lundi 29 juin 1998

LA THEORIE N'EST-ELLE QU'UNE ABSTRACTION DE L'EXPERIENCE ?

L’usage commun accole volontiers les termes “théorie” et “abstrait” d’une part, “expérience” et “concret” d’autre part. En effet, un certain bons sens populaire considère que seul ce qui est tangible, visible, audible est réellement concret, c’est-à-dire conforme à ce qu’une expérience sensible peut nous fournir. Et tout ce qui n’est pas concret est abstrait, autrement dit détaché, isolé de son contexte matériel d’origine. C’est pourquoi, en ce sens, on a tendance à considérer la théorie comme une abstraction de l’expérience, c’est-à-dire comme un ensemble de propositions dont les référents sont des entités intelligibles (tous les x) distinctes des entités sensibles observables (un x particulier).
Mais, pourra-t-on se demander, de quelles expériences sensibles sont tirées les théories micro-physiques puisque leurs objets ne sont, par définition, pas observables ? De quelles expériences concrètes les théorèmes mathématiques sont-ils abstraits ?
Ce qui nous amène à nous demander si les entités intelligibles que sont les objets théoriques (tous les x) ne sont qu’une généralisation d’entités sensibles (chaque x particulier), bref, si la théorie n’est qu’une abstraction de l’expérience sensible. L’enjeu essentiel consiste à s’interroger sur l’origine et le statut de la connaissance scientifique. Si la théorie n’est qu’une abstraction de l’expérience, alors la connaissance scientifique n’a à l’égard de l’opinion commune qu’une différence de degré : elle n’est alors qu’une opinion commune purifiée. Si ce n’est pas le cas, on admettra au contraire que connaissance scientifique et opinion commune sont différentes par nature et complétement étrangères l’une à l’autre.


I - La théorie s’oppose irréductiblement à l’expérience.

A - l’abstraction de l’expérience fournit un savoir suffisant mais non nécessaire.

Toute personne possède une forme de savoir qu’il tire de son expérience : à force de pratiquer une activité, un métier, une technique, chacun acquiert toujours un certain nombre de certitudes sensibles sur ce qui revient le plus souvent, ce qu’il faut faire dans telle circonstance, etc. C’est ce que nous appelons un savoir empirique ou encore un savoir faire. Dont le paradigme se trouve être dans le bons sens du paysan qui est capable de prédire le temps en observant le vol des abeilles ou la forme des nuages. Or qu’est-ce qui caractérise cette forme de savoir ?

On ne peut pas nier que l’expérience acquise par une longue pratique régulière fournisse un savoir dans au moins deux sens de ce terme : premièrement, la régularité de la pratique a permis au sujet de tirer par généralisation (ou induction : x1 possédait la propriété F, x2 aussi, x3, ... xn aussi, j’en induis que tous les x ont F) des règles auxquelles le sujet accorde un degré de confiance élevé ; deuxièmement ce savoir permet de faire des prédictions d’actions qui se révèlent efficaces ( “demain il fera tel temps”, “ce bruit provient de telle partie du moteur”, etc., autrement dit, puisque j’ai admis que tous les x ont F, en particulier xm aura F). Donc ce savoir empirique qui est une généralisation de l’expérience sensible est un savoir à la fois fiable et efficace. Pour autant, peut-il accéder au statut de savoir théorique ?

Or, comme Platon le montre dans le Théétète (177d - 210d), un tel savoir est, comme nous l’avons dit, suffisant mais n’est pas nécessaire. Car, de trois choses l’une :
- ou bien ce savoir empirique abstrait de l’expérience n’est qu’une simple opinion, ou encore routine non consciente (empeiria kai tribè, ou doxa) et alors il ne diffère guère du conditionnement qui adapte tout être vivant à son milieu (c’est le savoir habitude)
- ou bien un tel savoir est une opinion vraie (doxa alèthès) dans la mesure où celui qui la possède s’est rendu compte que son savoir est efficace, il peut en parler et donc le transmettre à autrui, mais ne sait pas expliquer pourquoi (c’est le savoir artisanal ou technique)
- ou bien un tel savoir est une opinion vraie justifiée (doxa alèthès meta logou) dans la mesure où, en plus du cas précédent, son possesseur est capable de justifier son savoir par un discours rationnel, un raisonnement, ce qui ne prouve pas qu’il soit nécessaire, c’est-à-dire qu’il n’y ait qu’un seul discours justificatif possible (c’est le cas du savoir scientifique).

Mais que faut-il donc pour que le savoir soit à la fois suffisant et nécessaire ?

B - la théorie est une connaissance de l’essence et non de l’apparence.

Le problème est donc à présent de savoir s’il est possible d’atteindre la théorie comme connaissance non seulement suffisante, mais aussi nécessaire (c'est-à-dire non contingente, non aléatoire) de son objet en partant du savoir empirique que fournit l’expérience. Autrement dit, est-il possible de purifier suffisamment l’opinion que constitue le savoir empirique non nécessaire pour transformer celle-ci en connaissance nécessaire ?

Nous avons dit que le savoir empirique qui se trouve abstrait de l’expérience s’avère être soit une opinion, soit une opinion vraie, soit une opinion vraie justifiée. Or ces trois genres du savoir empirique ont en commun d’être un savoir général et superficiel :
- dans tous les cas, l’abstraction, c’est-à-dire la sélection d’éléments représentatifs des expériences vécues, procède par généralisation d’un grand nombre d’expériences similaires ; or supposons que, par exemple, mon expérience m’ait montré que tous les animaux ailés rencontrés se sont envolés (x1, x2, x3, ... xn possèdent la qualité F) et que j’en induise que tous les animaux ailés volent (pour tout x, Fx), rien ne me garantit qu’une nouvelle observation ne viendra jamais contredire ma généralisation (il existe xm tel que non Fxm) ; autrement dit le savoir empirique est général (valide pour la plupart des x) mais non universel (valide pour tous les x)
- dans tous les cas également, l’abstraction opère sa sélection en classant des ressemblances, c’est-à-dire que la similitude qui sert de base à la généralisation des expériences n’est qu’approximative et fondée sur des apparences sensibles ; or les erreurs et illusions provoquées par la relation de ressemblance sont innombrables ; autrement dit le savoir empirique est superficiel (valide pour l’apparence des choses) mais non essentiel (valide pour l’essence ou l’être même des choses) : {x1 ressemble à x2 ressemble à x3 ressemble à ... xn }n'implique pas {x1 ressemble à xn}, en d'autres termes, la relation de ressemblance n'est pas transitive.

