dimanche 28 janvier 2001

SI TOUT DANS LA NATURE EST DETERMINE, L'HOMME PEUT-IL ENCORE ÊTRE LIBRE ?

    On peut postuler comme le fait Sartre et tous les humanistes en général que “ce que nous nommons liberté, c’est l’irréductibilité de l’ordre culturel à l’ordre naturel”(Critique de la Raison Dialectique). Mais que se passerait-il si l’homme était un être entièrement naturel, donc si, au fond, l’ordre culturel était réductible à l’ordre naturel ? Popper admet que “si la nature était entièrement déterministe, le domaine des activités humaines le serait aussi ; il n’y aurait en fait aucune action, tout au plus l’apparence d’actions”(l’Univers Irrésolu). En effet, si tout dans la nature est déterminé par des lois nécessaires de type causal, et si l’homme fait partie de la nature, il n’y a aucune raison pour que l’homme y soit une exception et puisse y agir librement. Ce qui rend alors possible la liberté humaine, c’est justement que la nature n’est pas déterminée par des lois déterministes mais par des lois probabilistes. La liberté, en particulier celle de l’homme, n’est alors que l’autre nom du hasard, comme le remarquait déjà Hume : “la liberté ou le hasard  n’est rien d’autre que l’absence de certitude et une certaine latitude [...] que nous sentons à passer d’une idée à une autre” (Traité de la Nature Humaine, II, III, 2). La liberté comme décision consciente devient apparemment  illusoire dans la mesure où, dans ce cas, “ce n’est pas la conscience de l’homme qui détermine son existence, c’est au contraire son existence sociale qui détermine sa conscience”(Marx, Critique de l’Economie Politique). Et pourtant, c’est une constante historique que les régimes politiques les plus violents et les plus répressifs engendrent les aspirations libertaires les plus puissantes. Ainsi, lorsque l’on demandait au grand mathématicien et résistant français J. Cavaillès ce qui l’avait poussé à choisir la France libre, il répondait : “la nécessité”. D’où le problème de savoir si l’homme peut encore être libre dès lors que tout dans la nature est déterminé. L’enjeu est évidemment de savoir si déterminisme et humanisme sont incompatibles.


I - La liberté ne consiste pas à échapper volontairement à la nécessité naturelle.

    A - la liberté de l’homme n’est pas l’indépendance de l’âme à l’égard du corps.

    On a tendance à croire que liberté humaine consiste précisément à lutter contre cette nécessité naturelle qui tend à s’imposer à lui de l’extérieur. Un bon exemple de cette définition de la liberté est fournie par ce que Descartes appelle le “le libre-arbitre, c’est-à-dire l’empire que nous avons sur nos volontés”(Traité des Passions, art.152), lequel consiste en “une faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires, c’est-à-dire pour poursuivre ou fuir, affirmer ou nier” (Descartes, Lettre au Père Mesland, 9 fév. 1645). La liberté humaine consisterait donc à interposer, entre les déterminations causales (par ex. la perception d’un danger) de nos actes et nos actes comme effets de ces déterminations (par ex. la fuite), une transition sous la forme d’un décret, autrement dit d’un ordre de la volonté : “la liberté et la volonté ne sont qu’une même chose” (Descartes, III° Réponses). Ce qui sous-tend cette position, c’est le postulat d’une stricte distinction entre les deux substances que sont la pensée (l’âme) et l’étendue (le corps). En effet, dans la deuxième Méditation, Descartes a montré qu’il était possible de se dépouiller, à la limite, de toutes ses déterminations corporelles sans pour autant cesser d’être soi-même : “mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense” (Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9). Or, si le moi n’est qu’une chose pensante, c’est qu’il y a indépendance de l’âme à l’égard du corps dont elle peut se dépouiller sans cesser d’être elle-même. Donc Descartes a besoin de postuler ce dualisme pour expliquer la liberté en général par le pouvoir de la volonté : “c’est la volonté qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu”(M.M., IV, 9). Etre libre, c’est être une volonté, une âme ne dépendant que de Dieu et non un corps qui, lui, est causalement dépendant des autres corps.

    Mais, pour qu’il y ait libre décret, deux conditions doivent être réunies. Il faudrait d’abord qu’une telle décision puisse s’opposer efficacement à la nécessité naturelle il faudrait que “l’homme dans la Nature soit comme un empire dans un empire”(Spinoza, Ethique, III, préf.), bref il faudrait que l’homme soit une exception dans la nature. Or supposons que toute chose soit un effet causal de la Nature, auquel cas “toutes les choses créées sont déterminées par des causes extérieures à exister et à agir”(Spinoza, Lettre LVIII à Schuller). Toute chose, tout homme en particulier, est déterminée et la première condition est contradictoire. Il faudrait comme deuxième condition qu’une telle décision soit contingente, c’est-à-dire non-nécessaire, pour qu’elle puisse s’opposer à la nécessité. Ceci est également contradictoire si une décision est, elle aussi, nécessaire au motif que “dans la Nature, il n’y a rien de contingent mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine” (Ethique, I, 29). Donc, si l’on admet que l’homme n’est pas une exception dans la Nature, qu’il existe par nécessité et qu’il est causalement déterminé à être ce qu’il est, alors ses volontés n’ont aucune chance de réellement pouvoir lutter contre la nécessité naturelle. Mais alors, pourrait-on objecter, à quoi bon considérer l’homme comme l’union d’une âme et d’un corps ? A quoi peuvent bien servir l’esprit, la conscience, la pensée, la raison, s’ils sont tout autant liés par la nécessité naturelle que l’est notre corps animal ? Spinoza propose de considérer l’âme et le corps non comme des substances indépendantes, mais comme des attributs : “par attribut, j’entends ce que l’entendement perçoit de la substance comme constituant son essence”(Ethique, I, déf.4). Ce sont en d’autres termes les points de vue possibles par lesquels on peut décrire complètement la Nature. Qu’entend-il exactement par là ?

    B - l’âme est le corps sont deux points de vue sur le même individu.


    Si nous appelons corps, n’importe quel objet matériel avec lequel notre expérience spontanée nous met en relation, nous remarquons que tout corps est en même temps passif et actif. Ce par quoi il est passif, c’est l’affection par laquelle il ne peut que subir un certain nombre d’impulsions matérielles communiquées de l’extérieur et qui tendent à la détruire. Mais ce par quoi il est actif, c’est son effort (ou conatus) qui, de l’intérieur, lui permet de résister à toute impulsion extérieure soit isolément, soit en association avec d’autres corps de même nature. Car “deux choses sont de nature contraire quand l’une peut détruire l’autre”(Ethique, III, 5), et inversement, deux choses sont de même nature lorsqu’elles peuvent unir leurs efforts pour lutter contre l’impulsion extérieure. Par là, “chaque chose s’efforce de persévérer dans son être” (Ethique, III, 6). Autrement dit, un corps n’est jamais complètement passif, sinon il ne viendrait même pas à l’existence, mais il n’est jamais non plus complètement actif, sinon il serait le seul à exister (ce serait la Nature). Bref, on peut comprendre tout corps comme un élément individuel du tout de la Nature qui est à la fois l’effet passif de la puissance des autres corps qui tendent à le détruire, et la cause active de l’effort pour s’opposer à cette destruction. Donc tout corps est une modalité finie de la Nature, c’est-à-dire une modification partielle de la Nature en ce qu’il est en relations spatio-temporelles avec d’autres modifications.

    On peut donc dire que ce que perçoit l’expérience spontanée d’un corps matériel, c’est sa contingence, son absence de nécessité. En effet, percevoir une goutte d’eau, c’est se faire une image d’un objet certes bien délimité mais contingent : elle aurait pu ne pas être là, la preuve c’est qu’elle n’y était pas avant que certaines causes externes (la condensation, par ex.) l’aient créée, et qu’elle n’y sera plus lorsque d’autres causes (l’évaporation, par ex.) l’auront fait disparaître. “Mais une chose n’est dite contingente que par rapport à un manque de connaissance”(Ethique, I, 33). C’est-à-dire que le même corps, au lieu d’être décrit comme une goutte d’eau éphémère, pourrait être décrite, avec d’avantage de connaissance, comme un agglomérat de molécules d’eau qui, sous certaines conditions existent à l’état liquide, dans d’autres à l’état gazeux. Mais alors, la goutte d’eau n’est plus l’effet contingent d’une autre cause contingente, mais devient la conséquence nécessaire d’une raison nécessaire. Dans le premier cas, notre point de vue sur la goutte d’eau est contingent, il porte sur quelques corps en particulier, dont le nôtre, reliés par une proximité spatio-temporelle. Tandis que dans le second cas, notre point de vue est nécessaire, il porte sur la totalité des corps en général, sans se soucier de l’espace ou du temps, mais en ne tenant compte que d’une relation logique. 

     Donc nous pouvons être en relation avec une chose de deux points de vue différents :
        - soit sous l’aspect contingent d’un phénomène matériel et éphémère lorsque nous sentons que notre propre corps est affecté par cette chose, notre esprit s’en faisant alors une image, car “il dépend de l’imagination seule que nous considérions les choses comme contingentes”(Ethique, II, 44)
        - soit sous l’aspect nécessaire d’un phénomène logique et éternel lorsque nous savons que tous les corps de même nature que le mien seraient affectés par toutes les choses de même nature que la chose en question, en tout temps et en tout lieu, et alors notre esprit se fait une idée rationnelle de cette chose, car “la nature de la raison est de considérer les choses comme nécessaires”(-id-).

    Il s’ensuit que “l’esprit et le corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée” (Ethique, III, 2), autrement dit que “l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses”(Ethique, II, 7). Bref l’esprit n’est pas réellement distinct du corps : l’esprit n’est rien d’autre qu’une tendance à rendre éternelles et nécessaires les relations physiques éphémères et contingentes que notre corps entretient avec les autres corps ; le corps n’est que le point de contact singulier avec les autres corps que l’esprit tend à considérer au moyen d’idées universelles. Si bien que, comme le corps a des yeux pour percevoir les choses extérieures, il en va de même pour l’esprit, sauf que, à la limite, “les yeux de l’esprit par lesquels il voit et observe les choses, ce sont les démonstrations elles-mêmes”(Ethique, V, 23). Ce qui veut dire que l’esprit va appliquer des relations logiques à des idées correspondant aux corps avec lesquels le corps est en relation physique. En d’autres termes, “l’esprit humain n’est rien d’autre que l’idée d’un corps”(Ethique, II, 11) : l’esprit, c’est l’idée du corps, c’est le point de vue abstrait sur les choses qui affectent le corps. Inversement, “le corps est l’objet de l’idée constituant l’esprit humain”(Ethique, II, 13) : le corps, c’est l’objet de l’esprit, c’est le point de vue concret sur les idées qui affectent l’esprit. Il s’ensuit que “ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos”(Ethique, III, 2) : le corps et l’esprit ne s’influencent pas plus que la goutte d’eau n’influence H2O. Mais ne peut-on pas dire que la volonté est une manifestation de liberté en ce qu’elle est quand même distincte du simple désir ?

