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jeudi 31 août 2023

PORTÉE ET LIMITES DU PARADIGME VARÉLIEN DE L'AUTO-POÏÈSE.

En apparence, le paradigme chinois de la nature est diamétralement opposé au paradigme occidental. D'un côté, la nature est pensée comme un vaste agencement de rouages mécaniques au point qu'il n'y a "aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits"(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203). De l'autre, tout ce qui existe dans la nature est, au contraire, considéré comme quelque chose de vivant dans la mesure où "toutes les choses du monde naissent d'un germe qui se métamorphose incessamment. Leur commencement et leur fin sont comme un cercle dont l'ordre n'a pas de terme"(Zhuāng Zǐ, Zhuāng Zǐ, xxvii), ce que rappelle "la figure du grand renversement" (taì jí tú, 太极图)Et pourtant, comme le dit le physicien Fritjof Capra "si la plus importante caractéristique de la conception orientale du monde […] est la conscience de l'unité et de l'interaction de toutes choses et de tous événements, c'est aussi l'une des révélations les plus importantes de la physique moderne"(le Tao de la Physique). Du reste, non seulement la physique moderne, mais aussi la chimie moderne et la biologie moderne, pour ne rien dire des sciences sociales, tendent à converger vers le paradigme chinois tel que nous l'avons résumé à grands traits. À travers la généralisation de la notion de champ (électro-magnétique, gravitationnel, social, sémantique, etc.) ou d'influence indirecte sans contact qui met à mal la causalité comme influence par impact direct, qui seule, depuis le XVI° siècle, est admise à rendre compte du mouvement, alors que les Chinois sont familiarisés, depuis l'antiquité, avec les idées d'influence discrète et de champ magnétique. À travers aussi la remise en question corrélative (notamment en physique quantique ou en psychanalyse, mais aussi en logique conformément aux théorèmes de Gödel) du principe de déduction linéaire bivalente (ou bien ceci, ou bien cela, et tertium non datur) comme seul mode de raisonnement vertueux, alors que le recours à la pensée circulaire (qualifiée, en Occident, de "cercle vicieux" !) a toujours été le modus explanandi favori de l'enseignement chinois. Et, si tel est le cas, c'est que la progression linéaire d'un raisonnement depuis des prémisses indubitables jusqu'à une conclusion certaine via des inférences au-dessus de tout soupçon suppose que la pensée est, à l'image des choses, figée dans un Être, une essence éternels et immuables, ce que l'astro-physique, la physique des particules, la physique statistique et la logique modernes ont démenti (le terme "être" n'existant pas chez eux, les Chinois n'ont jamais été confrontés à ce problème). Quels que soient leurs mérites et leurs défauts respectifs, on reste donc bien en présence de deux paradigmes inconciliables : d'un côté, influence discrète, changement perpétuel, homogénéité et circularité des processus, de l'autre, causalité directe, stabilité des essences, hétérogénéité et linéarité des processus. Tout en intégrant à sa recherche conceptuelle quelques-uns des acquis les plus récents de la science occidentale, c'est cependant, non pas du côté d'un arrangement stable de composant chimiques remplissant des fonctions bien déterminées mais vers la circulation stochastique d'énergie que va se tourner Francisco Varela pour saisir la nature "auto-poïétique" du vivant. Et c'est ce paradigme dont nous allons tenter d'évaluer la portée et les limites. 

Évoquons d'abord le paradigme chinois du réel, que l'on peut qualifier d'animiste ou de vitaliste si l'on veut, mais qui va néanmoins nous permettre immédiatementde comprendre en quoi "notre intelligence [occidentale] est incapable de se représenter la vraie nature de la vie"(Bergson, l’Évolution Créatrice, intro.). D'où la récente hystérie collective à l'égard du virus du Covid qui nous a confrontés à cette évidence incontournable : chaque souche virale se dupliquant 50 fois par jour, chacune engendre, au bout d'une journée, 250 soit 1 125 899 906 842 624 rejetons, parmi lesquels il y aura, en moyenne, plus d'un million de variants génétiques aléatoires ! Bref, quoi qu'il en soit de la stabilité ou non du réel en général, rien ne semble devoir être plus mouvant ni plus imprévisible que le vivant. Or, précisément, tandis que "c'est du côté du stable et de l'immuable que la [pensée occidentale] est allée chercher la vérité, la Chine n'a conçu que le devenir […] par lequel le monde ne cesse de se renouveler, le réel d'être en procès"(Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii). L'agent le plus général de cet incessant processus du devenir, les Chinois le nomment 气, qì, c'est-à-dire le souffle, l'énergie (le prâna des hindouistes). Comme les Chinois n'aiment pas les définitions (qui figent les choses dans un être immuable) Zhuāng Zǐ fait une analogie en disant que "le grand souffle-énergie [气, qì] indéterminé de la nature est comme le vent [风, fēng]. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches"(Zhuāng Zǐ , Zhuāng Zǐ, iv). Le 气, qì est donc comme le vent : il n'existe pas en soi mais sa réalité consiste à é-mouvoir (mouvoir vers l'extérieur) les êtres, à produire chez eux des transformations, littéralement à les in-fluencer (leur insuffler un flux). De plus, cette circulation du 气, qì se produit toujours, de façon polarisée, entre deux limites : le pôle 阴, yīn et le pôle limite 阳, yáng, le moins et le plus, si l'on veut. À l'origine, 阴, yīn est le versant ombragé d'une montagne ou d'une colline (ubac), tandis que 阳, yáng désigne son versant ensoleillé (adret). Ce que rappelle d'ailleurs l'étymologie des deux mots : versant (阝) lune (月) pour l'un, versant (阝) soleil (日) pour l'autre. Or quiconque traverse la montagne passe nécessairement d'un versant à l'autre. Par là, "le grand procès de la nature est simple et aisé. [Aussi] le 阴, yīn et le 阳, yáng communiquent-ils spontanément entre eux et tous les existants sont spontanément à leur aise"(Ruan Ji, Traité sur la Musique in Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, viii). Quoi de plus frappant, en effet, que  le double sens du mot 易, yì qui désigne tout à la fois la transformation, le changement, la mutation et la facilité, l'aisance. D'où la simplicité et l'évidence du 道, dào dans le Classique des Mutations (易 经, yì jīng) : 一阴一阳之谓道 yī yīn yī yáng zhī wèi dào : "un yīn, un yáng, voilà ce qu'on appelle dào". Ce terme, traduit en Occident le plus souvent par "Voie", ce qui n'est que l'un de ses sens possibles (街道, jiē dào, "rue", "avenue", "boulevard"), désigne ici ce que Jean-François Billeter nomme excellemment le "fonctionnement des choses" (les hindouistes et les bouddhistes disent aussi le dharma pour désigner le cours ordinaire des choses). Le 道, dào, est donc le cadre conceptuel fondamental de la pensée chinoise dans lequel tout existant trouve sa place en tant que réalité souple, mouvante, changeante au gré des flux et reflux des courants d'énergie dont elle est non seulement parcourue mais aussi constituée. 

