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vendredi 7 avril 2017

POST-VERITE, POST-POLITIQUE, POST-HUMANITE (suite).


Certes, contrairement à Weber qui postule une indépendance de la théorie à l'égard de la pratique et, surtout, contrairement aux Grecs1 qui posent la soumission de celle-ci à celle-là, Marx et Freud ont clairement subordonné la libido sciendi à la libido dominandi. Pour l'un, en effet, "la vérité objective n’est pas une question théorique mais une question pratique"(Marx, Thèses sur Feuerbach, II) et "la tâche de l’histoire, une fois que l’au-delà de la vérité a disparu, consiste à établir la vérité de l’ici-bas"(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel). Et pour l'autre, "la tendance au refoulement et la capacité de sublimation sont les bases organiques sur lesquelles s’élève ensuite l’édifice psychique, [en particulier] la soif de savoir"(Freud, un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci). Mais c'est Nietzsche qui va le mieux illustrer ce courant de prévention systématique à l'égard d'une soi-disant autonomie de la volonté de savoir, d'un soi-disant désir de connaître la vérité, à l'égard de la volonté de puissance : "cette chose impérieuse que le vulgaire appelle "l'esprit" veut dominer et se sentir le maître au-dedans de soi et autour de soi. Il a la volonté de ramener la multiplicité à la simplicité, de ligoter, de dompter, de dominer, une volonté vraiment souveraine. Ses besoins et ses facultés sont les mêmes que les physiologistes constatent chez tout ce qui doit vivre, croître et multiplier"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §230). Ce que Michel Foucault commentera en se demandant "si la volonté de vérité n’exerce pas, par rapport au discours, un rôle d’exclusion analogue à celui que peut jouer l’opposition de la folie et de la raison, ou le système des interdits. [...] Si la connaissance se donne comme connaissance de la vérité, c’est qu’elle produit la vérité par le jeu d’une falsification première et toujours reconduite qui pose la distinction du vrai et du faux"(Foucault, Leçons sur la Volonté de Savoir). Pour tous ces auteurs, au rebours d'Aristote2, le problème du vrai doit donc être considéré comme second par rapport au problème du (prétendre) dire vrai. En d'autres termes, la vérité doit être traitée, non pour elle-même, mais comme un sous-produit de la véracité. Cela dit, toute cette entreprise, historiquement située de prévention à l'égard de la vérité, et que l'on peut considérer comme un avatar de la (post-)modernité3 reste, comme on peut le voir, une entreprise de critique philosophique motivée et argumentée à l'égard d'une notion (la vérité) devenue, au fil du temps, un mythe, celui d'une soi-disant pureté originelle de la pensée humaine. Dire, comme Nietzsche qu'"il n'y a pas de faits, rien que des interprétations"(Nietzsche, la Volonté de Puissance, §133), dire "qu'un jugement soit faux n'est pas, à nos yeux, une objection contre ce jugement. [...] Il s'agit de savoir dans quelle mesure un jugement aide à la propagation et à la conservation de la vie, à la conservation, peut-être même à l'amélioration de l'espèce"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §229), tout cela relève de ce que nous avons appelé "présomption", respectivement d'illusion et de mensonge, et n'a donc, semble-t-il, pas grand chose à voir avec ce soupçon manifesté par la doxa4 et que dénonce le journaliste d'ACRIMED ou la journaliste du Guardian (cf. supra). Dans un ouvrage récent, Bernard Williams souligne que "deux courants de pensée se détachent très nettement dans la réflexion et la culture modernes. D’une part on y trouve un attachement intense à la véracité ou à tout le moins une attitude de défiance généralisée, un souci de ne pas se laisser abuser, une détermination à crever les apparences pour atteindre les constructions et les motivations réelles qui se cachent derrière elles. De tradition en politique, cette attitude s’étend à la lecture de l’histoire, aux sciences sociales et même à l’interprétation des découvertes et de la recherche dans les sciences physiques. Cependant, à côté de cette exigence de véracité ou (pour le dire de façon moins positive) de ce réflexe de refus d’être dupe, il existe une défiance aussi généralisée à l’égard de la vérité elle-même : existe-t-elle ? Si oui, pourrait-elle être autre que relative ou subjective ou quelque chose du même genre ? Faut-il s’en occuper si peu que ce soit quand on exerce ses activités ou qu’on en rend compte ? Ces deux attitudes, l’attachement à la véracité et le soupçon à l’égard de la notion de vérité sont liées l’une à l’autre. Le désir de véracité induit un processus critique qui fragilise l’assurance qu’il y aurait une vérité sûre ou qui se puisse affirmer sans réserve"(Williams, Vérité et Véracité). Comme beaucoup de philosophes, Williams prend acte de la concurrence que la véracité impose désormais à la vérité. Mais il décèle, dans la doxa, un paradoxe dont la critique savante semble devoir être exemptée : alors que celle-ci adopte, à l'égard de la vérité, une attitude qui n'est pas sans rappeler le doute méthodique cartésien5, pour la doxa, en revanche, l'"attachement intense à la véracité [comme] souci de ne pas se laisser abuser" débouche sur une "défiance [...] généralisée à l’égard de la vérité elle-même : existe-t-elle ?". Pour la doxa, il ne s'agit plus tant de sauver la nature de la vérité en la dépouillant de quelques oripeaux mythiques que de tendre à nier l'existence-même de la vérité et, donc, d'adopter un doute sceptique6, voire nihiliste7. À la lumière de ce que nous dit Williams, cela relèverait même de ce que Freud appelle "Ichspaltung", c'est-à-dire "clivage du moi" et que nous avons appelé, dans un autre article, la mauvaise foi8: "supposons donc que le moi de l'enfant se trouve au service d'une puissante revendication pulsionnelle qu'il est accoutumé à satisfaire, et que soudainement il est effrayé par une expérience qui lui enseigne que la continuation de cette satisfaction aurait pour conséquence un danger réel difficilement supportable. Il doit maintenant se décider : ou bien reconnaître le danger réel, s'y plier et renoncer à la satisfaction pulsionnelle, ou bien dénier la réalité, se faire croire qu'il n'y a pas motif de craindre, ceci afin de pouvoir maintenir la satisfaction [...]. Le succès a été atteint au prix d'une déchirure dans le moi, déchirure qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps. Les deux réactions au conflit, réactions opposées, se maintiennent comme noyau d'un clivage du moi"(Freud, le Clivage du Moi dans le Processus de Défense). En l'occurrence, pour le représentant de la doxa, la "puissante revendication pulsionnelle qu'il est accoutumé à satisfaire", c'est : ne plus être dupe, ne plus "se faire avoir" par les menteurs de tout poil. Bref, une exigence de véracité de la part de quiconque s'adresse à lui. Quant à "dénier la réalité", elle consiste, littéralement, à dénier l'existence, au moins en droit, des faits de nature à confirmer, malgré tout, que certains des énoncés qui sont portés à sa connaissance sont vrais. D'où cette attitude, infantile et pathologique aux yeux de Freud, d'un clivage de la personnalité consistant à nier l'existence de la vérité au nom, précisément, d'une exigence de communication de la vérité. Aussi ne peut-on que partager le constat de la journaliste du Guardian lorsqu'elle dit que "the currency of fact had been badly debased" et celui du journalsite d'ACRIMED lorsqu'il écrit que "la vérité a perdu sa valeur de référence dans le débat public, au profit des croyances et des émotions suscitées ou encouragées par les fausses nouvelles". Pour l'un comme pour l'autre, la "post-truth era" est cette ère, qui s'est récemment ouverte, de soupçon pathologique de la doxa à l'égard de la vérité au nom d'une exigence de véracité. Après avoir montré que cette "ère de post-vérité" qu'inaugure la doxa ne peut certainement pas être imputée à un personnel politique dont la qualité spécifiquement requise n'a jamais été et ne sera jamais, ni la connaissance de la vérité, ni la pratique de la véracité, on doit, à présent, essayer de comprendre la nouveauté d'une telle attitude.

