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mardi 18 octobre 2016

WITTGENSTEIN, EXPRESSIVITE VERBALE ET EXPRESSIVITE MUSICALE.

Dans son grand roman consacré à l'apprentissage de la musique et intitulé Corps et Âme1, Franck Conroy met en scène un jeune pianiste prodige, Claude Rawlings, qui, à un certain moment doit jouer une pièce de Mozart en étant accompagné par Peter, un enfant qui lui a été présenté comme un violoniste particulièrement précoce. L'un et l'autre se livrent donc, de concert, à l'interprétation d'un passage des Sonatines Viennoises : "Claude joua facilement, presque machinalement, concentrant toute son attention sur le violon et premièrement pour connaître la raison pour laquelle il sonnait de manière si bizarre. L'enfant savait jouer -il était certainement en train de jouer les notes, avec un son ténu et pratiquement pas de vibrato- et, cependant, le résultat était complètement mécanique. Le rythme était correct mais les notes ne formaient pas une ligne continue. Elles tombaient l'une après l'autre, uniformément. "Ravissant" s'exclama [la mère de Peter] lorsqu'ils eurent terminé. Claude demeura perplexe. L'enfant n'avait fait aucune erreur, il avait même respecté les indications et nuances, quoique de manière rudimentaire, et, de toute évidence, consacré des centaines d'heures à l'instrument. Mais pourquoi, et comment, avait-il pu se livrer à un tel travail sans le moindre sentiment musical ?"(op. cit., vii). Au fond, la question que se pose le pianiste à propos du violoniste est : comment est-il possible de jouer d'un instrument, tout à la fois sans qu'on puisse y déceler la moindre infraction aux règles de l'exécution, mais, en même temps, sans rien exprimer du tout ? Posée d'une autre manière, la question revient à se demander comment et pourquoi, tout en étant nécessaire, la parfaite maîtrise des règles d'un jeu ne suffit apparemment pas pour que le joueur puisse être dit comprendre ce qu'il joue. Ce qui suppose qu'au-delà des règles du jeu explicites dont la fonction de l'apprentissage est, au premier chef, de garantir la maîtrise, il y a quelque chose d'implicite qui, sans faire peut-être l'objet d'un apprentissage systématique, est néanmoins pragmatiquement attendu lors de l'exécution d'une phase de ce jeu, attente qui, lorsqu'elle est déçue, incline à l'imputation de surdité (ou de cécité) du joueur à un aspect d'autant plus important de la pratique du jeu que son défaut semble abolir la distinction entre le joueur humain et la machine. Ce "quelque chose", Franck Conroy l'appelle ici sentiment musical. Nous verrons que Wittgenstein le nomme, plus simplement, expression, ce qui, outre de couper court à l'ambiguïté psychologisante du terme "sentiment", possède l'avantage d'inscrire l'expressivité musicale dans le cadre de l'expressivité dans un jeu en général et dont le paradigme est, pour lui, le jeu de langage.


Wittgenstein remarque que "quand je lis un poème, ou une prose expressive, et surtout quand je la lis à haute voix, il se produit bien pourtant quelque chose dans cette lecture qui ne se produit pas quand je ne fais que survoler les propositions pour en retirer simplement l'information qu'elles contiennent"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1059). Autrement dit, il se pourrait bien que je sache parfaitement déchiffrer un poème et que je respecte même toutes les règles de la prosodie (rythme, quantité, scansion, allitérations, assonances, etc.), bref, que je me conforme à toutes les informations que le texte me communique explicitement sans pour autant que je dise ce poème avec expression. Cette remarque, qui suppose une distinction entre la lecture et le déchiffrage2, suggère clairement qu'"il se produit bien pourtant quelque chose", en l'occurrence, quelque chose d'implicite qui doit se trouver au-delà de ce qui est dit explicitement par et dans le texte et que le lecteur doit, bien entendu, rendre aussi fidèlement que possible. Très tôt dans son évolution philosophique, Wittgenstein élabore une dichotomie, au sein même du langage, entre ce qui se dit et ce qui se montre sans se dire : "ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression linguistique, l’usage des signes le montre [was in den Zeichen nicht zum Ausdruck kommt, das zeigt ihre Anwendung]"(Wittgenstein, Tractatus, 3.262). Ce qui se dit dans la langue n'a pas nécessairement la forme d'une proposition : ce peut être une simple locution, une simple onomatopée, voire une simple suite de mots inintelligible. Or, même dans le cas idéal où ce qui se dit se dit sous la forme d'une proposition3, donc même lorsque l'on prétend dire quelque chose de la réalité, autrement dit décrire la réalité, nécessairement, on montre aussi quelque chose qui ne peut se dire : "il y a assurément de l'indicible. Il se montre. C'est le mystique [das Mystiche]" (Tractatus, 6.522). Un peu à la manière de Pascal qui avait remarqué que même dans le langage scientifique le plus rigoureux, il y a de l'indémontrable4, Wittgenstein opère un passage par la limite en soulignant que même dans le langage scientifique le plus rigoureux, il y a de l'indicible5. Car, s'il est vrai que "la totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature"(Wittgenstein, Tractatus, 4.11), il n'en est pas moins vrai qu'"une proposition ne peut pas dire ce qu’elle a de commun avec la réalité : sa forme logique [...]. Pour pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions, avec la proposition, nous placer au dehors de la logique [...]. Une proposition pourvue de sens [c'est-à-dire vraie ou fausse] ne peut représenter sa forme logique, elle en est le miroir. Ce qui se reflète dans la langue, ce qui se montre, c’est donc la forme logique de la proposition. [...] Et ce qui peut être montré ne peut être dit [par une proposition vraie ou fausse]"(Wittgenstein, Tractatus, 4.12-4.121-4.1212). Ce qu'il appelle "forme logique", autrement dit ce par quoi la proposition dit quelque chose de la réalité sans pouvoir soi-même être dit mais seulement montré, est donc, d'emblée posé comme condition de possibilité de la représentation d'une image en général à son référent en général. C'est ainsi que "le disque de phonographe, la pensée musicale, la notation musicale, les ondes sonores sont tous, les uns par rapport aux autres, dans la même relation représentative interne que le monde et la langue : à tous est commune la structure logique. Image et référent sont dans la même relation représentative interne que le monde et la langue ; au monde et à la langue [...] est commune la structure logique"(Wittgenstein, Tractatus, 4.014). La relation du langage au monde a donc bien, pour Wittgenstein, le statut d'un paradigme pour penser la relation de représentation que toute image entretient avec son référent. Il y a donc clairement, pour Wittgenstein, dans la pensée musicale comme dans toute pensée, c'est-à-dire dans tout effort pour se rapporter consciemment au réel et (se) le représenter, quelque chose qui ne peut se dire mais seulement se montrer. Ce qui se montre, dans le langage comme dans la musique, cet indicible, que Wittgenstein appelle "le mystique", c'est d'abord la forme logique, c'est-à-dire la forme-même de la représentation du réel, ce par quoi la représentation du réel est possible.