Voilà pourquoi il nous faut quelque chose comme une théorie qui soit une connaissance nécessaire de son objet, c’est-à-dire un savoir qui soit à la fois universel et essentiel, faute de quoi, comme l’enseigne Protagoras le sophiste, tout homme sera toujours la mesure de toute chose. Mais comment une théorie nécessaire peut-elle s’imposer à une expérience qui ne l’est pas ?

C - le rapport théorie-expérience est un rapport conflictuel.

Dans l’allégorie de la caverne (République livre VII, 514a-517e) Platon dépeint les conditions respectives de l’homme moyen qui se satisfait de l’apparence sensible de son expérience quotidienne, et du sage qui s’enquiert de l’essence intelligible des phénomènes au moyen d’une contemplation désintéressée de la réalité (ou théorie). Or, que nous montre cette allégorie ?

Premièrement la condition de l’homme moyen n’est pas enviable. Attaché à son expérience sensible comme par des chaînes, il est incapable de tourner son regard dans une autre direction que celle où se trouvent les faibles apparences qui sont celles de son savoir empirique. Du coup il ne se rend pas compte que les apparences en question ne sont même pas en rapport avec la réalité supposée : les ombres et la lumière projetées au fond de sa caverne ne sont qu’ombres et lumières feintes, fabriquées par des illusionnistes afin de satisfaire son désir d’apparences. Autrement dit l’homme moyen ne possède que des opinions, autant dire des illusions de connaissances, et cette insuffisance en fait une proie facile pour les démagogues, c'est-à-dire les faiseurs d'illusions, les prestidigitateurs.

Mais, secondement, la condition du sage n’est pas beaucoup plus enviable. Après avoir gravi la pente escarpée qui mène du monde des apparences au monde des essences, après avoir été ébloui par l’éclat de la réalité, puis après avoir joui du spectacle incomparable que procure la contemplation désintéressée (theôria) de l’essence des choses, le voilà obligé de redescendre dans l’obscurité de la caverne et de relater son aventure à ses compagnons d’infortune. Or il fait rire de lui et s’il propose de supprimer les chaînes de ses camarades, il est menacé de mort. Ce qui suppose que la théorie s’oppose à l’expérience comme une forme de perception de la réalité désintéressée s’oppose à une forme de perception intéressée en termes d’attraits sensibles. De sorte que les deux domaines d’activité de la pensée que sont la théorie et l’expérience s’opposent comme celui de la réalité intelligible et celui de l’apparence sensible

Autrement dit, il y a là l’idée d’une opposition irréductible, voire d’un conflit, entre la théorie comme connaissance nécessaire d’une réalité essentielle et l’expérience comme ensemble d’opinions contingentes au sujet des apparences sensibles. Et cette idée de Platon est, au XX° siècle, défendue par un philosophe comme Bachelard qui, dans le Rationalisme Appliqué, montre que les théorie scientifiques n’ont rien à voir avec l’expérience commune dans la mesure où, précisément, l’opinion est le premier obstacle à la connaissance (“la connaissance scientifique est toujours la réforme d’une illusion”). Dès lors ce n’est pas l’expérience qui s’impose à la théorie en lui fournissant matière à abstraction, mais ce n’est pas non plus l’inverse : il semblerait plutôt que théorie et expérience soient, par nature, étrangères l’une à l’autre. Mais alors comment comprendre le rôle de l’expérimentation, qui est bien une forme d'expérience, dans la science moderne ?


II - La théorie est une généralisation limite de l’expérience.

A - “tout homme a naturellement le désir de connaître”.

Une des difficultés majeures du point de vue platonicien est que l’aptitude à connaître l’essence des choses et donc à se défaire de l’opinion liée aux apparences, est un privilège. Pour connaître il faut en effet posséder le naturel philosophe, c’est-à-dire en définitive une sorte de don divin qui, par définition, est très peu répandu. D’où la difficulté qu’a le philosophe à gouverner des hommes qui ne sont pas doués de ce naturel. Dès lors, le danger principal réside en ce que la théorie, cette connaissance sensiblement désintéressée de l’essence des choses, devienne une théologie, c’est-à-dire la connaissance sensiblement désintéressée d’une entité suprême à jamais séparée du monde, de la part d’un homme supérieur à jamais désengagé du monde.

C’est pourquoi Aristote distingue deux questions que Platon avait confondues :
- la question de savoir “s’il existe ou non, en dehors des êtres sensibles, un être immobile et éternel” (Métaphysique M, 1076a), et qui fera l’objet de la théologie, c’est-à-dire de l’étude de ce qui est absolument séparé du monde empirique
- la question de savoir “comment il faut remonter par l’analyse aux principes universels des choses” (Physique I, 184a), et qui fera l’objet du bios theorètikos, c’est-à-dire de l’attitude théorétique, ou encore la recherche des théories, c’est-à-dire de l’étude de ce qui n’est que relativement séparé de l’expérience sensible.

Or la recherche des théories par le raisonnement (sullogismos) n’est pas l’apanage de quelques uns parmi les hommes doués du naturel philosophe. Tout homme, dans la mesure même où il entend purifier son expérience pour en tirer des leçons et pour en faire profiter autrui par l’usage du discours, manifeste son désir de connaître et de faire connaître ce qui est relativement séparé de son expérience vécue. Autrement dit, tout homme qui possède, si modestement que ce soit, un savoir empirique qu’il abstrait de son expérience sensible, indique par là qu’il n’entend pas se satisfaire de cette routine empirique et qu’il entend au contraire passer au stade de la connaissance théorique. C’est en ce sens qu’Aristote dit dans la Métaphysique (A, 980a) que “tout homme a naturellement le désir de connaître”. D’où la question : quel est l’objet de ce désir de connaissance ?

B - la théorie est la connaissance des causes des phénomènes.

Que désire en effet connaître quelqu’un qui essaie, tant bien que mal, de généraliser son expérience, c’est-à-dire de tirer des règles générales d’une suite de phénomènes qui lui sont apparus comme similaires ? Ou, si l’on préfère, quels sont les éléments théoriques qu’il essaie de séparer de son vécu empirique ? L’objet de la connaissance semble être un principe explicatif, c’est-à-dire ce qui permet de connaître la cause d’un phénomène, ou encore la raison de ce phénomène. C’est-à-dire que, si l’on reprend la classification que Platon fait des savoirs empiriques dans le Théétète, le troisième niveau, celui de l’opinion vraie justifiée, est déjà une forme de théorie. Pourquoi ?