    C - la volonté et l’appétit sont deux points de vue sur le même désir.


    Après ce qui a été dit, on serait tenté de conclure à la manière des stoïciens que la liberté ne peut consister qu’à prendre conscience d’un déterminisme auquel il est impossible d’échapper et à y consentir avec sagesse, c’est-à-dire sans s’épuiser dans de vaines luttes perdues d’avance : “malheureux, ceux qui ne discernent pas la loi commune des dieux ni ne l’entendent”(Cléanthe, Hymne à Zeus). Etre libre consisterait alors à se rendre compte de sa propre servitude, et à lui donner son assentiment, ce serait vouloir ce qu’il n’est pas en notre pouvoir de refuser. Or, supposons une pierre qui “reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement et que, l’impulsion venant à cesser, elle continue à se mouvoir [...]  ; ce mouvement est une contrainte [...] parce qu’il doit être défini par l’impulsion d’une cause extérieure [...] ; concevez maintenant que cette pierre [...] pense et sache qu’elle fait effort pour se mouvoir [...] ; puisqu’elle a conscience de son effort [...] elle croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut”(Spinoza, Lettre LVIII à Schuller). 

    Nous avons là un corps qui est passivement affecté par l’impulsion d’une cause extérieure. Il ne viendrait à personne l’idée de prétendre que ce corps agit librement. Considérons maintenant cette pierre du point de vue de son esprit en supposant qu’elle peut se faire une idée de son mouvement. En quoi serait-elle plus libre du second point de vue ? Que signifie “vouloir” d’un point de vue de l’esprit si cela correspond à une passivité absolue du point de vue du corps, si ce n’est la force d’inertie du corps qui permet à la pierre de poursuivre quelques temps son mouvement avant de s’écraser ? Rien évidemment, puisqu’elle n’est pas en mesure de modifier rétrospectivement la seule cause extérieure qui l’a mise en mouvement. Et en quoi la pensée du mouvement pourrait-elle s’opposer au mouvement corporel, l’une et l’autre n’étant que deux points de vue sur le même phénomène. Telle est la liberté de la pierre : une contrainte accompagnée de la conscience de cette contrainte.

    Or “ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière”(Lettre à Schuller), en particulier de l’individu humain. En effet, “l’homme soumis aux affections ne dépend pas de lui-même mais de la fortune” (Ethique, IV, préf.). Qu’entend-il par là ? D’une manière générale, “l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer en son être n’est rien que l’essence de cette chose” (Ethique, III, 7) : l’essence, la nature, l’être d’une chose, c’est le conatus, cette tendance naturelle à s’opposer aux impulsions qui la mettent en mouvement. En tant qu’être vivant, l’homme subit perpétuellement l’affection d’éléments extérieurs contre lesquels il doit lutter pour persévérer en son être. Spinoza nomme appétit le type particulier d’effort que déploie tout corps vivant pour survivre. Et, dans le cas particulier de l’être humain, cet appétit s’appelle désir : “le désir est l’appétit accompagné de la conscience de lui-même” (Ethique, III, 9). 

    Autrement dit, le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire le conatus d’un être que l’on a coutume de décrire tantôt comme un corps, tantôt comme un esprit (ou conscience). Mais à part cela, il n’y a pas de différence entre le désir conscient qui caractérise l’homme et l’effort que fait la pierre pour poursuivre sur sa lancée. L’un et l’autre sont causalement déterminés par la nécessité de compenser la pure passivité qui détruirait leur être. Mais alors quel est l’avantage du désir conscient sur l’effort inconscient ? Spinoza remarque qu’en général “les hommes sont conscients de leurs appétits mais ignorent les causes qui les déterminent”(Lettre à Schuller). Donc, comme dans l’exemple de la pierre, l’esprit se fait une idée d’un effort temporaire pour se conserver, mais n’ayant pas d’idée des causes de cet effort, il ne peut en rien agir sur ces causes pour éventuellement les modifier. D’où l’illusion : il prend ses appétits déterminés pour des volontés libres. Or “la volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause nécessaire”(Ethique, I, 32) dans la mesure où ce que nous appelons volonté, n’est pas comme le prétend Descartes, la fonction la plus noble d’une âme auto-subsistante, mais simplement “l’effort [conatus] lorsqu’il se rapporte à l’esprit seul”(Ethique, III, 9). Bref, la volonté, n’est rien d’autre que le nom que nous donnons à l’effort (conatus) que fait l’homme pour survivre, donc à l’appétit, en tant que cet effort est expliqué du point de vue de l’esprit au lieu de l’être du point de vue du corps. Mais si même la volonté est déterminée, la liberté n’est-elle pas condamnée?


II - La liberté consiste à comprendre le plus possible la nécessité naturelle.

    A - la liberté de Dieu réside dans la nécessité de son existence.


    Comme l’a fait remarquer Descartes, la liberté “nous rend en quelques façons semblables à Dieu en nous faisons maîtres de nous-mêmes” (Traité des Passions, art.152). L’origine de l’opinion superstitieuse combattue par Spinoza est que l’on considère Dieu comme modèle de la liberté en tant qu’il n’est que pur esprit, sans corporéité : “Dieu est un esprit [...] l’esprit de Dieu remplit l’univers”(la Bible, Livre de la Sagesse, I, 6-7) ; “en toi, Zeus [...] toute chose résulte d’un esprit unique qui dure éternellement”(Cléanthe, Hymne à Zeus). D’où une conception de la liberté comme absence de contrainte physique pour un corps, donc comme absence de contrainte logique pour l’esprit. Or si la nécessité est l’autre nom de la contrainte, alors elle est la négation de la liberté. A cette conception de la liberté comme absence de nécessité, ou comme libre décret d’une volonté, Spinoza objecte : “je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité”(Lettre à Schuller) : la liberté n’est pas là où on croit la trouver, elle se trouve même à l’opposé de ce que considère l’opinion superstitieuse. Plus précisément, “j’appelle libre une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir”(Lettre à Schuller). En quoi consiste le fait d’agir selon la seule nécessité de sa propre nature ?
   
    Admettons avec l’opinion commune que Dieu soit en effet libre et infini. D’abord cela implique nécessairement que Dieu se confond avec la Nature toute entière. Car si la Nature est tout ce qui existe, a existé ou existera, bref, si la Nature est l’autre nom de l’univers, on n’a aucune raison de penser que ce tout soit fini : bien au contraire la perception comme le raisonnement répugnent à limiter la Nature. La perception d’abord : depuis que Galilée (1610) a introduit l’usage de la lunette astronomique, on se rend compte que, après les astres, il y a encore des astres ; ce qui tend à confirmer l’intuition de Giordano Bruno (1600) selon laquelle l’univers est infini. Le raisonnement ensuite : “est dite finie la chose qui peut être limitée par une chose de même nature” (Spinoza, Ethique I, déf.2) : or par quelle chose pourrait être limitée la Nature si, par définition, c’est tout ce qui existe ? Donc la Nature ne peut être conçue que comme infinie. Mais alors, il s’ensuit que la Nature est coextensive à Dieu, sinon cela signifierait qu’il existe réellement deux infinis : Dieu et la Nature. Or cela est impossible car cela voudrait dire que les deux infinis coexistent, donc se contrarient, donc se limitent mutuellement. Ce qui contredit notre définition de l’infini comme absence de limites. Dès lors Dieu ou la Nature sont la même et  unique substance, à savoir “ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce qui n’a pas besoin du concept d’une autre chose pour être conçu” (Ethique, I, déf.3) : pour la perception comme pour le raisonnement, Dieu ou la Nature, est substance infinie.

    Si Dieu ou la Nature, c’est la même et unique substance infinie, on comprend alors pourquoi il y a toujours les deux points de vue différents que sont l’esprit et le corps. En effet, du point de vue universel qui est celui de l’esprit, tout arrive en Dieu ou dans la Nature et, du point de vue de ce tout, ce qui a lieu dérive nécessairement de son essence sans pouvoir être contrarié par rien d’autre. Tandis que du point de vue singulier de chaque corps qui constitue ce tout, ce qui arrive ne dérive pas nécessairement de l’essence de chaque corps mais peut être imputable à l’action causale d’autres corps. Seul du premier point de vue (celui de l’esprit), ce qui a lieu est nécessaire, c’est-à-dire ne peut pas être autrement qu’il n’est, car rien ne peut s’opposer à l’existence du tout. De ce point de vue Dieu est absolument libre : il est “cause de soi, ce dont l’essence enveloppe l’existence”(Ethique, I, déf.1). C’est pour cela qu’il agit “par la seule nécessité de sa nature”. Il est libre parce que tout ce qui suit de sa nature (ou essence) ne dépend de rien d’autre que de lui-même. On objectera que la liberté qui consiste à agir selon la seule nécessité interne de sa propre essence est en ce sens une sorte de liberté absolue qui ne convient qu’à un être absolu tel que Dieu, c’est-à-dire la Nature entendue comme somme infinie de toutes les déterminations possibles. Mais dans cette perspective, un homme, comme n’importe quel objet, n’est qu’une modalité finie de l’unique substance. Donc en quoi ce qui est valable pour le tout infini l’est-il encore pour la partie finie ?

    B - être libre, c’est, pour tout être, comprendre les causes de sa détermination.