En ce sens, Wittgenstein est tout à fait fondé à affirmer que "la logique est transcendantale"(Wittgenstein, Tractatus, 6.13)6. Or, comme il le développe par ailleurs abondamment dans le même ouvrage, la logique est loin d'être la seule forme a priori qui se montre dans l'effort que nous faisons pour penser, que ce soit au moyen du langage stricto sensu ou par un autre moyen : "il est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et même chose)"(Tractatus, 6.421). Outre dans la logique, il y a donc, nous dit Wittgenstein, dans l'éthique, l'esthétique, et dans le domaine des valeurs en général, d'autres outils qui nous rendent, a priori, capables de nous mettre en relation avec le monde sans pour autant appartenir aux faits du monde. Car si "le monde est tout ce qui a lieu [die Welt ist alles, was der Fall ist]. Le monde est la totalité des faits non des choses"(Wittgenstein, Tractatus, 1, 1.1), alors "le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive. Il n'y a en lui aucune valeur, et s'il y en avait une, elle serait sans valeur. S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui a lieu et à tout état particulier"(Tractatus, 6.41). D'ailleurs, l'ouvrage-même dans lequel Wittgenstein expose son dualisme des faits que l'on peut dire et des valeurs qui sauraient seulement se montrer, loin de constituer ce traité théorique de logique formelle auquel on le réduit encore trop souvent, "consiste en deux parties : l'une est celle qui est présentée ici, l'autre comprend tout ce que je n'ai pas écrit. Et c'est précisément cette seconde partie qui représente l'essentiel. En effet, mon livre trace les limites de l'éthique de l'intérieur [...] et je suis convaincu qu'elles ne peuvent être tracées rigoureusement que de cette façon"(Wittgenstein, lettre du 10.11.1919 à Ludwig von Ficker). Bref, tout ce que Wittgenstein tente d'y dire7, non seulement s'accompagne nécessairement de quelque chose qui s'y montre, mais, de plus, ce n'est pas ce qui est dit mais ce qui est montré par et dans ce qui est dit qui, au fond, est important, supérieur : "comment est le monde, ceci est, pour le Supérieur [das Höhere], parfaitement indifférent. [...] Les faits appartiennent tous au problème à résoudre, non à sa solution"(Wittgenstein, Tractatus, 6.432-6.4321). Bref, Wittgenstein reprend à son compte une conception qui remonte à Aristote et qui consiste à définir l'humanité, non par le fait physico-biologique de son existence ou par l'interaction de ce fait avec les autres faits qui constituent le monde8, mais par la valeur qu'il donne à de tels faits9 et qui est, littéralement, une fonction des faits. En d'autres termes, nous autres humains valorisons les faits dans le sens où nous leur appliquons nécessairement une fonction, disons d'humanisation, par laquelle nous nous les approprions afin, comme le dit encore une fois Aristote, de vivre le mieux possible10. Il n'existe pas, pour nous, de fait brut : tout fait est valorisé. A minima, dans le cas le plus strict et le plus rigoureux qui est celui des propositions des sciences de la nature, cette valorisation correspond aux valeurs de vérité qui constituent un corpus théorique. Mais, ajoute-t-il aussitôt, "à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.53-6.52). Ce qui veut dire que cette valorisation par la vérité et la fausseté ne suffit encore pas à résoudre les problèmes de notre vie qui se résument tous à un seul : quel est le sens de la vie ? Et c'est là qu'interviennent, pour Wittgenstein, l'éthique et/ou l'esthétique comme effort conscient pour tenter de donner, en conjonction avec la science, de la valeur, c'est-à-dire du sens à notre vie : "c'est seulement de la conscience de l'unicité de ma vie que naissent la religion - la science - et l'art [...] et cette conscience, c'est la vie même"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 01/08/16)11.


On peut donc dire que ce qui se montre, ce qui accompagne nécessairement ce que je dis dès que lors je rends manifeste ma pensée (pour moi-même ou pour autrui), c'est un certain degré de "conscience de l'unicité de ma vie" par lequel je donne plus ou moins de valeur à ce que j'entreprends de penser et, partant, à ma vie. Ce "degré de conscience", Wittgenstein l'appelle représentation synoptique : "la représentation synoptique nous procure la compréhension qui consiste à "voir les connexions" [Die übersichtliche Darstellung vermittelt das Verständnis, welches eben darin besteht, daß wir die "Zusammenhänge sehen"]. Le concept de représentation synoptique a, pour nous, une signification fondamentale. Il désigne notre forme de représentation, la façon dont nous voyons les choses (s'agit-il d'une Weltanschauung ?)12"(Wittgenstein, Recherches Philosophique, §122). C'est donc par cela que l'on doit définir l'expressivité au sens de Wittgenstein : dire que ma lecture ou mon jeu sont plus ou moins expressifs, c'est dire qu'à travers ce que je lis ou joue, se manifeste nécessairement l'importance plus ou moins grande que j'accorde au contenu explicite de cette pensée sur laquelle je focalise mon attention ou j'attire l'attention d'autrui. Or cette importance est une importance pour ma vie : je comprends, en lisant ou en jouant, dans quelle mesure la pensée que j'assume actuellement contribue à me faire vivre mieux que si je n'y prêtais pas attention et je montre que c'est cela que je comprends. C'est donc aussi de la quête spinozienne de l'éthique qu'il convient de rapprocher l'effort wittgensteinien pour inscrire nos pensées dans une représentation synoptique. Pour Spinoza, en effet, toute l'entreprise éthique consistait "à rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque chose enfin dont la découverte et l'acquisition me procureraient pour l'éternité la jouissance d'une Joie suprême et incessante [...] : la connaissance de notre union avec la Nature toute entière. Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l'acquièrent avec moi"(Spinoza, Traité de la Réforme de l'Entendement, §1). C'est en ce sens que "la vertu suprême de l’esprit est de comprendre"(Spinoza, Éthique, IV, 28). Or, nous dit Spinoza, la sanction du comprendre, c'est la joie13 que nous éprouvons lorsque nous pensons parce que "plus nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu [ou la Nature]"(Spinoza, Éthique, V, 24)14. À la limite même, à partir d'un certain degré de compréhension, "nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels"(Spinoza, Éthique, V, 23), ce qui fait écho à ce que Wittgenstein entend par "éternité" : "si l’on entend par éternité non la durée infinie mais l’absence de durée [nicht unendliche Zeitdauer, sondern Unzeitlichkeit], alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). Il reste que, sans affecter la même forme de mysticisme métaphysique que Spinoza15, pour Wittgenstein, ce qui est en jeu dans le comprendre et dans l'exprimer comme manifestation du comprendre, c'est donc bien ce qu'on a coutume d'appeler aujourd'hui, une certaine "qualité de vie"16. Nul mieux que Proust n'a sans doute parlé, en particulier, de cette joie de lire comme synonyme de la joie de vivre : "il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin"(Proust, sur la Lecture)17. Voilà pourquoi, dès lors que je comprends ce que je pense, cette compréhension, autrement dit la valeur que j'accorde à ce que je pense relativement à ma vie, se manifeste ipso facto et c'est de cela même que parle Wittgenstein lorsqu'il est question d'expressivité. Toutefois, le manque d'expressivité sera toujours triplement relatif, tout à la fois parce qu'il n'est jamais total, parce qu'il concerne, au premier chef, la vie de celui ou celle qui s'exprime, et enfin parce qu'il fait l'objet d'une imputation de la part d'un tiers qui, relativement au contexte de à sa propre vie, s'érige toujours, par ce moyen, en juge de la compréhension.


