’application d’une règle commune, d’autre part capables d’être affectés en bien ou en mal par ces imputations. En somme la fonction de la personnalité est de rendre l’individu responsable de ses actes. Comment la personne peut-elle se sentir affectée par cette imputation de responsabilité ?

    B - la personne est affectée dans la mesure où elle a un souci conscient de son bonheur.

    "Partout où un homme découvre ce qu’il appelle “lui-même’, un autre homme pourra dire, ce me semble, qu’il s’agit de la même personne" (Essay ..., II, xxvii, 26). Autrement dit la personne devient un moi dès qu’elle est capable de s’auto-attribuer rétrospectivement les imputations objectives qui lui auront été faites et donc d’en éprouver bonheur ou malheur. Mais se trouver ainsi affecté rétrospectivement par une imputation, c’est être conscient, car "c’est uniquement par la ‘conscience’ que cette personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente" (Essay ..., II, xxvii, 26). La conscience est donc cette activité de récapitulation personnelle des imputations sociales d’actes et des valeurs d’actes : "il n’y a que la conscience qui puisse unir les existences éloignées au sein de la même personne" (Essay ..., II, xxvii, 23). Par cette activité consciente de récapitulation des imputations préalables, "la personne devient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à ‘soi-même’ au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents" (Essay ..., II, xxvii, 26). Tout individu possède donc, comme le remarque Freud, une faculté à intérioriser les normes sociales ou, plus exactement, le processus de reconnaissance sociale des actes commis. Mais cette faculté, c’est la conscience et non pas un mécanisme inconscient, "car s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce ‘soi’ actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis" (Essay ..., II, xxvii, 26). En d’autres termes, s’il existait un mécanisme nous permettant de satisfaire, sans culpabilité, des pulsions interdites, "nous aurions en réalité deux consciences différentes, faisant agir le même corps, l’une tout au long du jour et l’autre de nuit" (Essay ..., II, xxvii, 23), donc deux personnalités. "Et pourtant, un homme tantôt saoul, tantôt sobre ne sont-ils pas la même personne ? sinon pourquoi cet homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il était saoul, même s’il n’en a plus eu conscience ensuite ?" (Essay ..., II, xxvii, 22), car s’il ne pouvait se souvenir de ses comportements inconscients, il n’en serait nullement affecté et ne s’en sentirait donc pas responsable. "Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience" (Essay ..., II, xxvii, 26). Ce qui  veut dire que le souci comme préoccupation consciente et pénible est la condition de possibilité d’un bonheur toujours menacé par l’irruption du malheur consécutivement à une juste imputation de responsabilité. Bref, "l’identité personnelle consiste dans l’identité de conscience" (Essay ..., II, xxvii, 19) qui seule, permet à l’individu de faire des anticipations rationnelles à la lumière de ses actes passées et des conséquences actuelles de ceux-ci. Est-ce à dire que la personnalité n’est au fond que la conséquence des calculs conscients individuels ?

 
III – La personnalité est historiquement déterminée par des dispositions inconscientes.

    A – la personnalité, c’est le rôle social que l’on est disposé à jouer.

 