    Faire consister la liberté, humaine ou divine, dans un libre décret de la volonté est un préjugé superstitieux. Or “ce préjugé étant naturel, les hommes ne s’en libèrent pas aisément”(Lettre à Schuller). S’il est naturel en effet de donner une explication à ce qu’on ne connaît pas, c’est que le fait de reconnaître son ignorance est générateur de tristesse, c’est-à-dire d’une affection telle que “l’esprit passe à une perfection moindre” (Ethique, III, 11). A l’inverse, le fait d’être persuadé de savoir entraîne une joie, par laquelle on sent que “l’esprit passe à une perfection plus grande” (-id-). La joie et la tristesse sont “des affections du corps par lesquelles la puissance d’agir est augmentée ou diminuée [...] et en même temps les idées de ces affections”(Ethique, III, déf.3). Dès lors, la joie comme indice d’un surcroît de puissance d’agir du corps et de puissance de penser de l’esprit, est toujours préférable à la tristesse comme indice de leur affaiblissement. Il s’ensuit que “l’esprit s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps” (Ethique, III, 12), c’est-à-dire que l’esprit se forge une image, “une idée nous représentant un corps extérieur comme présent”(Ethique, II, 17), d’un objet susceptible d’augmenter la puissance d’agir du corps. C’est pourquoi il est naturel d’imaginer que l’on veut une chose comme le résultat d’une libre décision : c’est une idée à la fois facile puisqu’elle naît de l’ignorance des causes réelles du comportement, spontanée puisqu’elle est une expression spirituelle de l’appétit du corps, et génératrice de joie puisqu’elle précède l’augmentation, fût-elle éphémère, de l’activité du corps. Pour augmenter durablement cette activité, il faudra au contraire que l’esprit s’éloigne de l’imagination contingente pour se rapprocher de la connaissance nécessaire. Parallèlement, le corps s’éloignera de l’isolement biologique primitif pour être solidaire d’un grand nombre d’autres corps. “Plus nous sommes affectés d’une grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, [...] plus nous participons à la nature divine”(Ethique, IV, 45) : plus l’individu éprouvera de la joie, plus augmentera la puissance de penser de son esprit donc la puissance d’agir de son  corps, et plus il ressemblera à Dieu.
   
    Il ne faut pas chercher plus loin ce qu’est la liberté humaine : plus le corps d’un individu est actif, plus son esprit, qui n’est que la représentation abstraite de son corps, est rationnel. Inversement, plus un esprit est rationnel, plus son corps, qui n’est que l’objet concret de l’esprit, est actif. Bref, activité du corps, rationalité de l’esprit et liberté de l’individu sont absolument synonymes. Par exemple si on dit que Dieu n’existe que par la seule nécessité de sa nature, on dira la même chose en disant que Dieu est infiniment libre, ou infiniment rationnel, ou infiniment actif. En effet, Dieu est, par définition, infiniment actif, puisque rien ne vient contrarier sa nature. Infiniment actif du point de vue de l’étendue, puisqu’il n’a pas de limites dans l’espace ou dans le temps, ou bien infiniment rationnel du point de vue de la pensée puisque, à l’infinité de ses parties spatio-temporelles correspond une infinité de relations logiques entre ces parties. Mais alors, même s’il est vain pour l’homme de vouloir être absolument libre, actif ou rationnel, il est toujours possible d’être plus libre, actif ou rationnel. Car “l’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de façons” (Ethique, II, 14). Ou encore : “plus nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu” (Ethique, V, 24) : plus notre esprit comprend d’idées, plus notre corps comprend de choses, et plus l’individu se rapproche de la liberté idéale de Dieu. Pourquoi ? La compréhension (en latin, intellegentia, "action de mettre en relation") ici doit s’entendre en deux sens :
        - un esprit composé d’un certain nombre d’idées, de représentations logiques en relation de dépendance rationnelle, est capable de comprendre dans le sens d’augmenter sa puissance de penser
        - un corps composé d’un certain nombre d’objets, de choses physiques en relation de dépendance causale, est capable de comprendre dans le sens d’augmenter sa puissance d’agir.

    Du coup, plus notre esprit comprend d’idées rationnellement liées, plus notre corps comprend de choses causalement liées. Le plus bas degré de la compréhension sera celui où l’esprit n’a que l’idée contingente (image) d’un corps affecté par une seule cause extérieure (ex. de la pierre). L’être est alors en état de liberté minimale, mais non nulle puisque l’individu éprouve du plaisir à satisfaire ses besoins, ce qui est le premier degré de la joie. Ce degré caractérise les animaux en général. Le plus haut degré de la compréhension sera au contraire celui où l’esprit est capable de comprendre une infinité d’idées nécessaires correspondant à un corps infiniment actif, auquel cas l’individu est alors absolument libre. Ce degré supérieur caractérise Dieu ou la Nature. Entre les deux, il y a l’homme qui n’a pas d’autre moyen, pour augmenter sa liberté, d’augmenter la puissance d’agir de son corps ou la puissance de penser de son esprit. La liberté, loin d’être le résultat d’une vaine volonté d’échapper à la nécessité de la Nature, suppose au contraire une connaissance la plus étendue possible de cette nécessité comme condition de libération à l’égard des affections passivement subies par le corps : “dans la mesure où l’esprit comprend toutes les choses comme nécessaires, il a sur les affections une puissance plus grande, autrement dit, il est moins passif” (Ethique, V, 6). Mais alors, comprendre la nécessité du mal, est-ce être libre de faire le mal ?

    C - la liberté, c’est la vertu et non le vice.


    Va-t-on dire alors que la satisfaction d’un désir est signe de liberté par le simple fait que j’en comprends les causes physiques et que je les explique dans un enchaînement rationnel nécessaire ? Supposons que le fait de comprendre par des théories économiques ou psychologiques que je suis un égoïste qui ne se préoccupe de rien d’autre que de maximiser son profit individuel, m’apporte de la joie, est-ce à dire que je suis libre d’exploiter autrui conformément à ce que j’ai compris ? Apparemment oui, puisque “la connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un sentiment de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients”(Ethique, IV, 8). Mais Spinoza veut dire non pas que la joie est le signe du bien ou de la liberté, mais que la joie est le bien ou la liberté : dire “ceci est une bonne action” ou dire “cette action m’a procuré de la joie”, c’est dire la même chose. Et en effet, même le degré inféreur de la joie, le plaisir, est la manifestation du degré inférieur de la liberté, la satisfaction d’un besoin. Donc à la question de savoir si comprendre le mal qu’on fait nous rend libre de le faire, ou bien la réponse est contradictoire si je veux dire qu’en ayant de la douleur, je réduis ma liberté, ou bien elle est tautologique si je veux dire que la douleur d’autrui s’accompagnant de plaisir pour moi, j’augmente ma liberté.

    Le problème est plutôt de savoir si je suis libre de commettre un mal, une action vicieuse dans le sens où cette action ne me serait pas réellement utile, ou encore dans le sens où cette action ne me serait utile qu’en apparence ou de manière éphémère. Car la liberté ne peut s’entendre qu’à l’égard de ce qui nous est réellement utile, c’est-à-dire ce qui augmente durablement notre activité et réduit durablement notre passivité : “qui s’applique à gouverner ses affections et ses désirs selon l’amour de la liberté s’efforcera autant qu’il peut de connaître les vertus et leurs causes, et de remplir son âme de la joie qui naît de la connaissance vraie” (Ethique, V, 10). Donc, encore une fois, il n’y a pas d’un côté ce qui serait vrai en théorie (le souci de la pensée), et de l’autre ce qui serait vertueux en pratique (le souci du corps). Car la vertu ou l’utilité, c’est ce qui produit sur le corps le plus étendu possible la plus grande augmentation possible de sa puissance d’agir. Or, la production causale d’un tel effet physique est corrélative de la déduction rationnelle des idées de ces effets, donc de la compréhension des conséquences de ces effets la moins limitée possible dans l’espace et dans le temps. C’est pourquoi il n’y a pas, à égalité, la liberté du vice et celle de la vertu : “est libre celui qui est conduit par la raison seule [...] et par suite qui n’a aucun concept du mal”(Ethique, V, 68). Seule la vertu est nécessaire, sans limite de temps ou de lieu, et, à ce titre, seule la vertu peut être une manifestation de liberté. Dire que l’on est libre de s’enrichir pendant qu’autrui s’appauvrit n’a aucun sens : je suis alors le jouet d’un désir dont j’ignore la cause ou la raison, mais qui me fait imaginer ce qui pourrait immédiatement augmenter la puissance d’agir de mon corps réduit à son expression biologique : je satisfais un besoin du corps et corrélativement j’éprouve du plaisir. Or la satisfaction du corps et la joie de l’esprit sont minimales, et ma rationalité, mon utilité réelle et donc ma liberté le sont aussi.

    Inversement, “la raison exige que chacun s’aime soi-même, c’est-à-dire cherche ce qui lui est réellement utile”(Ethique, IV, 18). Bref, je ne suis pas libre de m’enrichir en exploitant autrui, je ne suis pas libre de faire du mal à autrui parce que “est utile ce qui conduit à la société commune des hommes, autrement dit ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde ; et au contraire est nuisible ce qui introduit la discorde” (Ethique, IV, 40). Or, ce que je fais en exploitant autrui ne peut convenir à la ”société commune des hommes”. Dans le sens où mon acte ne m’a paru libre que parce j’ai réduit mon corps à un moi, ici et maintenant, excluant par là-même les autres individus et me privant ainsi d’une coopération qui eût augmenté durablement ma puissance d’agir. Dès lors, la prétendue connaissance des causes de mon acte est tronquée puisqu’elle ne prend en considération que l’histoire de mon individualité biologique isolée dans l’espace et dans le temps. Commettre le vice consiste donc à diminuer la puissance d’agir du corps social dont je fais partie et donc, au bout du compte, ma propre puissance d’agir, ce qui contribue à me rendre plus vulnérable aux circonstances extérieures et finalement moins libre. A contrario, ”la vertu est l’effort même pour conserver son être”(Ethique, IV, 18), ce qui passe par l’augmentation de la puissance d’agir du corps social, et qui correspond à une connaissance rationnelle nécessaire et non à une perception imaginative contingente de ce qui m’est réellement utile. Or “à l’homme rien de plus utile que l’homme”(-id-) : être libre, être utile ou être vertueux, c’est tout un.

Conclusion.