On peut donc se demander à présent ce qui manque à celui ou à celle qui se voit, précisément, imputer un manque (relatif) d'expressivité, autrement dit un défaut (relatif) de compréhension de ce qu'il dit, lit ou joue. Il est clair que, si ce que nous avons dit supra est exact, dire que quelqu'un est sans expression, c'est encore dire qu'il exprime quelque chose. Simplement, ce sera quelque chose de désagréable, de consternant, tout à la fois pour soi-même et pour autrui. En effet, si je me vois reprocher mon manque d'expressivité c'est qu'autrui déplore, à tort ou à raison, dans mon expression, cet "état synoptique et comparatif [übersichtliche vergleichende Darstellung] de toutes les applications, illustrations et conceptions [grâce auquel] la pensée peut pour ainsi dire voler, n'a pas à aller pas à pas"(Wittgenstein, Fiches, §273). Dès lors, ma pensée ne peut plus "voler" sans effort mais donne l'impression d'aller, lourdement, "pas à pas". Loin de manifester la joie du comprendre, ce que je montre désormais, c'est quelque chose de pénible, de fastidieux. Ainsi dire que quelqu'un manque d'expressivité c'est d'abord dire qu'il s'ennuie et qu'il est ennuyeux. On a coutume de considérer Samuel Beckett comme un metteur en scène de l'ennui18. Si nous nous intéressons, en effet, aux personnages de son théâtre ou de ses romans, nous constatons qu'ils évoluent, typiquement, dans un pur univers de faits, qu'il n'y a pour eux pas de valeurs. Aussi, leurs vies n'ont aucun sens, bornées qu'elles sont à accomplir mécaniquement "pas à pas", des gestes répétitifs, sans aucun but, sans aucune volonté qui donnerait une unité au tout de leur existence19. À l'instar d'Estragon au début d'en attendant Godot, toute leur énergie est consacrée à ôter un caillou20 de leur chaussure. Car, comme le dit Murphy, "ubi nihil vales, ibi nihil velis [là où tu ne vaux rien, tu ne peux rien vouloir]"(Beckett, Murphy). En particulier, une vie qui n'a pas de valeur ne peut vouloir donner de sens aux paroles prononcées, tant il est vrai que des paroles n'acquièrent un sens que dans un contexte pragmatique dans lequel est essentielle l'intention du locuteur relativement à la conduite de sa propre vie21. À la limite, "pas besoin d’une bouche, les mots sont partout, dans moi, hors de moi, [...] pas besoin de les entendre, pas besoin d’une tête, impossible de les arrêter, impossible de s’arrêter, je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres"(Beckett, l’Innommable). Les personnages de Beckett sont inexpressifs. En d'autres termes, ils n'expriment rien d'autre que l'ennui22 : "Nous attendons. Nous nous ennuyons. Non, ne proteste pas, nous nous ennuyons ferme, c’est incontestable. Bon. Une diversion se présente et que faisons-nous ? Nous la laissons pourrir. Allons, au travail. Dans un instant, tout se dissipera, nous serons à nouveau seuls, au milieu des solitudes"(Beckett, en attendant Godot). D'où, pour en revenir à l'extrait que nous avons cité en introduction, la perplexité ennuyée de celui qui est confronté à l'inexpressivité, par exemple d'une interprétation musicale : "l'enfant jouait simplement parce qu'on lui avait dit de le faire. Sa réussite était à peine moins étonnante que celle d'un sourd qui eût, de manière inexplicable, et bien que toutes le chances eussent été contre lui, appris à jouer par les sens de la vue et du toucher. C'était pitoyable"(Conroy, Corps et Âme, vii). Et le même personnage de s'emporter, plus loin dans le livre, contre les méthodes d'enseignement de la musique qui, pour apparemment efficaces qu'elles soient, n'en tuent pas moins l'expressivité des élèves : "tel qu'on enseigne la musique à la plupart des enfants -on insiste tant sur l'œil, sur la capacité à déchiffrer-, ils deviennent des machines à ingurgiter et à régurgiter"(Conroy, Corps et Âme, xv). Certes, déchiffrer n'est nullement incompatible avec l'expression. C'en est même la condition de possibilité : par le déchiffrement, on dit quelque chose, on communique un contenu, qu'il n'est pas possible de dire autrement que par le déchiffrement. Mais la seule valeur dont soit doté ce contenu reste une valeur sémantique en termes de relation entre les signes lus et les référents de ces signes : vérité, vraisemblance, exactitude, etc. Or c'est par l'expression que le lecteur montre qu'il a compris ou non le sens, c'est-à-dire la valeur, que sa lecture peut avoir pour son existence : "lorsque, dans une lecture expressive, je prononce tel mot, il est alors rempli pour ainsi dire de la signification qui est la sienne"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1060). D'où, effectivement, l'inexpressivité ennuyée et ennuyeuse de ceux qui ne maîtrisent pas encore les règles d'un jeu quelconque : le nouveau lecteur ânonne, le nouveau locuteur baragouine, le nouveau joueur d'échecs pousse les pièces. Et, bien entendu, l'absurdité des méthodes d'apprentissage des règles qui transforment les apprenants en "machines à ingurgiter et à régurgiter"23. Ce qui, nous dit Conroy dans une analogie sur laquelle nous allons revenir, induit une sorte de surdité chez le musicien qui joue sans expression.


Dans ses réflexions sur l'intentionnalité de la perception, Wittgenstein fait remarquer que dans l'expérience du cube de Necker, nous voyons immédiatement le cube ou bien comme ayant le carré de droite en guise de face frontale, ou bien comme ayant le carré de gauche en face frontale24. De même, dans l'expérience du canard-lapin de Jastrow, nous voyons immédiatement le dessin, ou bien comme un canard ou bien comme un lapin. En d'autres termes, il n'y a pas de perception absolument passive dans le sens où la matière de la perception (disons, la "sensation") est toujours, dès lors qu'éprouvée, déjà activement mise en forme25. En particulier, lorsqu'il s'agit de percevoir de la parole ou de la musique, de la même façon que le locuteur ou l'instrumentiste ne peut s'empêcher de montrer comment il comprend ce qu'il dit ou joue, corrélativement, le tiers destinataire de la parole ou de la musique ne peut faire autrement, que de voir ou d'entendre le contenu communiqué comme ceci ou comme cela. D'où la question que se pose Wittgenstein : "pourrait-il y avoir des gens qui seraient dépourvus de la capacité de voir quelque chose comme quelque chose ? – et qu’en serait-il ? Quelles en seraient les conséquences ? – Un tel défaut serait-il comparable à la cécité aux couleurs ou à l’absence absolue d’oreille ? – Nous le nommerons "cécité à l’aspect" [Aspektblindheit]"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, xi). Et de répondre aussitôt que, si elle existe, "la cécité à l'aspect est apparentée au manque d’oreille musicale [die Aspektblindheit verwandt mit Mangel an musikalischen Gehör]"(loc. cit.). Ce rapprochement de la "cécité" à l'aspect avec la "surdité" à la musique est particulièrement éclairant. D'abord parce que ces deux types de déficience sont, le plus souvent, relatives et non absolues. En effet, de même que la forme logique d'une proposition est, normalement, saisie d'emblée et conjointement à sa matière linguistique, de même un phrasé thématique26 est toujours, normalement, saisi d'emblée et conjointement à sa matière sonore. Si tel n'est pas le cas, si donc la suite musicale des sons n'est pas saisie sous un certain aspect signifiant, alors, typiquement, l'auditeur aura l'impression d'entendre du bruit, exactement de la même façon que celui qui ne comprend pas une langue qui lui est étrangère : l'aveugle (ou le sourd) à l'aspect signifiant et donc expressif de la communication ne lira (ou n'entendra) que des mots dans un cas, des notes dans l'autre. Or "la proposition n'est pas un mélange de mots.- (Comme le thème musical n'est pas un mélange de notes.)"(Wittgenstein, Tractatus, 3.141)27. Donc, celui ou celle qui n'est pas sensible à la forme aspectuelle de la phrase musicale ou linguistique, ne comprendra pas ce qui est vu ou entendu ou, plus exactement, n'y comprendra rien : il (elle) se dira qu'il y a certainement quelque chose à comprendre, que son auteur a, probablement, eu l'intention d'exprimer quelque chose, mais il (elle) ne saura pas quoi. Encore une fois, l'expression communiquée ne sera pas absolument absente (ce serait admettre qu'il existe de la matière sans forme), mais elle sera minimale et, partant, décevante et ennuyeuse : la formule ou le thème seront saisis comme sans signification. Un peu comme ce personnage de la pièce Art de Yasmina Reza qui est invité à contempler un tableau blanc monochrome et qui, malgré tous ses efforts pour comprendre, c'est-à-dire pour voir le tableau comme quelque chose d'autre qu'un simple fond uniformément blanc, ne le voit, décidément, que comme cela et pas autrement.