Une première hypothèse consisterait à dire que les dirigeants politiques restent néanmoins, nolens volens, des modèles sociaux auxquels les citoyens ont une tendance irrésistible à s'identifier à peu près comme le petit enfant s'identifie nécessairement à son père et calque son comportement sur lui : "l'attachement réciproque qui existe entre les individus doit résulter d'une identification fondée sur une communauté affective ; et nous pouvons supposer que cette communauté affective est constituée par la nature du lien qui rattache chaque individu à un chef comme substitut du père"(Freud, Psychologie Collective et Analyse du Moi, vii). Or, comme il est manifeste que la culture générale du personnel politique9, c'est-à-dire la possibilité pour ses membres d'entretenir une certaine affinité pour la recherche de la vérité, tend asymptotiquement vers zéro, on ne doit guère s'étonner que l'exigence idéale de véracité qui est celle de tout être humain normalement constitué, cruellement déçue par le spectacle réel du mépris de ses dirigeants pour la vérité, évolue inexorablement vers un soupçon généralisé à l'égard de leur véracité ce qui, nous l'avons vu, contamine aussi la confiance en la vérité en général. En d'autres termes, les hommes politiques donneraient au citoyen moyen le regrettable exemple de la paresse intellectuelle et de la turpitude morale exactement de la même manière que le père ivrogne donnerait à son enfant le déplorable exemple de l'alcoolisme. Cette hypothèse se heurte à quelques difficultés. Pascal semble exprimer une idée similaire lorsqu'il souligne ironiquement que "l'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. Il n'est pas honteux de n'être pas aussi vertueux que lui. On croit n'être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices de ces grands hommes ; et cependant on ne prend pas garde qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple ; car, quelque élevés qu'ils soient, si sont-ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, tout abstraits de notre société. Non, non ; s'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils y sont tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre ; et, par cette extrémité, ils sont aussi abaissés que nous, que les plus petits, que les enfants, que les bêtes"(Pascal, Pensées, B103). Sauf qu'ici le mythe de l'exemplarité des hommes et femmes politiques explicitement adopté par la notion freudienne d'identification, est fortement ébranlé par Pascal. Pour lui, en effet, le vice, le défaut de vertu l'emporte en force mimétique sur la vertu dans le sens où le premier, mais rarement la seconde, joue fréquemment, pour le vulgaire, le rôle de raison de ne pas agir et, donc, de justification éventuelle pour ses propres vices, tout particulièrement lorsqu'il s'agit de la faiblesse de sa propre volonté : "on croit n'être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices de ces grands hommes". Donc, pour Pascal, le fait, pour le citoyen, de ne se prévaloir, unilatéralement, que des vices de ses dirigeants politiques pour justifier les siens propres est, justement, une preuve indirecte de l'absence de cette relation d'exemplarité que présuppose l'analyse freudienne. Car celui ou celle qui considère qu'"il n'est pas honteux de n'être pas aussi vertueux que [le dirigeant politique]" traite, implicitement, ce dernier, comme l'individu Lambda dont il peut bien envier les avantages (matériels, intellectuels, esthétiques, etc.) sans, pour autant le prendre pour un modèle implicite : "s'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres". Ce qui introduit une grosse différence avec la relation parent/enfant dans laquelle le parent est, pour l'enfant, le seul modèle possible. Pour Pascal, la relation paradigmatique du dirigeant au dirigé est une relation de respect et non pas d'identification, autrement dit, d'amour : "on rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d'amour à l'agrément ; devoir de crainte à la force ; devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres"(Pascal, Pensées, B332). De la part du citoyen moyen, le dirigeant politique ne doit et ne peut exiger que le respect qui est dû, comme dirait Weber, à son "monopole de la violence physique légitime". Il est donc, pour lui, aussi absurde qu'illusoire d'espérer être aimé ou être cru10 ! De plus, si, pour Pascal, c'est la grandeur qui impose le respect, pour autant, l'enfant respecte ses parents par nature, tandis que c'est par établissement que le citoyen respecte ses dirigeants : "il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre"(Pascal, Deuxième Discours sur la Condition des Grands). Donc, pour Pascal, le dirigeant politique ne peut, en aucun sens du terme, constituer un "modèle" pour le citoyen. Une autre raison de douter du bien-fondé de la soi-disant exemplarité nocive de l'inculture politique et/ou du mensonge politique sur la société civile, c'est que, même s'il était statistiquement établi qu'il existe, de fait, une forte corrélation entre, d'une part l'inculture et/ou le mensonge politiques et, d'autre part, l'inculture et/ou le mensonge civils, cela ne prouverait pas que les seconds s'identifient aux premiers. D'une part, parce que ce pourrait tout aussi bien être le contraire, à savoir que ce sont les dirigeants politiques qui, par calcul, s'identifient à la multitude. C'est ce que remarque Platon à propos, comme par hasard, du fonctionnement de la démocratie : "[les membres de la foule] sont eux-mêmes les plus grands des sophistes et [...] savent parfaitement instruire et façonner à leur guise jeunes et vieux, hommes et femmes [...] lorsque, assis en rangs pressés dans les assemblées, les tribunaux, les théâtres, les camps, et partout où il y a foule, ils blâment telles paroles ou telles actions, et approuvent telles autres, dans les deux cas à grand tumulte et de façon exagérée, criant et applaudissant tandis que les rochers et les lieux d'alentour font écho, et redoublent le fracas du blâme et de l'éloge"(Platon, République, VI, 492a-c). À une époque où il n'y avait pourtant ni sondages ni mesures d'opinion, Platon assimile déjà la démocratie à l'ochlocratie dans le sens où, pour complaire, dans leur propre intérêt, à cette foule (en grec, ὁ ὄχλος, "la foule") qui leur confère le pouvoir, les dirigeant politiques sont naturellement enclins, dans un tel système, à refléter tous les penchants de la multitude. D'autre part, comme le montre René Girard, le mimétisme ne passe pas nécessairement par l'identification psychologique à une ou plusieurs personne(s) considérée(s) comme exemplaire(s) : "c'est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l'objet suprêmement désirable. Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues ; le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle "(Girard, la Violence et le Sacré, vi). En d'autres termes, s'il y a mimétisme de A vers B à travers le comportement C, ce n'est ni parce que A s'identifie à B, ni parce que A désire C, mais plutôt parce que A se trouve dans le même contexte culturel C que B où B est porteur manifeste de ce qui a de la valeur dans ce contexte. Aussi, celui qui désire ne copie-t-il pas un modèle, qu'il soit humain ou non, mais un désir modèle : "le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle". Ce qui importe donc, pour éclairer notre problème, c'est donc qu'il ne s'agit pas de désirer être inculte ou menteur, ni de désirer être cet inculte-ci ou bien ce menteur-, mais plutôt de désirer le désir de mépriser la culture ou la sincérité comme autant de valeurs ringardes. Donc, si l'on suit Pascal, Platon et Girard, on peut difficilement dire, semble-t-il, que ce qui fait l'originalité de notre "post-truth era", c'est qu'un personnel politique de moins en moins cultivé et de moins en moins vertueux servirait de modèle à la société civile pour ce qui est du mépris intellectuel à l'égard de la vérité ou de la véracité.