Nous n'aurons donc de cesse, tout au long de cet exposé, d'insister lourdement sur la continuité ontologique qui conduit de l'inerte au vivant. Coupons court, donc, à la tentation de ce qu'Arthur Koestler a appelé joliment "the ghost in the machine", rappelant par là que le mécanisme scientiste et le mysticisme ufo-théologique ne sont, au fond, que deux expressions du même dualisme métaphysique s'extasiant sur les propriétés soi-disant transcendantes de l'esprit/fantôme (ghost en anglais) qui, en animant le vivant, le distinguerait par nature de la vile matière inerte. En soulignant que "toutes les choses tendent vers le 阴, yīn en recherchant le 阳, yáng. Voilà pourquoi le 气, qì infuse harmonieusement toute chose"(Lǎo Zǐ, Dào Dé Jīng, 42), le paradigme chinois nous invite à penser que la vie est, dans le simple cours général des choses, une quête permanente d'énergie, permanente précisément parce que tout équilibre y est, a priori, impossible dans la mesure où "il existe et a toujours existé de l'indéterminé pour procéder à la génération de la terre et du ciel et que, faute de mieux, on peut l'appeler 道, dào"(Lǎo Zǐ, Dào Dé Jīng, 25), raison pour laquelle "le 道, dào infuse en toute chose mais ne comble pas"(Lǎo Zǐ, Dào Dé Jīng, 4). Pas d'équilibre, pas de plénitude, pas d'ordre originel, mais, tout au contraire l'appel incessant du vide et la productivité du chaos et du déséquilibre permanents : "le vide est inépuisable, plus on l'utilise et plus il produit"(Lǎo Zǐ, Dào Dé Jīng, 5) car le vide, c'est ce qui n'existe pas, ou, plus exactement, c'est ce qui existe en étant vide de contenu actuel mais riche de contenu potentiel. Et, précisément, "dans le flux perpétuel, si toute chose naît de ce qui existe, en revanche ce qui existe naît de ce qui n'existe pas"(Lǎo Zǐ, Dào Dé Jīng, 40). En effet, le vide inhérent au chaos c'est, au sens étymologique de χάος (qui est celui d'Hésiode ou d'Ovide mais aussi celui qu'ont adopté Brown ou Poincaré), non pas le néant, mais, tout au contraire, l'indétermination primitive à partir de laquelle tout est possible. C'est donc, à l'instar du 道, dào, sus-évoqué, ce vide à la productivité inépuisable dont parle Lǎo Zǐ, un processus continu où ordre et désordre s'engendrent mutuellement (un peu comme dans la danse cosmique de Shiva Natarâja). Par ailleurs, la physique quantique va montrer que c'est justement parce que le vide est rempli d'énergie, qu'il est potentiellement créateur de particules matérielles (d'où la complémentarité onde-particule de Niels Bohr) moyennant l'indétermination de Heisenberg faisant de l'existence d'une particule dans telle ou telle portion d'espace-temps une simple probabilité. Enfin, la physique statistique va confirmer cette dialectique du chaos et de l'ordre via le second principe de la thermodynamique, en montrant que l'entropie ou perte d'énergie d'un système physique isolé (c'est-à-dire sans échange énergétique ni matériel avec l'extérieur) ne peut que croître avec le temps. En d'autres termes, un tel système n'est jamais en équilibre thermodynamique et ne doit la durée de son existence, quelle qu'elle soit, qu'au fait qu'il entre en communication avec l'extérieur pour compenser partiellement et momentanément son entropie. Par ailleurs, Boltzmannn et Gibbs ont établi une relation statistique entre l'entropie (S) probable d'un système physique et le nombre de ses configurations possibles (Ω) disant, en gros, que moins nombreux sont les états possibles de ce système, plus faible en est l'entropie, mais selon une progression logarithmique qui fait que l'entropie n'augmente que faiblement lorsque le nombre de configuration s'accroît fortement, tandis qu'elle diminue fortement au fur et à mesure que l'on s'approche de Ω = 1. Ce phénomène, connu depuis longtemps sous le nom de "principe de moindre action" explique que, lors d'un changement physique quelconque, les éléments du système qui se modifie et qui, pour cela, perd de l'énergie, adoptent néanmoins toujours le profil le moins coûteux en énergie : par exemple, lorsqu'on verse de la farine dans un saladier, celle-ci adopte vaguement la forme d'un cône, jamais celle d'une sphère ou d'un cube. Tout se passe donc comme si l'entropie ou perte d'énergie s'auto-régulait spontanément : plus elle est forte, moins vite elle augmente. Un peu à la manière du Père Goriot qui, plus il perd d'argent, plus il se restreint et moins vite il en continue à en perdre. Bref, il se pourrait bien que "la vie, [soit] de l'ordre engendré par de l'ordre provenant du désordre"(Schrödinger, qu'est-ce que la Vie ?). L'ordre engendré par le chaos : voilà ce que suggèrent conjointement le 道, dào et la physique et qui nous épargne tout à la fois le créationnisme (la vie est un don de Dieu) et la panspermie (la vie provient d'une autre planète).