Cette nouvelle analogie de l'expressivité linguistique ou musicale avec, cette fois-ci, la peinture permet de mettre l'accent sur l'origine indissolublement culturelle, de cette "surdité" ou "cécité" à l'aspect. En effet, il est devenu banal de considérer, notamment à l'égard de la musique, que "tant qu’on ne voudra considérer les sons que par l’ébranlement qu’ils excitent dans nos nerfs, on n’aura point de vrais principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs. Les sons, dans la mélodie, n’agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos sentiments. Pourquoi nos plus touchantes musiques ne sont-elles qu’un vain bruit à l’oreille d’un Caraïbe ? Ses nerfs sont-ils d’une autre nature que les nôtres ? Pourquoi ne sont-il ébranlés de même ? Ou pourquoi ces mêmes ébranlements affectent-ils tant les uns et si peu les autres ?"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, xv). Rousseau est, sur ce point, en accord avec Wittgenstein. Sauf que, parlant des conditions d'appréciation d'un thème musical, Wittgenstein est plus précis que Rousseau en ce que l'"entendre comme" (hören als) qui est en jeu dans la compréhension du caractère expressif de la musique, tout comme le "voir comme" (sehen als) en ce qui concerne la peinture sont, certes, comme chez Rousseau, des attitudes culturelles acquises et non pas naturelles et innées, mais, de plus, des attitudes holistiques. Autrement dit, le "voir comme (singifiant)" ou l'"entendre comme (signifiant)" ne sont pas nécessairement un "voir comme (signifiant) ceci" ou "entendre comme (signifiant) cela" : "si je dis: « je comprends ce tableau », la question est justement de savoir si je veux dire : « je le comprends ainsi » ? Et le « ainsi » représente ici une traduction de ce qui est compris dans une autre expression. Ou bien, s'agit-t-il pour ainsi dire d'une compréhension intransitive ? Est-ce que, en quelque sorte, en comprenant une chose, je pense à autre chose ; c'est-à-dire la compréhension consiste-t-elle à penser à autre chose ? Et si ce n'est pas là ce que je veux dire, ce qui est compris serait autonome, et il faudrait comparer la compréhension à la compréhension d'une mélodie"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §37). Wittgenstein introduit donc une nuance importante. Dans l'expérience du cube de Necker ou dans celle du canard-lapin, l'aspect pertinent donne lieu immédiatement à une traduction possible : je comprends cette figure comme-la-représentation-d'un-lapin, je passe d'un mode de représentation (le dessin) à un autre (la parole). Toutefois, la compréhension peut aussi, comme le souligne Wittgenstein, rester intransitive : lorsque je dis comprendre tel tableau de Rothko ou telle pièce de Schönberg, je peux, dans certains cas, traduire ma perception ("je le vois comme un coucher de soleil", "je l'entends comme une conversation animée"), mais ce n'est pas une nécessité. Je puis tout aussi bien comprendre tout court, c'est-à-dire trouver la composition picturale ou le thème musical expressifs sans pouvoir et, surtout, sans avoir à en dire plus. Dès lors, "comment expliquer ce qu'est un "jeu expressif" ? Certainement pas en se référant à quelque élément qui serait concomitant au jeu. Alors, de quoi relève l'explication ? On serait tenté de dire : d'une culture"(Wittgenstein, Fiches, §164), sans pouvoir en dire plus. Dire que je parle ou que je joue ou que je peins de manière expressive, c'est donc dire que ma composition, dans toutes ces formes de manifestation de ma pensée, pointe non pas vers un référent identifiable qui en serait alors l'exacte traduction28, mais vers l'entièreté de mon univers culturel29. C'est en ce sens, nous dit Wittgenstein, que, pour peu que je la comprenne, "tout un monde se tient dans une petite phrase musicale"(Wittgenstein, Fiches, §173), en l'occurrence le monde de son auteur. Aussi, Wittgenstein, qui n'a jamais été compositeur ni instrumentiste, confie-t-il : "il m'arrive souvent de penser que le sommet que j'aimerais parvenir à atteindre serait de composer une mélodie. [...] Si je rêve à un idéal si élevé, c'est parce qu'il me serait alors possible, en quelque sorte, de résumer ma vie"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden). Composer, c'est donc, en un certain sens, "résumer ma vie", en d'autres termes exprimer ce qui, par-dessus tout, a de l'importance, de la valeur pour moi. C'est en ce sens qu'il convient de comprendre deux des aphorismes tout à la fois les plus connus et les plus mal interprétés de Wittgenstein : "le tableau se dit lui-même à moi [das Bild sagt mir sich sebst]"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §523) et "ce que la musique nous transmet, c'est elle-même [music conveys to us itself]"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 179). Encore une fois, l'idée de l'expressivité d'un mode de communication proprement humain, quel qu'il soit, n'est pas à chercher dans une quelconque transcendance30 au-delà du medium lui-même mais se trouve, tout au contraire, immanent à celui-ci. Et qu'on ne puisse rien en dire, qu'on ne puisse pas traduire la compréhension que nous en avons dans un autre mode de communication, en particulier, le langage, n'est en rien une preuve de son ineffabilité mais, pour Wittgenstein, la simple confirmation que ce qui se montre ne peut être dit31.


