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dimanche 9 avril 2023

DE QUOI "DEMOCRATIE" EST-ELLE LE NOM (suite) ?

(suite de ...)

Prétendre s'intéresser aux relations empiriques, démocratiques ou non, que les hommes établissent au sein d'une société quelconque, c'est s'intéresser aux institutions, autrement dit, faire de la sociologie. En effet, si "[on appelle] "institution" toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité, la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse, de leur fonctionnement "(Durkheim, Règles de la Méthode Socologique, préf.). "Institution", dans le sens le plus général s'oppose donc à "fait de nature"1 et se trouve être synonyme de "fait social" : "d’une manière générale, tous les faits sociaux sont des manières d’agir, de penser, de sentir, qui sont doués d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à tous [...]. La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses2"(Durkheim, les Règles de la Méthode Sociologique). Nous allons donc, à présent, considérer la relation d'institution représentative comme un symptôme historiquement lié à ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui "démocratie". Nous dirons, d'une manière générale, que A représente B lorsque, premièrement, A se substitue a priori à B pour un ensemble déterminé F de fonctions mais, deuxièmement, pour tout f appartenant à F, f(A)>f(B). Par exemple, nous dirons que l'avocat B représente A si B se substitue à A lorsqu'il s'agit d'ester en justice pour une série d'affaires déterminée mais, dans le cadre de cette série, A a systématiquement plus à gagner et moins à perdre que B3. Tandis que, si A est le mandataire de B, tout en se substituant a priori à B pour un ensemble déterminé F de fonctions, f(A)┐=>
f(B), car, par exemple, la responsabilité personnelle de A peut être retenue contre lui en cas d'utilisation défectueuse du mandat et, par conséquent, ne pas engager B. Enfin, si A est le délégué de B, ce n'est pas a priori que A se substitue à B car, pour tout f appartenant à un ensemble déterminé de fonctions F, f(A)=f(B), en sorte que B a toujours la possibilité de révoquer la délégation dès lors que l'égalité de relation lui semble rompue. Nous appellerons donc "institution représentative" tout fait social par lequel la réalité empirique (humaine ou non) se trouve représentée dans le sens que nous avons défini. Pour Aristote, rien n'est plus naturel que la relation de représentation : "comme il n’est pas possible d’apporter dans les discussions les choses elles-mêmes, nous supposons que ce qui se passe dans les symboles se passe aussi dans les choses"(Aristote, Réfutations Sophistiques, 165a). Et, en même temps, rien n'est plus institutionnel dans le sens où "la tendance à la représentation [mimèsis]4 est instinctive chez l’homme et dès l’enfance"(Aristote, Poétique, 1448b). La représentation de la réalité, c'est aussi ce qu'on appelle l'"image". Il y a donc là une conception de l'être humain comme étant, par nature, un être qui tend à se faire représenter (à se faire une image de) la réalité : "l’image est la transposition de la réalité [...]. Les éléments de l’image sont dans un rapport déterminé qui indique que les choses réelles sont entre elles dans le même rapport"(Wittgenstein, Tractatus, 2.12-2.15). Certes, l'être humain n'est pas le seul animal qui, par nature, prend intérêt à l'image et, par conséquent, tire des inférences concernant les choses à partir de la seule image des choses, car "dans tous les cas [...] l’animal infère un fait qui dépasse ce qui frappe immédiatement ses sens, [...] cette inférence se fonde entièrement sur l’expérience passée pour autant que la créature attend de l’objet présent le mêmes conséquences qui [...] résultèrent d’objets semblables"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, IX). Toutefois l'être humain est le seul à penser cette relation de représentation dans le sens où il est le seul animal à considérer cette relation de représentation comme possible et non pas nécessairement comme réelle : "l’image logique des faits est la pensée [...]. « Un état de choses est pensable » veut dire : nous pouvons nous en faire une image [...]. Dans la proposition, la pensée s'exprime pour la perception sensible [...]. Nous utilisons les signes perceptibles d'une proposition (parlés, écrits, etc.) comme la projection d'une situation possible"(Wittgenstein, Tractatus, 3-3.001-3.1-3.11). L'être humain est le seul animal capable, en effet, non seulement de percevoir la matière (le contenu) de la représentation, mais aussi sa forme : "la forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image"(Wittgenstein, Tractatus, 2.151). L'être humain est le seul, dès lors, à accorder une valeur ("vrai" ou "faux") à cette forme (cette possibilité), autrement dit à penser non seulement la représentation mais aussi son sens : "ce que l’image représente, c’est son sens [...]. Pour connaître si la représentation est vraie ou fausse, nous devons la comparer à la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 2.221-2.223). Et c'est cette dissociation entre la matière et la forme de la représentation qui explique que, comme le souligne Aristote, nous pouvons prendre plaisir à une représentation dont, pourtant, la matière nous répugne : "les objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver du déplaisir, nous en contemplons avec plaisir l’image la plus fidèle"(Aristote, Poétique, 1448b). Ce qui prouve, ici encore,  la dissymétrie du représentant et du représenté, la supériorité du premier sur le second5. C'est pourquoi, loin d'être un fait de nature, la représentation revêt d'emblée, le statut d'un fait social, autrement dit, d'une institution. Il s'ensuit que la première institution humaine, celle qui, fondamentalement, l'humanise en faisant de lui une exception dans la nature, c'est le langage comme système qui, non seulement, permet de représenter le réel, mais autorise aussi à questionner la possibilité de cette représentation, autrement dit le sens des images, et, partant, à accorder une valeur à cette possibilité. Bref, plutôt que de dire que le langage est le "propre de l'homme", il est préférable de réserver cette propriété à ce rapport critique à la relation de représentation du réel, relation qui fait, elle-même, l'objet d'une représentation du possible assortie d'une valeur dont la toute première est une valeur de vérité. C'est en cela que consiste le langage comme institution et non comme simple fait de nature : "le sens du monde doit être en dehors de lui. [...] Il n'y a en lui aucune valeur"(Wittgenstein, Tractatus, 6.41). Ce que dit aussi Aristote : "le cri [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste"(Aristote, Politique, I, 1253a). En tant qu'institution fondamentalement représentative, le langage est donc, en même temps, la première institution politique et n'a donc pas grand chose à voir, apparemment, avec les seules spécificités démocratiques comme forme particulière d'organisation politique6.