Il semble donc que tout processus physique, vivant ou non, en tant qu'il est sujet à l'entropie, reçoive une in-formation (je détacherai systématiquement le préfixe du radical afin de bien faire sentir l'étymologie et tenter de faire oublier ce que l'on entend vulgairement par ce terme outrancièrement associé au "journalisme") lui ordonnant de modérer son entropie et ce, d'autant plus fortement que le processus est plus complexe, donc moins probable et, partant, plus coûteux en énergie nécessaire à sa production et à sa subsistance. Voilà pourquoi, dans le sillage de Boltzmann et Gibbs, Shannon et Weaver vont définir la quantité d'in-formation comme l'entropie négative (néguentropie) H d'un phénomène dont la probabilité de l'état p(E) est l'inverse du nombre de ses configurations possibles (Ω). On peut considérer par analogie que c'est donc cette néguentropie qui va in-former le phénomène, c'est-à-dire, littéralement, lui conférer une forme nouvelle et donc dé-former sa forme ancienne en vertu du principe de moindre action. Ilya Prigogine a forgé la notion très intéressante de "structure dissipative" pour désigner les systèmes physiques qui, loin de l'équilibre thermodynamique, se dé-forment et se re-forment perpétuellement en tendant à reconstituer tout ou partie de l'énergie qu'ils perdent (qu'ils dissipent). Par ailleurs, il montre que de telles structures dissipatives possèdent spontanément une sorte de "mémoire" (hystérésis) qui tend à retenir l'in-formation, autrement dit l'énergie importée par le système pendant un certain laps de temps lors même que la source d'énergie fait provisoirement défaut (effet thermostatique). C'est le cas, notamment, pour les phénomènes tels que les cellules orageuses ou les cellules de Bénard. Mais, tandis qu'un cyclone cesse in fine (fort heureusement pour nous !) d'exister lorsque la source d'énergie se tarit, il existe des systèmes auto-catalytiques, c'est-à-dire des systèmes qui créent eux-mêmes les conditions de leur propre (ré-)alimentation en énergie et donc de la (re-)production de leur propre substance. Tels sont précisément les systèmes vivants : ce sont des structures dissipatives auto-catalytiques "qui tentent de résoudre des problèmes [à commencer par celui consistant à] conserver de l’information et l’adapter aux divers problèmes qui se posent aux différentes espèces"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii). Le cycle de Krebs est une excellente illustration de ce en quoi consiste l'auto-catalyse des structures dissipatives réputées "vivantes" : d'une part, il s'agit pour de telles structures de se procurer l'énergie nécessaire à leur existence dans le temps et dans l'espace à partir d'une longue série de réactions chimiques consistant à oxyder certaines chaînes de molécules (groupes acétyles) présentes dans leurs nutriments (glucides, lipides, protides), d'autre part l'entropie qui amorce le processus néguentropique est aussi le produit de ce processus (l'oxaloacétate est à la fois le déclencheur et le résultat de ce cycle). Notons que l'adénosine tri-phosphate (ATP) qui est l'un des produits intermédiaires du cycle de Krebs est non seulement la source d'énergie primaire des cellules vivantes mais intervient aussi dans la synthèse des acides nucléiques qui véhiculent l'information génétique. Pour toutes ces raisons, plutôt qu"auto-catalytiques" Francisco Varela préfère qualifier de telles structures d'"auto-poïétiques", du grec ἡ αυτού ποίησις, hè autou poïèsis, "la production de soi-même" : "une structure autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations"(Varela, Autopoïèse et Organisation du Vivant, ii, 2 in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Ce qui ancre le caractère a-biogénétique de l'origine de la vie : la vie ne procède ni d'une création ex nihilo, ni d'une panspermie, elle n'a besoin ni d'un Dieu, ni d'extra-terrestres, parce que les interactions physiques et chimiques spontanées suffisent non seulement à faire surgir spontanément et à maintenir des structures moléculaires déterminées, ce qui est le caractère général de toute réalité, mais aussi à permettre à certaines de ces structures d'organiser une lutte collective et coopérative contre l'entropie.