    La liberté ne peut consister en une indépendance de l’esprit à l’égard de la nécessité naturelle, qu’à condition que l’âme et la volonté soient réellement distinctes du corps et de l’appétit. Or on peut tout-à-fait admettre que le corps et l’esprit sont deux attributs de la même réalité, tantôt considérée du point de vue contingent et concret, tantôt du point de vue nécessaire et abstrait. De même la volonté et l’appétit peuvent être conçus comme le même effort de persévérance de l’être, tantôt rapporté à l’esprit, tantôt au corps.
    Il suffit alors d’entendre la liberté comme la liberté de Dieu ou de la Nature, non comme indépendance à l’égard de la nécessité naturelle, mais comme conformité à la seule nécessité de sa nature non contrariée par la nature des objets extérieurs. C’est donc par une plus grande compréhension de la nécessité de ma nature que je deviens plus libre : compréhension de l’esprit qui enchaîne un plus grand nombre d’idées et compréhension du corps qui se sent solidaire d’autres corps. La liberté se confond avec la vertu c’est-à-dire avec la compréhension rationnelle des conditions d’une utilité et d’une joie maximales : la coopération nécessaire et non la compétition contingente avec autrui.

dimanche 10 décembre 2000

EXISTE-T-IL QUELQUE CHOSE COMME UNE NATURE HUMAINE ?

    “Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre [...] le sixième jour, Dieu dit ‘faisons l’homme à notre image’ [...] et Dieu créa l’homme à son image”(la Bible, récit de la Genèse). Dans quelque sens qu’on prenne le mot “nature”, il y a en effet l’idée d’un statut divin : la nature, c’est ce qui est là avant l’homme et qui demeurera après lui ; ce qui est naturel, c’est ce qu’il est sacrilège de vouloir modifier ; ce qui arrive naturellement arrive sans que nulle volonté non-divine n’y puisse rien. D’où l’assimilation du surnaturel au miraculeux : ce qui est au-dessus de la nature ne peut être qu’une volonté dotée de pouvoirs surhumains, celle de Dieu ou d’un rival de Dieu. De là, bien entendu, l’évidence selon laquelle l’homme a une nature contre laquelle il ne peut rien : “ainsi le concept d’homme dans l’esprit de Dieu est assimilable au concept de coupe-papier dans l’esprit de l’industriel”(Sartre, l’Existentialisme est un Humanisme) : les hommes seraient donc par nature des êtres raisonnables, ou des êtres pensants, ou des êtres parlants, etc. ; de même il serait dans la nature d’untel d’être matheux, violent, doué pour la peinture, etc. Oui mais, si Dieu n’existe pas ? “Tout est permis, si Dieu n’existe pas”(-id-). Et en effet, la physique montre que la nature des êtres inertes est loin d’être immuable, la biologie montre que la nature des êtres vivants est en constante évolution. Rien d’étonnant alors à ce que les sciences humaines offrent des points de vue divergents sur ce qu’on prétend considérer comme la nature de l’homme. L’homme a-t-il donc une nature ? L’enjeu concerne la possibilité d’une liberté pour l’homme : comment en effet l’homme peut-il espérer être libre s’il est déterminé par une nature ?


I - Il n’y a pas de nature humaine spécifique.

    A - apparemment les sciences humaines sont à la nature humaine ce que les sciences de la nature sont à la nature.


    On parle volontiers de la sociologie, de la psychologie, de l’économie, voire de l’histoire comme sciences de l’homme. Il y aurait là l’idée que l’homme est l’objet de la science de l’homme au sens où l’atome est l’objet de la science de l’atome. En effet, il est banal de considérer une science comme une activité visant à accroître la connaissance des phénomènes pertinents pour le sujet pensant qu’est l’homme en général. Pertinents en raison des relations naturelles qu’entretiennent ces phénomènes avec l’homme, et, corrélativement, en raison de la possibilité de maîtrise technique que pourrait entraîner leur connaissance. Dès lors, toute science semble devoir être objective, c’est-à-dire à la fois
        - se doter de méthodes rigoureuses de classement et de rangement des phénomènes ne dépendant de l’infinie diversité ni des phénomènes eux-mêmes, ni des contextes socio-culturels, autrement dit de méthodes a priori, ou encore de méthodes mathématiques
        - ne considérer dans les phénomènes à étudier que le comportement des objets, c’est-à-dire des entités physiques dont l’existence et le comportement ne sont pas modifiés par l’étude, ce qu’a pour fonction de vérifier l’expérimentation.

    Or, dire que l’objet doit avoir une existence et un comportement indépendants des méthodes scientifiques d’investigation, c’est dire qu’il doit avoir une nature ou une essence. La nature ou l’essence d’un objet sera donc “cette constitution réelle  d’un objet qui est le fondement de toutes ses propriétés”(Locke, Essay..., III, vi, 6), autrement l’ensemble des propriétés sensibles de l’objet qui sont supposées correspondre expérimentalement aux caractères conceptuels que la théorie scientifique aura déterminés a priori. Par exemple on parlera de la nature d’une masse d’air pour désigner les caractères a priori (hygrométrie, température, pression, vitesse, etc.) d’un phénomène identifié sous un certain concept (p.ex. anticyclone) à quoi le météorologue s’apprête à comparer l’objet “masse d’air” en en mesurant les propriétés sensibles et en supposant que ces propriétés ne seront pas modifiées par l’observation. Mais on parle tout aussi bien de l’essence du capitalisme ou de la nature du rêve, présupposant par là que le capitalisme ou le rêve sont des objets d’étude qui possèdent une nature au même titre qu’un atome ou qu’un virus. Et en effet, dans les Règles de la Méthode Sociologique, Durkheim déclare qu’il faut “traiter les faits sociaux comme des choses”, c’est-à-dire les traiter objectivement en appliquant a priori une méthode mathématique pour découvrir leur nature sans bien entendu la modifier. Or existe-t-il une nature humaine en ce sens ?

    B - la nature humaine ne peut pas se réduire à une nature psychique.


    On pourrait considérer avec Hume que toute science est nécessairement une science de l’homme : “il est évident que toutes les sciences sont plus ou moins reliées à la nature humaine, puisqu’elles relèvent de la compétence des hommes”(T.N.H., I, intro.). En ce sens la distinction entre sciences humaines et sciences exactes ne se justifierait plus que dans la mesure où la science humaine s’intéresserait au fonctionnement objectif de l’esprit humain en tant qu’il produit la pensée qui, à son tour, produit toutes les sciences exactes. Dans ce cas il existerait une science humaine et une seule : la psychologie, c’est-à-dire l’étude objective des phénomènes internes à l’esprit qui rendent possible la connaissance des phénomènes externes à l’esprit. Dès lors, on pourrait effectivement parler de la nature ou de l’essence de l’homme comme de l’ensemble des propriétés psychiques qui permettent à l’homme de se faire une représentation du monde extérieur.

    Mais réduire la nature humaine aux phénomènes psychiques humains entraîne de nombreuses difficultés :
        - cela revient à réduire toute les sciences de l’homme à n’être que des variantes de la psychologie ; or si l’économie, l’histoire, la politique, la sociologie, l’ethnologie, etc. sont des sciences de l’homme ce ne peut pas être uniquement parce qu’elles s’intéressent au mécanisme par lequel l’homme élabore sa pensée du monde extérieur ce qui est insuffisant pour caractériser chacune d’elle en propre
        - cela revient à admettre, comme l’avoue explicitement Hume, qu’il n’y a “qu’un cours général de la nature dans les actions humaines aussi bien que dans les opérations du soleil et du climat” (T.N.H., II, iii, 3) ; ce qui a pour effet de refuser de considérer, à la manière de Descartes, la nature humaine comme une exception dans la nature en général, mais aussi de gommer la frontière qui existe entre sciences humaines et sciences exactes ; or si on peut appliquer aux actions humaines des lois du même type qu’aux opérations du soleil et du climat, comment expliquer que l’on puisse faire des prédictions météorologiques mais pas de prédictions éthiques ?
        - l’étude de la nature humaine réduite aux mécanismes psychiques de l’homme consiste, en tout cas dans notre civilisation, en “la recherche des lois de l’adaptation à un milieu socio-technique et non pas à un milieu naturel”(G.Canguilhem, qu’est-ce que la Psychologie ?) ; bref il y a tout lieu de croire que la “nature humaine” qu’étudient les psychologues lorsqu’ils s’intéressent aux mécanismes d’élaboration de la pensée est considérée comme l’effort d’adaptation de chaque individu pris isolément face à un milieu socio-technique hostile, ce qui est une conception qui relève d’une culture particulière (ce qu’on appelle le darwinisme social), c’est-à-dire tout le contraire d’une nature ou essence
        - enfin cela revient explicitement à faire des sciences exactes des activités dérivées de l’activité psychique en général, ce qui, entraîne deux conséquences que Hume n’a pas envisagées :
            * d’abord c’est l’argument préféré des relativistes selon lesquels ce sont les différences naturelles de compétences intellectuelles entre les hommes qui déterminent les différences culturelles de performances intellectuelles ; sous-entendu la perfection de nos sciences exactes est rendue possible par la perfection naturelle des qualités intellectuelles d’une élite (les chrétiens, les occidentaux, les hommes, etc.)
            * ensuite c’est l’argument préféré des nihilistes pour lesquels toute connaissance scientifique est une mystification puisqu’elle est le sous-produit du fonctionnement d’un psychisme nécessairement instable et potentiellement névrotique (troubles psychanalytiques) voire psychotique (troubles psychiatriques) ; d’où toute connaissance est au mieux une illusion, au pire un instrument de domination de ceux qui savent sur ceux qui ignorent.
    Mais si la nature humaine ne peut pas se réduire au psychisme, pourquoi ne serait-elle pas historique, ou économique, ou sociale, ou politique, etc. ?

    C - la notion de nature humaine est contradictoire.

    On entend dire parfois que l’homme est un animal politique (Aristote), un animal économique (Smith), un animal historique (Hegel), un animal social (Marx) voire un animal esthétique ou religieux (Schopenhauer). Toutes ces définitions ont ceci de commun qu’elles cherchent à définir l’essence de l’homme à la manière d’Aristote : “dans les définitions, le premier élément, ce qui est affirmé dans l’essence, c’est le genre, ensuite ce sont les qualités appelées aussi les différences spécifiques”(Métaphysique, D, 1024b). En d’autres termes, il s’agit de définir la nature ou l’essence de l’homme en disant d’abord qu’il appartient au genre animal, puis en ajoutant une différence spécifique, c’est-à-dire une différence qui fait de l’homme une espèce distincte intégrée au genre animal. Cette différence spécifique est, alors soit le caractère politique, soit l’économique, soit le religieux, etc.