D’abord parce qu’il y a dans l’opinion vraie justifiée, un effort pour tenter de donner une forme générale à une série d’expériences qui ont toutes une matière particulière. Toute théorie en effet, tente de saisir et de rendre compte de ce qui est général (la forme) à des expériences qui ont chacune une matière sensible particulière. On dira par exemple que la parabole est la forme générale de toute trajectoire balistique, quelles qu’en soient les caractéristiques matérielles particulières ; ou encore que le nombre π est la forme générale de toutes les expériences particulières qui tendent à rapporter la circonférence d’un cercle à son diamètre. On dira alors que la forme générale (eidos) est un principe d’explication de toute matière particulière (hulè), ou encore que la cause formelle justifie les causes matérielles. Ainsi, d’un point de vue statique, la forme est une abstraction de la matière.

Considérée cette fois d’un point de vue dynamique, l’opinion vraie justifiée fait effort pour tenter de dégager une finalité générale d’une série d’expériences qui ont toutes une origine particulière. Toute théorie tâche en effet de comprendre à quelle destination (la finalité) obéissent ensemble des expériences qui ont chacune une origine particulière. Si l’on garde les mêmes exemples, on pourra dire que tout se passe comme si toutes les trajectoires balistiques visaient la parabole comme finalité générale, ou que les différentes expériences de division de la circonférence par le diamètre visent le nombre π comme fin, ou encore que les diverses tentatives pour obtenir pile avec une pièce tendent vers la finalité (la limite) 1/2. On dira donc que la finalité générale est un principe d’explication des diverses origines particulières.

C’est pourquoi, Aristote énumère dans la Physique (II, iii) les quatre principes théoriques qui s’imposent à l’expérience sensible en la généralisant :
- la cause formelle qui généralise la cause matérielle en débarrassant la nature des expériences sensibles de leurs particularités matérielles
- la cause finale qui généralise la cause originelle en débarrassant la nature des expériences sensibles de leurs origines particulières.
Il y a donc chez Aristote, comme chez Platon, le présupposé que la diversité des expériences particulières n’est qu’apparente. Mais, contrairement à Platon, Aristote insiste sur le fait qu’il est impossible de connaître directement l’essence théorique des phénomènes sans en passer par la généralisation des apparences empiriques. Mais alors la théorie n’est-elle pas une série d’expériences simplement purifiées de ses cas particuliers ?

C - la théorie n’est qu’un état limite et stabilisé de l’expérience.

On se souvient que pour Platon (ou Bachelard), la théorie a affaire à une essence intelligible de la connaissance absolument séparée de l’apparence sensible des opinions. Or Aristote montre qu’il ne faut pas confondre d’une part le problème théologique de la perfection intelligible d’une entité éternelle séparée de la corruption sensible des choses d’ici-bas, et d’autre part le problème théorétique qui consiste à donner une forme et une finalité générales aux choses d’ici-bas. Car autrement, comme le montre Platon avec l’allégorie de la caverne, une connaissance théorique absolument séparée de l’opinion empirique serait extrêmement problématique, puisqu’elle ne pourrait être comprise par ceux à qui elle est destinée.

Donc une théorie intelligible destinée à généraliser l’expérience sensible doit nécessairement être une théorie de la nature. Or la nature (comme l’indique son origine étymologique latine nasci qui a donné natura et grecque phuô qui a donné phusis) est tout ce qui naît, qui meurt, qui devient, qui se déplace, qui change, etc. bref tout ce qui est en mouvement. Mais s’il est illusoire de vouloir une connaissance théorique de ce qui est éternellement immobile (Dieu), il est également illusoire de prétendre connaître ce qui perpétuellement en changement. D’où la nécessité qu’une théorie vienne mettre de l’ordre et de l’unité dans des expériences sensibles qui sont, par nature, soumises au désordre et à la diversité. C’est pourquoi une théorie est un état limite et stabilisé d’une série d’expériences : la théorie est donc un arrêt volontaire du mouvement perpétuel de la nature pour nous permettre de la comprendre. C’est-à-dire que si {x1 ressemble à x2 ressemble à x3 ressemble à ... xn }, on ne pourra certes pas en conclure que {pour tout x, Fx} ; en revanche on pourra dire que Fx = limite quand n tend vers l'infini de {x1 ressemble à x2 ressemble à x3 ressemble à ... xn }.

Cette idée selon laquelle la théorie vise à découvrir une uniformité nécessaire dans des expériences diverse et changeantes a été partagée par de nombreux épistémologues du début du siècle, notamment Russell qui affirme dans Science et Religion : “la science a pour but de découvrir au moyen de l’observation et du raisonnement basé sur celle-ci, d’abord des faits particuliers, ensuite des lois générales reliant ces faits”(ch.I). La théorie scientifique n’est donc plus ici séparée de l’expérience, mais bien au contraire elle lui est soumise : on ne comprendrait pas autrement l’essor extraordinaire des sciences expérimentales. Cependant, la théorie comme généralisation, découvre-t-elle réellement un état limite et stabilisé de l’expérience, ou bien n’est-elle pas une idée que nous produisons nous-mêmes avant de l’imposer à l’expérience ?


III - La théorie est une fonction mathématique de l’expérience.

A - connaître c’est juger.

Que veut-on dire lorsque l’on prétend par la théorie donner une forme et une finalité générales à des expériences qui se sont révélées similaires ? Veut-on dire que l’on entend chercher quel est le modèle (l’archétype) intelligible dont les différentes expériences sont la copie ? Non, car une fois de plus cela supposerait qu’il existe un monde intelligible absolument séparé du monde sensible et alors l’activité théorétique se confondrait avec l’activité théologique. Veut-on dire plutôt que la généralisation n’est qu’une abstraction arbitraire à partir de quelques caractères communs ? Non plus, car alors la théorie n’aurait aucune universalité et donc ne constituerait nullement une connaissance nécessaire. Si l’on veut expliquer la portée universelle des propositions théoriques scientifiques, il faut donc admettre que la théorie soit non seulement une généralisation formelle et finale de l’expérience, mais encore une généralisation telle qu’elle soit nécessairement valide pour tout être raisonnable.