    Le problème de l’individualisme méthodologique fondé sur les anticipations rationnelles est que "c’est sur les connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours" (Pascal, Pensées, B282). Et d’où proviennent nos premiers principes, "qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés" (Pensées, B92) ? "Bref, "rien suivant la seule raison n’est juste de soi [...], la coutume fait toute l’équité" (Pensées, B294). Or, la coutume, c’est l’ensemble des évidences que nous sommes socialement disposés à considérer comme naturelles : "la coutume est notre nature" (Pensées, B89). D’ailleurs, les termes ‘‘coutume’’ et ‘‘personne’’ sont apparentés : la coutume, c’est étymologiquement le costume, et la personne, c’est originairement le masque de l’acteur. Par là, "l’homme n’est que déguisement, mensonge et hypocrisie" (Pensées, B100), il joue le rôle social auquel on l’a disposé. Dès lors, comme la répétition de l’acteur, la coutume n’est ni un mécanisme inconscient, ni un choix conscient, mais d'un habitus, c'est-à-dire "un ensemble de dispositions inconscientes qui conduisent à une collusion implicite entre des agents qui sont le produit de conditions et de conditionnements semblables" (Bourdieu, Méditations Pascaliennes, iv). C’est pourquoi "la coutume fait toute l’équité par cette seule raison qu’elle est reçue, c’est le fondement mystique de son autorité" (Pascal, Pensées, B294). Autrement dit, ce qui fonde la personnalité, c’est comme l’ont souligné Locke et Freud, la capacité à intérioriser les processus de régulation sociale. Mais, contrairement à ce que pense Locke,  être juste, c’est non pas être rationnel, mais c’est jouer juste : "comme dans une équipe bien entraînée ou dans un orchestre, l’important est d’être spontanément accordés" (Bourdieu, Méditations Pascaliennes, iv). Et s’il ne s’agit pas de délibérer rationnellement et chacun de son côté de la conduite qu’il y a lieu de tenir, c’est que "la raison agit avec lenteur et sur tant de principes qu’à toute heure, elle s’assoupit et elle s’égare" (Pensées, B252). Et, contrairement à ce que croit Freud, l’inconscient n’est pas mécanique et psychique mais historique et social, car notre personnalité est le résultat des "conditionnements collectivement orchestrés sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre" (Bourdieu, Choses Dites). Donc, contre Freud et contre Locke, "nous sommes automate autant qu’esprit, de sorte que la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues : elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense" (Pensées, B252). En d’autres termes, "l’ordre social s’inscrit dans nos corps à travers une confrontation permanente avec notre environnement social" (Méditations Pascaliennes, iv), c’est-à-dire que la coutume est tout entière incorporée en chacun de nous sous forme de dispositions historiques à suivre des règles. Et si tel est le cas, c’est parce que "une règle est en quelque sorte un poteau indicateur qui laisse subsister un doute quant au chemin à suivre" (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §85), doute qui ne provient pas d’une interprétation consciente individuelle, mais d’une probabilité statistique déterminée par un contexte historique (vivre mieux) et non biologique (survivre). Comment expliquer la fascination pour les explications freudienne ou lockienne ?

    B – les définitions de la personnalité sont des coutumes historiques.

    Freud présente le fonctionnement de l’inconscient comme un mécanisme scientifique de régulation sociale. C’est-à-dire que, "la mécanique étant le paradigme des sciences, il imagine une psychologie ayant pour modèle une mécanique de l’âme" (Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, IV, 1). Or, comme "repérer un mécanisme est une façon de trouver la cause" (Leçon sur l’Esthétique, II, 34), il fait de notre passé psychique oublié la cause de notre présent social conscient. Or, dire que le passé a déterminé le présent, "ce n’est pas une question de mécanisme causal, mais de justification ou de raison d’agir" (Recherches Philosophiques, §217). Expliquer l’origine d’une névrose, "ce n’est pas une hypothèse [...] mais un énoncé grammatical" (le Cahier Bleu, 15), puisqu’il n’y a, par principe, rien à vérifier. En revanche, nous allons formuler la règle que notre éducation nous a disposé à fournir au vu des circonstances. Ce qui veut dire que l’explication psychanalytique est, "non pas une explication conforme à l’expérience, mais une explication acceptée" (Leçon sur l’Esthétique, II, 39). En d’autres termes, elle n’est elle-même qu’une coutume. Et en effet, au sein d’une aristocratie autrichienne en déclin au début du XX° et qui n’est plus préoccupée que par la jouissance individuelle, n’y a-t-il pas "une bonne raison d’admettre le sexe comme un motif pour tous nos comportements ?" (Leçon sur l’Esthétique, III, 31). Si en plus, cette classe est imprégnée de culture classique gréco-latine, n’est-elle pas disposée à "ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer que sa vie a l’allure d’une tragédie" (Conversation sur Freud), que chacun de ses membres est en quelque sorte un héros antique impitoyablement poursuivi par un destin implacable ? Il semble qu’il y ait effectivement de bonnes chances pour que "le trouble, une fois interprété psychanalytiquement, cesse d’être troublant" (Conversation sur Freud). Sauf que, "le critère permettant de dire que la psychanalyse a réussi, c’est que cela vous a satisfait" (Leçon sur l’Esthétique, III, 9), et non pas que cela vous a guéri, au sens médical du terme. Donc, en faisant de l’inconscient un mystérieux mécanisme psychique de régulation sociale, Freud a parfaitement senti que certains types d’explication "exercent à un moment donné une attraction irrésistible" (Leçon sur l’Esthétique, III, 22), parce que, précisément, ils sont l’expression de certaines dispositions sociales inconscientes déterminées par un contexte socio-historique précis. Il va de soi qu’on peut en dire autant de l’explication de Locke conforme aux dispositions de la classe capitaliste montante de l’Angleterre de la fin du XVII°, à la fois très puritaine et préoccupée par le profit marchand à l’aube de la 1° Révolution Industrielle.