Toutefois, si la pensée chinoise fait du vivant une réalité qui, comme toute autre réalité, est naturellement ouverte en permanence aux processus transformants de circulation/régulation énergétique du 气, qì,  pour Varela en revanche, il y a bien une spécificité intrinsèque du vivant puisque, ajoute-t-il, "ou bien un système est un système autopoïétique ou bien il ne l'est pas, […] il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de système intermédiaire"(Varela, Autopoïèse et Organisation du Vivant, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Il établit donc une équivalence stricte entre les prédicats "vivant" et "auto-poïétique" : tout ce qui est auto-poïétique est vivant et tout ce qui est vivant est auto-poïétique. Seul, en effet, "un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits et qui b) constituent le système en tant qu'unité concrète dans l'espace où il existe en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau"(Varela, Autopoïèse et Organisation du Vivant, ii, 2 in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Y a-t-il là une inconséquence de notre part ? Réintroduisons-nous subrepticement, en nous référant à Varela, une forme adoucie du dualisme substantialiste, une sorte de vitalisme bergsonien qui fait du vivant un règne ontologiquement disjoint du règne matériel ? Pas du tout parce qu'en fait Varela, qui revendique sa culture bouddhiste (notamment à travers son adhésion au courant Madhyamaka sur lequel nous reviendrons), n'introduit entre l'inerte allo-poïétique et le vivant auto-poïétique qu'une simple rupture de symétrie, une simple transition de phase (comme lorsque l'eau passe de l'état liquide à l'état solide sans pour autant changer de nature) et non pas une anisotropie (un changement de paradigme). Aussi Varela n'hésite-t-il pas à manier l'apparente concession au cartésianisme que constitue l'idée d'une "machine autopoiétique [comme] système homéostatique (ou, mieux encore, à relations stables) dont l'invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit)"(Varela, Autopoïèse et Organisation du Vivant, ii, 2 in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). L'idée de "machine auto-poïétique" a, en effet, le double intérêt, d'une part de rompre avec ce que Varela appelle "le mysticisme vitaliste" (le vitalisme bergsonien qui oppose le vivant au mécanique est clairement visé), et, d'autre part, de permettre de se représenter le vivant comme une unité topologique clôturée sur elle-même. Cependant, c’est la clôture opérationnelle (fonctionnelle) qui spécifie le mieux le caractère "auto-poiétique" de ladite "machine". La clôture opérationnelle, c'est le fait que la "mécanique" vivante est, à l'instar de la "mécanique" quantique, non-causale (les "causes" sont les "effets" de leurs propres effets, et les "effets" sont les "causes" de leurs propres causes) et non-linéaire (l'in-formation/dé-formation circule en boucle). La clôture qui résulte de la circularité fonctionnelle d’une organisation auto-poïétique est donc telle que "si un organisme est opérationnellement clos, une description de la finalité de ce système importe peu, car son comportement est tel que toutes les transformations et tous les changements qu'il peut subir sont subordonnés à la conservation de son invariance"(Varela, la Clôture Opérationnelle, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). On est donc loin des "machines que font nos artisans" chères à Descartes (et que, pour cette raison, Varela qualifie d'"allo-poïétiques") qui se voient assigner une ou plusieurs fonctions. Tandis que les "machines auto-poïétiques" n'ont pas, à proprement parler, de fonctions biologiques tournées vers tel ou tel but, puisqu'il n'y en a qu'une seule stricto sensu qui est, tautologiquement, l'auto-conservation, l'"homéostasie" (cf. la notion spinozienne de conatus). À cet égard, nous adopterons la notion phénoménologique d'"intentionnalité" pour faire référence à cette orientation unique, à cette tensio permanente de l'organisation vivante VERS l'optimisation des effets d'invariance autrement dit d'hystérésis, donc en la vidant de toute connotation psychologique. On en revient à la définition standard de la vie par Bichat, celle qui fait de la vie l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort, ou, pour être conceptuellement plus précis, celle qui fait de la vie une organisation tout entière tendue vers la lutte contre l'entropie. Nous opposerons donc "intentionnel" à "accidentel" dans le sens où une entité inerte (non-vivante) ne doit son existence qu'à un bilan néguentropique accidentel et n'est pas capable de tendre VERS celui-ci : lorsqu'un matériau ductile compense une dé-formation par une in-formation qui lui évite de rompre, c'est à la confrontation des forces développées par sa propre structure moléculaire et des forces dont il est accidentellement l'objet qu'il le doit et non à la coopération auto-organisée de plusieurs de ces structures. Dans un cas la réaction néguentropique n'est que l'effet de circonstances accidentellement convergentes, dans l'autre, elle est la finalité d'invariance assignée intentionnellement à des structures convergentes.

Le paradoxe apparent d'un système énergétiquement ouvert à l'in-formation néguentropique mais physiquement et opérationnellement clos est capital pour notre propos. Physiquement, cette clôture s'entend comme une frontière bien réelle quoique déformable dans une certaine mesure (nous y reviendrons longuement) qui délimite un intérieur et un extérieur, un "soi" et un "non-soi". C'est une frontière qui est en même temps suffisamment souple pour permettre les échanges énergétiques, et suffisamment étanche pour constituer une unité fonctionnelle dotée d'invariance intentionnelle. Or, dire que cette clôture est intentionnellement opérationnelle ou fonctionnelle, c'est dire que l'organisation vivante n'est pas seulement un intérieur matériel en interaction énergétique avec un extérieur (ce qui vaut pour toutes les entités, inertes ou vivantes) mais aussi un "pour-soi" autonome dont l'ipséité consiste à connaître et à reconnaître non seulement ce qui lui appartient en propre mais aussi ce qui DOIT lui appartenir, en l'occurrence ces conglomérats de structures moléculaires susceptibles de lui fournir l'in-formation/dé-formation pertinente dans le chaos des perturbations entropiques/néguentropiques tant internes qu'externes. Dès lors, une machine est auto-poïétique, donc vivante, si et seulement si sa clôture topologique et opérationnelle est telle que 1) elle produit elle-même ses propres structures à partir d'une organisation préalable toujours-déjà présente (elle ne connaît pas de commencement, n'est jamais créée mais pré-existe fractalement, à toutes les échelles, dans le chaos des possibles), organisation (plutôt qu'organisme) qui est à la fois ce sans quoi le processus auto-poïétique ne saurait s'amorcer et ce processus lui-même comme résultat de lui-même, et 2) ce ne sont pas les structures elles-mêmes mais leur organisation cognitive, autrement dit des relations d'in-formation/dé-formation mutuelles entre ses structures qui sont invariantes dans la mesure où cette invariance résulte intentionnellement (non-accidentellement) d'une tension de l'organisation tout entière vers l'invariance (hystérésis) qui soit la plus régulière et donc la moins aléatoire possible. Par conséquent, l'invariance est, on s'en doute, moins une invariance en-soi (c'est-à-dire la quantité déterminée de transformations nécessaires au retour du "même"), c'est-à-dire objective, pour un observateur extérieur qu'une invariance cognitive pour-soi, l'invariance pour-soi n'étant, au fond, rien d'autre qu'une (re-)connaissance réitérable et réitérée du "soi" par lui-même. Typiquement, "la tolérance immunologique dont font preuve les organismes à l'égard de leurs propres composants [suppose] l'existence d'un mécanisme d'auto-reconnaissance qui permet à l'organisation d'apprendre à distinguer les éléments de sa propre structure (le soi) des éléments étrangers (le non-soi)"(Varela, l'Organe Cognitif au Niveau Moléculaire : le Réseau Immunitaire, ii, , in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Voilà bien la preuve que le processus de (re-)connaissance n'est, au fond, rien d'autre que l'invariance organisationnelle elle-même comme oscillation entre un extremum d'in-formation (néguentropie) et un extremum de dé-formation (entropie), oscillation dont l'amplitude tolérable dans le cadre de l'invariance organisationnelle sera d'autant plus faible que le système aura un moindre degré de symétrie, autrement dit sera plus complexe (cf. théorème de Noether). Outre l'invariance immunologique, on pense aussi à l'invariance de température interne des animaux homéothermes, ou au taux de sucre dans le sang, lesquelles valeurs, précisément, fluctuent autour d'une valeur moyenne en-deçà et au-delà de laquelle l'organisation inter-structurelle devient pathologique dans le sens, justement, où l'invariance organisationnelle entre les deux extrema se trouve être sinon brisée, du moins menacée, par une entropie insuffisamment compensable par le système. C'est parce que le système immunitaire, mais aussi le système cardio-respiratoire, le système digestif, le système nerveux, et, sans doute aussi, chacun des tissus vivants, sont, topologiquement des "soi" et, fonctionnellement des "pour-soi" autonomes et cognitifs générateurs d'invariance organisationnelle par tension vers la rétention de l'in-formation pertinente qu'il peut y avoir des maladies : le système est alors affecté d'une perturbation (d'origine interne ou externe) à laquelle il ne "sait" pas répondre, de sorte que la dé-formation l'emporte sur l'in-formation jusqu'à un seuil potentiellement létal. Le mécanisme de la perte d'équilibre et de la chute conséquente lors de l'exécution d'un mouvement est une bonne illustration de ce phénomène. Et, de même que le système immunologique va "apprendre" à reconnaître le pour-soi et le non-pour-soi (par exemple, à la suite d'une vaccination), de même le système nerveux va s'éduquer à reconnaître et corriger en temps réel les perturbations dont il est affecté par un apport pertinent d'in-formation (d'influx nerveux) aux structures sensori-motrices impliquées dans le maintien de l'équilibre (l'invariance). L'auto-poïèse du vivant ne saurait donc se réduire à de l'auto-catalyse : l'exigence de double clôture topologique et opérationnelle y ajoute celle d'apprentissage en temps réel, qui n'est rien d'autre que la capacité de l'organisation auto-poïétique à retenir in situ de l'in-formation pertinente "pour-soi" dans un contexte d'indétermination chaotique.

Soit, par exemple, un animal qui marche : "grâce à ce générateur rythmique interne [celui qui produit le rythme de la locomotricité, responsable de la contraction alternée des muscles extenseurs et fléchisseurs], l'animal déclenche un cycle de pas qu'il répète jusqu'à ce que son changement d'état arrête l'oscillateur. Chaque phase du pas éveille un ensemble spécifique d'organes sensoriels de la jambe (des propriocepteurs tels que les organes de Golgi, les tendons, etc.) qui produisent un flux afférent d'impulsions nerveuses remontant vers l'oscillateur central. Ainsi, la boucle est close : l'efférence provenant de l'oscillateur central est cause d'afférence dans les organes des sens ; cette afférence modifie à son tour les paramètres spécifiques de l'oscillateur et ainsi de suite"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, iii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Varela, conformément au paradigme asiatique, nous dit qu'il y a circularité entre ces différentes fonctions conçues, encore une fois, non pas comme des modules hiérarchisés dans un ordre immuable, mais comme des structures intriquées en temps réel. Ce qui veut dire qu'à chaque pas, les différents "soi" cognitifs impliqués dans la marche "apprennent" quelque dé-formation (perturbation) relative à la configuration spatio-temporelle à laquelle s'applique la force motrice qui est en jeu dans le déplacement et transmettent cette dé-formation à un oscillateur central (d'où l'afférence) lequel in-forme par efférence motrice les "soi" cognitifs concernés qui ajustent à leur tour la perception d'une nouvelle dé-formation, etc. L'idée d'intrication renvoie évidemment à l'un des fondements conceptuels de la physique quantique selon lequel la connaissance d'un objet implique nécessairement la perturbation de celui-ci par le processus même de connaissance : "on ne connaît que les choses que l'on apprivoise", dit le Petit Prince ! C'est pourquoi "la perception et l'action ne peuvent pas être séparés parce que la perception exprime la clôture du système nerveux. En termes plus positifs, percevoir équivaut à construire des invariants par un couplage sensori-moteur qui permet à l'organisme de survivre dans son environnement. Par la clôture du système nerveux, le bruit en provenance de l'environnement devient objet"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, iii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). L'Occident s'est toujours enfermé dans la recherche obsessionnelle d'un chemin causal unique et univoque allant de l'objet considéré en-soi (la "chose en soi", la Ding an sich kantienne) à la motion en passant par la sensation, la perception et l'intention sur le modèle d'un cours d'eau qui coule uni-directionnellement depuis sa source jusqu'à son embouchure (Cyrille Javary corrèle astucieusement la linéarité univoque de ce paradigme avec le caractère compositionnel et analytique de l'écriture alphabétique en Occident). Par exemple chez Descartes, "tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau [...] ils prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d’autres et ainsi meuvent les membres"(Descartes, Traité des Passions, art.13), ou, plus près de nous, pour Changeux, "le terme "sensation" a été employé, à dessein, pour désigner le résultat immédiat de l'entrée en activité de récepteurs sensoriels [et le terme "perception"] pour l'étape finale qui, chez le sujet alerte et attentif, aboutit à l'identification et à la reconnaissance de l'objet"(Changeux, l'Homme Neuronal, iii). Or, nous dit Varela, "en tant que réseau neuronal clos, le système nerveux n'a ni entrées ni sorties ; et aucune caractéristique intrinsèque de son organisation ne lui permet de distinguer, par la