Prenons l’exemple de Galilée qui, vers 1610, réalise un certains nombre d’expériences d’optiques qui vont le conduire à formuler sa théorie de l’acentrisme (l'univers n'a pas de centre). En quoi la découverte expérimentale de l’existence des satellites de Jupiter peut-elle être théorisée dans la conclusion “donc l'univers n'a pas de centre” ? On voit bien que pour passer de l’expérience à la théorie il va être nécessaire de réaliser un certain nombre d’inférence logiques :
- si des satellites tournent autour de Jupiter, alors la terre n’est pas le seul centre de l’univers
- si la terre n’est pas le centre de l’univers, le soleil ne tourne pas nécessairement autour de la terre, et l’alternance jour-nuit peut être expliquée en faisant l’hypothèse que c’est la terre qui tourne autour du soleil
- si, quelle que soit la planète sur laquelle je me trouve, tous les phénomènes lumineux doivent pouvoir s’expliquer de la même manière, alors le soleil peut être considéré comme le centre du système solaire
- mais comme il existe une infinité d'étoiles similaires au soleil, alors on doit conclure que chacune d'elles est en quelque sorte le centre de son propre système solaire, ce qui revient à dire que l'univers n'a pas de centre.

On constate qu’entre les prémisses que constituent les observations expérimentales de Galilée et sa conclusion théorique, il existe un long cheminement de l’entendement, c’est-à-dire de notre faculté de connaître. Bref, le passage de l’expérience à la théorie, c’est-à-dire de ce qui est perçu à ce qui est connu, nécessite un jugement, à savoir “le pouvoir de subsumer sous des règles, c’est-à-dire de décider si une chose est ou n’est pas soumise à une règle donnée” (Kant, Critique de la Raison Pure, A.T.-II-intro.). Or, si le passage de l’expérience à la théorie suppose la médiation du jugement, c’est que celui-ci apporte des relations qui n’étaient pas contenues entièrement dans l’expérience : on dira que le jugement doit opérer une synthèse, donc qu’il est synthétique. Mais, devons-nous nous demander, d’où proviennent les règles, ou les relations, qui autorisent cette synthèse ?

B - les règles sont prescrites a priori à l’expérience par notre entendement.

Encore une fois si de telles règles étaient importées d’un monde intelligible, nous qui faisons partie du monde sensible, ne pourrions pas les connaître ou les comprendre. Et si elles étaient importées du monde sensible elles n’auraient aucune nécessité et ne se distingueraient pas des simples opinions. Il faut donc dire que les règles qui vont nous permettre d’unifier et d’universaliser le divers l’expérience dans l’uniformité d’une théorie ne sont ni intelligibles, ni sensibles, mais, comme le dit Kant, "transcendantales", c’est-à-dire qu’elles sont absolument nécessaires pour nous en ce qu’elles sont constitutives de notre faculté de juger. Elles sont nécessaires dans le sens où elles doivent être ainsi et pas autrement;

En effet, si le passage de l’expérience à la théorie suppose une faculté médiatrice qui met de l’ordre et de l’unité dans des perceptions similaires mais diverses, et ce en vue d’une connaissance universalisable, c’est que cette faculté médiatrice est elle-même constitutive de cet ordre et de cette unité. Autrement dit, l’ordre et l’unité des phénomènes d’expérience que nous baptisons du nom de théorie, ne provient nullement de la nature des choses : c’est nous qui l’introduisons pour les besoins de notre connaissance et de sa communication. Car en effet, cet ordre et cette unité n’existe pas dans le divers de l’expérience mais doit s’appliquer à lui : ainsi il n’est une réalité ni sensible (sinon toutes les expériences seraient identiques), ni intelligible (sinon la théorie serait entièrement séparée de l’expérience), mais transcendantale, autrement dit condition de possibilité de la connaissance expérimentale.

De fait, c’est parce qu’il faut agir sur la nature, qu’il faut anticiper, prévoir, se défendre, et donc communiquer à autrui de telles exigences, que nous nous informons mutuellement de ce qui est le plus pertinent pour nous dans l’expérience de la nature. Et c’est cette pertinence, c’est-à-dire cette utilité cognitive maximale de l’information, que nous recherchons dans nos théories : en éliminant des diverses expériences ce qui n’a pas d’importance (matière ou origine particulière) eu égard au but poursuivi, nous maximisons notre utilité cognitive. Autrement dit, la théorie n’est pas une contemplation désintéressée opposée à une expérience qui serait une pratique intéressée, la théorie n’est pas non plus une généralisation sans nécessité des données de l’expérience, mais elle est plutôt l’universalisation de l’expérience dans un double but de communication et d’action : “connaissance et jugement doivent pouvoir se communiquer universellement, de même que la conviction qui les accompagne”(Kant, Critique de la Faculté de Juger, §21).

C’est pourquoi Kant dit que les lois théoriques “procèdent a priori [...] et ne sont pas empruntées à l’expérience : ce sont elles plutôt qui doivent procurer leur légalité aux phénomènes” (Critique de la Raison Pure, A.T.-I, II, 3). Ce qui signifie que notre faculté de juger ne se contente pas d’être synthétique, c’est-à-dire d’ajouter de l’ordre et de l’unité dans notre expérience sensible pour en tirer une théorie, mais qu’en plus elle opère a priori c’est-à-dire que ses règles ne proviennent absolument pas de l’expérience sensible. Ainsi donc la théorie se trouve être simplement une fonction, au sens mathématique du terme, de l’expérience sensible : si xn est une expérience sensible particulière, Fxn doit être calculable, autrement dit doit être capable d’assigner une certaine valeur à xn à partir de la théorie Fx

En d’autres termes, nos théories sont des systèmes de valorisation tournées vers un certain but (en grec le terme telos signifie à la fois “fin” et “fonction”). La théorie n’est pas causée par l’expérience sensible, mais elle lui fournit une valeur pertinente en vue d’une certaine intention de communication ou d’action. C’est ce qui explique alors, dit Quine “que deux théories peuvent être logiquement incompatibles et être cependant empiriquement équivalentes” (la Poursuite de la Vérité, §41) : ce qui veut dire que deux théories qui s’excluent (par exemple le géocentrisme d'Aristote et de Ptolémée et l’acentrisme de Galilée) peuvent parfaitement rendre compte, l'une comme l'autre, de l’expérience commune, chacune ne différant de l’autre que par l’intention poursuivie (religieuse ou laïque). La théorie est donc bien une fonction, c’est-à-dire un cadre abstrait qui a pour but de donner une valeur nécessaire à ce qui n’en a pas, le fait empirique. C’est donc en cela que toute théorie est universelle : elle doit fixer une échelle de valeur à un certain type de faits afin de pouvoir utiliser ce faits dans la communication ou dans l’action.


Conclusion.