 
Conclusion.

    Pour expliquer le phénomène de la cohésion sociale, Freud suppose que la personnalité repose sur un mécanisme psychique inconscient de régulation des pulsions. Cela dit, le souci du bonheur témoigne du statut d’une personnalité qui doit assumer en pleine conscience sa responsabilité à l’égard de ses actes et de leur valeur. Ces deux types d’explications témoignent du caractère historique de la personnalité construite en fonction de dispositions statistiques que les règles sociales déterminent inconsciemment.

samedi 15 novembre 2003

LA PENSEE EST-ELLE UNE ACTIVITE MENTALE ?

La pensée est-elle une activité mentale ? L’activité de la pensée n’est-elle pas de celles qui sont entourées d’une mythologie fascinante ? Et si tel est le cas, n’est-ce pas fondamentalement un cas typique de confusion grammaticale ?

I – Si la pensée est une activité, ce n’est pas une activité mentale mais une activité physique.
 
a - il est donc trompeur de parler de la pensée comme d’une ‘activité mentale’ ; nous pouvons dire que la pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer avec des signes : s’il est trompeur de parler de la pensée comme d’une activité mentale, c’est parce que nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que c’est le nom d’un objet éthéré (le Cahier Bleu, 47). Ce qui a conduit à considérer par exemple que l’intelligence humaine a je ne sais quoi de divin (Règles pour la Direction de l’Esprit, IV). Or, cette tendance, qui est la véritable source de la métaphysique, conduit le philosophe en pleine obscurité (le Cahier Bleu, 18). Dès lors, si la philosophie est un combat contre la fascination que des formes d’expression exercent sur nous (le Cahier Bleu, 27), une manière de rompre l’envoûtement métaphysique consiste à se demander par exemple si la multiplication de deux nombres est produite par la pensée de la multiplication (Grammaire Philosophique, I, §66). Non car penser la multiplication et effectuer la multiplication ne font qu’un. En revanche, il est tout-à-fait possible de justifier le calcul en récitant une table de multiplication. On se rend compte alors que la pensée n’a servi qu’à justifier, c’est-à-dire à donner une raison du calcul. Et en effet, donner une raison, c’est exposer un calcul par lequel vous êtes arrivés à un résultat donné (le Cahier Bleu, 15). Donc dire que nous pensons ce que nous faisons ou disons, c’est dire que nous sommes capables de justifier nos actes ou nos paroles par référence à des règles. Or se justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste qui montre des signes placés sur un tableau (Grammaire Philosophique, I , §61). Bref, plutôt que de dire que la parole physique n’est là que pour faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme (Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1), c’est-à-dire rendre physique une mystérieuse activité mentale préalable, il vaut mieux dire que l’acte de penser comme son application se déroulent pas à pas comme un calcul (Grammaire Philosophique, I, §110). Il s’ensuit que, si la pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer avec des signes, ce n’est pas parce que les hommes ont eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit (Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1), mais parce que penser c’est donner une raison de ce qu’on a fait ou dit, montrer un chemin qui conduit à cette action (le Cahier Bleu, 14). Doit-on dire alors que ce qui nous permet de penser est cela même qui nous permet d’écrire ou de parler ?