    Or si l’on y réfléchit bien, toutes ces spécifications ont en commun de se référer à la culture de l’homme, c’est-à-dire à ce qui, précisément, n’est pas naturel mais vient se greffer sur ce qui est naturel, à savoir le caractère animal du corps humain : “la nature, c’est tout ce qui est en nous par hérédité biologique ; la culture, c’est au contraire ce que nous tenons de la tradition externe : c’est l’ensemble des coutumes, des croyances et des institutions”(C.Lévi-Stauss, Entretiens). Donc, en disant de l’homme qu’il est un animal politique, religieux, etc., on veut dire en réalité que ce qui fait que l’homme est humain, ce n’est pas sa nature (le genre animal), c’est sa culture (la différence spécifique que l’on considère comme fondamental). Or, “la nécessité d’utiliser la culture comme forme indispensable de survie force l’homme à utiliser le langage, le langage étant le moyen d’interpréter et de réguler la culture”(J.Bruner, Chid’s Talk). Donc si ce qu’on appelle culture est produit, entretenu et communiqué par l’intermédiaire du langage, il semble que l’on soit autorisé à dire, en généralisant, que la nature de l’homme, c’est sa culture, que sa culture c’est son langage, donc que sa nature consiste à être un être qui parle. Comme le dit Descartes, “la parole ne convient qu’à l’homme”(Lettre à Newcastle).

    Mais au-delà du côté paradoxal consistant à dire que la nature de l’homme réside dans son absence de nature, il y a une difficulté majeure : c’est que les sciences de l’homme qui prétendraient traiter d’une nature politique, sociale, économique, etc., prétendraient également décrire objectivement des phénomènes dont l’objet humain serait supposé insensible à la description. Or si l’atome ou la bactérie peuvent, avec certaines précautions expérimentales, n’être pas modifiés par l’observation, en revanche, s’agissant de l’homme, il y a contradiction. Comment en effet se pourrait-il que l’homme soit en même temps le sujet de l’expérimentation et l’objet de l’expérimentation ? Cela pourrait être le cas si l’objet de l’expérimentation était le corps biologique de l’homme, comme cela se passe en médecine. Mais on a précisément exclu cette possibilité. Donc si l’objet de l’expérimentation des sciences humaines n’est pas le corps biologique mais la culture linguistique, il est facile de comprendre que toute conclusion scientifique étant de forme linguistique, elle va nécessairement s’insérer dans la culture humaine et va donc la modifier. Donc “nous ne pouvons ni sur nous-même, ni sur autrui, nous livrer à des expériences car celles-ci altèrent leur objet”(Canguilhem, qu’est-ce que la Psychologie ?). C’est ce qui se passe en histoire lorsque la mémoire collective d’une communauté tantôt rejette, tantôt admet les explications de l’historien, en tout cas réagit en fonction de celles-ci (exemple de l’Allemagne qui a admis la responsabilité de l’Etat dans les crimes nazis, mais qui a rejeté l’idée d’une responsabilité collective du peuple allemand). De même, il va de soi que les prédictions d’intentions de vote en matière politique ou d’intentions d’investissement en matière économique vont modifier ces intentions par le seul fait que ces prédictions seront connues. Ce qui signifie que l’explication en sciences humaines ne doit pas sa valeur à sa vérification expérimentale : “l’explication n’est pas conforme à une expérience, elle est simplement acceptée”(Wittgenstein, Leçons et Conversations, §39), c’est-à-dire qu’elle s’intègre plus ou moins harmonieusement à une culture donnée. Donc les sciences humaines se distinguent des sciences exactes en ce qu’il n’y a pas d’expérimentation objective possible, ce qui signifie simplement qu’il n’y a pas de nature spécifiquement humaine. Se pourrait-il alors qu’il existe des natures individuelles ?


II - Il n’y a pas de nature humaine individuelle.

    A - la supposition d’une nature individuelle entraîne un coût métaphysique exorbitant.

    Dans le Discours de la Méthode (IV° partie), Descartes remarque : “je peux feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit [c’est-à-dire les idées d’origine sensible] n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes”. Ce qui veut dire que tout ce que mes sens perçoivent peut, à la limite, être considéré comme douteux pour la raison que ce qui a transité par les sens est de nature corporelle, donc en mouvement perpétuel, donc dans une contingence qui interdit toute connaissance, comme le montre l’exemple du morceau de cire. Cependant “pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose” (-id-). C’est-à-dire que la seule chose qui résiste au doute, c’est que je pense, quand bien même tout ce qui m’entoure ne serait que pure illusion : la pensée et son corrélat, le langage, est donc un phénomène nécessaire et irréductible à des déterminations corporelles. Ce faisant, Descartes entend justement distinguer la nature animale qui est entièrement corporelle (mécanique, dit-il même) de ce qui appartient à l’homme seul, à savoir la pensée qui, n’étant pas un objet de connaissance mais le sujet de la connaissance, fait de l’homme en général un être sans nature spécifique.

    De l’homme en général mais pas de chaque homme en particulier car, en disant que “je suis une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser”(D.M., IV), Descartes dit deux choses. D’abord qu’il y a un je ou un moi qui est ce noyau de nécessité constituant mon essence pensante et qui est tout à fait distinct de la contingence de mon existence sensible. Le moi est donc doté d’une nature immuable qui doit être un ensemble de qualités non-sensibles (innées dit Descartes), par opposition aux qualités sensibles dont est doté mon corps et qui donc n’est pas moi De sorte que la nature du moi est d’être une substance pensante d’origine divine. Ce qui fait dire à Descartes que “je suis une substance [qui n’a besoin que de soi-même pour exister] dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser” (-id-). Mais alors, deuxième conséquence, le caractère substantiel de ma pensée entraîne son identité. Là encore, Descartes a recours à l’opposition entre l’esprit et le corps : “l’esprit en concevant se tourne en quelque sorte vers soi-même et considère quelques-unes des idées qu’il a en soi, tandis qu’en imaginant, l’esprit se tourne vers le corps”(Méditations Métaphysiques, VI, 4). Autrement dit, dans l’exercice de la conception l’esprit se découvre en quelque sorte lui-même sans intermédiaire, puisqu’il ne fait que contempler les idées innées qui le composent. Tandis que dans l’exercice de l’imagination, l’esprit découvre au contraire l’altérité, à commencer par un corps auquel d’autres corps sont liés, à preuve les idées sensibles qui en sont la représentation.

    Il suit de cette opposition radicale entre d’une part le moi pensant et substantiel, d’autre part le corps matériel et relationnel, que le moi est singulier alors que le corps est général. La singularité du moi (ce que Descartes appelle le libre-arbitre) signifie deux choses :
        - d’abord, en tant que substance, son essence est absolument libre, c’est-à-dire qu’elle ne dépend pas de l’existence d’autres mois, contrairement au corps dont l’existence dépend de celle des autres corps en raison de leur liaison mécanique mutuelle
        - ensuite, en tant que substance pensante, son activité n’a pas le caractère prédictible des corps matériels, à commencer par celui auquel est joint le moi, lesquels sont tous des exemples d’application du même modèle mécanique.
    Mais, s’il faut admettre avec Descartes qu’il n’existe que des natures humaines singulières (des mois) et non pas une nature humaine spécifique, c’est au prix de la supposition métaphysique de l’origine divine du moi : “par ma nature en particulier, je n’entends autre chose que la complexion ou l’assemblage de toutes les chose que Dieu m’a données” (Méditations, VI, 22). Ce qui ressemble fort à un préjugé théologique et se heurte à l’objection de Locke par exemple qui, dans l’Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, fait remarquer que “une fois établie cette thèse [...] cela revenait à ôter à ceux qui la suivaient l’usage de leur raison et de leur jugement pour les forcer à la croire et à l’admettre sur parole [...]. Descartes est le dictateur des principes et le professeur des vérités inquestionnables”(I, 4, 24). Bref, la thèse d’une nature personnelle d’origine divine est accusée d’être fauteuse de superstition car elle semble en interdire toute remise en question. En quoi pourrait consister cette remise en question ?

    B - la notion d’identité personnelle est paradoxale.

    Ce que Locke reproche principalement à Descartes, c’est que sa définition du moi pensant et substantiel est une définition par défaut “voyant que la pensée ne subsiste point par elle-même et ne pouvant comprendre comment elles peuvent appartenir au corps ou être produites par le corps, nous sommes portés à croire que ce sont des actions de quelque autre substance que nous nommons esprit”(Essay..., II, xxiii, 5). Autrement dit le moi, c’est ce qui n’est pas l’autre, la pensée c’est ce qui n’est pas le corps, la substance c’est ce qui n’est pas relatif. D’où le recours nécessaire à l’intervention divine pour donner une réalité positive à ce qui, sans cela, n’en aurait pas. Or il est plus prudent d’éviter ce genre de supposition hyperbolique en admettant au contraire que rien de ce qui se révèle à notre conscience n’a une autre origine que nos propres sens. Même dans nos idées les plus abstraites, qui apparemment, comme le dirait Descartes, ont été introduites en nous par Dieu,  “nous trouverons toujours que chaque idée que nous examinons est copiée d’une impression semblable” (Hume, Enquête sur l'Entendement Humain, II). Oui mais, l’idée de Dieu pourrait-on objecter, elle ne peut pas venir de nos sens qui, comme l’avait remarqué Descartes, n’ont jamais rien perçu de semblable. Eh bien “l’idée de Dieu, en tant qu’elle signifie un être infiniment intelligent sage et bon, naît de la réflexion [...] quand nous augmentons sans limite ces qualités de bonté et de sagesse” (-id-). Autrement dit, toutes nos idées prétendûment innées, y compris celles d’infini de composition (mais pas de division, cf. E.E.H., XII, 2), de perfection et de Dieu, est causée par une association d’impressions à des idées mathématiques. Qu’en est-il alors de l’idée du moi ou de l’identité personnelle ?