Nous avons donc commencé par dire que le caractère toujours partiel et contingent de l’expérience sensible lui permet d’abstraire un savoir suffisant pour nos besoins sensibles mais non nécessaire car pouvant toujours être réformé. Du coup la théorie apparaît comme un idéal de connaissance intelligible qui doit s’imposer à l’expérience pour la détruire et non pour s’en accommoder.
Donc, si l’on veut comprendre comment théorie et expérience peuvent être en corrélation, il faut admettre que les deux formes d’activités sont susceptibles de se manifester chez tous les hommes, pourvu qu’ils aient le désir de connaître les causes des phénomènes sensibles. La théorie généralise alors l’expérience en en éliminant la matière particulière pour n’en garder que la forme générale, et en se débarrassant de l’origine particulière pour n’en conserver que la finalité générale.
Maintenant, si l’on cherche ce qui a valeur universelle, et plus seulement générale, dans la théorie, on se rend compte que cela ne peut être que la nécessité pour le jugement de comprendre l’expérience et d’en communiquer des enseignements pertinents selon une certaine finalité pratique. C’est donc pour atteindre un certain but que notre faculté de juger établit des relations nécessaires entre les expériences sensibles afin d’en tirer une théorie utilisable.
Il y a donc indiscutablement une différence de nature entre théorie et expérience et non pas seulement relation d’abstraction. La théorie scientifique est en effet une fonction mathématique dont l’expérience n’est que l’argument.

jeudi 19 février 1998

AVOIR RAISON EST-CE DIRE LA VERITE ?

Socrate : Dis-moi, mon garçon, sais-tu que le carré est une figure comme celle-ci ?
L’esclave : Oui. [...]
Socrate : Si donc ce côté-ci avait deux pieds de long et celui-là deux pieds, combien de pieds aurait le tout ? [...]
L’esclave : Quatre, Socrate.
Socrate : Ne peut-il y avoir un autre espace, double de celui-ci mais semblable, ayant toutes ses lignes égales comme celui-ci ?
L’esclave : Si.
Socrate : Combien aurait-il de pieds ?
L’esclave : Huit.
Socrate : Eh bien, essaie de dire quelle serait la longueur de chaque ligne de ce nouveau carré. Dans celui-ci la ligne a deux pieds : quelle longueur aura-t-elle dans le carré double ?
L’esclave : Il est évident, Socrate, que cette longueur sera double. [...]
Socrate : Cette ligne-ci ne sera-t-elle pas double de celle-là si nous en ajoutons une autre de même longueur en partant d’ici ?
L’esclave : Sans doute.
Socrate : C’est donc, d’après toi, de cette ligne que sera formé l’espace de huit pieds si nous tirons quatre lignes pareilles ?
L’esclave : Oui.
Socrate : Tirons donc, sur le modèle de celle-ci, quatre lignes égales. Est-ce là ce que tu appelles l’espace de huit pieds ?
L’esclave : Certainement.
Socrate : N’y a-t-il pas dans cet espace les quatre que voici, dont chacun est égal au premier qui est de quatre pieds ?
L’esclave : Si.
Socrate : De quelle grandeur est-il donc ? N’est-il pas quatre fois aussi grand ?
L’esclave : Sans doute. [...]
Socrate : Cette ligne tirée d’un angle à l’autre ne coupe-t-elle pas en deux chacun de ces quatre espaces ?
L’esclave : Si.
Socrate : Nous avons donc ici quatre lignes qui enferment cet espace-ci.
L’esclave : Nous les avons.
Socrate : Regarde maintenant : quelle est la grandeur de cet espace ?
L’esclave : Je ne le vois pas.
Socrate : De ces quatre espaces, chaque ligne n’a-t-elle pas séparé en dedans la moitié de chacun ? Qu’en dis-tu ?
L’esclave : Oui.
Socrate : Et combien d’espaces de cette dimension y a-t-il dans ce carré ?
L’esclave : Quatre.
Socrate : Et dans celui-ci?
L’esclave : Deux.
Socrate : Et quatre qu’est-il par rapport à deux ?
L’esclave : Le double.
Socrate : Combien de pieds a donc cet espace ?
L’esclave : Huit.
Socrate : Sur quelle ligne est-il construit ?
L’esclave : Sur celle-ci. [...]
Socrate : C’est sur la diagonale que, selon toi, esclave de Ménon, se construit l’espace double.
L’esclave : C’est bien cela Socrate, tu as raison.
(Platon, Ménon 82b-85b)

Dans le Ménon (82b-85b), Platon montre Socrate aux prises avec un jeune esclave qui a quelque mal à corriger sa fausse opinion sur la question de savoir comment faire pour doubler la surface d’un carré donné. Cependant à force de patience et de conviction, le jeune esclave reconnaît son erreur, la corrige, et admet que Socrate a raison.
Pour que ce soit la raison qui l’emporte, il faut donc apparemment qu’il y ait accord non seulement entre les consciences qui dialoguent, mais également entre chaque conscience et la réalité à laquelle il est fait référence. Donc dire la vérité semble être la condition nécessaire pour avoir raison.
Mais est-ce suffisant ? N’y a-t-il pas des circonstances où la vérité exige une certaine mise en forme pour être raisonnable ? Et d’ailleurs est-ce vraiment nécessaire ? Un accord de bonne foi entre des interlocuteurs ne peut-il pas avoir lieu sur la base d’erreurs ou d’illusions ?
Notre problème va donc être de savoir si l’accord subjectif entre les consciences pensantes (la raison) n’est possible que si et seulement s’il y a accord objectif entre les consciences pensantes et les réalités pensées (la vérité).
L’enjeu concerne les statuts respectifs de la raison et de la vérité : la première n’est-elle qu’un moyen parmi d’autres d’atteindre la seconde, ou en est-elle le seul moyen, ou encore la raison est-elle constituée par la vérité ?


I - La raison se confond avec la vérité comme cohérence absolue de la réalité.

Dans le Ménon, l’un des problèmes que pose Platon est de répondre à la question de Ménon qui consiste à savoir comment on peut apprendre quelque chose qu’on ne sait pas, car, dit-il si on ne sait pas ce qu’on cherche, comment peut-on savoir qu’on l’a trouvé ? Autrement dit, le problème qui est posé est de savoir comment, à l’issue de la discussion rationnelle échangée entre le professeur et l’élève, l’élève peut atteindre la vérité qu’il ne possédait pas au commencement.


A - “l’homme est celui qui relate ce qu’il a vu”.