b - cette activité est accomplie par la main quand nous pensons en écrivant, par la bouche et le larynx quand nous pensons en parlant, et si nous pensons en imaginant des signes ou des images, je ne peux vous indiquer aucun agent qui pense : pour les idéalistes, l’âme est l’agent de la pensée ; pour les psychologistes, c’est le psychisme privé ; enfin pour la psychanalyse, c’est l’inconscient. Ces conceptions ont en commun de croire qu’il y a des choses cachées, que nous voyons les choses de l’extérieur sans pouvoir en examiner l’intérieur (le Cahier Bleu, 6). Et en effet, même si l’on admet que penser n’est pas un processus incorporel que l’on puisse détacher du langage (Recherches Philosophiques, §339), penser et parler ne sont pas synonymes puisque parler est un acte réel, tandis que penser n’est qu’un acte virtuel, une simple disposition. Ce qui est confirmé par des expressions comme réfléchis avant de parler’, ‘il parle sans penser à ce qu’il dit’, ‘ce que j’ai dit n’exprimait pas tout-à-fait ma pensée’, ‘il dit une chose mais il pense exactement le contraire’, etc. (le Cahier Brun, II, 9), qui ont l’air d’indiquer un agent pensant, un producteur spécialisé dans la disposition à se justifier, de même qu’il en existe un pour l’écriture (la main) et un pour la parole (la bouche). Or supposons par exemple que vous vouliez apprendre à un enfant à faire une multiplication mentalement, vous lui demandez d’abord de parler à haute voix, puis de murmurer, et enfin de ne même plus murmurer (Leçons sur la Philosophie de la Psychologie). Auquel cas, si nous pensons en imaginant des signes ou des images, je ne peux vous indiquer aucun agent qui pense, car imaginer n’est pas une activité réelle : c’est une activité virtuelle dont la réalité sera les signes tracés ou les images montrées. Bref, dès lors que penser nous intéresse en tant que calcul et non pas en tant qu’activité métaphysique (Grammaire Philosophique, I, §111), se demander s’il existe un agent pensant métaphysique distinct de l’agent parlant ou de l’agent écrivant physiques, n’a plus de sens. Certes, les matérialistes prétendent identifier l’agent pensant au cerveau dont la pensée serait le produit de processus physiques, chimiques et physiologiques (le Cahier Bleu, 48). Or, bien que la réalité de tels processus ait été confirmée par les neuro-sciences, les processus internes qui accompagnent l’énonciation ou la compréhension ne nous intéressent pas (Grammaire Philosophique, I, 6), car ce n’est pas en observant et en décrivant scientifiquement le passage de l’influx nerveux dans nos neurones que nous justifions nos actes ou de nos paroles. Mais alors, que veut-on dire lorsqu’on dit que c’est l’esprit qui pense ?

II – Dire que c’est l’esprit qui pense, c’est faire usage d’un jeu de langage mentaliste.