Arnold Schönberg admet aussi ce caractère généralement holistique et intransitif de la compréhension et donc, corrélativement, de l'expression humaines lorsqu'il écrit qu'"il y a relativement peu de gens qui sont capables de comprendre d'une manière purement musicale ce que la musique veut dire. Car la conception selon laquelle un morceau de musique doit susciter des représentations de toutes sortes -car le morceau de musique ne serait pas compris ou bien ne vaudrait rien si de telles représentations faisaient défaut- est aussi répandu que peut l'être ce qui est faux et banal"(Schönberg, les Rapports entre la Musique et le Texte). Pour Schönberg, comme pour Wittgenstein, comprendre un thème musical ne consiste certainement pas à le traduire dans un autre système de représentation, fût-il psychologique et privé32. Pour l'un comme pour l'autre, au contraire, la compréhension de celui qui perçoit le jeu est le corrélat de l'expression manifestée par celui qui joue. Toutefois, à la différence de Wittgenstein dont les goûts musicaux sont restés très classiques33, Schönberg, tout en étant influencé à ses débuts par Wagner ou par Mahler, entendait néanmoins élargir le champ des canons de l'appréciation musicale. On sait, en effet, que le fondateur de l'École de Vienne34 a œuvré pour libérer l'expressivité musicale des limites que lui imposaient les traditions tonales35. Tout particulièrement, la tradition savante occidentale dans le cadre de laquelle "l'harmonie telle qu'on l'a pratiquée de 1600 à 1900 environ en Europe comporte certes des éléments tirés de la consonance acoustique, mais d'autres qui sont purement conventionnels et relèvent de choix collectifs validés par la tradition mais que d'autres choix tout aussi valides et compatibles avec les lois de l'acoustique auraient été possibles"(Schönberg, Traité d'Harmonie). On voit donc que, si Schönberg partage le point de vue conventionnaliste que l'on déjà rencontré chez Rousseau ou chez Wittgenstein, il est aussi et avant tout un compositeur. De sorte qu'il va pouvoir mettre en application son idée musicale, ce que Wittgenstein appelle "vision synoptique" (übersichtliche Darstellung) de la musique comme expression de la vie : "une idée musicale, bien que comportant mélodie, rythme et harmonie n'est aucun de ces trois facteurs pris isolément : elle est constituée par leur ensemble [...]. C'est la totalité d'un morceau qui constitue une idée, l'idée que son auteur veut faire venir au jour"(Schönberg, Traité d'Harmonie). À cette fin, il va promouvoir de nouvelles règles de composition grâce auxquelles toutes les notes ayant désormais une égale importance, elles ne s'organiseront plus autour d'une dominante tonale de résolution des "dissonances", c'est-à-dire, précisément, de ces formules musicales qui, par définition, n'ont aucun sens, n'expriment rien d'autre que la cacophonie ou le bruit36 et donc, pour ces raisons, ne peuvent être comprises par une oreille éduquée dans la tradition tonale. Dans la conception de Schönberg, l'idée musicale consiste donc dans cette intention du compositeur de donner du sens à des formules musicales qui, jusque là, n'en avaient pas : "chaque fois qu'à une note donnée vous ajoutez une autre note, vous jetez un doute sur ce que voulait dire la première note [...]. Vous avez ainsi créé une impression d'incertitude, de déséquilibre qui va s'accentuer avec la suite du morceau. La méthode par laquelle vous parvenez à rétablir ainsi l'équilibre compromis est, à mes yeux, la véritable "idée" d'une composition"(Schönberg, les Rapports entre la Musique et le Texte). La méthode de composition qu'il va lui-même privilégier va être nommé "atonalisme"37 pour rappeler son engagement visant à libérer l'expressivité musicale des limites que lui imposait le tonalisme. Il va de soi que, si "les règles de l'harmonie ont exprimé la façon dont les gens souhaitaient entendre les accords sonner"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, §18), la musique atonale de Schönberg, en tant qu'elle se revendique rupture d'avec la tradition, va se heurter à de l'incompréhension, comme cela se passe lors de toute "révolution", tout particulièrement dans le domaine artistique. Et pas seulement de la part du "grand public", mais aussi, et peut-être même surtout, chez les spécialistes, les érudits et les musiciens eux-mêmes38. Dans le roman de Conroy, par exemple, c'est Claude, le pianiste virtuose, qui porte les attaques les plus dures contre l'atonalisme39 : pour lui, en effet, "la tonalité était une chose naturelle, vivante, le moyen d'exprimer une quantité infinies d'émotions variées. Le dodécaphonisme n'était qu'une idée, une idée négative de surcroît. Une chimère [...]. Le dodécaphonisme le rendait positivement claustrophobe et n'avait, jusqu'ici, jamais réussi à toucher son âme"(Conroy, Corps et Âme, x). Le débat sur le caractère "naturel"40 ou non de la tonalité musicale et qui opposerait, en l'occurrence, le héros de Conroy à Schönberg41 est biaisé par avance dans la mesure où ce n'est pas parce que la tonalité est naturelle qu'on en comprend la structure et qu'on l'entend comme douée de signification, mais, bien plutôt c'est parce qu'elle exprime quelque chose pour nous que nous la déclarons "naturelle". Bourdieu dirait que c'est une question d'habitus42 et que, dans "toutes les manifestations de l’habitus, l’histoire [est] devenue nature"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2). Spinoza exprimerait la même idée en écrivant que "nous ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons bonne, c’est l’inverse : nous la jugeons bonne parce que nous faisons effort vers elle"(Spinoza, Éthique, III, 9). Sauf que la compréhension ou la mécompréhension, pour l'un comme pour l'autre, ne doit rien au hasard. Bourdieu le dit clairement : "comprendre, c’est ressaisir une nécessité, une raison d’être, en reconstruisant, dans le cas particulier d’un auteur particulier, une formule génératrice dont la connaissance permet de reproduire, sur un autre mode, la production même de l’œuvre, d’en éprouver la nécessité s’accomplissant, en dehors même de toute expérience empathique"(Bourdieu, les Règles de l’Art, iii, 1). Et Spinoza, plus clairement encore : "le suprême effort de l’esprit et sa souveraine vertu est de comprendre les choses rationnellement"(Spinoza, Éthique, V, 25), or "il est de la nature de la Raison de percevoir les choses [...] non comme contingentes mais comme nécessaires"(Spinoza, Éthique, II, 44). Bref, la compréhension et l'expression sont des manifestations qui découlent nécessairement d'un déterminisme social pour l'un et, plus généralement, d'un déterminisme physique pour l'autre. De ce point de vue, c'est bien parce que telle séquence linguistique ou musicale s'inscrit nécessairement dans l'agencement de notre vie, que nous en éprouvons de la joie et que, corrélativement, nous la trouvons expressive ou bien nous disons la comprendre.


Le problème que pose ce genre de position, c'est qu'elle est assez contre-intuitive. Les attitudes de compréhension ou d'expressivité verbale ou musicale (ou artistique en général) pour culturellement déterminées qu'elles soient ne peuvent pas, semble-t-il, se réduire à des conditionnements physiologiques de type béhavioriste, ni à des conditionnements psychologiques de type mentaliste. Le conditionnement mentaliste est le préjugé le plus courant : "on a dit parfois que ce que la musique nous transmet, ce sont des sentiments d'allégresse, de mélancolie, de triomphe, etc., et ce qui nous répugne dans cette explication, c'est qu'elle semble dire que la musique est un instrument qui vise à produire en nous une succession de sentiments. Et on pourrait en conclure que n'importe quel autre moyen de produite de tels sentiments ferait pour nous l'affaire à la place de la musique"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 179). L'idée que la musique serait une sorte de drogue, d'anesthésiant, d'"opium du peuple" est assez répandue. Par exemple chez Schopenhauer pour qui la musique est un "calmant de la volonté ; elle ne l’affranchit pas définitivement de la vie, elle ne l’en délivre que pour quelques instants bien courts ; ce n’est pas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n’est qu’une consolation provisoire"(Schopenhauer, le Monde comme Volonté et comme Représentation, §52) ou chez Nietzsche pour qui "la vie sans musique est tout simplement une erreur, une fatigue, un exil"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xv, 118). Préjugé que l'on retrouve dans l'opinion commune d'après laquelle la musique doit relaxer, détendre, divertir, apaiser ou, au contraire, exciter, stimuler, réveiller. Auquel cas, effectivement, toute substance psychotrope qui produirait un effet psychique du même type pourrait bien se substituer avec profit à la musique. Par exemple la mescaline dont parle Merleau-Ponty : "dans l'intoxication par la mescaline, les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des sons"(Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, I, iv). Or, même dans la quête d'effets psychédéliques chimiquement provoqués et entretenus, les hippies et les beatniks n'ont jamais remplacé la musique par le LSD, mais ont plutôt cherché à potentialiser celle-là avec celui-ci. Il en va de même si l'on considère le corrélat béhavioriste de ce préjugé et selon lequel la musique serait un stimulus destiné à déterminer des réactions comportementales. C'est pourtant ce que dit Quignard : "la musique viole les corps humains. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels [...]. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la structure que son exécution, aussitôt, met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique [...]. C'est le mot de Tolstoï : "là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique possible""(Quignard, la Haine de la Musique, vi). Ou Benjamin lorsqu'il assimile à l'effet du haschisch la conséquence qu'a sur lui l'audition d'un concert de jazz : "jai oublié pour quelles raisons je me permis d’en marquer le rythme du pied. Cela n’est pas conforme à mon éducation, et je ne m’y résolus pas sans débat intérieur"(Benjamin, Haschisch à Marseille). Or, là encore, sans nier que, dans certaines circonstances, l'audition musicale puisse s'accompagner, chez l'auditeur, de telles réactions pavloviennes, ce n'est toutefois pas dans ces conditions que nous parlerions, pour ce qui le concerne, de compréhension de la musique : "supposons maintenant quelqu’un qui admire une œuvre considérée comme bonne et qui y prenne plaisir, mais qui ne peut se souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la basse quand elle se fait entendre, etc. Nous disons que celui-ci n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre. “ Cet homme a le sens de la musique ” n’est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu’un qui fait “ oh ! ” quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la musique"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I). Ce que dit ici Wittgenstein de qui réagit de manière stéréotypée à l'audition musicale, fût-ce par la production d'une réponse langagière ("oh !", "magnifique !", "que c'est beau !", etc.), vaut aussi pour la compréhension verbale : celui qui obéit mécaniquement à un ordre, fût-ce par une formule d'approbation ("OK, chef !") ne sera pas plus dit comprendre ledit ordre qu'un animal domestique qui obéirait en réagissant à la voix de son maître. Ou, plus exactement, si c'est le cas, s'il nous arrive, par analogie, de dire que l'animal ou même la machine43 (l'ordinateur, par exemple), "ont compris" l'injonction qu'on leur a donnée, c'est-à-dire un contenu pertinent pour eux, en revanche, on ne dit jamais qu'ils ont compris ce qu'on y a exprimé. On ne le dit pas non plus de qui, à la lecture d'un poème ou à l'audition d'un thème musical "n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre", en l'occurrence, ce qui se montre sans pouvoir être dit. Si "la compréhension de la musique est chez l'homme une expression de la vie"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 70), c'est bien parce que les hommes et les hommes seuls ont suffisamment d'empathie mutuelle pour, à l'occasion de la manifestation d'une pensée, saisir l'importance, au-delà de ce qui se dit, de la valeur que le locuteur ou le joueur accorde au contenu de cette pensée. D'abord dans et pour la vie du destinateur de la communication verbale ou musicale : "je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil eût créés [...] comme ces poètes qui remplissent leur prétendu paradis de prairies, de fleurs, de rivières, qui font double emploi avec celles de la Terre"(Proust, la Prisonnière, 1790-1791). Mais aussi dans et pour la vie du destinataire : "rien ne ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium"(Proust, la Prisonnière, 1885). Tous les exemples de "réminiscence" que Proust évoque doivent, nous semble-t-il, être traités comme des exemples de compréhension fortuite, pour un moi donné, de ce qui, pour ce moi, est l'expression de la vie. La spécificité de l'art, et, notamment, de la musique44 ne réside en rien d'autre qu'en une disposition à démultiplier les occasions fortuites, pour le lecteur, l'auditeur ou le spectateur, de se voir révéler ce qui a de la valeur dans et pour sa vie (un moi inconnu, dirait Proust) par sa compréhension de ce que l'auteur exprime, à savoir ce qui a de la valeur dans sa vie à lui45 : "par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285). De telle sorte que lorsque l'on dit ne pas comprendre une formule ou un thème, lorsque l'on dit ne pas voir ce que son destinateur exprime, c'est, au sens de Wittgenstein, être aspektblind, en l'occurrence, "aveugle à l'aspect" expressif de ce qui nous est humainement communiqué ou, si l'on préfère, n'avoir que le degré minimum de compréhension pour ce que l'on considère comme le degré le plus faible d'expression : "ce n'est que du bruit", "ce n'est que du gribouillage", "c'est du charabia", etc46. "Avec Wittgenstein [...] on assiste à la détermination historique de l'œuvre d'art comme une activité et un apprentissage éthique, relevant d'une capacité de déceler l'accord ou le désaccord entre une forme d'expression et son contexte, historique, politique, social etc."(H.K. Garcia-Solek, Wittgenstein et la Musique, ii).