Pourtant, à y regarder de plus près, on se rend compte qu'historiquement, le développement des différentes démocraties a, dans une très large mesure, l'évolution de l'institution représentative du langage. On peut remarquer, en effet, une évidente corrélation de la démocratie avec la perversion de la fonction essentiellement représentative de cette institution. Historiquement, c'est dans la Grèce des V° et IV° siècles av. J.-C. qu'a été inventée la démocratie comme système d'organisation politique qui se caractérise, entre autres, par l'existence, sur la place publique, d'un débat puis d'un vote publics préalables à toute décision importante concernant la polis. Dans un tel contexte, il est facile de comprendre que "la parole [...] est reine, chacun peut y exposer librement son jugement sur les affaires publiques et privées, chacun se croit habilité à donner son opinion sur les affaires de l'État"(Châtelet, Platon, ii). La parole (logos en grec), a été, en effet, dès les origines de la démocratie, requalifiée en opinion (doxa). Or l'opinion comme forme particulière que prend l'institution représentative du langage dans un contexte démocratique, n'est plus un moyen pour représenter le réel, quel qu'il soit. D'abord parce que sa valeur cardinale n'est plus le vrai. En effet, si on admet avec François Châtelet que "l'opinion, la doxa, tout l'exercice de la démocratie le prouve, ne se veut point telle : elle revendique la vérité, elle prétend savoir la réalité telle qu'elle est"(loc. cit.), alors ce n'est plus "dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté"(Wittgenstein, Tractatus, 2.222). Le problème étant que, là où la règle la plus fondamentale de l'exercice de la parole affirmative directe est ce qu'il est convenu d'appeler "principe de (non-)contradiction", principe fondé, justement, sur ce que le langage affirmatif direct représente, en quelque manière, une réalité qui ne peut pas, en même temps être et ne pas être ceci ou cela7, l'exercice démocratique de l'opinion tel que Platon nous le décrit ne peut pas être à l'aise avec ce principe. En effet, nous avons vu que la pluralité des conceptions du bien et que l'égalité des es procédures sont des caractères de second ordre) du concept de démocratie. D'où il se déduit, en particulier, une pluralité et une égalité formelle des opinions comme conception du dicible. Dès lors, "qui donc va décider lorsque, à l'Assemblée, deux orateurs défendent des points de vue diamétralement opposés ? La majorité"(Châtelet, Platon, ii). De fait, la règle dite "de la majorité" s'est trouvée, dans les démocraties historiques, la parole se confond avec l'opinion, être la seule (méta-)procédure compatible avec la pluralité et avec l'égalité et cette procédure s'est substituée au "principe de (non-)contradiction". On peut donc dire que, dans le cadre d'un exercice démocratique du langage, la valeur cardinale reconnue aux opinions, supposées diverses et égales, n'est plus le vrai (qualitatif) mais le majoritaire du point de vue quantitatif. Il n'est sans doute pas nécessaire d'insister sur les difficultés, voire les catastrophes, historiques qu'a entraîné cette substitution, depuis la Tyrannie des Trente jusqu'à l'élection de Trump, en passant par toutes les formes du totalitarisme. Il n'est sans doute pas excessif de dire que l'institution représentative du langage, en contexte démocratique, tend à ne représenter autre chose qu'un contexte social et non plus une réalité extérieure à ce contexte. Certes, "on doit rechercher ce que les mots veulent dire [bedeuten] non pas isolément mais pris dans leur contexte"(Frege, les Fondements de l’Arithmétique, intro), et toujours, par définition, relatif à un certain nombre de paramètres parmi lesquels, bien entendu, les paramètres socio-historiques. Toutefois, lorsqu'un tel contexte exclut toute référence au vrai8 entendu comme juge en dernier ressort de la valeur des propositions affirmatives directes, en tout cas de celles concernant les affaires publiques, rien n'empêche plus le contexte majoritaire ou consensuel d'être une expression parmi d'autres de la violence. Comme le dit encore Châtelet, "derrière le "libre jeu" des opinions, derrière les antagonismes des intérêts et des passions, se profile le véritable juge, celui qui va trancher en dernier ressort : la violence"(Châtelet, Platon, ii). Et c'est déjà un moindre mal lorsqu'il s'agit d'une violence du plus grand nombre sur le plus petit, ce qu'en termes galants nous avons appelé supra "pragmatisme" ou "utilitarisme". Mais, si on admet avec Marx et Engels qu'"à toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes, [que] les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, [que] ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux, qui font justement d’une classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie"(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande). C'est alors que, par le truchement du pouvoir que le représentant possède sur le représenté, le majoritaire est réduit à la représentation majoritaire des intérêts bien compris de l'oligarchie ploutocratique, laquelle représentation, après l'euphémisation lexicale dont les media usent sans vergogne, s'appellera désormais "consensus démocratique"9. Avec, comme conséquence sémantique, que, faute de représenter une réalité objective concrète et indépendante des intérêts des uns ou des autres par laquelle "ce n’est pas parce que nous pensons d’une manière vraie que tu es blanc, que tu es blanc ; mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous sommes dans la vérité"(Aristote, Métaphysique, 1051b7), les sujets logiques10 des phrases ne dénotent plus des objets mais des abstractions, en l'occurrence, ces fameuses représentations supposées faire "consensus"11. Or, on se trouve là, typiquement, dans le cadre d'une forme de discours indirect qui fait qu'au lieu d'affirmer p (p étant une proposition au sens de Frege ou de Wittgenstein12), le locuteur, sans s'en tendre compte, tend à affirmer "p". Lorsque l'individu Lambda affirme, par exemple, "la concurrence est bonne pour la croissance", ou bien "le déficit public hypothèque l'avenir", ou encore "la réforme des retraites est une nécessité", il asserte en réalité "il est majoritairement et consensuellement établi que la concurrence est bonne pour la croissance" ou "... que le déficit public hypothèque l'avenir" ou encore "... que la réforme des retraites est une nécessité", dans le sens où les sujets logiques de telles propositions ("concurrence", "croissance", "déficit public", "avenir", "réforme des retraites") ne renvoient à rien d'autre que le consensus majoritaire. Et nous avons vu, à propos des soi-disant "critères" de démocratie à quel point une phrase comme "en démocratie les gens sont libres" n'est, en réalité, qu'un condensé de "dans ce qu'on appelle "démocratie", ce qu'on appelle "les gens" sont ce qu'on appelle "libre"" et se trouve être, en bonne logique, très différente de "en juin les abricots sont mûrs" : dans le second cas, on est en présence de concepts dotés de critères qui autorisent la vérification empirique, tandis que, dans le premier cas, on a affaire à des phénomènes langagiers dont seul est empiriquement vérifiable le formatage de l'opinion par l'oligarchie ploutocratique et ses représentants politico-médiatiques13. La conséquence politique de cette conséquence sémantique de la substitution du majoritaire consensuel au vrai, c'est que "dans les questions qui nous intéressent ici, la vérité fait généralement toute la différence et que, là où il n'y a plus de place réelle pour une distinction entre le vrai et le faux, on peut parier à coup sûr que ce qui augmentera n'est pas l'amour entre les hommes mais plutôt l'arbitraire, la violence, la tyrannie et la guerre"(Bouveresse, peut-on ne pas Croire ?, II, xi). Il est donc difficile de ne pas voir dans la perversion de la fonction originairement représentative du langage LE symptôme empirique du fonctionnement des communautés humaines auto-proclamées "démocratiques".