    Locke remarque que “partout où un homme découvre ce qu’il appelle ‘lui-même’, un autre homme pourra dire qu’il sagit de la même personne” (Essay ..., II, xvii, 26). Contrairement à ce que dit Descartes, le fait d’être moi-même, le fait d’être la même personne, n’est pas un simple fait subjectif et privé, mais primitivement un fait objectif et public. Pourtant, à proprement parler, dire que A est toujours la même chose, est abusif. Or nous le disons : nous mettons en continuité temporelle des perceptions diverses et changeantes que nous avons sur A, de telle sorte que nous supposons simplement que toutes ces perceptions ont une origine commune, l’objet que nous appelons du nom de A. Et ce raisonnement reste valable qu’il s’agisse d’une chose, d’un événement ou d’une personne. Mais dans le cas de l’identité personnelle, justement, le fait de me sentir la même personne dérive du fait que mes semblables me considèrent comme la même personne. La différence avec Descartes est très nette : dans un cas, la nature du moi est un fait psychologique doté d’une garantie théologique ; dans l’autre cas, la nature du moi est un fait psychologique, doté d’une simple garantie sociale : “nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité et nous aboutissons aux notions d’âme, de moi et de substance” (T.N.H., I, iv, 6). L’identité du moi est donc, comme toute identité, impliquée par le langage.

    L’avantage d’une telle conception est que, là où le moi pensant et substantiel cartésien a besoin d’un miracle (l’intervention divine) pour surgir dans le monde, le moi empiriste en revanche possède une origine sans mystère. “Seule la mémoire nous informe de la continuité et de l’étendue de nos perceptions, et elle doit être considérée [...] comme la source de l’identité” (T.N.H., I, iv, 6), ce qui veut dire que notre mémoire nous donne l’idée de cette continuité dans la mesure où elle a été habituée à être insensible à toutes les petites discontinuités dont est parsemée notre vie psychique. Mais cette habitude privée est corrélative de l’utilisation publique du langage qui permet de faire comme si un objet physique était effectivement le même. La nature ou l’essence du moi est donc non pas réelle mais nominale : ce n’est pas “la constitution réelle intérieure et inconnue de quelque chose, mais certaines idées abstraites auxquelles nous avons attaché un nom”(Locke, Essay..., III, iii, 15). De sorte que c’est l’existence singulière de la chose à laquelle est attribuée un nom propre (le moi par exemple) dans un certain contexte social qui permet de dire que cette chose est la même : “le principe d’individuation, c’est l’existence elle-même”(Essay..., II, xxvii, 3). Doit-on dire que l’essence subjective et privée du moi se réduit à son existence objective et publique?

    C - en réalité l’existence du moi précède son essence.


    Locke considère que l’essence réelle d’une chose est sa constitution intime qui fait que cette chose est ce qu’elle est.  Dès lors, ou bien cette essence réelle est connue et la nature de la chose est justifiée par des concepts scientifiques, ou bien elle reste inconnue et la nature de la chose ne repose que sur un nom propre, devenant alors une essence nominale. Les sciences s’attachent à identifier les espèces naturelles et donc à déterminer conceptuellement des essences réelles. Mais il n’est pas possible d’identifier conceptuellement un individu puisque, par définition, tout ce qui le constitue en propre est essentiel à son individualité, le seul moyen de l’identifier est de lui accorder un nom propre et donc une essence nominale. C’est la raison pour laquelle, s’il n’y a pas de nature humaine spécifique, il ne peut y avoir de nature humaine individuelle que nominale et non réelle. Mais ce qui est dit de l’individu humain peut être dit de n’importe quel individu minéral, végétal, animal ou humain. Bref, si l’on suit Locke, le moi humain n’est rien d’autre qu’une chose dont l’existence n’est identifiable que par le nom propre qu’on lui accorde conventionnellement. Il y a pourtant une différence entre la chose (inerte, végétale ou animale) et le moi humain : seul ce dernier est conscient. Mais pas dans le sens où le moi possèderait une conscience. Car la conscience n’est pas dans le moi : “le soi s’étend aussi loin que ce que la conscience peut atteindre rétrospectivement”(Essay..., II, xvii, 9) : le moi, c’est tout ce dont je suis conscient. De même, la pensée n’est pas dans la conscience : “tout état de conscience en général est en lui-même conscience de quelque chose”(Husserl, Méditations Cartésiennes, §14) : la conscience, c’est l’acte-même de pensée. Bref, le moi n’est pas le lieu intime où se trouve la conscience, pas plus que la conscience n’est le lieu intime où se trouve la pensée. Au contraire, le moi, ou la conscience n’est que le nom que l’on donne à l’activité de penser à quelque chose. Or, comme cette activité n’est pas naturelle mais culturelle puisqu’elle est transmise par le langage, c’est une activité publique. Donc le discours que l’on tient à propos d’un ou plusieurs mois modifie nécessairement leur culture, c’est-à-dire leur pensée, c’est-à-dire leur conscience, c’est-à-dire leur moi. C’est en ce sens que le sujet de la connaissance (le moi) ne peut pas en même temps être l’objet de sa connaissance, puisque celle-ci modifie nécessairement l’activité pensante du sujet, alors qu’une connaissance objective ne modifie justement pas son objet.

    Donc le moi, ou la conscience “n’est rien que le dehors d’elle-même, cette fuite absolue, ce refus d’être substance” (Sartre, Situations I). Autrement dit, dans la mesure où le moi est une conscience individuelle, il ne peut être considéré substantiellement comme le serait une chose. En fait, je suis tout le contraire d’une chose, je suis ce que Sartre appelle métaphoriquement un néant : “l’être de la conscience [...] c’est d’exister à distance de soi [...] c’est le Néant”(Sartre, l'Etre et le Néant, II, i, 1). Ce qui signifie que s’il est impossible d’attribuer une essence individuelle au moi, ce n’est pas seulement, comme le dit Locke, parce que l’essence de l’individu se réduit à son existence physique et à sa désignation par un nom propre. C’est aussi parce que le moi humain est une conscience et qu’une conscience ne se laisse pas définir puisqu’aussitôt définie, elle est changée par sa définition. Et si le verbe “être” est la marque de cette définition objective  (“A est B” signifie “A appartient à B” ou bien “A = B”), alors le moi ou la conscience n’est rien ou est un néant. Dès lors, “le moi n’est ni l’être humain, ni le corps humain, ni l’âme humaine, mais le sujet métaphysique qui est limite et non partie du monde”(Wittgenstein, Tractatus, 5.641). Ce qui veut dire à la fois que le moi n’est pas une chose, une partie du monde, mais que pourtant il tend à le devenir. En termes sartriens : le moi est un néant et pourtant il tend à devenir un être, une chose. Sartre se demande par exemple comment  on a bien pu qualifier Baudelaire de “poète maudit” dans la mesure où cette appellation n’est pas un concept scientifique désignant une espèce naturelle et où le poète était doté d’une conscience. La réponse est que “puisque sa nature lui échappe, il va essayer de l’attraper aux yeux des autres”(Sartre, Baudelaire). En d’autres termes, c’est la présence d’autrui et le regard qu’autrui porte sur moi à travers tel ou tel jugement de valeur qui va avoir tendance à me fournir la nature qui me manque parce que “les autres sont au fond ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre connaissance de nous-mêmes”(Sartre, un Théâtre de Situation). En me disant qui (“A = B”), et ce que (“A appartient à B”), je suis, autrui tend donc à me chosifier.

    Ce qui se comprend puisqu’autrui me juge non à partir d’une nature objective qu’il connaîtrait, mais à partir de mon existence sensible qu’il perçoit. Bref, autrui perçoit et juge mon corps. Or “un corps [...] se définit par la table qu’il regarde, la chaise qu’il prend, le trottoir sur lequel il marche, etc.” (Sartre, l'Etre et le Néant, III, ii, 2), c’est en effet un véritable objet (la biologie n’est pas une science humaine mais une science exacte). Et c’est pour cela naturellement que “si l’on me regarde, j’ai brusquement conscience d’être un objet [...] j’ai un dehors, j’ai une nature et la honte, comme la fierté, est l’appréhension de moi-même comme nature” (-id-). C’est-à-dire que, comme la perception tend elle-même à être façonnée par le contexte culturel dans lequel elle a lieu, autrui fait implicitement pression sur moi pour que je m’adapte aux exigences de normalité sociale qu’il assume par son jugement : en portant sur Baudelaire le jugement de “poète maudit”, on a implicitement fait pression sur lui pour qu’il reste poète mais qu’il soit moins maudit, ce que Baudelaire a fini par assumer en ce considérant lui-même comme “poète maudit”. Mais contrairement à la chose, tant que le moi est conscient, il m’est toujours possible d’agir pour modifier la perception qu’autrui a de moi (les jugements désapprobateurs n’ont pas d’autre fonction). A contrario, si une telle action correctrice est inenvisageable, c’est soit parce que le moi n’est plus conscient (maladie, traumatisme, aliénation, etc.), soit parce que le moi a disparu (mort). Mais tant que ce n’est pas le cas, tant que la conscience existe, le regard et le jugement d’autrui ne suffisent à donner une nature au moi qu’avec la complicité tacite de celui-ci (c’est le cas à la suite d’un jugement approbateur). On peut donc dire “qu’il n’y a pas de nature humaine abstraite, une essence de l’homme indépendante ou antérieure à son existence” (l’Existentialisme ...). Ou encore, s’agissant du moi pensant et conscient, “l’existence précède l’essence”(-id-).

Conclusion.

    La notion de science de l’homme est ambiguë : apparemment, une telle science a pour fonction de définir objectivement son objet, à savoir l’homme. Mais à moins de réduire la nature l’homme à de purs mécanismes psychiques qui produisent toute son activité culturelle, c’est impossible. Car si on s’intéresse à l’activité culturelle proprement dite, on la modifie en la définissant et donc on la détruit comme objet. Il est donc impossible de parler d’une nature humaine spécifique.
    On pourrait considérer que la nature de l’homme réside dans son moi pensant, substantiel et singulier, par opposition à son corps étendu, relationnel et commun. Mais cela exigerait le détour métaphysique par une création divine, alors qu’il serait plus simple de considérer le moi comme une simple existence à laquelle on attribue un nom propre. Si on ajoute que le moi est conscient, c’est-à-dire capable de nier par son activité toute définition le concernant, il faut alors conclure qu’il n’y a pas non plus de nature humaine individuelle.

mercredi 22 novembre 2000

DOIT-ON ATTRIBUER LA PENSEE A L'ANIMAL ?