Mais dire que nous sommes historiquement déterminés par notre statut social, ou, plus généralement, physique, à comprendre ou à être expressif, c'est une chose, et dire que nous le sommes mécaniquement ou nécessairement, c'est-à-dire de manière prévisible, c'en est une autre. Et cela semble faux. Il semble bien, au contraire, que, toutes choses étant égales par ailleurs, nous puissions comprendre comme étant expressif à un moment donné, quelque chose qui ne l'est plus à l'instant d'après, ou qui ne l'était pas encore à l'instant d'avant. Marcel Proust raconte comment naît chez Swann la compréhension de la "petite phrase" de la sonate de Vinteuil : Swann se retrouve invité à une soirée chez les Verdurin au cours de laquelle un jeune pianiste talentueux interprète une sonate pour piano de Vinteuil. C'est la première fois qu'il l'entend et pourtant, elle ne lui est pas tout à fait inconnue : "l’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie — il ne savait lui-même — qui passait et lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. [...] Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu"(Proust, du Côté de chez Swann, II, 173). Pourquoi, à un certain instant, Swann avait-il "cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie — il ne savait lui-même — qui passait" ? Il est évident que cette phrase lui était expressive au point qu'"il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu". Il en comprenait, d'emblée, le sens, c'est-à-dire la valeur qu'elle avait pour lui, pour sa propre vie. Certes, Swann est un esprit raffiné, cultivé, mais enfin ce n'est pas une explication suffisante. D'ailleurs, "peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse", confuse mais néanmoins suffisamment prégnante pour qu'il désirât "que sa mémoire lui en fourn[ît] séance tenante une transcription sommaire et provisoire" afin qu'il la pût identifier. À partir de là, chaque fois que Swann la réindentifiera, il éprouvera un ravissement d'autant plus grand que l'"amour inconnu" de Swann pour ce passage de la sonate se trouve être contigu à l'amour croissant qu'Odette lui inspire, présente elle aussi lors de l'interprétation de cette sonate chez les Verdurin. La "petite phrase" finira même par devenir "l'hymne national de leur amour" et Swann demandera parfois à Odette de jouer au piano "la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu'Odette jouât fort mal, mais la vision la plus belle qui nous reste d'une œuvre est souvent celle qui s'éleva, au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles, d'un piano désaccordé"(Proust, du Côté de chez Swann, II, 194). Résumons-nous : si l'appréciation de Swann ne doit rien à des comportements innés, mais, de toute évidence, à des attitudes acquises, pour autant, on est bien en mal de préciser desquelles il s'agit et dans quelles circonstances elles ont été acquises puis actualisées. Par exemple, on ne voit pas très bien ce qui, dans la vie de Swann, devrait le déterminer à apprécier nécessairement cette séquence musicale et pas une autre. Sans doute y a-t-il, parmi les circonstances déterminantes, l'amour de Swann pour Odette. Mais il est purement accidentel que celui-ci naisse à l'instant précis où Swann commence à manifester de l'intérêt pour la "petite phrase". Bref, on peut admettre avec Spinoza et Bourdieu que la compréhension de Swann est déterminée, mais non pas qu'elle l'est nécessairement, c'est-à-dire de manière telle que, si l'on nous eussions disposé d'un inventaire exhaustif des circonstances de cette compréhension, nous eussions pu en prédire la survenance et le degré. Deleuze a raison de remarquer qu'"à l'idée philosophique de "méthode", Proust oppose la double idée de "contrainte" et de "hasard". La vérité dépend d'une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser, et à chercher le vrai. Le hasard des rencontres, la pression des contraintes sont les deux thèmes fondamentaux de Proust"(Deleuze, Proust et les Signes, I, 2). Contrainte oui, mais contrainte aléatoire et non nécessaire47. De telle sorte que l'on peut dire de la compréhension ce que Proust dit de l'expressivité artistique en général, à savoir qu'elle "est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices"(Proust, contre Sainte-Beuve, viii). Raison pour laquelle est vaine toute explication déterministe historique : "ce sont des actions que l'on peut nommer instinctives et une explication historique [...] est une supposition superflue qui n'explique rien"(Wittgenstein, Remarques sur"le Rameau d'Or"de Frazer, 12), Wittgenstein entendant par "instinct" des fonctions naturelles, certes, mais qui ont la faculté de s'adapter à la variation infinie des circonstances, infinie car pertinente non seulement pour la vie biologique mais aussi, comme le remarque Aristote, pour la vie bonne. Raison pour laquelle aussi est vaine toute explication déterministe psychologique : "nous parlons d’esprit, de mental pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces mots, et non l’inverse [...]. C’est à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein, l’Intérieur et l’Extérieur)48. Proust dirait que nous avons des moi multiples49 et que s'il va de soi que certains de nos moi sont mécaniquement conditionnés et, partant, prévisibles (ce qui se manifeste par et dans nos habitudes), en revanche nous découvrons tous les jours, en fonction des circonstances, des moi insoupçonnés qui ne sont pas, moins que les autres, déterminés par des événements de notre vie passée qui ont laissé des traces dans notre mémoire, mais dont c'est l'association aléatoire avec des événements fortuitement ressemblants ou contigus50 de notre vie présente qui manifestent justement ce qui a de la valeur pour nous51. C'est, notamment, le cas lorsque Swann se surprend lui-même à apprécier la "petite phrase".