dynamique de ses changements d'états, l'origine interne ou externe de ses changements"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). L'une des conséquences majeures de cette double clôture (sur le modèle d'un circuit fermé) tout à la fois physique et opérationnelle de l'unité vivante est que, au rebours du paradigme occidental de la vie, les comportements des vivants sont adaptatifs non pas dans le sens univoque et simpliste que le malthusio-darwinisme leur a conféré (le vivant s'adapte ou disparaît), mais dans le sens bi-univoque que Piaget leur a donnés : tout à la fois comportements d'accommodation (le "soi" est dé-formé par le "non-soi" qui s'in-forme aux dépens du "soi") mais aussi d'assimilation (le "non-soi" est dé-formé par le "soi" qui s'in-forme aux dépens du "non-soi" : on pense à la formation du calcaire par les coquillages ou au rejet de l'oxygène par les végétaux chlorophylliens). Le "soi" est, on le voit, non pas une chose ou un état, mais une dynamique intentionnelle dans l'espace et dans le temps. Aussi Varela propose-t-il le terme de "comportement propre [eigenbehavior] pour désigner un état global caractérisant une configuration fondamentale d'un système autonome. En d'autres termes, les comportements propres sont des invariants engendrés de façon interne par les processus coopératifs qui définissent la clôture du système"(Varela, Comportement Propre, Autoréférence et Coopérativité, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Invariance, coopération et clôture sont, en effet, les trois aspects complémentaires et dynamiques du "comportement propre" qui ne suppose ni une lutte à mort contre une extériorité réputée toujours hostile dans un univers invariant, ni un apprentissage aveugle par essais et erreurs, mais, tout au contraire une coopération intelligente du "soi" et du "non-soi" comme deux pôles extrêmes dans un contexte chaotique propice, tout à la fois, à la dé-formation perturbatrice et à un apprentissage cognitif guidé par cette intention d'invariance organisationnelle qui pré-détermine la configuration d'un espace d'objets qui soit de nature à compenser efficacement les effets de l'entropie, étant entendu que seul est "objet" l'objet "pour soi", c'est-à-dire qui est (re-)connu par le "soi" comme pertinent "pour-soi", c'est-à-dire comme in-formant ou dé-formant son invariance organisationnelle. La circularité (ou "clôture" ou "bouclage" ou "récursivité" ) dont il est question dans le modèle varélien est donc clairement la circulation ininterrompue de l'in-formation néguentropique et de la dé-formation entropique entre ces deux pôles qu'il est convenu d'appeler perception et mouvement.

Dans cette circularité des causes et des effets, nous chercherions en vain des inputs et des outputs puisque la coopération des "fonctions" perceptives et motrices, chacune d'elles étant un "soi" cognitif qui maintient invariant un système auto-poïétique physiquement et opérationnellement clôturé qui réagit aux affections vitales tout autant qu'il les produit. En fait, la motion détermine tout autant la sensation que la sensation la motion (l'émotion, ex motio, c'est ce qui met en mouvement, l'affection, ad fectio, c'est ce qui fait faire), la physiologie détermine autant l'environnement que l'environnement la physiologie, la trajectoire détermine autant la perception que la perception la trajectoire, etc. Toutes les activités physiques humaines, qu'elles soient artisanales, artistiques, sportives, méditatives, etc. en témoignent : à partir d'un certain niveau de maîtrise le (la) pratiquant(e) n'est plus capable de dissocier dans l'espace ou dans le temps un agir d'un ressentir, une telle dissociation étant plutôt caractéristique d'une phase d'apprentissage ou d'un état pathologique, contextes où, précisément, la coopération fonctionnelle des "soi" autonomes est encore problématique ou le devient. À cet égard, le documentaire d'Arte intitulé la Proprioception, notre Véritable Sixième Sens est une excellente introduction au problème de la circularité proprioceptive ou synesthésique (de σύν αἰσθάνομαι, sun aïsthanomaï, "sentir ensemble") de ces phénomènes. Par exemple, le simple fait de se maintenir en équilibre n'est nullement la réponse univoque d'un vivant (y compris d'un végétal, comme le montre très bien le documentaire) à une information gravitationnelle uni-directionnelle fournie remontant de la terre au système nerveux central, mais le fruit de la coopération intentionnelle d'innombrables structures sensori-motrices intriquées qui corrigent en permanence l'assiette de l'organisme en fonction des dé-formations reçues du "non-soi" mais aussi des in-formations produites par le "soi" dans le mouvement même de correction (in-formations cœnesthésiques, affections, ad fectiones, ou kinesthésiques, émotions, ex motiones). Notons que l'idée d'une coopération globale des structures perceptives et motrices de l'organisation vivante n'est pas nouvelle. Elle est déjà, dans le courant phénoménologique : "c’est un lieu commun de dire que nous avons cinq sens et, a première vue, chacun d'eux est comme un monde sans communication avec les autres. La lumière ou les couleurs qui agissent sur l’œil n'agissent pas sur les oreilles ni sur le toucher. Et cependant on sait depuis longtemps que certains aveugles arrivent à se représenter les couleurs qu'ils ne voient pas par le moyen des sons qu’ils entendent. Par exemple un aveugle disait que le rouge devait être quelque chose comme un coup de trompette. Mais on a longtemps pensé qu’il s’agissait là de phénomènes exceptionnels. En réalité le phénomène est général. Dans l'intoxication par la mescaline, les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des sons. Même les sujets normaux parlent de couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, de sons clairs, aigus, éclatants, rugueux ou moelleux, de bruits mous, de parfums pénétrants. Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles, auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d'exister qui parle a la fois à tous mes sens"(Merleau-Ponty, Sens et Non-sens). Elle l'est aussi dans le courant dit de la "psychologie de la forme" (Gestaltpsychologie) : "au lieu de réagir à des stimuli locaux par des événements locaux et sans rapports mutuels, l’organisme répond au modèle de stimuli auxquels il a été exposé et cette réponse est un processus unitaire, un tout fonctionnel qui donne, dans l’expérience, un ensemble sensoriel bien plutôt qu’une mosaïque de sensations locales"(Köhler, Psychologie de la Forme). Et elle l'est surtout chez Proust pour qui la synesthésie n'est plus seulement synchronique (dans le présent) mais aussi diachronique (reliant le présent au passé et au futur) : "une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280). Ce qui est commun à ces différentes approches de la synesthésie, c'est que "l'idée selon laquelle nous emmagasinons des représentations de l'environnement ou que nous emmagasinons des informations au sujet de l'environnement ne correspond en rien au fonctionnement du système nerveux. On doit en dire tout autant de notions comme celles de mémoire ou de souvenir"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant).