a - si vous dites alors qu’en de tels cas c’est l’esprit qui pense, j’attirerai simplement votre attention sur le fait que vous utilisez une métaphore et que, ici, l’esprit est un agent en un sens différent de celui dans lequel on peut dire que la main est l’agent de l’écriture : soit P1 « ma main écrit » et P2 « mon esprit pense ». Supposons que je vérifie P1 en voyant dans un miroir ce que je crois être ma main mais qui, en réalité, est celle de quelqu’un d’autre. Bref, P1 implique la reconnaissance d’un agent particulier, il y a donc possibilité d’erreur (le Cahier Bleu, 67). En effet, ma main comme agent de l’écriture est supposée la cause objective de l’écriture c’est-à-dire un objet distinct de l’acte d’écrire. Et la proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse (le Cahier Bleu, 15), elle est donc susceptible d’être infirmée par l’expérience. En revanche si l’on veut vérifier P2 il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas aucune erreur n’est possible (le Cahier Bleu, 67), car on ne peut imaginer de circonstances dans lesquelles je pourrais dire que, tout compte fait, ce n’est pas mon esprit mais celui d’un autre qui est en train de penser, et cela, comme le remarque Descartes, quand bien même tout ce que je pense serait faux ou illusoire. On comprend pourquoi seule la pensée ne peut être détachée de moi (Méditations Métaphysiques, II, §7) : toute erreur d’identification du ‘‘moi’’ qui pense est exclue par principe. De même que dire ‘j’ai mal’ n’est pas plus un énoncé à propos d’une personne que ne l’est le fait de gémir (le Cahier Bleu, 67), dire « je pense » ne décrit personne. Le ‘‘je’’ synonyme de ‘‘mon esprit’’ ne désigne pas une personne déterminée par ses caractéristiques physiques (le Cahier Bleu, 69). De même que « j’ai mal », « je pense » manifeste l’état typique d’un homme ou de ce qui lui ressemble (Recherches Philosophiques, §360). Dire « je pense qu’il va pleuvoir » est une autre manière de penser qu’il va pleuvoir, à la place, j’aurais pu prendre un parapluie. Tandis que dire « j’écris sur une feuille » n’est pas une autre manière d’écrire sur une feuille. On voit qu’il y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘mon’ ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet (le Cahier Bleu, 66). Le ‘‘je’’ de « j’écris » est un agent identifiable par des critères objectifs et la phrase décrit ce que fait une personne : elle trace des signes avec sa main. Tandis que dans le cas de « je pense », ce que je veux dire par ‘je’, c’est quelque chose que les autres ne peuventpas voir (le Cahier Bleu, 66) : la seule chose qu’ils peuvent voir, c’est le fait que je pense et non pas qu’une certaine personne fait quelque chose avec son esprit. Bref, le ‘‘je’’ sujet n’existe que comme sujet d’un verbe. Dès lors, dire que penser est une activité de notre esprit comme écrire est une activité de la main, c’est travestir la vérité (Grammaire Philosophique, I, §64). N’est-il pas absurde alors de localiser l’esprit dans la tête ?

b - la raison principale pour laquelle nous sommes si fortement enclins à parler de la tête comme du lieu de nos pensées est peut-être la suivante : l’existence des mots ‘penser’ et ‘pensée’ aux côtés des mots dénotant des activités (corporelles), tels que ‘écrire’, ‘parler’, etc., nous fait chercher une activité différente de celles-ci mais qui leur soit analogue et qui corresponde au mot ‘penser : dire que ma main est l’agent de l’acte d’écrire, c’est dire qu’elle en est la cause objective et mécanique, car nous cherchons une cause en essayant de repérer un mécanisme (Leçons sur l’Esthétique, II, §34), lequel se déroule nécessairement dans un espace physique. Donc, si je veux dire que ma pensée se réduit à l’acte de tracer des signes sur le papier, alors nous parlons du lieu où la pensée se déroule et nous sommes fondés à dire que ce lieu est le papier sur lequel nous écrivons (le Cahier Bleu, 7). Mais si je veux dire que ma pensée est indissociable de mon esprit, je n’énonce pas la cause mais la raison de ma pensée, la raison n’étant pas une explication conforme à une expérience, mais simplement une explication acceptée (Leçons sur l’Esthétique, II, §39). Auquel cas, mon esprit n’existe que dans le langage et non dans un lieu physique. Or il y a un préjugé mentaliste tenace selon lequel il existe des processus mentaux bien définis (le Cahier Bleu, 3) qui rendraient compte de l’acte de penser, lequel aurait lieu dans un milieu bien étrange, l’esprit (le Cahier Bleu, 3) : l’âme pour les idéalistes, le cerveau pour les matérialistes, le psychisme pour les psychologistes, l’inconscient pour les psychanalystes. Dans tous les formes de ce préjugé mentaliste, nous sommes fortement enclins à parler de la tête comme du lieu de nos pensées. Mais, là encore, si nous disons de la tête ou du cerveau qu’ils sont le lieu de la pensée, c’est en utilisant l’expression ‘lieu de la pensée’ en un sens différent (le Cahier Bleu, 7), à savoir, métaphoriquement, comme lieu non-localisable d’un espace non-physique pour un agent non-corporel. Cette métaphore montre notre fascination pour une activité spirituelle conçue sur le modèle des activités corporelles : la mécanique étant l’idéal des sciences, on imagine une psychologie ayant pour modèle une mécanique de l’âme (Leçons sur l’Esthétique, IV, 1). Ce qui nous fait chercher une activité différente de celles-ci mais qui leur soit analogue : nous dotons l’esprit de propriétés chimériques, à la fois métaphysiques et physiques, un mécanisme dont nous ne comprenons pas très bien la nature mais qui peut produire ce qu’aucun mécanisme corporel ne peut produire (le Cahier Bleu, 3). Comment expliquer la survivance d’une telle superstition ?