Bref, pour quitter l'aspect purement sémantique et en venir à l'aspect rhétorique de cette substitution, l'institution représentative du langage est corrélée au développement historique des démocraties d'un autre point de vue : une obsession de l'image conduisant au culte des analogies, du mimétisme et du spectacle. Il est devenu banal de dire que, dans nos soi-disant "démocraties", c'est-à-dire, répétons-le, dans ce que le consensus majoritaire dit de lui-même, les images ont envahi la vie, que l'on vit dans un univers d'images. Pour Wittgenstein, qu'"image et référent sont dans la même relation représentative interne que le monde et la langue"(Wittgenstein, Tractatus, 4.014) implique qu'"au monde et à la langue [...] est commune la structure logique [...]. Toute capacité d’être image [...] repose sur la logique de la représentation"(Wittgenstein, Tractatus, 4.014-4.0141). Par "logique de la représentation", Wittgenstein entend précisément ceci : "qu'il y ait une règle générale par laquelle le musicien peut tirer la symphonie de la partition, par laquelle on peut tirer la symphonie du sillon du disque et de nouveau, selon la première règle, dériver la partition, voilà en quoi consiste la ressemblance interne de ces structures représentatives [Gebilde], en apparence si différentes. Et cette règle est la loi de la projection, laquelle projette la symphonie dans le langage des notes"(Wittgenstein, Tractatus, 4.0141). Autrement dit, s'il y a de la représentation, c'est qu'il existe une règle de projection qui autorise une double relation par laquelle on peut dériver le représentant à partir du représenté et, conversement, retrouver le représenté à partir du représentant. Or, cette "logique de la représentation" est indissolublement liée à la conception frégéo-wittgensteinienne de la vérité comme correspondance ultime d'une représentation avec un objet, conception dans laquelle, donc, "la possibilité de la proposition repose sur le principe de la position de signes comme représentants des objets"(Wittgenstein, Tractatus, 4.0312). Dans une telle conception, représenter est synonyme de dénoter. Effectivement, "il est naturel d'associer à un signe (nom, groupe de mots, caractères), outre ce qu'il désigne et qu'on pourrait appeler sa dénotation [seine Bedeutung], ce que je voudrais appeler le sens [der Sinn] du signe. [Par exemple], je compare la lune elle-même à la dénotation [der Bedeutung], c’est l’objet [der Gegenstand] de l’observation dont dépend l’image réelle [das reelle Bild] produite dans la lunette par l’objectif, [...] je compare cette image au sens [mit dem Sinne]"(Frege, Sens et Dénotation). Mais si, comme nous l'avons suggéré supra, la fonction "naturelle" de l'affirmation directe est pervertie au point de n'être plus, en fait, qu'une affirmation indirecte déguisée ("p" équivalant à "on dit que p"), alors, "les mots d'une proposition indirecte ont [aussi] une dénotation indirecte, laquelle coïncide avec leur sens [Sinn] habituel"(Frege, Sens et Dénotation). Car, "pourquoi voulons-nous que tout nom propre [par exemple] ait une dénotation [Bedeutung] en plus de son sens [Sinn] ? C’est dans l’exacte mesure où nous importe sa valeur de vérité [...]. Il importe peu de savoir si le nom ‘Ulysse’ a une dénotation aussi longtemps que nous recevons le poème comme une œuvre d’art : c’est donc la recherche de la vérité qui nous pousse à passer du sens [Sinn] à la dénotation [Bedeutung]"(Frege, Sens et Dénotation). L'exemple que donne Frege est significatif : comme nous l'avons montré par ailleurs14, tout particulièrement dans le domaine de l'art, nous ne nous demandons pas si l'image (linguistique ou non, peu importe ici) est vraie au sens où elle correspondrait à quelque réalité que ce soit. Nous nous contentons d'envisager cette correspondance comme possible et cela suffit à notre compréhension : "comprendre une proposition [par exemple], c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie, mais on peut comprendre une phrase sans savoir si elle est vraie"(Wittgenstein, Tractatus, 4.024). À la limite même, comme le dit Nelson Goodman, "''image-de'' [picture-of] n'est pas toujours un terme de relation comme ''pied de'' ou ''oncle de''. Si x est le pied d'un centaure, alors x entretient la relation ''pied de'' à quelque y qui est un centaure. Par conséquent, s'il y a quelque pied d'un centaure ou quelque oncle d'un centaure, alors il y a un centaure. Or il n'y en a certainement pas. Une expression comme "image-d'un-centaure" forme un seul prédicat et le fait qu'elle s'applique à une ou plusieurs choses ne nous permet pas de conclure qu'il y a des objets dont ces choses sont les images"(Goodman, on Likeness of Meaning). Goodman emploie le tiret comme subterfuge graphique permettant d'indiquer que l'image-de-x n'a pas à impliquer ou à supposer15 l'existence séparée d'un objet x, et ce, contrairement à l'image de x (sans tirets)16 : "de ce que P est une image de ou représente une licorne, nous ne pouvons pas inférer qu'il y a quelque chose dont P est une image ou que P représente [...]. Nous pouvons éviter la confusion à condition de parler [...] d'une image-représentant-une-licorne [a unicorne-representing-picture]"(Goodman, Langages de l’Art). Amusons-nous, à présent à remplacer, dans la citation de Goodman, "licorne" par n'importe quel "événement" relaté par les media des "démocraties libres" et nous aurons posé le problème général de l'information sous toutes ses formes dans lesdites "démocraties"17. Si, maintenant, on a de bonnes raisons de croire que les classes sociales dominantes ont un intérêt économique (profit) et politique (paix sociale) à entretenir la confusion dont parle Goodman au motif que "ce qui tend à nous égarer, c'est que les locutions comme ''image de'' et ''représente'' ont l'apparence d'honnêtes prédicats à deux places et peuvent parfois s'interpréter ainsi"(Goodman, Langages de l’Art, I, 5), c'est-à-dire, encore une fois, reposent sur un usage primitif bien naturel de la fonction représentative de l'image, alors on a aussi quelques bonnes raisons d'en craindre les conséquences. C'est que "l'objet lui-même n'est pas quelque chose de tout fait, mais résulte d'une manière d'aborder le monde. Fabriquer une image contribue généralement à la fabrication de ce qui est à représenter par l'image"(Goodman, Langages de l’Art, I, 7) : à savoir que, dans un certain sens, si la représentation d'un attentat implique ou présuppose l'existence d'un attentat comme objet réel, la représentation-d'un-attentat, pour reprendre le subterfuge goodmanien, crée ou fabrique l'objet "attentat". Car le terme "objet" a deux sens : d'une part, le sens théorique d'une entité réelle pré-existe à sa représentation, d'autre part, le sens pratique d'une entité possible qui est intentionnellement créée par la représentation. Il va de soi que, seul, le premier sens est susceptible de vérité, et encore, à condition de se soumettre au verdict de la vérification. Et il n'est certes pas nécessaire de recourir à la soi-disant "théorie du complot" pour nourrir un soupçon à l'égard de la satisfaction de cette condition en ce qui concerne le second sens. Il faut et il suffit de se rappeler ce que dit Frege au sujet de la dénotation (ou représentation) indirecte : ce qui seul nous importe, l'objet de toute notre attention, dès lors que nous n'avons plus le souci de la vérité, c'est le sens de l'image. Or, "le sens [der Sinn] du signe [c'est] le mode de présentation [die Art des Gegebenseins] de l'objet"(Frege, Sens et Dénotation). Qu'y a-t-il d'étonnant, alors, à ce que "là où le monde réel se change en simples images les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique"(Debord, la Société du Spectacle, §18) ? Il nous paraît, en tout cas, difficile de nier que, dans nos "démocraties" qui s'évertuent à ériger le consensus majoritaire en substitut moderne du vrai, le goût pour l'apparence, le look, la communication soit devenue une véritable névrose obsessionnelle, et pas seulement dans ce qu'on a coutume d'appeler "la politique". Nous considérerons donc cette obsession de l'image comme un symptôme de démocratie.