Sur quoi repose l’accord de deux interlocuteurs qui dialoguent ? Le dialogue authentique consiste en un échange mutuel de propositions destinées chacune à modifier l’univers des croyances (ou opinions) de son interlocuteur. Or l’accord aura lieu, semble-t-il, lorsque il y aura coïncidence entre les états d’esprits des deux interlocuteurs au sujet du but assigné préalablement à l’entretien. Mais la coïncidence se produira à condition que chaque tentative de chacun des deux interlocuteurs pour modifier les croyances de l’autre soit interprétée comme de bonne foi. C’est-à-dire que, pour arriver à un accord qui ne soit pas imposé, la condition nécessaire est que chacun, lorsqu’il a la parole, soit compris comme quelqu’un qui relate objectivement des faits.

Et précisément, Platon fait dire à Socrate dans le Cratyle que l’explication étymologique du mot “homme” (anthropos) est que “l’homme est celui qui met en relations ce qu’il a vu” (399c). Ce qui signifie très exactement ceci : celui qui a vu quelque chose et se propose d’en parler, établit un rapport mathématique (une relation) tel que, si A a vu B et le raconte à C, B/A =A/C. Autrement dit, supposer que A est de bonne foi lorsqu’il dit à C qu’il a vu B, c’est supposer que le discours de A est à l’égard de C dans le même rapport que l’objet B à l’égard de A. Ou encore, c’est supposer que le discours de A au sujet de la représentation de B est dans le même rapport que la représentation de B au sujet de la réalité de B. Mais si la bonne foi de l’accord repose sur la reconnaissance mutuelle de la part des interlocuteurs d’un certain rapport avec la réalité, cela suffit-il à dire que l’accord repose sur la raison ?


B - la cohérence rationnelle du discours se confond avec la vérité.

Certes, pour que le dialogue se conclue par un accord délibéré, autrement dit non-imposé, la première condition, la plus fondamentale est que les interlocuteurs soient de bonne foi. C’est-à-dire qu’ils doivent relater les faits auxquels ils croient en sauvegardant les relations entre les objets qu’ils croient être les relations authentiques. Seulement il est facile de montrer que cette condition est nécessaire à la manifestation de la rationalité et de la vérité, mais n’est pas suffisante.

Par exemple de celui qui persuade son interlocuteur qu’il a vu un objet qui n’est pourtant que le fruit de son imagination, va-t-on dire qu’il a raison ? Non, car même s’il est de bonne foi, au sens où l’on suppose que discours/représentation = représentation/réalité, cette supposition se révèle être une erreur. Or, qu’est-ce donc qui est ici constitutif de l’erreur sinon l’absence de toute réalité au-delà de la représentation. Autrement dit, même si l’accord du dialogue n’est pas imposé, même si les deux interlocuteurs sont effectivement de bonne foi, il est nécessaire, pour être dit avoir raison, que le rapport supposé entre discours, représentation et réalité (symbole, sens et référence) soit réel.

Cela signifie très clairement que pour avoir raison, il ne suffit pas d’être de bonne foi, mais il faut également que le discours dont il est fait usage soit en permanence en relation avec la réalité, sous-entendu pas uniquement avec l’apparence de réalité. C’est là l’idée que le fait d’avoir raison consiste à respecter scrupuleusement tous les rapports qui existent entre les réalités et leurs représentations, en montrant ces rapports dans le discours (d’ailleurs en grec le même mot logos désigne à la fois la raison, le rapport et le discours).

Mais une telle condition, sous des apparences anodines, est une condition très forte, car si avoir raison suppose connaître les raisons, c’est-à-dire les rapports entre les représentations et les réalités, alors, pour être sûr que les réalités ne sont pas elles-mêmes des apparences, on doit, comme le fait Platon, remonter à une réalité première. L’âme doit donc, comme le dit Platon dans le livre VI de la République, s’élever “vers le principe universel qui ne suppose plus de condition” (511b). Or, a-t-il montré précédemment, cette réalité première “c’est le principe de la connaissance et de la vérité” (508e), c’est-à-dire que ce principe universel est la condition de possibilité de la connaissance donc de la vérité.

On doit donc admettre que si avoir raison signifie être capable de rendre raison, c’est-à-dire encore une fois de respecter et de montrer par le discours quels sont les rapports entre réalités et représentations, étant donné que le respect de cette condition très forte suppose la connaissance d’une réalité absolue comme garantie de certitude, alors avoir raison et dire la vérité sont synonymes. Car en effet, dans ce cas, avoir raison et dire la vérité sont deux expressions qui signifient connaître la réalité, c’est-à-dire saisir la cohérence absolue de cette réalité totale grâce à un discours absolument rationnel ou absolument vrai. Le problème est évidemment de savoir s’il faut être capable de rendre raison de toute chose pour avoir raison.



II - La raison ne peut garantir la vérité comme correspondance avec la réalité.

Nous avons pu voir qu’avoir raison ou dire le vrai au sens platonicien, consiste en rien moins que posséder la capacité tout à la fois de connaître la réalité absolue, d’en déduire toutes les conséquences nécessaires concernant tout problème débattu dans un dialogue, et enfin d’en parler de manière convaincante. Mais on se rend bien compte que c’est une conception limite de la rationalité et de la véridicité, parfaitement compatible avec le naturel philosophe que Platon évoque dans la République, mais qui ne fait pas droit au sens commun des expressions “avoir raison” et “dire la vérité”.


A - il n’y a dans notre raison que des relations de faits ou d’idées.

Car enfin, que veut-on dire en général lorsque, deux interlocuteurs discutant de bonne foi, le dialogue se conclut par la formule “tu as raison”? Ce que l’on veut signifier par là, c’est apparemment non pas que notre interlocuteur possède un naturel philosophe, mais plus modestement qu’il nous a persuadés. Or sur quoi repose cette persuasion sinon sur une mise en relation que nous opérons au sujets de certains faits et de certaines idées. C’est ce que dit Hume, dans l’Enquête sur l’Entendement Humain : “tous les objets de la raison humaine peuvent naturellement se diviser en deux genres, à savoir les relations de faits et les relations d’idées” (IV,1). Que faut-il entendre par là ?

Les relations de faits sont des relations que la discussion a établies entre les différents faits que notre expérience nous a rapportés. Par exemple notre interlocuteur est parvenu à nous faire saisir le lien qui existe entre un fait qui est constaté (une empreinte de pas sur le sol) et un autre fait qui lui ne l’est pas (le passage de tel individu, comme dans Zadig). C’est-à-dire que notre interlocuteur nous a rendus capables de saisir comme lui par la raison une relation entre deux faits qui jusque là étaient indépendants dans l’esprit de l’un au moins des interlocuteurs.