Voilà qui répudie le paradigme mécaniste/computationaliste de l'information sensorielle et de l'information mémorisée comme "représentations" nécessairement commandées par un informans et dirigée de manière univoque vers un informandum, l'un et l'autre étant, en fait, mutuellement exclusifs et, en droit, hiérarchiquement ordonnés : "pour le paradigme de l'ordinateur, l'information est ce qui est représenté, et la représentation est une correspondance entre les éléments symboliques d'une structure et les éléments symboliques d'une autre structure. [Tandis que] lorsque nous passons de la perspective de la commande [allopoïétique] à celle de l'autonomie [auto-poïétique] toute information renvoie à l'identité du système et ne peut être décrite que par rapport à cette identité, puisqu'il n'y a pas d'architecte qui ait conçu ce système. [Dès lors], les événements informationnels n'ont pas de qualité substantive, […] ils sont littéralement in-formati, c'est-à-dire formés à l'intérieur"(Varela, l'Autonomie et la Commande, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Ce qui ne veut pas dire que le paradigme mécaniste-computationaliste idôlatré par l'Occident soit nécessairement dépourvu de toute pertinence mais seulement que "c'est à partir du lié que j'ai, secondairement conscience d'une activité de liaison, lorsque, prenant l'attitude analytique, je décompose la perception en qualités et en sensations et que, pour rejoindre à partir d'elles l'objet où j'étais d'abord jeté, je suis obligé de supposer un acte de synthèse qui n'est que la contre-partie de mon analyse"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). Dans la mesure où, ce qui est originaire, c'est l'"acte total", global, circulairement perceptif et/ou pro-actif, rien n'interdit, en effet, à un organisme doté de structures neuronales néo-corticales suffisantes de faire retour sur cet acte et de le décomposer. Mais alors, de même que ce n'est pas le point qui est originaire mais la ligne dont le point n'est qu'une abstraction, de même que ce n'est pas le mot qui est originaire mais la phrase dont le mot n'est qu'une abstraction, de même ce n'est pas la sensation ou le souvenir qui est originaire mais un phénomène sensori-moteur global dont la matière sensorielle ou mémorielle n'est qu'une abstraction. Finalement, l'analyse a posteriori d'un complexe perceptif en de, soi-disant, données sensorielles ou mémorielles élémentaires n'a pas pour but de montrer que la perception ou le souvenir sont causés linéairement par des sense data élémentaires mais d'établir une simple corrélation entre une série de conditions nécessaires à un phénomène (les stimulations sensorielles à l'instant t-n) et la manifestation effective dudit phénomène (un comportement adaptatif à l'instant t). Il convient donc de considérer que "ce sont là des descriptions qui relèvent du domaine de l'observateur et non du domaine d'opération du système nerveux"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Du coup, évoquer des sense data élémentaires comme préalables nécessaires à toute perception ou à toute remémoration, cela suppose un passage aux limites dans le sens où il s'agit de répondre à la question "que se passerait-il si, à la limite, de telles conditions venaient à manquer ?" et non à la question "quelle est la relation régulière entre de telles conditions et leurs conséquences comportementales ?". Il est clair qu'en l'absence de sensations élémentaires, il n'y aurait en effet ni perception, ni mémoire, de même qu'en l'absence d'anti-corps, il n'y aurait pas de défense immunitaire. Mais cela ne veut pas dire que le système perceptif est implémenté par des sensations, pas plus que le système immunitaire n'est implémenté par des anti-corps.

Mais ce que le modèle auto-poïétique du vivant met le plus radicalement en question, c'est la sacro-sainte évidence occidentale de ce qu'il est convenu d'appeler "la conscience" comme version laïcisée de l'"âme" ou de l'"esprit", c'est-à-dire comme substantialisation de l'intentionnalité. Notons que si l'évidence de l'existence spécifiquement humaine d'une faculté spirituelle transcendant la vile matière corporelle remonte à la plus haute antiquité (notamment grecque et hindoue), sa consécration, voire sa fétichisation métaphysiques en Occident ne datent que du XVII° siècle. En gros, à partir de Descartes ("avoir conscience, certes, c’est penser et réfléchir sur sa pensée", Entretien avec Burman) et de Locke ("[consciousness is the perception of what passes in the man’s own mind] la conscience, c’est la perception de ce qui se passe dans le propre esprit d’un homme", Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, i, 19). Aujourd'hui, définie dans les termes du computationnalisme main stream, la conscience devient "une opération computationnelle, un calcul […] soit la capacité à traiter des informations sur soi-même que l’on peut appeler également méta-cognition […]. La conscience est un petit vernis supplémentaire [sic !] , très important, qui nous permet d’accéder à l’information, d’y réfléchir posément, longuement et de partager cette information avec d’autres personnes"(Stanislas Dehaene, in Entretien à "Sciences et Avenir" du 27/10/2017). Or, premièrement, nous avons montré que la perception, fût-elle artificiellement abstraite de la motion, n’est pas un processus uni-directionnel de calcul mais une série circulaire et stochastique de potentiels d'action (d'influx nerveux) tous à la fois néguentropiques (fournisseurs d'énergie) et entropiques (consommateurs d'énergie) que l'organisation vivante canalise et dirige intentionnellement vers le maintien de son invariance globale. Deuxièmement, tout processus cognitif est, par nature, pour reprendre les termes de Dehaene, "métacognitif" dans la mesure où l’in-formation/dé-formation "circule" (de circulus, "petit cercle") entre plusieurs récepteurs distals d'in-formation et un collecteur central, entre lesquels pôles, l’in-formation est en temps réel révisée et implémentée. Troisièmement, ce qui