La conséquence de cette obsession de l'image non-dénotative réside dans le goût immodéré pour le spectacle que nous offre la pléthore des symboles et des analogies. Pour parodier Baudelaire18 nous pourrions dire que la démocratie historique est un temple où l'homme passe à travers des forêts de symboles. Tout, en effet, est ou peut y être qualifié de symbole représentant ou pouvant représenter tout et n'importe quoi. Dans deux précédents articles19 nous avons montré, d'une part en quoi consiste ce véritable délire interprétatif qui s'empare des media lorsqu'ils nous enjoignent de considérer le vêtement musulman traditionnel ou bien le mariage des personnes de même sexe comme des symboles d'une cette réalité cachée, celle-là même qu'ils ont, évidemment, la difficile et noble tâche de "décrypter". Dans ces deux cas, pour le coup symptomatiques, il ne s'est pas agi de présenter l'image de quelque chose, c'est-à-dire, de partir de quelque réalité sociale consistant, dans les deux cas, dans la stigmatisation, voire l'exclusion de minorités culturelles, et de montrer en quoi l'institution vestimentaire ou matrimoniale peut être, pour elles, une tentative, fût-elle maladroite, pour exister politiquement (au sens d'Aristote). Tout au contraire, les media ont, dans ces occasions, produit l'image-de-quelque-chose au sens de Goodman, c'est-à-dire qu'ils ont construit une image ou, plus précisément, un ensemble cohérent d'images mêlant photographies, caricatures, faits et commentaires afin de créer de toute pièce une réalité sociale tout autre : celle d'un inquiétant "grand remplacement", remplacement de la tradition chrétienne par la tradition "islamique", remplacement de la nature hétéro-sexuelle par la culture homo-sexuelle. La représentation n'ayant, en l'occurrence, plus aucun compte à rendre à la vérité comme correspondance à un fait objectif pré-existant, c'est néanmoins une soi-disant vérité, mais comme certitude, comme intime conviction, certes, invérifiable mais compatible avec la pluralité, l'égalité et l'instabilité "démocratiques" qui finit par en tenir lieu. Wittgenstein appelle "métaphysique" la tendance anhistorique des êtres humains à substituer la soi disant "vérité" synonyme de certitude20 à la vérité entendue comme correspondance21: "fait de la métaphysique celui qui a omis de donner, dans ses propositions, une dénotation [Bedeutung] à certains signes"(Wittgenstein, Tractatus, 6.53). "Métaphysique" est, chez lui, le nom de cette attitude paresseuse d'un langage qui prétend décrire la réalité en s'affranchissant de l'obligation de la représenter en la dénotant. Or "il y a une analogie entre la proposition métaphysique et la proposition d’expérience"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 56) dans le sens où la proposition métaphysique entretient, justement, un rapport de représentation à l'égard d'une certaine entité extérieure à la représentation, même si, nous l'avons vu, ce rapport n'y pré-existe pas mais fait suite à la représentation dont l'objet n'est que possible. Lorsqu'on entend parler de "productivité du capital", de "racisme anti-blanc", de "devoir électoral", etc. il y a, certainement une analogie entre productivité du travail et rentabilité du capital, entre racisme anti-nègre et haine de classe anti-blanc, entre devoir moral impératif et créance juridique hypothétique, analogie qui rend possible, après tout, un glissement lexical salva veritate22 sous certaines conditions. Le problème, c'est que, loin de nous préoccuper des conditions de vérité de l'analogie23, nous sommes immédiatement et définitivement fascinés par ce possible dont les media, avons-nous vu, s'évertuent à soigner le mode de présentation, et, sans autre forme de procès, nous finissons par prendre le possible pour le réel. Bien entendu, c'est là le mode de fonctionnement de l'art en général et le mode d'existence de ses objets. C'est clairement en ce sens que Pascal s'étonne : "quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux"(Pascal, Pensées, B134). Toutefois, une vigilance prudente, sinon soupçonneuse, à l'égard de la jouissance naturelle engendrée par cette analogie du possible avec le réel est, corrélativement, requise. C'est même exactement l'objet de la philosophie que d'instaurer et d'organiser une telle vigilance : "la philosophie est un combat contre la fascination que des formes d’expression exercent sur nous [...] ; l’extrême difficulté tient à la fascination que l’analogie de deux structures semblables est capable d’exercer sur nous"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 27)24. Sauf que, comme le dit Arthur Danto, "la philosophie ne peut naître qu'à partir du moment où la société concernée dispose déjà d'un concept de ce qu'est la réalité"(Danto, la Transfiguration du Banal, iii). Bref, pour qu'existe une telle attitude critique (philosophique), il faut déjà, au préalable, qu'ait cessé cette fascination crédule pour le possible en tant que fin en soi et non plus en tant que simple moyen de former des hypothèses destinées à être vérifiées, c'est-à-dire, encore une fois, la confusion l'image-de-x avec l'image de x. Or, si "originairement [les images] avaient simplement été une partie de la réalité qui elle-même était structurée magiquement"(Danto, la Transfiguration du Banal, iii), de sorte que ce n'est évidemment pas un hasard si la distinction philosophique de l'art et de la science sont nés à l'âge d'or d'Athènes, notre époque caractérisée par l'hégémonie infrastructurelle du capitalisme et superstructurelle de la démocratie est clairement passée de l'ère de la vigilance philosophique à l'ère de la béatitude spectaculaire : "toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation"(Debord, la Société du Spectacle, §1). La perversion démocratique de la fonction du langage, originairement représentative du réel et non exclusivement pourvoyeuse de possible, se manifeste donc, entre autres symptômes, par une fascination pour le spectacle. Lequel n'est d'ailleurs plus, in fine, précise Guy Debord, une fascination25 pour les seules images : "le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes"(Debord, la Société du Spectacle, §4), voulant, par là, insister sur la conséquence politique la plus pertinente de cette confusion entre le possible26 et le réel, de cette perte du sens de la vérité. Cette conséquence étant qu'"il ne peut y avoir de révolte hors de l’activité, et dans le spectacle, toute activité est niée"(Debord, la Société du Spectacle, §27). C'est ce que nous avons appelé, dans un article récent27, "ère post-politique" : "dans le système du spectacle, s’accroissent les conditions d’isolement des foules solitaires"(Debord, la Société du Spectacle, §28), la foule étant, pour Debord comme pour Arendt, la négation absolue28 de ce que les Grecs appelaient la polis, c'est-à-dire de la communauté politique désormais diluée dans la masse quantitative et amorphe : "les masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun et elles n’ont pas cette logique spécifique des classes qui s’exprime dans la poursuite d’objectifs communs précis, limités et accessibles"(Arendt, le Système Totalitaire, i, 1). Fournir aux foules dépolitisées la dose d'"opium du peuple" nécessaire au maintien et à la perpétuation de l'ordre social et ce, sous la forme d'une accumulation permanente de spectacles, voilà qui nous apparaît être un autre symptôme des démocraties historiques.

Allons plus loin : il est difficile de ne pas voir dans ce culte démocratique des images et, de facto, dans le retour en force d'une conception magique de l'image, la survivance d'une révérence superstitieuse de la part de ceux qui se laissent fasciner par un spectacle qui témoignerait tout à la fois de l'existence d'une entité sacrée et de leur élection par ladite entité comme spectateur privilégié dudit spectacle. Durkheim fait remarquer que "la division du monde en deux domaines comprenant, l’un ce qui est sacré, l’autre ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse [...]. Est sacré ce que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher [...]. Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui doivent rester à distance des premières. Une religion est donc un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i). Pour autant, "la raison d'être des conceptions religieuses, c'est avant tout de fournir un système de notions ou de croyances qui permette à l'individu de se représenter la société dont il fait partie, et les rapports obscurs qui l'unissent à elle. S'il en est ainsi, [...] l'objet du culte est d'attacher l'individu à son Dieu, c'est-à-dire à la société dont le Dieu n'est que l'expression figurée"(Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse). Autrement dit, pour Durkheim, le sacré est une représentation figurée, avec force images, de la structure obscure d'une communauté humaine donnée. Pourquoi cette structure doit-elle demeurer obscure ? D'abord parce que, comme Pascal l'a dit, "la coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue ; c'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe, l'anéantit"(Pascal, Pensées, B294). C'est-à-dire que non seulement il n'est pas nécessaire, mais encore il est contre-productif29 que les fondements de la coutume sociale soient, en permanence, transparente à tous ses membres. Admettons-le30. Le problème surgit lorsqu'on naturalise, lorsqu'on essentialise, le fonctionnement coutumier de la société qui, dès lors, se fait oublier : "à l’origine, il n’y a que la coutume, c’est-à-dire l’arbitraire historique de l’institution qui se fait oublier comme telle en tentant de se fonder en raison mythique"(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, iii). Les raisons invoquées pour justifier la coutume, laquelle est, à elle-même, son propre est unique fondement, sont donc toujours des mythes31. Or, en méconnaissance de la nature nécessairement auto-fondatrice de la coutume, "si l’on veut éviter de remonter sans fin dans la chaîne des causes, peut-être faut-il cesser de penser dans la logique théologique du “premier commencement” qui conduit inévitablement à la foi en un créateur32 : le principe de l’efficacité des actes de consécration réside dans le champ lui-même et rien ne serait plus vain que de chercher l’origine du pouvoir créateur, cette sorte de mana ou de charisme ineffable, ailleurs que dans cet espace de jeu qui s’est progressivement institué, c’est-à-dire dans le système des relations objectives qui le constituent, dans les luttes dont il est le lieu et dans la forme spécifique de croyance qu’il engendre"(Bourdieu, les Règles de l’Art, i, 3). Bref, le recours à la pensée magique et, particulièrement, à la sacralisation de telle ou telle institution "fondatrice" est commandé par la nécessité de préserver les institutions "fondées" de la menace que fait peser sur elle le risque scepticisme à propos de leur légitimité. Le recours au mythe fondateur et sacré est donc représentatif du caractère essentiellement politique (au sens d'Aristote) de la nature humaine. Mais un tel recours procède également d'une autre logique, moins politique et plus ontologique. C'est que, comme Girard l'a souligné, "l'homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d'un être supérieur désire quelque chose, il ne peut s'agir que d'un objet capable de conférer une plénitude d'être encore plus totale"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Le problème étant que "dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Autrement dit, pour Girard, le désir humain n'est pas une relation à deux termes (sujet désirant-objet désiré) mais à trois (sujet désirant-rival représentant-objet désiré). Si, comme nous l'avons dit, c'est la nature politique de l'humain qui le prédispose à la représentation, c'est que cette nature de l'homme est indissociable de son indétermination ontologique : s'il a besoin de l'Autre, c'est parce que la mimèsis, la représentation par l'Autre de ce qui vaut la peine d'être désiré le guide dans le choix de son être-Soi. Ce que dit aussi Aristote : "l'ami, qui est un autre soi-même [hétéros gar autos ho philos estin], procure ce qu'on ne peut se procurer par soi-même [car] l'homme est un être social [zôon politikon] fait pour vivre en communauté. [Même] l'homme heureux a donc besoin d'amis [philôn]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 1169b). Sauf que Girard est moins optimiste qu'Aristote quant au caractère spontanément amical de la médiation d'Autrui dans la construction de l'être-Soi. En effet, "le sujet éprouve donc pour son modèle un sentiment déchirant formé par l'union de deux contraires qui sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous appelons haine"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). Pour Girard, l'ambivalence haineuse (mélange de vénération et de rancune) du désir mimétique33 est, tout comme l'interrogation sur l'origine de la coutume chez Pascal, potentiellement génératrice de violence sociale. Le remède est, par conséquent, toujours le même : "le religieux vise toujours à apaiser la violence et à l'empêcher de se déchaîner. Les conduites religieuses et morales visent la non-violence de façon immédiate dans la vie quotidienne et de façon médiate, fréquemment, dans la vie rituelle, par l'intermédiaire paradoxal de la violence"(Girard, la Violence et le Sacré, i). Ce que Girard appelle "le religieux" est aussi une représentation qui assure le lien entre le sujet désirant et l'objet désiré mais c'est une représentation sacrée qui, contrairement à la représentation profane, désamorce le risque de rivalité violente. Bref, pour Girard comme pour Durkheim, le religieux poursuit le sacré comme finalité ultime : "le sacré, c'est tout ce qui maîtrise l'homme d'autant plus sûrement que l'homme se croit plus capable de le maîtriser. C'est donc, entre autres choses mais secondairement, les tempêtes, les incendies de forêt, les épidémies qui terrassent une population. Mais c'est aussi et surtout, bien que de façon plus cachée, la violence des hommes eux-mêmes, la violence posée comme extérieure à l'homme et confondue, désormais, à toutes les autres forces qui pèsent sur l'homme du dehors. C'est la violence qui constitue le cœur véritable et l'âme secrète du sacré"(Girard, la Violence et le Sacré, i). Bref, le mythe fondateur et sacré n'a pas pour seule fonction de représenter, en les indiquant confusément, les structures profondes de la société humaine, mais aussi de représenter, en la dissimulant le mieux possible, l'ambivalence ontologique du désir mimétique humain. On voit donc à quel point le mythe fondateur et sacré va être paradoxal : sa représentation doit, tout à la fois, montrer et cacher son objet. Un exemple frappant réside dans l'actuelle pratique de l'euphémisme qui désigne obscurément la structure d'une certaine institution tout en dissimulant maladroitement le tabou de son origine controversée. Ainsi, il n'y a plus de "licenciements", juste des "plans sociaux", plus de "bourgeois" mais des "investisseurs", plus de "handicapés", seulement des "personnes à mobilité réduite", plus de "pesticides", à peine quelques "perturbateurs endocriniens", etc.34 Cela dit, que le fondement mystique des institutions doive à la fois être caché et être indiqué confusément par des représentations mythiques dont les caractères sacré et fondateur trahissent la nature essentiellement religieuse (au sens de Durkheim ou de Girard), voilà qui est manifestement inhérent à la nature politique (au sens d'Aristote) de l'humain et ne peut donc être imputé au seul développement récent des démocraties historiques. Sauf que, si on admet avec Freud que "la superstition, commune à la sorcellerie et à la magie, consiste à s’imaginer pouvoir transformer le monde extérieur uniquement par des idées"(Freud, Totem et Tabou, iii) et que "les motifs qui poussent à l’exercice de la magie sont faciles à reconnaître : ce sont les désirs humains"(Freud, Totem et Tabou, iii), alors il est manifeste que la croyance superstitieuse au pouvoir magique des idées et des désirs est bien, depuis les Lumières, un symptôme de la modernité démocratique. En d'autres termes, la pensée magique et la superstition que nécessite l'adhésion aux représentations mythiques de l'origine sacrée des institutions n'ont jamais été aussi prégnantes, contrairement à ce que la modernité démocratique raconte d'elle-même35. Loin d'avoir été éradiqué, la religiosité n'a, au contraire, jamais été aussi présente. Comme le dit Durkheim,  "une religion est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées des choses profanes, interdites. [Donc], même aujourd’hui, si grande que soit la liberté que nous nous accordons les uns aux autres, un homme qui nierait totalement le progrès, qui bafouerait l’idéal humain auquel les sociétés modernes sont attachées, ferait l’effet d’un sacrilège. Il y a tout au moins un principe que les peuples les plus épris de libre examen tendent à mettre au dessus de la discussion et à regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le principe même du libre examen"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i ). Libre à nous de nos pas considérer (c'est-à-dire de ne pas présenter) comme proprement "religieux" l'amour de (plutôt que la prosternation devant) ces abstractions que constituent la liberté ou l'égalité, ou encore l'affirmation selon laquelle le capitalisme ou la démocratie sont historiquement indépassables (plutôt que sacrés)36. Il reste que, comme l'historien et anthropologue Emmanuel Todd l'a remarqué, par exemple "le reflux de la religion a conduit à son remplacement par une idéologie, en l'occurrence à la création d'une idole monétaire que l'on peut [...] appeler indifféremment euro ou veau d'or"(Todd, qui est Charlie ?, i). De même, l'un des exemples les plus significatifs de l'infusion de la religiosité dans le discours tenu à propos des institutions est sans doute celui du mode de présentation de l'institution scolaire dont toutes les déclinaisons, depuis l'époque des Lumières, font appel au mythe fondateur et sacré du mérite personnel qui, dans le même temps, indique un consensus social manifeste et contribue à euphémiser, tout à la fois l'opportunisme et le cynisme qui ont présidé à ses différentes réformes sous toutes les latitudes ainsi que la forte corrélation entre un désir conscient de réussite scolaire et un désir inconscient de perpétuer les inégalités de classe : "un des effets les moins aperçus des procédures scolaires de formation et de sélection est d’instaurer une frontière magique entre les élus et les exclus tout en aménageant le refoulement des différences de condition, qui sont la condition de la différence qu’elles produisent et consacrent"(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, i).