Cependant, l'approfondissement de la conception girardienne du désir mimétique comme désir formel, en quelque sorte, c'est-à-dire comme désir de désirer peut nous aider à aller plus loin dans la compréhension du phénomène. Premièrement, en effet, il ajoute que "l'homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d'un être supérieur désire quelque chose, il ne peut s'agir que d'un objet capable de conférer une plénitude d'être encore plus totale"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Ce que l'on désire, nous dit Girard, c'est ni quelque chose à avoir, ni quelqu'un à être, mais être quelqu'un qui désire ce qu'il serait bon d'avoir. Bref, lorsque A imite B, ce n'est, ni pour posséder ce que possède B (le talent de mentir, la capacité à parler de ce qu'on ne connaît pas) et dont A est dépourvu, ni pour être ce qu'est B (être tel homme, telle femme politiques réputés hypocrites) et que A n'est pas, mais, à la fois plus simplement et plus profondément, A désire être comme B, à savoir, être reconnu comme lui en tant que porteur, dans le contexte C, d'un souverain mépris pour la vérité ou la véracité. Certes, en désirant être comme B, A comprend bien qu'il doit au préalable s'approprier, à titre de moyen, les signes extérieurs de richesse de B. Notre (post-)moderne institution que l'on appelle "publicité" (la réclame) a parfaitement compris ce mécanisme : "la publicité la plus habile ne cherche pas à nous convaincre qu'un produit est excellent mais qu'il est désiré par les Autres"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iv). Mais, deuxièmement, si le désir n'est rien d'autre que le désir d'être comme un Autre, c'est que cet "Autre" (à la fois à être et à avoir) que l'on envie est, implicitement, considéré comme un rival : "dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Il n'est sans doute pas nécessaire de montrer à quel point la notion de compétition constitue la catégorie-clé de la pensée sociale (post-)moderne, tout à la fois, compétition pour être et compétition pour avoir. Enfin troisièmement, s'il y a rivalité quant à ce désir d'être Autre11, il y a fort à parier que la relation qui va naître entre A et B ne sera pas, in fine, une relation d'amour mais plutôt une relation de haine. Et même de double haine. Haine d'autrui d'abord : "le sujet éprouve donc pour son modèle un sentiment déchirant formé par l'union de deux contraires qui sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous appelons haine"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). Haine de soi ensuite : "celui qui hait se hait d'abord lui-même en raison de l'admiration secrète que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu'un obstacle dans son médiateur"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). D'où, un double malaise12. D'une part, "toute mimèsis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit [...]. Le même, le semblable dans les rapports humains évoque une idée d'harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passe-t-il si nous avons vraiment les mêmes désirs ? [...] Le principe fondamental, c'est que le double et le monstre ne font qu'un"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Et, d'autre part, "le vaniteux romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il se persuade qu'il est infiniment original. Partout, au XX° siècle, la spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation. [D'où] une illusion d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément attaché"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). Ces quelques remarques brossent, à notre sens, un tableau remarquablement complet de notre infrastructure sociale (post-)moderne13. À savoir, celle d'un capitalisme moribond qui n'a d'autre ressource, pour se sauver lui-même, que de durcir sa propre substance, en l'occurrence, exclure toute relation sociale qui ne serait pas fondée sur la concurrence dans la course à la seule forme de réalisation de soi qui soit reconnue comme porteuse de valeur car créatrice de la seule forme de valeur qui ait de la valeur : le profit. Or, si chacun désire être comme un Autre qu'il n'est pas et qu'il n'a pas, c'est justement parce que sa propre humanité et ses propres besoins matériels, sont niées par les injonctions permanentes d'accroissement de productivité de son travail et/ou d'accroissement de rentabilité de son capital qui lui sont adressées par l'infrastructure capitaliste. Aristote soulignait que le désir de connaître la vérité est une caractéristique intellectuelle indissociable de la qualité d'homme : "tout homme a naturellement le désir de connaître"(Aristote, Métaphysique, 980a). Une condition est néanmoins requise : en avoir le loisir, autrement dit, en avoir le temps. En effet, "la vie se divise en labeur [pour l'esclave] et loisir [pour l'homme libre]14, en ce qui est indispensable et utile et en ce qui est bon ; [...] et de même que la guerre doit être choisie en vue de la paix, le labeur doit être choisi en vue du loisir [skholè], et les choses indispensables et utiles en vue des choses bonnes"(Aristote, Politique, 1333a). Il en va de même pour le désir de faire société : "la Cité [polis] est une communauté instituée en vue d’un certain bien, car c’est en vue de ce qui leur semble un bien que tous les hommes font tout ce qu’ils font. [...] Voilà pourquoi l’homme est par nature un animal politique [anthrôpos phusei politikon zôon]"(Aristote, Politique, 1252a-b). Il n'est pas question pour nous d'idéaliser la Cité antique en faisant accroire que ses membres étaient tous enclins à chercher la vérité et répugnaient tous à mentir. Si tel avait été le cas, la philosophie n'aurait pas eu sa raison d'être15. On peut même admettre sans grande difficulté que c'est justement dans la mesure où la vérité est une nécessité intellectuelle et la sincérité une nécessité morale que l'erreur et le mensonge sont toujours déjà logiquement inscrits au cœur de la nature humaine16. Mais, a contrario, on peut certainement inférer de la conception aristotélicienne de l'humanité que des êtres humains, poussés par une concurrence totalitaire17 à se conformer à des normes, quantitativement, toujours plus nombreuses et exigeantes et, qualitativement, toujours plus déshumanisantes auront sans doute toujours moins de loisir pour envisager une recherche scrupuleuse de la vérité18 et toujours plus d'occasions de mentir, à autrui et à eux-mêmes, quitte à s'installer dans une Ichspaltung freudienne ou dans une mauvaise foi ricordienne19, afin de sauvegarder leur santé mentale. En ce sens, notre époque (post-)moderne n'a que le personnel politique inculte et menteur qu'elle mérite pour l'avoir sécrété tel. Sauf que le citoyen moyen n'a aucun effort d'identification à fournir pour être en plein accord avec lui sur ces points puisqu'il est le produit de la même infrastructure, l'effet des mêmes causes que le personnel politique, même si celui-ci est, effectivement, le vecteur manifeste et donc, envié comme tel par le citoyen moyen, du mépris pour la vérité ou la véracité. Dans tous les cas, comment s'étonner que le contexte culturel du capitalisme pourrissant promeuve désormais le mépris de la culture et de la sincérité comme valeurs cardinales ?