De la même façon, on peut dire que nous pouvons être expressifs à un certain moment et ne plus l'être, c'est-à-dire, en réalité, l'être très différemment à un autre moment. Claude Rawlings, le pianiste virtuose de Conroy, par exemple, reconnaît jouer "fort ou doux. Prendre une note, la jouer puis la rejouer un peu plus doucement, l'abaisser petit à petit en lui retirant chaque fois exactement la même quantité de son jusqu'à la réduire au silence [...]. Jouer legato ou staccato [...]. Certains ne vont pas au-delà de la musique écrite. En un sens il ne s'agit que de traces noires écrites sur le papier ... Bien sûr, il faut en tenir compte, mais sans jamais oublier que, derrière les signes noirs, il y a la vraie musique [...]. Il faut être capable d'imaginer la manière dont [l'auteur de la partition] voulait qu'elles soient jouées et les jouer comme cela"(Conroy, Corps et Âme, xv). Derechef, Claude met en évidence, ici, les deux composantes de l'expressivité musicale : l'expression de la valeur du thème telle que l'interprète l'attribue, à tort ou à raison, à l'intention originelle de son auteur52, et l'expression de la valeur que possède le thème pour l'interprète lui-même au moment de l'interprétation. C'est à cette double contrainte d'expressivité que l'on distingue "la vraie musique", c'est-à-dire telle qu'elle doit être comprise par l'interprète. Ce que montre le différend célèbre entre le compositeur Maurice Ravel et le pianiste manchot Paul Wittgenstein (le frère aîné de Ludwig) après la création, à Vienne en janvier 1932, du Concerto pour piano et orchestre en ré majeur pour main gauche qui lui avait été commandé par le pianiste, ce n'est pas que l'interprète ne doit tenir compte de rien d'autre que des "traces noires écrites sur le papier" et donc qu'il convient de ne pas aller "au-delà de la musique écrite", mais plutôt qu'il est extrêmement difficile et périlleux, pour l'interprète, "d'imaginer la manière dont [l'auteur de la partition] voulait qu[e les notes] soient jouées et les jouer comme cela", notamment lorsque, entre l'intention virtuelle de l'auteur et l'intention actuelle de l'interprète, s'interpose l'intention actuelle d'un chef d'orchestre, plus toutes celles des musiciens de l'orchestre. Le résultat final c'est que, cette interprétation-ci du concerto de Ravel (avec Boris Bérézowsky au piano et Jean-Jacques Kantorow dirigeant le Sinfonia Varsovia) n'exprime manifestement pas la même chose que cette interprétation-là (avec Hélène Tysman au piano et Nicolas Pasquet dirigeant l'Orchestre Franz Liszt de Weimar), autrement dit que l'œuvre n'est pas comprise de la même façon. Ce qui ne veut pas dire que le même thème joué par les mêmes interprètes donnera nécessairement lieu à la même expression : ces deux versions de Work Song interprétées par Cannonball Adderley et son quintette, l'une datant de 1960 et l'autre enregistrée en 1963 en sont la preuve. Il serait même contradictoire que deux expressions du même thème fussent indiscernables dans la mesure où, si la compréhension par le lecteur ou l'auditeur dépend, contextuellement, de l'expression de l'auteur, du locuteur ou de l'interprète, cette dernière dépend à son tour, contextuellement, de la compréhension que ceux-ci ont du thème exprimé. De ce point de vue, la standardisation suppose une mécanique et non pas une expression : "quand nous avons envisagé la question de savoir si [on] était guidé par les signes, nous étions sans cesse enclins à parler comme si nous ne pourrions jamais trancher cette question avec certitude, à moins de pouvoir inspecter le mécanisme réel qui relie l'acte de voir les signes à l'acte d'agir conformément à eux. Car nous avons une image précise de ce que, dans un mécanisme, nous appellerions le fait que certaines pièces soient guidées par d'autres. En fait, le mécanisme qui nous vient immédiatement à l'esprit quand nous voulons montrer ce que [...] nous appellerions ''être guidé par les signes'' est un mécanisme du type du pianola"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 118). Il ne peut, conceptuellement, y avoir de compréhension ou d'expression mécaniques d'un thème. Comme l'écrit très justement Antonia Soulez, "un thème, loin d'être écrit d'avance, est tout sauf un invariant préalablement posé que le jeu ferait varier ensuite, [de même] dans le langage, pas de germe de sens que l'usage développerait comme une pelote que l'on dévide"(Soulez, au Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique, ii). Un thème, qu'il soit musical ou verbal, qu'il soit écrit ou non53, est toujours un schème, une matrice, une fonction en attente d'actualisation54, c'est-à-dire d'appropriation par qui le comprend comme expression de sa propre vie. Il n'y a pas plus d'"expression mécanique" d'un thème qu'il ne peut y en avoir d'un visage : "l'expression consiste pour nous [dans] l'imprévisibilité"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 73). Aussi, "on peut très bien comparer le changement d'expression d'un visage avec le changement d'interprétation d'un accord dans la musique, suivant que nous le ressentons comme transition vers telle ou telle tonalité"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §129). En particulier, le "mode mineur" est, dans notre culture, associé à la tristesse, le "mode majeur" à la joie. Voilà pourquoi "si je dis d’un morceau de Schubert55 qu’il est mélancolique, cela revient à lui donner un visage"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I), un visage triste, en l'occurrence.


Wittgenstein nous livre donc, in fine, le critère56 de la compréhension, qu'elle soit verbale ou musicale dès lors que celle-ci ne peut être indiquée ni par un symptôme physique objectif (ce qui supposerait une causalité mécanique de type béhavioriste), ni par un symptôme psychologique subjectif (ce qui supposerait un état d'esprit de type mentaliste). Pour peu que je trouve expressif le thème de la communication tel que je le perçois, je le comprends en entrant immédiatement en interaction avec lui : "telle phrase musicale est pour moi un geste. Elle s'insinue dans ma vie. Je me l'approprie. Les variations infinies de la vie sont essentielles à la nôtre. Essentielles par conséquent aussi au train habituel de la vie. [...] Si je savais exactement quelle grimace un tel portera sur le visage, quel mouvement il fera, il n'y aurait alors ni expression du visage, ni geste"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 73). J'entre en interaction avec le thème musical ou verbal exactement de la même façon que j'entre en interaction avec une expression du visage que je comprends : "que signifie « lire l'amitié dans un sourire » ? Cela signifie peut-être qu'au visage souriant je réponds par un visage qui d'une certaine façon lui est coordonné. Pour accorder mon visage à celui de l'autre, je modifie le mien en exagérant tel ou tel trait du sien"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §129). En effet, si je suis dit le comprendre, c'est parce que je vois ou entends un thème comme expressif, c'est-à-dire que j'en saisis des aspects perceptuels qui n'ont peut-être de valeur que pour moi-même (pour ma vie) mais n'en sont pas moins objectifs. Dès lors, il est normal qu'il y ait aussi des critères objectifs de la saisie par moi de cette valeur, autrement dit des règles de jugement qui font dire à autrui que je comprends. Car, si tel n'était pas le cas, je pourrais bien comprendre moi-même, mais comment saurais-je que je comprends et, surtout, comment saurais-je qu'autrui comprend et me comprend ? Bref comment pourrais jamais employer à bon escient la formule "j'ai compris" ou "il a compris"57 s'il n'existait pas d'attitude objective de compréhension ? Allons plus loin : comment une disposition telle que la compréhension pourrait-elle être culturellement acquise s'il n'y avait pas d'éducation possible de cette disposition ? Et comment une telle éducation serait-elle possible s'il n'existait pas d'attitude caractéristique de l'expression de cette compréhension telle qu'elle est attendue par ceux-là même qui sont, à tort ou à raison, institutionnellement reconnus comme les mieux qualifiés pour juger de la justesse de ces attitudes expressives ? Cette éducation est parfois explicite. Par exemple dans les indications que donne le chef d'orchestre ou le professeur de chant ou de musique lorsqu'il dit : ""Insistez sur la note la plus grave dans ses mordants descendants" ou "Ici, nous devons laisser couler. Toute cette page. Ces tierces doivent couler comme une seule note. Reprenons" ou "Ici, c'est dramatique. Presque orchestral. Essayez d'y mettre de la puissance. Plus fort. Allez-y à fond""(Conroy, Corps et Âme, xii). Ou bien dans les didascalies du dramaturge, les directives du metteur en scène ou les conseils du professeur d'art dramatique. Mais, s'agissant de l'usage expressif du langage, son apprentissage est, le plus souvent, implicitement et spontanément confié aux institutions d'éducation générale qui "façonne[nt] complètement des habitus sociaux à partir de l’inculcation du langage. [Dès lors], la prononciation et, plus généralement, le rapport au langage sont, pour la perception ordinaire, des révélations de la personne dans sa vérité naturelle [dans la mesure où] tout le corps qui répond par sa posture et sa réaction aux exigences du jeu exprime tout le rapport au monde social"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2). Lorsque l'on parle, on exprime toujours soi-même, fût-ce à son corps défendant, car "si soudain un thème, une tournure, nous disent quelque chose, nous n'avons pas besoin d'être capables de nous l'expliquer. C'est soudain ce geste-là qui nous est accessible"(Wittgenstein, Fiches, §158), c'est-à-dire que, même dans le cas où je ne saurais dire consciemment, "voilà, c'est comme ceci que je comprends ce thème", il reste que je le comprends d'une certaine manière et que ça se voit (ou s'entend) parce que j'adopte aussitôt une gestuelle caractéristique qui fait dire à autrui : "oui, il a compris". Caractéristique mais, encore une fois, non stéréotypée car "le même morceau peut être joué avec un expression juste d'un nombre incalculable de manières différentes"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 82).