Cela dit, aucune institution n'est autant imprégnée de religiosité et de pensée magique que celle de l'administration des biens symboliques ou, si l'on préfère, l'institution politique au sens restreint (non-aristotélicien) que lui donne Marie-José Mondzain. La conception théologique de la représentation politique telle qu'elle l'a développée, insiste sur le mysticisme qui préside à l'économie37 des symboles, c'est-à-dire, tout à la fois, à leur production et à leur distribution. Ce qui veut dire que ce n'est pas parce que certains ont le pouvoir politique de se faire obéir qu'ils auraient, comme par surcroît, le pouvoir symbolique de représenter l'entité mythique fondatrice et sacrée rendant l'obéissance inéluctable : l'un et l'autre pouvoirs sont les deux aspects indissolubles de la même fonction représentative. Dire que A représente B auprès de C, c'est dire que A possède sur C le pouvoir de lui imposer des décisions impératives et le pouvoir de faire croire à C que ces décisions sont légitimes au motif qu'en réalité, ce sont celles de B. La fonction des institutions administratives est donc, d'emblée, pensée comme une économie des biens symboliques dans le sens où B doit admettre sans discussion que A est le symbole de C et que les attributs de A sont ceux de C. Cela renvoie à la dichotomie durkheimienne entre profane (C) et sacré (B) mais, surtout, à la trichotomie girardienne du sujet (B), de l'objet (C) et du représentant (A). Ainsi, "dans une société chrétienne [C], il ne peut y avoir de légitimité politique sans constitution d'une doctrine articulant sans défaillance l'adhésion doctrinale au dispositif institutionnel qui légitime le pouvoir temporel. Croire et obéir sont les deux versants d'un même montage symbolique, qui met en œuvre l'équivalence du faire croire et du gouverner"(Mondzain, Image, Icône, Économie, I, i) : croire au caractère sacré de B et obéir à A, pour C, c'est tout un. Pour Marie-José Mondzain, l'élection, c'est-à-dire le choix des personnalités emblématiques des instances de commandement (A) procède nécessairement, au sein de C, d'une représentation de la puissance souveraine (B), en l'occurrence, dans une société théocratique comme dans la société chrétienne d'avant les Lumières, de la puissance divine. Cette corrélation remonte, historiquement, au premier Concile de Nicée38 qui proclame que le Christ est bien Dieu fait homme, ce qui ouvre la voie à une représentation humaine du divin impensable dans les deux autres monothéismes39. Dans un premier temps, "c'est l'Église elle-même qui va être identifiée au corps du Christ, dont on doit pouvoir produire la visibilité afin que le royaume terrestre puisse se constituer à l'image du royaume céleste, dont il incarnera ici-bas la manifestation providentielle"(Mondzain, Image, Icône, Économie, I, i). Puis, dans la mesure où Constantin instaure la (con-)fusion de l'Église et de l'État, c'est le Prince qui va être identifié à la divinité du Christ, donc qui va être considéré comme Son représentant via le rite du sacre. Cette fonction représentative sacrée consistant, pour le Prince, à s'autoriser à prendre des décisions en Son nom va donc entrer dans les mœurs de la chrétienté sous la forme de la monarchie de droit divin qui perdurera jusqu'à la fin du XIX° siècle dans la Sainte Russie et qui va être théorisée, notamment par Bossuet : "toute puissance vient de Dieu. [...] Les princes agissent donc comme ministres de Dieu, et ses lieutenants sur la terre. C’est par eux qu’il exerce son empire. [… ] C’est pour cela […] que le trône royal n’est pas le trône d’un homme, mais le trône de Dieu même. […] Il gouverne donc tous les peuples, et leur donne à tous leurs rois. [...] Il paraît de tout cela que la personne des rois est sacrée, et qu’attenter sur eux c’est un sacrilège. Dieu les fait oindre par les prophètes d’une onction sacrée, comme il fait oindre les pontifes et ses autels. Mais même sans l’application extérieure de cette onction, ils sont sacrés par leur charge, comme étant les représentants de la majesté divine, députés par la providence à l’exécution de ses desseins. […] Le titre de Christ est donné aux rois ; et on les voit partout appelés les Christs, ou les oints du Seigneur"(Bossuet, Politique tirée des propres Paroles de l'Écriture Sainte, III, ii, 1-2). D'où la légitime autorité40 du Prince qui, dans une société où le christianisme est la religion d'État, va se justifier et se renforcer au moyen de la croyance de la part des sujets en la double nature, tout à la fois corporelle et spirituelle, du souverain : le Prince incarne, en son corps, la souveraine puissance de Dieu, laquelle est l'esprit qui est censé animer le Prince : du point de vue du corps, A représente B, mais, du point de vue de l'esprit, A est B. Ce qui n'est pas sans rappeler la consubstantialité du Père, du Fils et du Saint Esprit41 : "le modèle principiel de la relation consubstantielle fait pour toujours de l'image une figure du sens et non un signe référentiel coupé de sa signification. C'est ce que les Pères appellent un symbole. [...] L'image est partout figure de l'immanence"(Mondzain, Image, Icône, Économie, II, i, 1). Si l'on en croit l'auteur, il faut donc bien admettre que la doctrine et, plus encore, la pratique chrétienne du pouvoir politique ont profondément infléchi la relation de représentation (mimèsis) telle que la logique, d'Aristote à Frege, n'a cessé de la définir, en l'occurrence, une relation transitive d'un objet représentant un autre objet représenté. Marie-José Mondzain pourrait dire, en termes frégéens, que le paradigme chrétien de la représentation confond, du point de vue de l'esprit, le sens (Sinn) et la dénotation ou référence (Bedeutung) du symbole politique, les deux étant désormais consubstantiels, c'est-à-dire mutuellement immanents l'un à l'autre. La relation de représentation devient donc réflexive42. L'exemple de l'icône est, à cet égard, particulièrement significatif43: "ainsi, l'icône ne sera-t-elle pas davantage expressive, signifiante ou désignatrice. Elle ne s'inscrira pas dans l'espace d'un écart mais elle incarnera le retrait lui-même"(Mondzain, Image, Icône, Économie, II, i, 1). C'est donc dans l'économie icônique des premiers âges du christianisme que réside vraisemblablement l'origine de cette relation paradoxale de représentation consistant à la fois, pour un mythe fondateur et sacré, à indiquer son objet tout en le dissimulant : c'est parce que la nature sacrée, ontologiquement éminente, du représenté (B) risque de s'effacer aux yeux du profane (C) qu'elle a besoin d'être périodiquement réactivée par le représentant (A). Le Prince est donc pensé comme une icône44 (un mythe) vivant(e) ou naturel(le) qui représente son objet (la divine puissance) tout à la fois en l'incarnant et en le (trans-)figurant.

(à suivre dans ...)

 1L'instituteur est celui qui institue, donc qui éduque, qui fait sortir de l'état de nature.
2Durkheim jette ainsi les bases de la sociologie descriptive : "apparemment les faits sociaux semblent inséparables des formes qu’ils prennent dans les cas particuliers, mais la statistique nous fournit le moyen de les isoler"(Durkheim, les Règles de la Méthode Sociologique). Cf. en quoi les Sciences Sociales se distinguent-elles des Sciences de la Nature ? 
3La dissymétrie de la relation représentant/représenté n'est donc qu'une manifestation particulière de la relation de pouvoir de celui-là sur celui-ci.
4Le terme grec est, le plus souvent, traduit par "imitation". C'est un peu réducteur (cf. Éthique, Identité Narrative et Conscience de soi). Aussi, préférons-nous "représentation".
5"À quoi vise l’art, sinon à nous montrer […] les choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ?"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, v), notamment le possible comme un sur-réel.
6D'ailleurs, pour Aristote, dire que l'homme est par nature un animal politique ou bien un animal parlant, cela revient exactement au même : "on voit d’une manière évidente pourquoi l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature [phusis, ce vers quoi tend un être, la forme qui est tirée de sa matière], comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole [logos] ; c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, I, 1253a).