Donc, si Katharine Viner nous semble pleinement fondée à constater, à propos de la campagne référendaire britannique du printemps dernier que "the listless remain campaign [...] quickly found that the currency of fact had been badly debased"(the Guardian, 12 juillet 2016), en revanche, on ne voit pas très bien pourquoi cette ère d'incrédulité pandémique à l'égard de la vérité aurait débuter avec cette campagne au point que "this was the first major vote in the era of post-truth politics"(loc. cit.). Les causes du mal, pour historiquement récentes qu'elles soient, sont certainement plus profondes que ne le suggère notre journaliste. Ce qui nous semble, en revanche, particulièrement récent, ce n'est pas tant le mal lui même mais plutôt son mode de transmission, le vecteur pathologique qui le propage et l'aggrave brutalement. Pour Marx, nous l'avons vu, "l’ensemble des rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées"(Marx, Critique de l’Économie Politique). Que l'on adhère ou non à la conception collectiviste et classiste de la conscience humaine20 qui est celle de Marx, il reste que, tout en étant infrastructrurellement déterminée, notre conscience demeure néanmoins superstructurellement déterminante en ce qu'elle a pour fonction de justifier, de perpétuer et de renforcer l'infrastructure, c'est-à-dire, rappelons-le, les rapports économiques de production et les rapports sociaux de répartition des richesses. Marx et Engels appellent "idéologie" ce contexte de normalisation des consciences toujours conforme à l'intérêt objectif de l'infrastructure. Dans la mesure, en effet, où : "la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux, qui font justement d’une classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. [Dès lors] la division du travail […] prend aussi, dans la classe dominante, la forme de la division du travail intellectuel et du travail matériel, de sorte que, à l’intérieur de cette classe, l’une des parties présente ses penseurs attitrés, les idéologues"(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande). En admettant que l'on ait isolé l'idéologie comme facteur de génération de l'illusion conservatrice de l'ordre socio-économique, il reste encore à découvrir son mode de transmission. Ou, pour employer une autre analogie : après avoir isolé le germe pathogène, il faut se demander quelle en est la voie de propagation. Marx répond que "la production des idées, des représentations, de la conscience, est, de prime abord, directement mêlée à l’activité et aux relations matérielles des hommes : elle est le langage de la vie réelle. [...] Dès l’origine, l’“esprit” est frappé de la malédiction d’être entaché de la matière : il emprunte la forme des couches d’air agitées, de sons, bref, la forme du langage. Le langage est donc aussi vieux que la conscience, il est la conscience réelle, pratique, aussi présente pour les autres hommes que pour moi-même, et comme conscience, le langage naît du seul besoin de la nécessité du commerce avec d’autres hommes"(Marx, l’Idéologie Allemande). Les idées dominantes constitutives de l'idéologie empruntent donc nécessairement la voie du langage21. Ce qui confirme la relation interne22 qu'Aristote établit entre la nature de l'homme comme animal politique (zôon politikon) et la nature de l'homme comme animal parlant (zôon logon ekhôn) : "la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, 1253a). Donc, ces facteurs idéologiques qui, dans un contexte de crise aiguë de l'infrastructure capitaliste, nous découragent de la vérité et de la véracité ne sont nullement de mystérieux sortilèges maléfices mais, tout bonnement, des éléments de langage, ou, comme les nomme Wittgenstein, des jeux de langage23. Sauf que, et la philosophie de Platon le montre bien, le langage comme voie de transmission du virus idéologique n'est évidemment pas né d'hier. Raison pour laquelle il nous paraît pertinent de chercher dans la particularité d'une certaine pratique (post-)moderne du langage, ou, si l'on préfère, dans un certain jeu de langage typiquement (post-)moderne, l'explication de la nouveauté radicale de ce soupçon paroxystique dont la vérité et la véracité font les frais et que d'aucuns ont cru bon de baptiser "post-truth era". "Donner des ordres, décrire un objet, inventer une histoire, faire du théâtre, chanter, plaisanter, compter, [...], sont des jeux de langage qui font partie d'une forme de vie"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §23)24. La liste est ouverte. On peut y ajouter : envoyer des SMS en mode "texto", "chater" sur des "forums" virtuels et, évidemment, créer et alimenter des sites d'"information" sur Internet. Quoi de plus nouveau, en effet, dans la chronologie de l'émergence des jeux de langage que ceux dont l'existence est liée à ce qu'il est convenu d'appeler la "Troisième Révolution Industrielle". L'apparition récente des "réseaux sociaux" virtuels aurait donc bien pu favoriser l'augmentation exponentielle de la quantité de fake news, de fausses nouvelles, de telle sorte que, face à une quasi-impossibilité de distinguer le vrai du faux, l'opposition, pour l'individu Lambda, en deviendrait, de facto, caduque. Ce qui donnerait raison à ceux qui y voient, sinon la cause profonde, du moins la cause immédiate du mal. Sauf que cette piste s'avère vite doublement problématique : d'une part, nous dit Patrick Michel dans "Post-Vérité" et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles25, "avoir la vérité de son côté ne suffit plus, nous dit-on, à persuader les électeurs, davantage enclins à suivre celles et ceux qui font appel à leurs émotions et à leurs croyances personnelles [c'est-à-dire], pour reprendre les termes d’une définition donnée par la rubrique « Les Décodeurs » du Monde : « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur l'opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles »"(loc. cit.) ; et, d'autre part, "la diffusion de fausses nouvelles n’est pas apparue avec la création des réseaux sociaux : si les médias dits traditionnels vérifient, contredisent et rétablissent les faits, il ne fait aucun doute qu’il leur arrive également de diffuser des mensonges, et plus fréquemment encore des informations biaisées ou tronquées"(loc. cit.). Donc, après nous être demandé en quoi "la vérité a perdu sa valeur de référence dans le débat public, au profit des croyances et des émotions suscitées ou encouragées par les fausses nouvelles", nous allons, à présent, examiner ce lieu commun journalistique selon lequel "la « post-vérité » [serait] suscitée[...] ou encouragée[...] par les fausses nouvelles devenues virales grâce aux réseaux sociaux"(loc. cit.).