c - quand des mots de notre langage ordinaire ont à première vue des grammaires analogues, nous avons tendance à essayer de les interpréter de manière analogue ; c’est-à-dire que nous essayons de faire en sorte que l’analogie tienne jusqu’au bout : bien entendu, il n’y a pas aucun mal à dire que penser est un processus incorporel, mais à condition de distinguer la grammaire du mot ‘‘penser’’ de celle du mot ‘‘manger’’ par exemple (Recherches Philosophiques, I, §339). C’est une règle grammaticale que les verbes mentalistes comme ‘voir’, ‘croire’, ‘penser’, etc. ne dénotent pas des phénomènes (Fiches, §471), contrairement aux verbes physicalistes (“manger”, “écrire”, “parler”, etc.). Plus précisément, ce qui caractérise les verbes mentalistes, c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première (Fiches, §472) : c’est une règle implicite des jeux de langage mentalistes que celui qui dit « je pense p» ne puisse être contredit, puisque ‘‘penser’’ ne dénote aucun processus doté d’un agent causal objectivement identifiable. Tandis que celui qui dit « Marie pense » peut être contredit par la preuve que ce n’est pas Marie mais Annie qui dort ; de même, celui qui montre une photo en disant « là, c’est moi qui mange » peut constater que la photo est truquée et que c’est un autre qui mange. On pourrait donc dire que je suis une chose qui mange, ou que Marie est une chose qui pense, mais non que je suis, une chose qui pense (Méditations Métaphysiques, II, §9). Il est tout aussi faux qu’il n’y ait rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit (Méditations Métaphysiques, II, 18), puisque la connaissance est corrélative de la possibilité de l’erreur. L’origine du problème est en ce que l’esprit peut être conçu comme une substance (5°Réponses, §548). Or un substantif nous pousse à chercher une chose qui lui corresponde (le Cahier Bleu, 1), car nous avons constamment à l’esprit la méthode scientifique (le Cahier Bleu, 18). Entre P1 et P2, nous avons tendance à croire qu’il doit y avoir quelque chose de commun à ces jeux de langage, alors qu’en fait ils appartiennent à une famille dont les membres ont simplement des ressemblances (le Cahier Bleu, 17). De même, les dames ressemblent aux échecs, mais leurs règles sont différentes. Et si nous essayons de faire en sorte que l’analogie tienne jusqu’au bout, c’est que l’un des deux jeux nous fascine au point d’imposer ses règles à un jeu qui lui ressemble et, ainsi, de le dénaturer. C’est alors que la nature de la pensée nous est sujet de perplexité.

Conclusion.

Le mystère qui a toujours entouré la nature de notre pensée, a conduit à forger la fiction d’une activité mentale autonome et donc à occulter l’indissociabilité de la pensée et du langage comme activité opérant sur des signes physiques. Cela dit, la fascination pour le “je” de « je pense » s’explique si on admet qu’il n’est qu’un sujet grammatical inséparable de son verbe, et non un agent incorporel, ce qui est le cas de tous les verbes mentalistes dont la spécificité est effacée par l’hégémonie de la grammaire physicaliste.