permet la circulation de l'in-formation/dé-formation, c'est, justement, la clôture topologique du système global par la coopération intentionnelle des sous-systèmes partiels intégrés (acides aminés en cellules, cellules en tissus, tissus en organes, organes en individus, individus en sociétés, sociétés en espèces), coopération qui, chez les individus humains, est majoritairement médiatisée par le langage au point que, in fine, "toute pensée consciente n’est possible qu’avec l’aide du langage"(Nietzsche, Werke, II, 2) : on (se) "rend compte'' de ce qui est perçu, on en fait un compte rendu, bref, on (se) parle et, en particulier, on (se) parle de ce dont on a déjà parlé. Ce qui est rendu possible, non parce que nous posséderions ce mystérieux "petit vernis supplémentaire" qui s'interposerait entre un stimulus cognitif uni-directionnel et une réaction motrice univoque, ce qui nous octroierait, comme par miracle, des propriétés transcendantes inouïes, mais parce que nous nous montrons simplement capables d'être in-formés relativement à une classe de dé-formations (perturbations, affections) sonores et/ou visuelles et/ou tactiles qui joue, dans l'espace inter-individuel, le même rôle de clôture opérationnelle que l'influx nerveux dans le corps individuel. Que nous autres humains l'ayons baptisée "langage" ne saurait nous faire oublier que cette classe d'affections est commune à toutes les organisations vivantes, même si la spécificité du langage humain semble résider dans une puissance de signification sans doute infinie (sur le modèle de la composition et de la récursivité des fonctions en mathématiques : f(x) ; g(f(x)) ; h(g(f(x)) ; etc., en particulier, f(f(x)) ; f(f(f(x))) ; etc).

Bref, si la "conscience" est "ce petit vernis supplémentaire", ce cablage neuronal spécifique dont parle Dehaene, il est clair que celui-ci ne modifie en rien la nature circulaire du processus d'in-formation/déformation mais seulement qu'il lui ajoute, en quelque sorte, une boucle supplémentaire, celle, en l'occurrence, qui nous permet d'être auto-affectés par notre langage. Donc, on a beau admettre que l'humanité possède une couche neuronale et un système de communication sociale bien spécifiques (mais de quelle organisation vivante ne pourrait-on pas en dire autant ?), de fait, ce qu'on appelle "la conscience est originairement non pas un “je pense que”, mais un “je peux”. [Car] la motricité n’est pas comme une servante de la conscience qui transporte le corps au point de l’espace que nous nous sommes d’abord représenté. […] L’expérience motrice de notre corps n’est pas un cas particulier de connaissance"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, I, 3). Nietzsche disait que le danseur pense avec ses pieds, voulant dire par là que la pensée "consciente", le fait de (se) rendre compte intentionnellement de ce que l'on perçoit n'est, pour le danseur, que l'autre nom de la synesthésie dont il a été question plus haut et par laquelle le mouvement du danseur résulte de la clôture opérationnelle de son auto-poïèse. Cela dit, encore une fois, il n'y a aucun mal à conserver cette notion qui n'est encombrante que si et seulement si on l'hypostasie en lui conférant des pouvoirs extraordinaires. Il suffit, pour faire cesser cette fascination malsaine, de la circonscrire, par exemple, à sa définition médico-légale, d'ailleurs synonyme de "connaissance", dont le défaut, chez un être vivant, consiste en une perte de coordination des différents sous-systèmes assurant la fonction perceptive et, conséquemment, en une incapacité à se mouvoir. On peut tout aussi bien décréter la synonymie de l'expression "être conscient" avec celle d'"être humain" ("tous les êtres humains [...] sont doués de raison et de conscience", Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948, art.1), ou avec celle d'"être responsable de ses actes" ("il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes", Code Pénal, art.122-1), ou encore avec celle d'"être moral" ("la conscience est toujours implicitement morale", Alain, les Arts et les Dieux). En dehors de ces définitions, on ne voit pas bien pourquoi la "conscience" devrait être le privilège exclusif de la seule espèce humaine puisque, comme le disent les phénoménologues, "toute conscience est conscience de quelque chose", autrement dit que tout ajustement énergétique d'une organisation vivante par in-formation/dé-formation est foncièrement intentionnel au sens étymologique de ce terme : l'organisation vivante concernée reçoit (par accommodation) et/ou envoie (par assimilation) de l'in-formation en étant littéralement, in tensione, c'est-à-dire dans un état de tension vitale (intention, attention, intensité, etc. ont le même radical). À la limite, nous pourrions qualifier de "conscient" tout comportement vivant intentionnel en ce que celui-ci est en permanence confronté au problème crucial de la compensation de son entropie et, pour cela, met primordialement "en tension" sa fonction perceptive (en chinois, "prendre conscience" se dit 意识,  yì shí, "percevoir l'intention"). En ce sens, nous généraliserions à l'ensemble du règne vivant le propos de Bergson lorsqu'il dit que "les variations d’intensité [cf. étymologie supra] de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix"(Bergson, l’Énergie Spirituelle), de choix, c'est-à-dire d'intensité critique d'hésitation dans le chaos des circonstances vitales. Dès lors, dire que toute perception est intentionnelle et/ou méta-cognitive et/ou consciente et/ou spirituelle et/ou …, c'est dire tautologiquement que toute perception est … une perception. Sauf que, pour Bergson comme pour Spinoza ou Wittgenstein, dire que telle organisation est consciente "nous ne pouvons l’affirmer que de l’homme et de ce qui lui ressemble"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §360). Et encore, le fait qu'on continue de parler de personnes "conscientes" n'implique-t-il nullement qu'il doive exister quelque chose comme LA conscience.

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