Premier sous-problème : "avoir la vérité de son côté ne suffit plus, nous dit-on, à persuader les électeurs [dans un contexte où les] « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur la doxa que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles »"(loc. cit.). Ce premier aspect sera vite traité dans la mesure où, d'abord, nous savons déjà (cf. supra) que la persuasion du plus grand nombre, tout particulièrement dans le domaine de la direction de la Cité, n'a jamais été l'effet mécanique de l'administration de la vérité26 (ou de ce qui est supposé tel) par une autorité intellectuelle, mais résulte de nombreux facteurs parmi lesquels le mimétisme social occupe une place prépondérante, notamment lorsqu'il s'agit de s'abstenir de fournir un effort. Ensuite, nous avons déjà longuement analysé et critiqué, dans trois autres articles, le mythe selon lequel, pour agir bien, il faudrait et il suffirait de savoir ce qu'il faut entendre par "bien"27. Dans le premier d'entre eux28, nous avons montré que la supposée différence de nature entre croyances et connaissances est très critiquable en ce qu'elle procède de l'évidence cognitiviste selon laquelle il existerait, en chacun d'entre nous, une sorte d'analyste pleinement rationnel qui dirigerait nos actes à partir des informations ou connaissances soi-disant stockées dans notre cerveau comme dans une mémoire d'ordinateur. À cette pseudo-évidence, nous avons, à l'instar de Spinoza, opposé le caractère conatif de la motivation de nos actes qui engage indistinctement connaissances et croyances dans une même tendance à persévérer en notre être, de sorte que nos intentions d'agir sont des rationalisations post festum exigées par les règles de consistance de certains de nos jeux de langage plus souvent que des décisions distinctes de nos actes et préalables à ceux-ci. Dans le second29, nous avons montré que, tout particulièrement en ce qui concerne l'enjeu fondamental de cohérence de notre identité personnelle, nous pouvons tout à fait savoir que K et ne pas croire que K ou croire que non-K. Ce comportement, apparemment30 très irrationnel et  que nous avons appelé, après d'autres, la "mauvaise foi", suffirait, à lui seul, pour expliquer que l'individu Lambda peut tout à fait, dans des circonstances données, savoir le vrai et agir en contradiction avec ce qu'il sait. Dans le troisième31 enfin, nous expliquions que, contrairement à une analogie particulièrement prégnante, parler à quelqu'un ne consiste pas à lui décocher une sorte de flèche qui, en fonction de la plus ou moins grande habileté de l'"archer", atteindrait ou manquerait une cible passive qui serait alors dite ou non comprendre. Wittgenstein montre à quel point une telle analogie nous induit en erreur sur la nature des jeux de langage dont les règles et les séquences successives nous influencent, certes, mais à la manière de raisons d'agir qu'ils nous fournissent pour justifier nos actes et nos intentions (nous en avons donné, supra, deux exemples : celui de Pascal à propos des "vices" d'Alexandre, et celui de Marx à propos du mode de fonctionnement de l'idéologie) et non pas à la manière d'un enchaînement causal mécanique32. Pour ces trois raisons (dignité conative de la croyance, recours toujours possible à la mauvaise foi, absence d'influence causale du langage), nous ne voyons pas très bien en quoi le fait que des électeurs seraient "davantage enclins à suivre celles et ceux qui font appel à leurs émotions et à leurs croyances personnelles [c'est-à-dire], pour reprendre les termes d’une définition donnée par la rubrique « Les Décodeurs » du Monde : « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur l’opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles »"(loc. cit.) constituerait une nouveauté radicale et, encore moins, un scandale moral. Ce qui nous paraît, en revanche, radicalement nouveau et proprement scandaleux, dans la vertueuse indignation de la journaliste du Guardian ainsi que dans celle de nombre de ses confrères relativement à l'épisode dit du "Brexit", c'est d'abord que l'on spécule à perte de vue sur les motivations des électeurs. Il nous semblait pourtant que l'obligation, toute symbolique, faite à l'électeur de passer par cette "boîte noire" que constitue l'isoloir interdisait a priori ce genre de questionnement33. Comme nous allons le voir, qu'il n'en soit rien est hautement significatif. Ce qui nous paraît tout aussi étonnant et scandaleux, c'est que, dans un système électoral dit de "suffrage universel" qui n'accorde, par anti-phrase, de valeur qu'au vote personnel et, par conséquent au suffrage non-universel mais particulier34, d'aucuns s'émeuvent de ce que "l'émotion et les croyances personnelles" jouent un rôle déterminant dans l'acte individuel de voter. Que, par exemple, l'émotion suscitée chez le travailleur Lambda par la perspective de son possible licenciement en raison des directives européennes qui interdisent, au nom de la sacro-sainte concurrence "libre et non-faussée", de subventionner une entreprise qui perd de l'argent, détermine, chez le même travailleur, la croyance selon laquelle le fonctionnement de l'Union Européenne laisse à désirer. En quoi est-ce là une preuve que "it becomes very difficult for anyone to tell the difference between facts that are true and “facts” that are not. The "leave" campaign was well aware of this"(Katharine Viner, the Guardian, 12 juillet 2016)35 ? En quoi le "fait" que l'Union Européenne est, pour ce travailleur, nécessairement une chance inouïe, devrait-il être "vrai" et le "fait" contraire "faux" ? Au nom de quoi l'awereness, la lucidité de la ""leave" campaign" doit-elle être réduite à l'exploitation cynique d'une telle confusion36 ? Bref, loin d'admettre que "avoir la vérité de son côté ne suffit plus, nous dit-on, à persuader les électeurs"(Patrick Michel, "Post-Vérité" et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles), nous disons qu'elle n'a jamais suffit et que, par ailleurs, dans un système politique où, par définition, toutes les opinions se valent, elle n'a pas à le faire. Par ailleurs, en insistant maintenant sur la nouveauté relative du phénomène, si, comme le dit Hannah Arendt, l'évolution récente du capitalisme consiste, entre autres, en ce que "tous les loisirs de l’animal laborans ne sont consacrés qu’à la consommation et plus on lui laisse du temps, plus ses appétits deviennent insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, de sorte que leur consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre sur le superflu : cela reste néanmoins de la consommation"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iii), de sorte que les hommes sont, notamment, transformés aussi en consommateurs de politique37 à la promotion de laquelle œuvrent les communicants publicitaires les plus réputés avec, bien entendu, les moyens matériels et les ressorts psychologiques de la bonne vieille publicité commerciale, comment s'étonner que le "choix émotionnel", le "coup de cœur", le "feeling" soit, dans l'acte de vote aussi déterminant que dans l'acte d'achat proprement dit ? Bref, est-il vraiment nécessaire de chercher bien loin ces "circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur l’opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles"(Patrick Michel, "Post-Vérité" et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles) ?