7"Soit, en effet, Socrate est malade et Socrate n’est pas malade ; si Socrate lui-même existe, il est clair que l’une de ces deux propositions est vraie et l’autre fausse ; et s’il n’existe pas, il en est de même, car s’il n’existe pas, dire qu’il est malade est faux, et dire qu’il n’est pas malade est vrai. – Ainsi, les choses qui sont opposées comme l’affirmation et la négation ont seules la propriété d’être toujours, l’une vraie et l’autre fausse"(Aristote, Catégories, 12a). Ne pas confondre ce "principe de (non-)contradiction" avec le "principe de tiers-exclu" et le "principe de bivalence". Pour faire simple : soit P une proposition bien formée (les critères du "bien formé" changent selon les axiomatiques, mais peu importe ici) quelconque et non-P sa contradictoire :
- le principe de (non-)contradiction dit que P et non-P ne peuvent pas, simultanément, être vraies toutes les deux mais laisse ouverte la possibilité qu'elles soient fausses toutes les deux ou dépourvues de valeur de vérité toutes les deux
- le principe du tiers-exclu dit que P et non-P ne peuvent pas, simultanément, ni être vraies toutes les deux, ni être fausses toutes les deux mais laisse ouverte la possibilité qu'elles soient dépourvues de valeur de vérité toutes les deux
- le principe de bivalence dit que P et non-P ne peuvent pas, simultanément, ni être vraies toutes les deux, ni être fausses toutes les deux, ni dépourvues de valeur de vérité.
8Pour Frege, toute proposition affirmative directe est un nom propre pour le vrai et le faux : "si la valeur de vérité d'une proposition est sa dénotation, toutes les propositions vraies ont même dénotation et toutes les fausses également"(Frege, Lettre à Husserl, 24 mai 1891). La valeur vrai ou la valeur faux sont donc bien, en ce sens, ce que représente une telle proposition.
9Qu'on nous épargne, par pitié, les arguments massues censés nous clouer le bec du genre "c'est peut-être un mauvais système mais c'est le moins mauvais" ou bien "la majorité ne peut errer" ! Le premier argument, attribué à Churchill, est une pétition de principe : ce n'est pas parce qu'il est le "moins mauvais" qu'il fait aujourd'hui consensus majoritaire, mais c'est parce qu'il fait consensus majoritaire et que l'oligarchie ploutocratique a, manifestement, intérêt à le conserver, qu'il est qualifié de "moins mauvais". Le second est inopportunément attribué à Rousseau alors que l'auteur du Contrat Social dit exactement le contraire : certes, "la volonté générale ne peut errer, [mais] la volonté générale, qui ne regarde qu’à l’intérêt commun, ne doit pas être confondue avec la volonté de tous qui n’est qu’une somme de volontés particulières. [...] Il s’ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude"(op. cit., ii, 3).
10Qui ne sont pas tout à fait des sujets grammaticaux. Par exemple, dans la phrase "Othello aime Desdémone", il n'y a qu'un sujet grammatical ("Othello") mais deux sujets logiques ("Othello" et "Desdémone"). Cf. la Théorie Russellienne des Descriptions.
11"La nature de l’unité sociale est comprise comme étant un consensus stable issu du recoupement [overlapping consensus] de doctrines compréhensives raisonnables"(Rawls, Justice et Démocratie, v). Pour Rawls, en tant qu'il suppose des considérations morales (en terme de bien et de mal), le consensus est à distinguer du simple modus vivendi.
12"La proposition est une image de la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 4.01).
13On objectera que "on dit que p" est vraie si et seulement si on le dit effectivement. Comme nous l'avons montré par ailleurs, (cf. Post-Vérité, Post-Politique, Post-Humanité), cette acception de la vérité (que nous avons appelée vérité2 pour la distinguer de la vérité empirique ou vérité1) n'a de sens, en tant que possibilité de vérité, qu'à condition, justement, de mettre en cohérence des concepts du nième ordre qui subsument des concepts du n-1ième ordre ... qui subsument des concepts du ordre dotés, eux, de critères par lesquels il est possible de vérifier1 (de vérifier empiriquement) qu'ils s'appliquent ou non à des objets empiriques donnés. Or, dans le cas de "on dit que p", et en prenant "on" comme la paraphrase de "il existe une majorité de personnes qui" (ce qui est, sous certaines conditions, est empiriquement vérifiable), encore faudrait-il que p soit aussi un objet empirique identifiable (par exemple, la même phrase pour tous) dont les constituants conceptuels sont, in fine, compris de la même manière par tous. Par exemple, à supposer qu'une majorité de personnes se disent libres, pour que la phrase "une majorité de personnes se disent libres" soit vraie, il faudrait encore que tous les membres de cette majorité adoptent les mêmes critères de liberté. Faute de quoi, pour maintenir la vérité de cette phrase, il n'y a plus qu'à considérer le mot "libre" non pas comme un concept doté de signification mais comme un simple flatus vocis, un simple bruit ! On voit bien que, donner à "on dit que p" la possibilité d'être vraie déplace la charge de la preuve sur la seule clause "on dit que" et non plus sur "p", ce qui implique que peu importe p : tout ce qui est effectivement prononcé par "on" est vrai. Ce qui revient à effacer la distinction établie par Aristote entre le cri ("phonè") animal et la parole ("logos") humaine !
15Selon que l'on est russellien ou strawsonien.
16D'un point de vue syntaxique "ceci est l'image-d'un-centaure" équivaut à "ceci est étonnant" (sujet logique + propriété) et non pas à "ceci est l'image de mon frère" (sujet logique + copule + sujet logique + relation). C'est ce que veut dire Goodman lorsqu'il dit qu'"une expression comme ''image-d'un-centaure' forme un seul prédicat".
18"La Nature est un temple où de vivants piliers // Laissent parfois sortir de confuses paroles // L'homme y passe à travers des forêts de symboles // Qui l'observent avec des regards familiers"(Baudelaire, "Correspondance", les Fleurs du Mal, iv).
20Certitude classiquement définie comme sentiment de la nécessité, c'est-à-dire comme sentiment de ce que la négation d'une proposition p est impossible, autrement dit de ce que la seule position de la possibilité de p implique sa réalité.
21Et qui seule mérite, in fine, la qualification de "vérité". Nous avons montré dans Post-Vérité, Post-Politique, Post-Humanité que la vérité-certitude (tout comme, d'ailleurs, la vérité-cohérence) ne peut se substituer à la vérité-correspondance mais doit, tout au contraire, se fonder sur elle en lui apportant un regard critique.
22C'est-à-dire en préservant la vérité de ce qui est dit. Dans certains cas, le glissement lexical fait place à une identité lexicale : c'est le même mot (avec des sens différents) qui désigne les phénomènes analogues. C'est le cas, par exemple, lorsqu'on parle de la "dette publique" et qu'on la traite comme si elle n'entretenait avec la dette des ménages qu'un simple rapport de degré en disant qu'un ménage ne peut pas, durablement, dépenser plus qu'il ne gagne. Ce qui, s'agissant des acteurs publics, a fortiori, des États, est rigoureusement faux (cf. le déficit structurel des comptes publics aux États-Unis).
23Dans quelle mesure un capital "produit"-il quoi que ce soit en étant déconnecté du travail ? Les contextes social, historique, économique et idéologique du "racisme" anti-blanc sont-il comparables à ceux du racisme anti-nègre ? En quel sens un droit opposable comme le droit de voter peut-il faire peser une contrainte morale sur le débiteur autant qu'une contrainte juridique sur le créancier ? D'où vient la hantise de l'endettement et en quoi consiste le devoir d'apurer les dettes (ce que dit le verbe allemand Schulden, tout à la fois "s'endetter" et "devoir") ? Ce ne sont pas là de simples questions rhétoriques. Le débat peut être riche et instructif ... à condition d'avoir lieu (ce qui est en contradiction avec la disparition de toute notion de vérité comme juge de paix en dernier ressort) !