Descartes ne fait “aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose”(Principes de la Philosophie, IV, 203). Autrement dit les animaux sont des machines plus complexes et perfectionnées que celles que nous fabriquons nous-mêmes parce que c’est la nature (ou Dieu) qui en est l’auteur : il n’y a entre les animaux et les machines qu’une simple différence de degré. Et comme les machines ne pensent pas, les animaux, qui ne sont que des corps, ne pensent pas non plus. Seul l’homme, en tant qu’il possède une âme en plus du corps, est capable de penser, c’est-à-dire se distingue en nature de la machine et de l’animal. A l’inverse, Hume considère comme “ridicule de nier une vérité évidente [...] or aucune vérité n’est plus évidente que de dire que les animaux sont doués de pensée et de raison, tout comme les hommes”(Traité de la Nature Humaine, I, iii, 16). Car Hume ne voit pas pourquoi les effets de la nature seraient différents chez les hommes et chez les animaux : ils sont tous deux dotés d’organes sensibles aux phénomènes naturels. Si donc on peut admettre qu’il y ait une différence d’ingéniosité entre l’animal et l’homme, c’est que celle-ci est entraînée par une plus grande complexité de l’homme par rapport à l’animal : de la machine à l’homme en passant par l’animal, il n’y plus de différence de nature D’où le problème de savoir s’il faut accorder la pensée à l’animal. L’enjeu est d’une part de se prononcer sur le fait que la pensée soit ou non un critère distinctif de l’humanité ; d’autre part de s’interroger sur le degré de proximité de l’homme et de l’animal et donc de la valeur de l’animal dans un monde dominé par l’homme.


I - Les inférences inductives animales sont de nature psychique et privée.

A - certains animaux sont capables d’adaptation par anticipation.

D’une manière générale, être vivant c’est être capable de s’adapter, ou de compenser l’entropie du milieu externe par des réponses sensori-motrices d’un milieu interne, ces réponses étant rendues possibles par une appropriation de certains éléments de ce milieu externe. Au delà de l’adaptation individuelle, la vie vise plus généralement l’évolution spécifique, c’est-à-dire la procréation de nouveaux individus (par reproduction sexuée ou non) dotés d’un matériel génétique propre à modifier leurs capacités d’adaptation pour le cas où le milieu externe changerait lui-aussi. L’effet de ce processus étant de sélectionner, génération après génération, les caractères génétiques les plus efficaces pour adapter les individus à leur milieu, y compris en permettant à un individu vivant inadapté de transmettre un caractère génétique qui, après mutation aléatoire, codera une réponse sensori-motrice adaptative chez les descendants (ex. de la phallène du bouleau).

Or un moyen essentiel de favoriser le processus d’évolution spécifique et d’adaptation individuelle consiste à stocker de l’information par un ensemble de fonctions biologiques qui permettent à l’individu d’éviter les erreurs et les pertes de temps qui peuvent se révéler fatales. En ce sens, les informations génétiques contenues dans l’A.D.N. des cellules d’un organisme permettent à celui-ci d’être pré-adapté à un milieu naturel proche de celui de ses géniteurs mais pas nécessairement identique. Sinon toute modification de l’environnement, même minime, entraînerait sa disparition et mettrait l’espèce en péril. C’est pourquoi l’une des informations génétiques les plus importantes est la variabilité du comportement, c’est-à-dire une certaine indétermination de la réponse sensori-motrice de l’individu correspondant à une certaine indétermination des conditions naturelles. Pour certaines espèces, la variabilité individuelle est très réduite et elle est compensée par une grande variabilité spécifique (ex. des bactéries par rapport aux antibiotiques) : les organismes incapables d’adaptation disparaissent, mais l’espèce évolue quand même sous les effets conjugués d’une grande diversité génétique de l’espèce et d’une fécondité élevée des individus. Ce qui maximise la probabilité pour que les informations génétiques transmises lors de la reproduction codent des réponses satisfaisantes aux changements d’environnement. Pour d’autres espèces en revanche (les oiseaux et les mammifères), la variabilité spécifique est plus faible, mais la variabilité individuelle est plus importante.

Or, ce qui rend possible cette variabilité individuelle, c’est la capacité à stocker de l’information pertinente au moyen d’une mémoire sensori-motrice. Ce qui permet d’anticiper la survenance d’un certain nombre de faits réguliers ayant une importance vitale (par exemple le comportement de prédation) et donc de s’y adapter par avance. Mais l’anticipation par le prédateur d’un mouvement de sa proie dépend d’une représentation du résultat à atteindre. Et ce qui caractérise cette représentation, c’est que son objet final (la proie prête à être dévorée) n’existe pas encore, c’est un but. En clair, on peut dire que l’animal qui anticipe manifeste une disposition à viser un but futur (le cadavre inerte) à travers une représentation présente (la proie vivante). Tout cela permet à l’animal “de planifier une action en partie sur la base des propriétés qu’il attribue au monde en fonction de ses expériences passées”(Proust, comment l’Esprit vient aux Bêtes, concl.) : il est capable, sur la base de la représentation présente, de s’attendre à la représentation future. Mais comment peut-il s’attendre à atteindre ce but ?

B - l’anticipation est rendue possible par des inductions naturelles.

L’animal semble posséder la capacité d’accorder à ses expériences passées d’autant plus de pertinence que celles-ci auront eu pour lui une importance vitale et qu’elles auront été constituées de perceptions en conjonction constante. En effet, il ne serait pas pertinent de mémoriser toute expérience passée, fût-elle vitale. Car cela demanderait un effort de mémorisation puis un effort de traitement de l’information incompatible avec l’urgence vitale des problèmes à résoudre. Le comportement adaptatif idéal consiste donc pour l’animal à faire comme si l’avenir sera, grosso modo, semblable au passé, en ce qui concerne tout au moins les événements vitaux. Il y a donc quelque chose comme un pari de la part de l’animal qui est capable de s’attendre à un événement futur (le but) sur la base d’un événement présent (la perception). Ce qui suppose que, dans le passé, deux impressions d’importance vitale ont été souvent conjointes (p.ex. la sensation de faim et le comportement de prédation) de telle sorte que désormais la présence de l’une induit l’organisme à s’attendre à l’autre. L’animal possède donc une disposition à inférer ce qui n’est pas encore donné (le but) à partir de ce qui est déjà donné (la perception). Cette inférence consiste ainsi à étendre au futur une association d’expériences vitales passées : c’est une inférence inductive.

Or “les qualités qui sont à l’origine de cette association et qui conduisent l’esprit d’une [représentation] à une autre sont [...] la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou dans l’espace et la relation de cause à effet”(Hume, T.N.H., I, iv) :
- la ressemblance, ou le fait pour deux images perceptives différentes d’avoir des traits pertinents communs, c’est-à-dire des aspects instinctivement reconnaissables par l’individu (la vitesse de déplacement par ex.) dans des contextes instinctivement attractifs pour lui (nourriture, accouplement, etc.)
- la contiguïté, ou le fait que les différents aspects des images perceptives ressemblantes sont suffisamment proches dans le temps ou dans l’espace pour être instinctivement mémorisées
- la causalité, ou le fait que plusieurs impressions ressemblantes et contiguës se succèdent toujours dans le même ordre de sorte que la représentation de la première entraîne instinctivement celle de toutes les autres.

Dans tous les cas [...] l’animal infère un fait qui dépasse ce qui frappe immédiatement ses sens, [...] cette inférence se fonde entièrement sur l’expérience passée pour autant que la créature attend de l’objet présent le mêmes conséquences qui [...] résultèrent d’objets semblables”(Hume, Enquête sur l'Entendement Humain, IX). Bref, l’inférence inductive de l’animal se fonde sur des relations naturelles de ressemblance, de contiguïté et de causalité existant entre des informations perceptives mémorisées par l’individu sur l’état d’un milieu particulier. Or ses attentes et ses anticipations manifestent clairement la capacité de l’animal à tirer d’une certaine régularité de son milieu naturel des règles implicites de comportement qui dépassent la perception et la mémoire. Et même s’“il est impossible que cette inférence animale puisse se fonder sur aucune démarche d’argumentation et de raisonnement [...], il est évident que les animaux aussi bien que les hommes apprennent beaucoup de l’expérience et infèrent que les mêmes événements suivront toujours des mêmes causes”(E.E.H., IX). Donc, même si Hume généralise un peu vite à l’ensemble des animaux, il est clair que c’est sur la base du même instinct naturel d’inférence inductive, c’est-à-dire d’association psychique d’impressions mémorisées concernant un milieu privé, que les hommes sont capables eux aussi de régler leur comportement sur la base du retour régulier de certains événements. On ne voit pas comment les premiers apprentissages comportementaux aussi bien qu’intellectuels de l’être humain pourraient se passer autrement que par induction. Doit-on dire que l’inférence inductive est une forme de pensée ?


II - La pensée consciente de l’homme est de nature sociale et publique.

A - la pensée consciente n’est pas de nature inductive.

Etre capable pour un être vivant de se représenter des buts permet à l’individu doué de cette capacité d’agir en fonction de ces représentations et donc d’anticiper une situation vitale, ce qui est un avantage adaptatif considérable par rapport à l’animal qui est incapable d’anticiper la survenance d’événements vitaux mais seulement y réagir avec retard. Autrement dit, si l’anticipation vitale suppose que “l’organisme considéré peut dissocier ses états représentationnels des situations que ces états représentent” (Proust, comment l’Esprit vient aux Bêtes, concl.), l’avantage adaptatif consiste donc en ceci que l’individu qui s’attend à ce que quelque chose ait lieu, peut s’y préparer, c’est-à-dire dissocier la situation future à quoi il s’attend (le but) de son état sensori-moteur présent (la perception). Il y a donc là rien moins que l’amorce d’une forme de liberté pour l’être vivant qui est capable d’agir à l’égard de ce qui n’existe pas encore, et non plus seulement de réagir dans l’urgence à la présence des objets perçus. Cela dit, dans quelle mesure ce processus adaptatif naturel, cette réponse anticipatrice du corps à un événement d’importance vitale, comporte-t-il un degré de liberté suffisant pour que l’on puisse parler de pensée ?