C'est pourtant ce que nous allons faire en passant à l'examen du second sous-problème de cette deuxième partie : "la diffusion de fausses nouvelles n’est pas apparue avec la création des réseaux sociaux : si les médias dits traditionnels vérifient, contredisent et rétablissent les faits, il ne fait aucun doute qu’il leur arrive également de diffuser des mensonges, et plus fréquemment encore des informations biaisées ou tronquées"(loc. cit.). Si la diffusion de fausses nouvelles, d'où qu'elles proviennent, n'a sans doute pas d'effet causal déterminant sur le comportement du citoyen moyen, et, en tout cas, pas plus que la diffusion de vraies nouvelles, nous avons néanmoins souligné en quoi une réelle pandémie de fausses nouvelles, d'une part, nous semble caractéristique de notre (post-)modernité, d'autre part, nous semble participer pleinement de l'idéologie d'un capitalisme agonisant. Et nous avons pas hésité à emboîter le pas de ceux qui mettent une telle infection en corrélation avec la très récente banalisation des "nouvelles technologies de la communication et de l'information", lesquelles font, potentiellement, de tout être humain, un (dés-)informateur pour son prochain. Seulement, là comme ailleurs, corrélation n'est pas causalité38. Autrement dit, nous n'avons aucune raison de croire que l'apparition des "réseaux sociaux" virtuels39 soit la cause, la raison suffisante, de l'inquiétante pandémie de fake news. Comme le souligne Patrick Michel, il nous semble, en effet, que "la diffusion de fausses nouvelles n’est pas apparue avec la création des réseaux sociaux"(loc. cit.). Doit-on rappeler qu'"il n’est pas nécessaire [au Prince] d’avoir beaucoup de qualités, mais plutôt de paraître les avoir"(Machiavel, le Prince, xviii) et que, lorsque Machiavel écrit cela, il n'est pas encore question de prétendre influencer, de quelque manière que ce soit, une "opinion publique", mais plutôt de faire comprendre que, puisque "le souverain n’aura comme objectif que sa propre conservation et celle de son État"(Machiavel, le Prince, xviii), lequel souverain "dispose d’un monopole de l’usage de la violence physique légitime, ce qui suppose des moyens matériels d’administration [parmi lesquels] l’existence d’une instance de contrainte physique"(Weber, le Savant et le Politique, ii), s'il peut, "grâce à la ruse, tromper l’esprit des hommes"(Machiavel, le Prince, xviii) de telle sorte que "les moyens qu’il emploie [soient] toujours approuvés du commun des hommes"(Machiavel, le Prince, xviii), alors c'est autant d'efforts de maintien de l'ordre social qui seront économisés par lui et pour lui ? Aussi, naturellement, la fabrique des fausses nouvelles a-t-elle, historiquement, partie liée avec la conservation du pouvoir en général et du pouvoir politique en particulier. Depuis la fausse donation de Constantin au pape Sylvestre au IV° siècle de notre ère jusqu'à la soi-disant découverte d'un stock d'armes de destruction massive en Irak, en passant par l'affaire Dreyfus, le Protocole des Sages de Sion ou l'affaire des époux Rosenberg, l'histoire politique de l'humanité se confond, en un certain sens, avec l'histoire du mensonge ou de la mauvaise foi officiels. Il n'y a donc aucune raison de considérer que notre époque (post-)moderne a inventé les fake news comme mode de communication politique. Ce qui, en revanche, est radicalement nouveau, tout aussi nouveau, en tout cas, que l'apparition d'Internet et des "réseaux sociaux" virtuels, et donc tout aussi corrélatif de la récente multiplication pandémique des fausses nouvelles, ce sont l'économisme, le spectacularisme, la dénonciation du complotisme, l'expertisme et l'obsession du fact-checking comme modes de fabrication et de diffusion desdites fake news.

L'économisme, c'est la promotion de l'être humain à la dignité d'"homo œconomicus" : "l'homo œconomicus peut être compris comme une allégorie de l'homme moderne par excellence qui, grâce aux institutions libérales, a remplacé les passions par les intérêts et, autant que possible, la politique et la violence par l'économie et la concurrence. […] Cette « vulgarité » de l'homo œconomicus n'est-elle pas la meilleure des garanties contre la tendance au fanatisme, les dérives belliqueuses et les risques de tyrannie implicites dans le choix de tels modèles de substitution ?"(Dictionnaire du Libéralisme, entrée « homo œconomicus »). L'économisme, c'est le triomphe posthume de Marx : l'"allégorie" de l'homo œconomicus non seulement est l'aveu implicite que l'infrastructure capitaliste (euphémisée en "libérale") détermine la conscience des hommes au point de se revendiquer seul paradigme possible de l'excellence humaine40, mais encore fonctionne à merveille, comme l'idéologie dont le capitalisme a besoin pour justifier et intensifier ce réductionnisme caricatural que Herbert Marcuse a justement baptisé "homme uni-dimensionnel". L'économisme, c'est donc la mort définitive d'Aristote : l'homme (post-)moderne n'est plus un zôon politikon ("animal politique") faute de skholè ("loisir"), mais un animal laborans ("animal travailleur"). Dans les années 1960, Hannah Arendt avait déjà signalé que "toutes les activités qui ne sont pas liées au travail sont considérées comme des "passe-temps"41 [...] : ce sont les loisirs (qu'il ne faut pas confondre avec la skholè antique, le loisir) [...]. Les activités de chacun n’ont aucune finalité en soi : elles ne représentent que la somme des forces de travail que l’on additionne de manière purement quantitative [...]. La dégradation des hommes en marchandises, dans une société qui ne juge pas les hommes en tant que personnes mais en tant que producteurs"42(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iii). Or, si l'homo œconomicus n'est plus motivé que par des intérêts, si on ne lui demande plus que de produire, par son travail ou sa consommation, de la plus-value, alors il est raisonnable de penser que l'idéologie va encourager toute forme d'information de nature à maximiser les intérêts des dominants, c'est-à-dire de ceux dont la propension à engendrer de la plus-value est le plus manifeste. Dans un tel contexte, l'information doit donc être traitée comme une marchandise comme une autre. Qu'elle soit fabriquée industriellement par des professionnels dûment appointés dont c'est le métier ou bien produite artisanalement par des contributeurs occasionnels avides plutôt de reconnaissance symbolique, la marchandise "information" est systématiquement destinée à être vendue à des clients, des consommateurs ou des annonceurs publicitaire, par les entreprises qui la collectent dans l'espoir de générer un bénéfice net qui sera, par la suite, redistribué aux actionnaires sous la forme de dividendes. De ce point de vue, nous ne faisons aucune différence entre une entreprise qui produit un journal papier, une autre qui fabrique des émissions de télévision, une autre qui gère des "réseaux sociaux" virtuels, une autre enfin qui héberge des séquences vidéo sur Internet : tout est bon à prendre et à diffuser dès lors qu'il s'agit de réaliser du profit43. Comme le dit satiriquement Jacques Bouveresse "la seule forme de liberté que la grande bataille pour la liberté de la presse a permis de conquérir est [...] contrairement à ce que l'on prétend, bien différente de la liberté de l'esprit, avec laquelle elle n'a plus guère de rapport, et se réduit en fait essentiellement à celle du marché, avec toutes les possibilités d'exploitation cynique de la crédulité de l'acheteur, de manipulation, de fraude, d'escroquerie et de tromperie sur la marchandise qui en résultent [...]. Comme toutes les entreprises qui sont axées principalement sur la recherche du profit, celles de la presse ont évidemment un besoin essentiel de faire croire à l'opinion publique qu'elles remplissent en réalité une fonction beaucoup plus noble et ne travaillent, en fait, que pour le plus grand bien de tous. Mais la différence avec les autres est qu'elles disposent de moyens exceptionnellement puissants et efficaces pour faire accepter leur mensonge"(Bouveresse, Schmock ou le Triomphe du Journalisme, i).


1Par exemple, chez Aristote : "la sagesse [théorique] consiste à rechercher la vérité dans ce qui est universel et nécessaire, […] tandis que la [sagesse pratique] consiste à être capable de vouloir comme il convient ce qui peut être bon et utile"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b).
2"Ce n’est pas parce que nous pensons d’une manière vraie que tu es blanc, que tu es blanc ; mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous sommes dans la vérité"(Aristote, Métaphysique, 1051b7).