Quant aux relations d’idées, ce sont des relations qui existent entre des objets dont nous ne pouvons pas faire l’expérience. Si par exemple je suis convaincu par mon interlocuteur de la validité d’un théorème mathématique c’est que j’ai établi une relation entre certaines idées mathématiques. Ou si je suis convaincu que Napoléon a été battu à Waterloo, j’énonce une relation entre les idées de Napoléon et de Waterloo. En disant que mon interlocuteur a raison, je reconnais donc qu’il m’a permis de mettre de l’ordre dans mes idées.

Mais on doit à présent se demander si cette acception commune du fait d’avoir raison implique que ceci n’est qu’un pur phénomène psychologique complètement étranger au problème de la vérité.


B - avoir raison n’est qu’une manière d’avoir de l’imagination.

Si le fait d’avoir raison se résume à une faculté de faire découvrir chez l’interlocuteur les rapports qui existent entre certains faits ou entre certaines idées, en quoi la conviction qui est engendrée par le dialogue au moyen d’arguments rationnels se distingue-t-elle de la persuasion engendrée dans l’esprit par des imples arguments émotionnels. Bref, en quoi la faculté de raisonner quelqu’un diffère-t-elle de la faculté de séduire ? Ou encore, s’il n’y a dans la raison que des relations de faits ou d’idées, en quoi ces relations sont-elles causées par la réalité et non pas par notre imagination ?

Les relations de faits, avons-nous dit, permettent d’établir un lien rationnel entre des faits (des états de choses) qui, précédemment nous apparaissaient comme indépendants. Or peut-on être certain que ce lien existe en dehors de l’esprit qui le pense ? Lorsque par exemple on dit que l’enquêteur a raison de mettre en relation tel crime commis avec tel individu, aura-t-on jamais une preuve absolue de l’existence de ce lien ? Il semble bien que, même si celui qui a raison est un expert reconnu, il subsistera toujours une part incompressible d’incertitude qui amènera le juge à se prononcer selon son intime conviction. Donc la raison constituée de relations de faits n’engendre pas de vérité mais une simple probabilité.

Quant aux relations d’idées, on n’a aucune raison de les considérer comme réelles. Mais, dira-t-on, lorsque quelqu’un nous a convaincu par la démonstration de la validité d’un théorème mathématique, celle-ci, contrairement au cas précédent, apparaît comme hors de doute. Certes, dans ce cas les relations d’idées sont indubitables, mais dans la mesure où elles concernent nos idées, elles sont, par hypothèse, étrangères au monde réel : lorsque l’on m’a démontré le théorème dePythagore, celui-ci a beau être évident et nécesaire, je n’en connais pas plus sur la réalité du monde qui m’entoure. Donc celui qui aura raison d’avoir mis de l’ordre dans mes idées de cette manière-là m’aura certes enseigné une vérité, mais de telle sorte qu’elle ne porte pas sur la réalité (ce qu’on appelle une tautologie).

On peut donc constater que si avoir raison signifie établir des liens entre des faits hors de nous, il est impossible de s’assurer de l’existence réelle de la relation et donc de la vérité. Et si avoir raison signifie établir des liens entre des idées en nous, alors la vérité est assurée mais au prix d’une coupure par rapport au réel. Autrement dit, si la vérité n’est pas comme chez Platon, cohérence absolue de la réalité, mais plutôt, comme chez Hume, correspondance de nos croyances avec la réalité, il est tout-à-fait possible d’avoir raison sans dire la vérité.

Allons même plus loin : si l’on admet avec Hume que “toutes les perceptions de l’esprit humain se ramènent à deux espèces : les impressions et les idées [...] ; par idées j’entends les copies affaiblies des impressions dans la pensée et dans le raisonnement” (Traité de la Nature Humaine I, I, 1), alors avoir raison n’est qu’une manière d’avoir de l’imagination. Car dans la mesure où l’imagination est la faculté de produire et de percevoir des impressions, et la raison la faculté de produire et de percevoir des idées, puisque les idées ne sont que des impressions affaiblies, on doit conclure que la raison n’est qu’une imagination affaiblie. Donc, effectivement on doit conclure ici qu’avoir raison n’est qu’une manière particulière d’agir sur l’imagination de son interlocuteur. Mais dans quelle mesure cette action sur l’imagination n’est-elle pas créatrice de vérité ?



III - La raison permet d’atteindre la vérité comme pertinence du discours.

Nous avons pu nous rendre compte que tant que la vérité n’était envisagée que comme une cohérence absolue ou comme une correspondance absolue, le rôle de la raison dans la recherche de la vérité est incompréhensible. Si en effet la vérité s’entend comme cohérence absolue de la réalité, alors la raison est cette faculté qui nous permet de saisir ces rapports de cohérence et donc avoir raison se confond avec connaître la vérité. Si au contraire la vérité s’entend comme correspondance absolue de nos représentations internes avec la réalité externe, étant donné que celle-ci est invérifiable, la raison n’est qu’une faculté psychologique destinée à mettre de l’ordre dans nos représentations, et du coup n’a plus rien à voir avec la vérité. On doit donc à présent se demander s’il n’est pas possible d’envisager une raison qui, certes, mette de l’ordre dans nos représentations internes, mais qui nous permette également d’atteindre une forme objective de vérité.


A - la vérité est relative à un contexte cognitif donné.

Une vérité qui serait cohérence absolue de la totalité du réel nous interdirait de rien connaître de vrai. Mais de même une vérité qui serait correspondance absolue de nos représentations et du réel nous condamnerait à l’incertitude. Or, ces deux aspects de la vérité ne rendent pas compte de notre expérience cognitive réelle qui nous amène à connaître effectivement des vérités qui nous informent sur le monde extérieur. Car c’est un fait que nous connaissons un certain nombre de vérités qui, sans être absolues, n’en sont pas moins certaines et authentiques. Comment justifier ce fait ?

Prenons trois exemples (dans lesquels nous supposerons B bien informé et de bonne foi) :
1 - A : “quelle heure est-il ?” ; B : “moins le quart.”
2 - A : “quelle est la forme de la France ?” ; B : “elle est hexagonale.”
3 - A : “veux-tu du café ?” ; B : “ça m’empêche de dormir.”

Que penser des réponses de B ? On dira que la réponse à 1 est elliptique, la réponse à 2 est métaphorique, la réponse à 3 est allusive. Autrement dit, dans aucun de ces trois cas, B ne répond à la question de manière littérale, c’est-à-dire comme l’aurait fait quelqu’un dont l’exigence aurait été de répondre de manière adéquate à la question posée. Donc aucune de nos trois réponses ne prétend être vraie ni en tant que cohérence absolue, ni en tant que correspondance absolue, bref aucune des trois ne prétend réaliser ce que les médiévaux appelaient l’adequatio rei et intellectus, l’adéquation de l’esprit et de la réalité. Pour autant, rien ne permet de dire que ces réponses ne sont pas vraies.