Descartes remarque que “tout ce que la nature m’enseigne contient quelque vérité, car, par la nature [...] je n’entends autre chose que Dieu même ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées”(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 22). Autrement dit, il n’y a aucune raison de penser que la régularité dans les phénomènes de la nature ait sur les êtres humains un autre effet que sur les animaux capables de faire des anticipations efficaces. Pourtant Descartes souligne que nos facultés perceptives sont souvent insuffisantes de sorte que nos anticipations ne sont pas correctes et que nous nous trompons (ex. du bâton qui semble brisé). Est-ce à dire pour autant que l’être humain est inadapté à son environnement ? Faisons l’expérience de pensée suivante : “je suppose que toutes les choses que je vois sont fausses, je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire [...] me représente”(M.M., II, 3). Si toutes mes perceptions actuelles étaient inadéquates, si ma mémoire était défaillante, si donc toutes mes anticipations futures étaient incorrectes, serais-je pour autant menacé dans mon existence ? Non, car je reste indéfectiblement “une chose qui pense [...] c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, etc.”(M.M., II,9). Ce qui sous-entend à la fois que ce qui fait que l’homme est homme ce n’est pas son corps mais sa pensée et à la fois que la pensée de l’homme est à même de résoudre des problèmes que le corps animal ne peut pas surmonter. Autrement dit, le propre de l’homme, c’est la pensée et le propre de la pensée, c’est qu’elle n’est pas au service des besoins du corps ni présents, ni futurs. Bref, ce qui caractérise la pensée, c’est qu’elle est virtuellement libre de toute contrainte adaptative caractéristique de la vie animale. Ce qui ne veut évidement pas dire qu’elle y soit totalement étrangère.

Kant fait en effet remarquer que “bien que notre connaissance commence avec l’expérience, elle ne résulte pas pour autant de l’expérience”(Critique de la Raison Pure, III, 12). Autrement dit, Kant donne raison à Hume contre Descartes en remarquant que l’expérience sensible et le processus d’inférence inductive qui s’ensuit est l’origine nécessaire de la pensée, grâce à un traitement régulier de l’information perceptive afin que celle-ci soit mémorisée de manière pertinente et puisse servir à adapter l’individu à son milieu. Donc si les hommes sont capables d’adaptation sociale, ce n’est pas parce que leur esprit développe des idées innées mais parce que leur mémoire s’imprègne passivement d’expérience sensibles diverses qui obéissent aux mêmes lois psychiques d’association que les animaux capables d’adaptation instinctive. Mais Kant ajoute dans le sens de Descartes, et contre Hume cette fois, que cette condition n’est pas suffisante. Car, comme le montre Descartes, il reste toujours possible de penser quand bien même toutes nos perceptions seraient erronées et tous nos souvenirs trompeurs. Car, ce qu’implique le raisonnement de Descartes, c’est que non seulement il est possible de penser à un objet sans en avoir d’informations sensibles (par exemple un chiliogone ou la nature d’un morceau de cire), mais surtout, il est possible d’y penser contre ces informations sensibles (exemple du bâton qui semble brisé dans l’eau). Il faut donc bien admettre qu’à côté de l’inférence inductive animale, il y a place pour des formes d’inférences spécifiquement humaines qui ne sont pas inductives, donc qui ne sont pas dues à une association psychique d’expériences passées ressemblantes et contiguës. Cela consistera à “penser, c’est-à-dire unir des représentations en une conscience [ce qui] revient à juger ou à rapporter des représentations à des jugements en général”(Kant, Prolégomènes, §22). Donc, ce qui caractérise la pensée, c’est l’inférence consciente par opposition à l’inférence inductive, c’est donc que celle-là survient (supervenes) sur celle-ci, celle-là prend celle-ci comme objet pour la juger afin, soit de la dépasser (ex. du chiliogone), soit de la corriger (ex. du bâton). Mais qu’est-ce qui rend possible la pensée consciente si elle n’est plus commandée par l’instinct naturel ?

B - la pensée consciente se confond avec l’usage public du langage.

Dans le Philèbe (38 b-e), Platon prend l’exemple suivant : supposons un promeneur isolé qui voit au loin dans le brouillard une silhouette à forme humaine mais trop vague pour qu’il puisse l’identifier ni même la caractériser. Que fait le promeneur : spontanément il se demande ce que c’est. En d’autres termes, “s’il avait quelqu’un près de lui, il exprimerait par la parole ce qu’il s’est dit à lui-même et le répèterait à haute voix à son compagnon”(38 e). Ce promeneur perçoit donc quelque chose, mais sa perception ne le satisfait pas car elle est bien trop indéterminée. Alors, là où un animal hésiterait certes, mais poussé par la nécessité vitale, prendrait un risque en agissant sur la base d’une vague association psychique, l’homme est capable de suspendre l’action pour s’interroger sur ce qu’il perçoit. Et pour cela, ou bien il interroge un autre homme qui le renseignera par sa réponse, ou bien il s’interroge lui-même en faisant les questions et les réponses. Voilà donc en quoi consiste exactement la pensée consciente : “une discussion que l’âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner [...] car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son opinion”(Platon, Théétète, 189 e). On peut donc dire que la pensée consciente est une activité de questionnement faisant suite à un doute au sujet de l’état du monde environnant : là où la mémoire inductive fondée sur l’association psychique spontanée des informations perceptives ne suffit plus à nous déterminer, il faut examiner un certain nombre de déterminations supplémentaires possibles pour finalement se forger une opinion sur l’environnement. La pensée consciente commence et se termine donc toujours ainsi :
- d’abord, comme le montre Descartes, il faut penser “je doute que ...” et poser une question
- puis, comme le dit Descartes, penser “j’affirme que ...”, “je nie que ...”, “je sais que ...”, etc. afin de pouvoir répondre à la question posée
- à la fin, comme l’explique Platon, il faudra penser “je crois que ...

Il faut donc admettre que la pensée consciente ne s’exprime que par et dans le langage, ce que reconnaît explicitement Descartes : “il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées”(Discours, V° partie). Descartes a également remarqué que “ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous est qu’elles n’ont aucune pensée et non pas que les organes leur manquent”(Lettre à Newcastle). En d’autres termes, s’il y a du langage, alors il y a aussi de la pensée et s’il n’y a pas de pensée, alors il n’y a pas non plus de langage possible. Il reste cependant possible qu’il y ait de la pensée sans langage. Prenons l’exemple de Davidson (des Animaux Rationnels) d’un chien qui poursuit un chat. Ce dernier se réfugie dans un arbre de telle sorte que le chien ne peut plus le voir ni le flairer. Pourtant le chien aboie au pied de cet arbre. Va-t-on dire que le chien pense que le chat est caché dans l’arbre ? Va-t-on dire que le chien a commencé par douter que le chat se fût désintégré et a fini par croire que le chat s’était caché ? Après tout si le langage ne faisait qu’exprimer l’état interne de l’individu, on pourrait toujours dire que le chien pense, dans un sens psychologique (=au fond de lui-même) que le chat s’est caché mais que, pour diverses raisons, il ne peut pas s’exprimer.

Or Descartes a écarté cette éventualité par un mauvais argument : tous les animaux sont des êtres réagissant mécaniquement à des stimulations physiques. Mais nous avons vu avec Hume que certains animaux sont capables de faire des inférences inductives. Donc si ces animaux-là ne parlent pas, ce n’est pas parce qu’ils sont des machines, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas de représentations psychiques, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas d’impressions sensibles. Ils en ont au contraire qui sont fonction des lois psychiques de l’association qu’a décrites Hume. Donc s’ils ne parlent pas, ce n’est pas parce qu’ils manquent de pensées au sens de Descartes ou de Hume (représentations privées), mais plutôt parce qu’ils sont exempts de pensées au sens de Wittgenstein ou de Sartre (représentations publiques). Il faut donc admettre que le langage n’exprime pas la pensée consciente comme entité privée mais se confond avec la pensée consciente comme processus public : si les animaux ne parlent pas, c’est qu’ils n’ont pas de pensée consciente, et s’ils n’ont pas de pensée consciente, c’est parce qu’ils ne parlent pas : “pour penser, il faut avoir le concept de croyance, et pour avoir le concept de croyance, il faut posséder le langage”(Davidson, des Animaux Rationnels). Cela n’implique pas que Descartes et Hume ont tort de parler d’états psychiques internes et privés, mais signifie plutôt que ces états ne sont pas de la pensée consciente. Et si la pensée consciente se confond au contraire avec l’usage social externe et public du langage, c’est que le langage fournit le matériel conceptuel nécessaire à l’interrogation, à la réflexion et à la croyance. Cela n’exclut pas non plus qu’un tel usage linguistique ne puisse être intériorisé, que l’on ne puisse penser seul sans personne pour nous écouter ou nous répondre, seulement “l’on ne peut apprendre à penser seul qu’après avoir appris à penser publiquement : on ne peut apprendre à calculer de tête qu’en apprenant à calculer”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II). Ainsi, la différence essentielle entre l’inférence inductive animale et la pensée consciente humaine, c’est que la seconde n’est pas un phénomène psychique mais un phénomène social constitué par des coutumes culturelles et en particulier linguistiques (ce que dit d'ailleurs Hume). Il y a donc bien une différence en nature entre la pensée consciente de l’homme et l’inférence inductive commune à l’homme et à certains animaux.


Conclusion.

Certains animaux sont capables d’anticiper une situation pertinente pour eux et donc, dans une certaine mesure, de planifier une action, ce qui constitue un avantage adaptatif considérable par rapport à ceux qui ne peuvent que réagir avec plus ou moins de retard à des situations d’urgence vitale. Ce qui rend possible cette anticipation, c’est qu’ils sont capables de s’attendre à ce que l’avenir soit stable par rapport au passé, autrement dit qu’ils sont capables d’inférer inductivement quelque chose qui dépasse ce qui leur est donné dans l’expérience psychique de leur propre passé.
Mais l’homme est aussi capable de remettre consciemment en doute ses propres expériences passées, manifestant ainsi une capacité à penser qui consiste à dépasser ou à corriger l’inférence inductive naturelle indépendamment de toute situation d’urgence vitale. La pensée consciente n’est donc rien d’autre que la faculté d’interroger autrui ou de s’interroger soi-même sur le donné sensible par interrogation, réflexion et croyance. Ce qui met en évidence le rôle public du langage qui fait de la pensée consciente un emanifestation du comportement social de l’homme là où l’inférence inductive animale reste cantonnée à l’expérience privée.