3"Le post-moderne serait ce qui, dans le moderne, allègue l'imprésentable dans la présentation elle-même ; ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus d'un goût qui permettrait d'éprouver en commun la nostalgie de l'impossible ; ce qui s'enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en jouir, mais pour mieux faire sentir qu'il y a de l'imprésentable. Un artiste, un écrivain post-moderne est dans la situation d'un philosophe : le texte qu'il écrit, l'œuvre qu'il accomplit, ne sont pas, en principe, gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d'un jugement déterminant, par l'application à ce texte, à cette œuvre, de catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que l'œuvre recherche. L'artiste et l'écrivain travaillent donc sans règles et pour établir les règles de ce qui aura été fait"(Lyotard, Réponse à la Question : qu'est-ce que le Postmoderne ?, in Critique n°419, avril 1982). La définition de la post-modernité par Lyotard concerne la représentation artistique et, plus précisément, la littérature. Aussi orthographierons-nous désormais "(post-)modernité" pour suggérer l'extension analogique de cette notion au champ épistémique et au champ moral sans en donner de définition plus précise. Le propos de Lyotard disant qu'"en simplifiant à l'extrême, on tient pour post-moderne l'incrédulité à l'égard des métarécits"(loc. cit.) pourrait en tenir lieu mais il faudrait la replacer dans le contexte de la pensée de l'auteur, ce que nous ne ferons pas ici.
4Nous parlerons désormais de doxa plutôt que d'opinion, à plus forte raison, d'opinion publique dont la lecture de Pierre Bourdieu nous a, depuis fort longtemps, convaincu de son inexistence (cf. la conférence donnée par le sociologue en janvier 1972 et accessible, notamment, sur le site d'ACRIMED). Par doxa, nous entendrons, au sens de Platon, le degré zéro de la connaissance : "l'opinion [doxa] vraie accompagnée de justification [logos] est connaissance [épistèmè], mais [...], dépourvue de justification, elle est en dehors de la connaissance"(Platon, Théétète, 201d).
5"Je pensai qu’il fallait [...] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût absolument indubitable"(Descartes, Discours de la Méthode, IV).
6"Je n’imite pas les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être toujours irrésolus, car au contraire, tout mon dessein ne tend qu’à m’assurer"(Descartes, Discours de la Méthode, IV).
7"L'idée qu'il n'y a pas de vérité ; qu'il n'y a pas de nature absolue des choses, de " chose en soi ". Ce n'est là que du nihilisme, et le plus extrême"(Nietzsche, la Volonté de Puissance, §112).
9Pour ne prendre que l'exemple des Présidents de la V° République en France, "si la France n'a pas encore connu, à l'instar de la démocratie d'outre-Atlantique avec Reagan ou Bush junior [pour ne rien dire de Trump !], de président au capital culturel notoirement limité, les manifestations d'inculture de son personnel politique se multiplient [...]. Fils d'un professeur de langues anciennes, le fondateur de la V° République a été biberonné à la culture la plus classique qui soit. Initié dès son plus jeune âge aux péripéties de l'histoire romaine chez les jésuites, ses références littéraires sont aussi catholiques et nationales -il lit par exemple avec avidité Maurice Barrès et Charles Péguy [...]. Le successeur du général De Gaulle, son premier ministre Georges Pompidou, est une autre incarnation (quasi-parfaite) de cette intrication bien française. Fils de professeur lui aussi, le deuxième président de la Ve République française est un pur produit de la méritocratie. Curieux et hypermnésique, il acquiert pendant sa scolarité une somme de connaissances impressionnante sans grands efforts [...]. Avec Valéry Giscard d'Estaing commence-t-on peut-être à entrevoir un point d'inflexion. En effet, l'alors jeune président est plus un technocrate, un technicien de l'économie extrêmement doué, qu'un sage littéraire et philosophe [...]. Une certaine idée (bien française) de la culture semble revenir au pouvoir avec François Mitterrand, [qui] est en effet un homme de livres, dont il pouvait chérir autant sinon plus les qualités d'objet, en tant que collectionneur, que le contenu littéraire [...]. Jacques Chirac apparaît, du point de vue de culture générale (mais peut-être pas seulement), comme un président de transition. De manière paradoxale, en effet, il allie un certain raffinement culturel semblable à celui de ses prédécesseurs à une forme de vulgarité annonciatrice de celle de ses successeurs [...]. Nicolas Sarkozy et François Hollande sont les représentants d'une nouvelle ère. Ils ne sont tout d'abord ni l'un ni l'autre des « hommes de culture », dans le sens où la lecture, l'écriture, l'art et la réflexion philosophique ne semblent pas -c'est du moins ce que suggèrent les biographies et les témoignages disponibles- compter parmi les éléments fondamentaux de leurs personnalités"(Romain Treffel, la Culture Générale des Présidents Français, texte complet sur les Blogs du Huffington Post).
10"Oderint dum metuant [qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent]" disait Caligula. On pourrait ajouter "qu'ils me dénigrent ...". Ou, comme le disait aussi Alain, "contentez-vous d’être riches et renoncez à être juste [car] la justice, c’est l’égalité"(Alain, Éléments de Philosophie, VI, iv).
11Le latin, comme le grec ont deux mots distincts pour "autre" : alter comme λλος désignent une altérité numérique comme complément au sein d'une similitude générique, tandis qu'alius comme ἔτερος désignent une altérité qualitative comme opposition générique. L'altérité girardienne est une altérité du deuxième genre.
12Dans du Côté de chez Swann de Proust, la très snob et bourgeoise Mme Verdurin (A) est admirative à l'égard de la culture et la distinction (C) de Swann (B). La preuve de son admiration, c'est l'admission au nombre des habitués de son salon. Or, comme la culture et la distinction de Swann sont, manifestement, très supérieures aux siennes, il s'installe peu à peu un double embarras (haine grandissante de Mme Verdurin pour Swann mais aussi haine de Mme Verdurin pour elle-même à travers la mauvaise foi qu'elle met à trouver un prétexte à son exclusion) qui se poursuit en médisance de plus en plus acerbe et qui se finit en exclusion pure et simple du salon.
13Pour la pensée sociale classique, au contraire, c'est la similitude qui permet de comprendre la propension au mimétisme du désir : "si nous imaginons quelqu'un de semblable à nous comme affecté d'une certain affect, cette imagination exprimera une affection de notre corps semblable à celle du corps extérieur ; et par suite, de cela seul que nous imaginons une chose semblable à nous comme affectée d'un certain affect, nous éprouverons un affect semblable au sien"(Spinoza, Éthique, III, 27).
14"Les Grecs jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile des occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie [...]. L’institution antique de l’esclavage [...] fut une tentative pour éliminer le travail de la condition humaine : ce que les hommes partagent avec les animaux, on ne le considérait pas comme humain"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iii).
15"Ces vérités me paraissent, si je peux dire, tenir l’une à l’autre et former toute une chaîne. Et, si je peux dire, ces vérités sont enchaînées les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de diamant [...] des arguments que tu ne vas pas pouvoir rompre, ni toi, ni quelqu’un d’autre, encore plus impétueux que toi"(Platon, Gorgias, 509a), dit Socrate (le philosophe) à Gorgias (le rhéteur).
16 "L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur"(Pascal, Pensées, B100).
17"Dans le totalitarisme, tous les hommes sont, au même titre, devenus superflus"(Arendt, le Système Totalitaire, iv). Cf. Haine de soi, Haine de l'autre et Totalitarisme.