On doit donc se rendre à l’évidence suivante : il existe une forme de vérité qui ne soit pas adéquate à son objet. C’est-à-dire qu’il existe une forme de vérité qui ne prétend pas rapporter fidèlement la réalité, mais simplement l’imiter approximativement. Mais alors, dira-t-on, en quoi est-elle encore une vérité ? Dire que la France est hexagonale est vrai précisément parce que cette phrase ne prétend pas atteindre la réalité par une description mais par une intention. Or quelle est cette intention ?

Chacune des trois réponses de B est vraie si et seulement si elles ont toutes trois l’intention de tenir compte du contexte cognitif qui est commun à A et à B. Or Sperber et Wilson définissent le contexte cognitif comme “l’ensemble des faits qui sont manifestes [c’est-à-dire] perceptibles ou inférables” (Pertinence, Communication et Cognition I, 8). Ce qui veut ditre que ce qui donne aux réponses de B leur valeur de vérité, ce n’est pas uniquement leur contenu explicite, mais l’intention manifestée par B de ne pas tromper A et au contraire de le laisser compléter la réponse par le contexte cognitif, autrement dit ce qu’il perçoit par ses sens et ce qu’il est capable d’inférer par le raisonnement. N’est-ce donc pas dire que, à défaut de perception, c’est la raison qui constitue la vérité ?


B - avoir raison c’est donc tenir un discours optimalement pertinent.

Revenons au dialogue entre Socrate et l’esclave du Ménon, le premier essayant de convaincre le second de son erreur et donc de rétablir la vérité concernant la duplication du carré. En quoi Socrate a-t-il raison, c’est-à-dire en quoi son discours agit-il sur les croyances de son élève ? On s’aperçoit que Socrate fait appel au contexte cognitif de l’esclave au moyen de ce qu’il perçoit (la figure géométrique) et au moyen de ce qu’il infère (les dimensions du carré). Et c’est apparemment en se servant de ce double moyen que l’esclave “est capable de se représenter mentalement ce fait et d’accepter sa représentation comme étant vraie” (Pertinence, Communication et Cognition I, 8).

Autrement dit, si Socrate parvient à convaincre son élève et à l’amener à une connaissance vraie, c’est effectivement, comme le pense Platon, en lui faisant utiliser pas à pas son propre contexte cognitif. Mais Platon émet l’hypothèse que la vérité ne peut être connue consciemment que par le philosophe et que l’esclave a, pour sa part connu la vérité dans une autre vie et l’a depuis oubliée. Tandis que Sperber et Wilson expliquent le phénomène de la façon suivante : “lorsque des informations anciennes et nouvelles en rapport entre elles sont utilisées conjointement, elles engendrent d’autres informations qui n’auraient pu être inférées sans cette combinaison de prémisses anciennes et nouvelles : nous disons alors que ces informations sont pertinentes” (Pertinence, Communication et Cognition I, 9).

Ce qui permet donc à Socrate de convaincre l’esclave, ce n’est donc pas l’existence d’une réalité absolument cohérente connue du seul philosophe et reconnue par son élève après avoir été oubliée, ce n’est pas non plus le simple fait que Socrate mette de l’ordre dans l’esprit de son élève, c’est que ses informations étaient pertinentes. Et précisément la pertinence des informations du professeur à l’égard de l’élève consiste en ce que ce dernier ne découvre pas la vérité mais la construit pas à pas à partir de vérités déjà connues et utilisées comme prémisses certaines dans un raisonnement.

Autrement dit, si le fait d’avoir raison permet de construire une vérité, c’est parce que le raisonnement (l’inférence) progresse de ce qui est supposé connu vers ce qui ne l’est pas. De sorte que la vérité finale que le professeur connaissait déjà et que l’élève a construite patiemment, est pour ce dernier une somme de vérités intermédiaires ou supposées telles. C’est en ce sens que le fait pour A d’avoir raison relativement à son interlocuteur B, consiste à le faire progresser pas à pas depuis les éléments de son contexte cognitif jusqu’à la vérité que A connaissait déjà. Ce qui explique deux paradoxes :
- que l’on puisse arriver à une vérité à partir d’un contexte cognitif comportant des erreurs (c’est le problème des théories scientifiques qui sont vraies par définition mais qui peuvent reposer sur des présupposés faux : exemple du géocentrisme)
- que l’on puisse transformer une fausseté en vérité sous prétexte qu’en raisonnant à partir d’un contexte cognitif qui est évident pour tout le monde on débouche nécessairement sur une conclusion vraie (c’est le problème de toutes les illusions, de tous les sophismes et de toutes les démagogies : exemple du racisme).


Conclusion

Nous avons donc pu voir que si avoir raison consiste à être capable de rendre raison de la réalité, alors il est indispensable de restituer par le discours rationnel les rapports réels entre les objets sur lesquels le discours porte. De sorte qu’à cette condition le fait d’avoir raison se confond avec le fait de dire la vérité entendue comme une cohérence objective restituée par le discours.
En revanche, si avoir raison indique une capacité à organiser par le discours des impressions causées par les faits que nous avons pu percevoir ou des idées qui ne sont jamais que des impressions affaiblies, alors il est possible d’avoir raison sans dire la vérité. En effet, dans ce cas, les idées ne peuvent pas être comparées à la réalité : seules les impressions peuvent l’être, et encore n’est-on jamais parfaitement assuré de leur correspondance avec le réel.
De sorte que ni la vérité comme cohérence absolue, ni la vérité comme correspondance absolue ne permettent de comprendre comment un discours rationnel peut faire découvrir la vérité à celui qui le comprend. Il faut pour cela admettre qu’avoir raison consiste à être optimalement pertinent, c’est-à-dire faire progresser la réflexion du partenaire pour que la vérité soit construite en rapport avec son contexte cognitif.
Il faut donc dire que la raison est un ensemble de moyens discursifs qui ne sont tournés ni vers la conviction, ni vers la persuasion, ni vers la séduction, mais vers l’apprentissage de la vérité dans le cadre d’une relation essentiellement pédagogique.

1 : on parle ici de la surface du carré (on dirait aujourd’hui : combien de pieds-carré)
2 : Socrate trace un côté de quatre pieds de long
3 : il s’agit donc de pieds-carré
4 : la diagonale
5 : l’espace intérieur déterminé par les quatre diagonales
6 : la surface
7 : de quatre pieds-carré (c’est le carré d’origine de deux pieds de côté)