24Cette vigilance, pour dire le moins, de la philosophie à l'égard de l'art est aussi ancienne que la philosophie. Outre la défiance de Pascal et de l'âge classique en général (cf. Spinoza, Bach et l'Art), doit-on rappeler ces propos définitifs de Platon : "si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout représenter, venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes"(Platon, République, III, 398b) ?
25Spinoza parle d'admiration : "il y a Admiration [admiratio] quand à l’image d’une chose l’Esprit demeure attaché, parce que cette imagination singulière n’a aucune connexion avec les autres"(Spinoza, Éthique, III, déf. iv).
26D'aucuns diront imaginaire, virtuel ou fictif. Nous n'y voyons pas d'inconvénient. Mais nous préférons conserver la catégorie modale ("possible") plutôt que la catégorie intentionnelle ("imaginaire"), ontologique ("virtuel") ou narrative ("fictif").
28Et, pour Arendt, potentiellement totalitaire dans la mesure où "les mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des masses qui, pour une raison ou une autre, se sont découvert un appétit d’organisation politique"(Arendt, le Système Totalitaire, i, 1).
29La raison avancée par Pascal est le risque de scepticisme : "qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger, que, s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence"(Pascal, Pensées, B294).
30Nous verrons infra avec Foucault que la prétention démocratique et rationnelle à la "transparence" tend vers le totalitarisme au sens d'Arendt.
31Le propre du mythe est d'être fondateur et sacré : "le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements. [...] C'est toujours le récit d'une création : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être"(Éliade, Aspects du Mythe). Donc, contrairement à ce que pense Hegel ("le mythe est le produit de l’imagination, siège de l’arbitraire ; or, ce qui nous importe, c’est la raison" - Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, I), le mythe n'exclut pas du tout la raison, bien au contraire : "l’ambition de toute mythologie est de fonder en raison les divisions arbitraires de l’ordre social, et d’abord la division du travail, et de donner aussi une solution logique ou cosmologique au problème du classement des hommes"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon). Du coup, le mythe peut, effectivement, ne faire appel qu'au merveilleux : "Socrate : vous êtes tous frères, dirons-nous, [...] mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre nous qui sont capables de commander, de l’argent dans la composition des gardiens, du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans"(Platon, République, III, 415a). Mais, le plus souvent, le merveilleux est intimement lié au rationnel (ou à ce qui se prétend tel) : "il est à la fois conforme à la nature et avantageux que le corps soit commandé par l’âme, [car] la matière est à la forme ce que la femelle est au mâle dans la génération"(Aristote, Parties des Animaux, 687a) ; "il y a des peuples guerriers braves et actifs, d’autres efféminés, paresseux et timides"(Montesquieu, l’Esprit des Lois, xvii, 3).
32Comme le dit Spinoza, "nous sommes obligés de nous réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance"(Spinoza, Éthique, I, app.).
33"Le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle. Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente en modèle aux autres ; chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation. Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimèsis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit"(Girard, la Violence et le Sacré, vi).
34Ce qui ressemble furieusement au newspeak cher à Orwell. Le site des Moutons Enragés donne quelques exemples savoureux de la pratique contemporaine de la novlangue.
35Et, "de même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même, on ne juge pas non plus une époque sur la conscience qu’elle a d’elle-même"(Marx, Critique de l’Économie Politique).
36Au nom du mythe, lui aussi sacré, de la ... laïcité !
37Mondzain appelle "économie" l'administration de ces "biens symboliques" : "d'une façon générale, l'oïkonomia classique implique l'organisation fonctionnelle d'un ordre en vue d'un profit [...]. Le champ sémantique [de l'économie] est donc, dès le départ, dans la langue grecque, aussi bien lié aux biens matériels qu'aux biens symboliques auquel s'ajoute l'idée de service"(Mondzain, Image, Icône, Économie, II, i). Bourdieu ne dit pas autre chose : "le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance ou, plus précisément, sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une personne (ou à un objet) les pouvoirs mêmes qu'ils lui reconnaissent. C'est l'ambiguïté de la fides [...] puissance objective qui peut être objectivée dans des choses (et en particulier dans tout ce qui fait la symbolique du pouvoir, trônes, sceptres et couronnes), elle est le produit d'actes subjectifs de reconnaissance et, en tant que crédit et crédibilité, n'existe que dans et par la représentation, dans et par la confiance, la croyance, l'obéissance. Le pouvoir symbolique est un pouvoir que celui qui le subit donne à celui qui l'exerce, un crédit dont il le crédite, une fides, une auctoritas, qu'il lui confie en plaçant en lui sa confiance. C'est un pouvoir qui existe parce que celui qui le subit croit qu'il existe"(Bourdieu, la Représentation Politique, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, fév.-mars 1981).
38Premier Concile de Nicée réuni et présidé par l'Empereur Constantin en 325 et qui aboutira à la reconnaissance explicite de la double nature, indéfectiblement humaine et divine, du Christ. Rappelons que Constantin est issu d'une tradition païenne syncrétique qui identifie le soleil à Dieu (sol invictus) et que sa conversion au christianisme en 312 est probablement dictée par l'intérêt politique évident qu'il y a à conjoindre pouvoir temporel et pouvoir spirituel.
39Rappelons que la "représentation" de Dieu est expressément prohibée, car assimilée à de l'idolâtrie (cf. Monothéisme et Condamnation de l'Idolâtrie), par le deuxième des Dix Commandements. Au point qu'il est même interdit de "nommer" Dieu (les Juifs, comme les Musulmans utilisent des périphrases pour éviter de le désigner par un nom) tant il est vrai que le pouvoir de nomination a toujours été considéré comme un suprême pouvoir régalien, ne fût-ce qu'en raison de la fonction sémantique spécifique du nom propre qui ne consiste pas seulement à "représenter" son objet, mais aussi, dans un certain sens, à l'introduire directement dans le discours (cf. Descriptions, Noms Propres et Egocentriques Particuliers chez Russell). À noter que ce problème ne se pose évidemment pas dans les religions polythéistes où, comme le fait remarquer Nietzsche dans la Naissance de la Tragédie, la croyance magique en la présentation in persona de la divinité lors des rites de célébration de Dionysos s'est probablement muée, avec le temps, en celle d'une re-présentation de celle-ci par de simples mortels (telle fut même, si l'on suit Nietzsche, la fonction première du chœur tragique).
40"Observez les commandements qui sortent de la bouche du roi, et gardez le serment que vous lui avez prêté. Ne songez pas à échapper de devant sa face, et ne demeurez pas dans de mauvaises œuvres, parce qu’il en fera tout ce qu’il voudra ; la parole du roi est puissante, et personne ne lui peut dire, pourquoi faites-vous ainsi ? Qui obéit n’aura point de mal. Sans cette autorité absolue, il ne peut ni faire le bien, ni réprimer le mal : il faut que sa puissance soit telle que personne ne puisse espérer de lui échapper, et enfin, la seule défense des particuliers contre la puissance publique, doit être leur innocence"(Bossuet, Politique tirée des propres Paroles de l'Écriture Sainte, IV, i, 1).
41"La Trinité est Une. Nous ne confessons pas trois dieux mais un seul Dieu en trois personnes : la Trinité consubstantielle. Les personnes divines ne se partagent pas l'unique divinité mais chacune d'elle est Dieu tout entier"(Catéchisme de l'Église Catholique, §253).
42Une relation R est dite transitive lorsque, de aRb et de bRc, on infère aRc (exemple : la relation "est supérieur à"), et réflexive lorsqu'il est possible d'affirmer aRa (exemple : la relation "est égal à").
43Les deux iconoclasmes (celui qui a pris fin au second Concile de Nicée de 787 et celui qui a été réglé par le Concile de Francfort en 794), puis, plus tard, le puritanisme protestant, témoignent évidemment des difficultés innombrables dont s'est accompagnée cette transgression de la logique.
44Le Prince n'est pas la seule icône vivante. Toute communauté humaine possède des héros, des géants, des champions, des martyrs, etc.

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