18On pourrait ajouter que, comme Freud l'a remarqué sans détour : "il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu'elle n'admet ni compromis ni restriction"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse). Or la tolérance (entendue comme absence d'effort de rigueur, comme indifférentisme généralisé et non pas, bien entendu, comme vertu morale) est une autre valeur cardinale de la (post-)modernité. Comme l'a également souligné Foucault, "il s’agirait de savoir si la volonté de vérité n’exerce pas, par rapport au discours, un rôle d’exclusion analogue à celui que peut jouer l’opposition de la folie et de la raison, ou le système des interdits"(Foucault, Leçons sur la Volonté de Savoir).
19"La question de la véracité, distincte de celle de la vérité, relève d'une problématique plus générale de l'attestation, elle-même appropriée à la question de l'ipséité : mensonge, tromperie, méprise, illusion, ressortiraient à ce registre"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 2), l'"ipséité" étant, pour Ricœur, "la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 1). Cf. ne pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et Capitalisme.
20"À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes"(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande).
21Comme le dit aussi Wittgenstein, "penser n’est pas un processus incorporel que l’on puisse détacher de la parole"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47). Et "plutôt que de dire "sans langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement" nous devrions dire "sans langage, nous ne pourrions nous influencer mutuellement""(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §570).
22"Une propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la possède pas"(Wittgenstein, Tractatus, 4.123).
23"Ces systèmes de communication, nous les appellerons jeux de langage car ils sont apparentés à ce que nous appelons "jeu" dans le langage ordinaire"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 81).
24On remarquera, en passant, que "décrire un objet", autrement dit énoncer une proposition descriptive susceptible d'être vraie1 ou fausse1 n'est qu'un jeu de langage parmi une infinité d'autres. C'est une autre manière de dire que, pour fondamentalement importante qu'elle soit, la valeur de vérité1 n'est qu'une valeur parmi une infinité d'autres.
25Texte consultable sur le site d'ACRIMED.
30Nous disons "apparemment" pour rappeler deux choses. D'une part, que les normes de rationalité peuvent être très différentes en fonction du jeu de langage qui se joue et, à l'intérieur du même jeu de langage, en fonction du degré de maîtrise de ses règles : la rationalité politique n'a pas grand chose à voir avec la rationalité mathématique et, même dans le cadre du même jeu, ainsi que nous l'avons dit dans Wittgenstein et la Musicalité non-Toxique du Langage, la rationalité du joueur honnête n'est pas celle du tricheur. D'autre part, qu'en fonction des critères de rationalité que l'on aura adoptés (critère de la déductibilité logique, critère de stricte vérité-correspondance, critère -dit de Clifford- de la croyance suffisamment étayée, critère de la cohérence narrative, etc.), un comportement C1 pourra être dit plus ou moins rationnel qu'un comportement C2 mais certainement pas rationnel ou irrationnel dans l'absolu.
32Y compris dans le jeu de langage publicitaire à propos duquel nous nous demandions, dans l'article sus-indiqué, si les annonceurs publicitaires accepteraient d'investir, en France et annuellement, entre 1,5 et 2 % du PIB français, pour équiper des archers qui n'atteignent leurs "cibles" que de façon si peu probable et totalement erratique. Preuve, selon nous, que l'efficacité du message publicitaire doit se trouver ailleurs que dans son soi-disant effet causal.
33"Le suffrage [...] est toujours universel, égal et secret"(Constitution Française de 1958, art.3).
34"La volonté générale, qui ne regarde qu’à l’intérêt commun, ne doit pas être confondue avec la volonté de tous qui n’est qu’une somme de volontés particulières"(Rousseau, du Contrat Social, II, 3).
35Texte consultable sur le site du Guardian.
36Certes, l'argument de l'incertitude économique fut loin d'être le seul argument ("mensonger", forcément) de la "leave" campaign. Il est probable que les arguments xénophobes ou racistes ont aussi joué un rôle important. Mais, quand bien même de tels arguments, habilement utilisés par des "populistes" (autrement dit des démagogues mus par de basses motivations machiavello-wébériennes qu'ils sont les seuls à avoir, bien entendu) auraient eu l'importance capitale que la "remain" campaign (dont les motivations furent,naturellement , quant à elles, parfaitement désintéressées !) veut bien leur attribuer, comment peut-on ne pas comprendre que des travailleurs pauvres et désespérés, des êtres qui, au sens d'Aristote, ne sont même plus des hommes authentiques faute d'avoir, à la fois le loisir de penser et des perspectives de vivre bien un jour, défendent, comme le feraient des animaux traqués, ce qu'ils croient être les conditions minimales de leur propre survie ?
37Une preuve en est qu'il n'y a plus, aujourd'hui, de campagne électorale, mais, simplement une "offre politique" (sic !).
38Comme le dit Hume, "nous contenterons-nous donc de ces deux relations de contiguïté et de succession, jugeant qu'elles nous offrent une idée complète de la causalité ? En aucune manière. Un objet peut être contigu et antérieur à un autre objet sans qu'on le regarde comme sa cause. Il y a une connexion nécessaire à prendre en considération, et cette relation est d'une importance beaucoup plus grande que n'importe laquelle des deux précédentes. [Or] de la simple répétition d’événements passés, fût-elle à l’infini, il ne naîtra jamais aucune idée [...] de connexion universelle et nécessaire"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 6). Autrement dit, l'inférence "post hoc ergo propter hoc" ("après donc à cause de") est un sophisme.
39Là encore, on admirera l'oxymore : quelle sorte de sociabilité la relation virtuelle d'un individu virtuel avec un autre individu virtuel peut-elle donc faire naître ? Au sujet, par exemple, de la qualité réelle de la sociabilité sur les "forums" soi-disant philosophiques, cf. Forum Philosophique et Internet.
40Notamment, depuis que la chute du mur de Berlin a signé la "fin de l'histoire" !
41"Chaque fois que l’homme moderne veut insister sur le sérieux de son activité, il a le mot “travail” à la bouche"(Kurz-Lohoff-Trenkle, Manifeste contre le Travail, xiv).
42Doit-on rappeler que, tout libéral qu'il soit, Kant exprime ainsi son impératif catégorique : "agis de telle sorte que tu traites l’humanité [i.e. la qualité d’être humain] aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 429).
43Ce que les bénéficiaires et, parfois même les dindons de la farce (salariés, contributeurs, consommateurs), nieront énergiquement. Dénégation tout à fait symptomatique pour Pierre Bourdieu : "la dénégation repose sur le refoulement ou la censure de l’intérêt économique qui doit rester caché, c’est le refoulement permanent de la dimension économique"(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi). À propos du régime économique de l'information, on entendra, en effet, parler de "création d'emplois", de "sauvegarde de l'emploi", de "pluralisme démocratique", de "déontologie", de "valeurs éthiques" et autres fadaises. Bourdieu nomme "économie des échanges symboliques" "la transfiguration des relations de domination et de soumission en relations affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme propre à susciter un enchantement"(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi). Pour lui, il est typique que "l’économie des biens symboliques repose sur le refoulement ou la censure de l’intérêt économique, c’est-à-dire le prix, qui doit être caché ou, du moins, laissé dans le vague"(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi).

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