Voilà pourquoi, nous dit Wittgenstein, "dans le langage des mots, il y a un fort élément musical (un soupir, l'intonation d'une question, celle de l'annonce, celle des élans du cœur, tous les innombrables gestes de l'intonation)"(Wittgenstein, Fiches, §161). C'est toujours au moyen d'une certaine gestuelle que je m'exprime et donc que je montre de quelle façon on m'a appris à comprendre le thème qui me touche (qui touche à ma vie) : "ce qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne, ce sont les gestes et les mimiques exagérées. Le mot est enseigné comme le substitut d’une mimique ou d’un geste. Dans ce cas, les gestes, l’intonation, la voix, etc., sont des manifestations d’approbation. Qu’est-ce qui fait du mot une expression d’approbation ? C’est le jeu de langage dans lequel il apparaît […]. Vous dites : “ faites attention à cette transition ”, ou “ ce passage n’est pas cohérent ”. Ou bien, parlant d’un poème en critique, vous dites : “ son utilisation des images est précise ”. […] Au lieu de cela, je pourrais tout aussi bien employer des gestes ou danser"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I). Et lorsqu'il n'y a pas de geste explicite ni de danse, lorsque, notamment, les usages invitent à la retenue ou à la discrétion, ce qui est le cas, typiquement, pour la musique savante ou sacrée (par opposition au jazz, par exemple), nous dit astucieusement Wittgenstein, il reste encore une ébauche de geste, à peine perceptible : "je puis par exemple lire une phrase de façon plus ou moins émouvante. Je m'efforce de trouver exactement le ton juste. Ce faisant, il est fréquent que je voie une image devant moi, une sorte d'illustration. Je puis même donner un certain ton à un mot, ton que sa signification appelle, presque comme si le mot était une image. On pourrait imaginer pour soi-même un système d'écriture, dans lequel certains mots seraient remplacés par de petits dessins, ce qui les ferait ressortir. De fait, cela arrive souvent, quand nous soulignons un mot ou quand, dans la phrase, nous le mettons formellement sur un piédestal"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1059). À peine perceptible par autrui, mais néanmoins évidente pour soi-même dans le sens où "ma main est tentée de les dessiner"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 24), tentation qui est exactement du même genre que la tentation de dire quelque chose que l'on s'interdit pourtant de formuler explicitement. Et c'est ce cas particulier de la compréhension comme, exceptionnellement58, dépourvue d'expression manifeste qui nous fait prendre cette disposition pour un état mental privé, oubliant par là que "c’est seulement à qui a appris à calculer par écrit ou oralement que l’on peut, à l’aide du concept de calcul, rendre compréhensible ce que c’est que calculer de tête"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II). Il reste que, même dans ce cas, "les expériences émotionnelles font l'objet d'une localisation physique ; car si je fronce les sourcils dans un mouvement de colère, je perçois cette tension dans les muscles de mon front et, si je pleure, les sensations éprouvées autour de mes paupières font partie, et cette partie n'est pas négligeable, de ce que je puis ressentir. C'est à peu près, je crois, ce que voulait suggérer William James, en disant qu'un homme « ne pleure pas parce que qu'il a de la peine, mais qu'il a de la peine parce qu'il pleure ». Cette réflexion est le plus souvent mal comprise, et cela parce que nous pensons à la manifestation de l'émotion comme à un moyen de faire connaître aux autres que nous éprouvons cette émotion"(Wittgenstein, Cahier Brun, 103). Il n'est donc pas totalement faux de dire que l'expression musicale, par exemple, est l'expression d'une émotion à condition, encore une fois, de n'en pas faire un état mental privé mais un état intentionnel public59, c'est-à-dire, au minimum, l'ébauche d'une performance, le commencement de réalisation d'un geste ou d'une série de gestes caractéristiques de la compréhension que le sujet a d'une situation donnée : "si je veux jouer une partition au piano, l'expérience montrera quels sons j'aurai effectivement joués ; et il ne doit rien y avoir de commun entre la description de ce qui a été joué et celle de la portée. Et cela seul peut exprimer mon intention, je dois dire que je voulais rendre par des sons les notes de cette portée"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §58). Décrire la partition, par exemple en la déchiffrant, ne suffit pas à prédire, ni pour soi-même, ni pour autrui, la façon dont elle va être comprise et donc exprimée. En revanche, l'attention portée par autrui à l'expression de mon corps, ou par moi-même à mes propres sensations cœnesthésiques (comme corrélat de l'expression de mon corps perçu par autrui) nous montrent, à moi-même comme à autrui, sinon comment le thème va être compris, du moins dans quelle mesure il va l'être.


1Un titre, évidemment, emblématique. À noter que le titre anglais du roman, Body and Soul, est aussi celui d'un standard joué ou chanté par tous les grands noms du jazz.
2Problème qui devrait être au cœur de l'apprentissage scolaire de la lecture mais qui, de fait, ne l'est pas (cf. Feyerabend et l'Apprentissage Anarchique de la Lecture).
3"« Un état de choses est pensable » veut dire : nous pouvons nous en faire une image [...]. Dans la proposition, la pensée s'exprime pour la perception sensible"(Wittgenstein, Tractatus, 3.001-3.1).
4"Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement qui n'y a point de part essaye de les combattre. [...] Car la connaissance des premiers principes, comme qu'il y a espace, temps, mouvements, nombres, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre, pour vouloir les recevoir"(Pascal, Pensées, B282).
5"La logique du monde que les propositions de la logique montrent dans les tautologies, la mathématique la montre dans les équations"(Wittgenstein, Tractatus, 6.22).
6Ce qui fait évidemment penser à Kant lorsqu'il "appelle transcendantale toute connaissance qui s'occupe en général non pas tant d'objets que de notre mode de connaissance des objets en tant que celui-ci doit être possible a priori" (Kant, Critique de la Raison Pure, AK III, 43). Sauf que, pour Wittgenstein, dans la mesure où ce qui se montre ne peut se dire, il ne saurait y avoir de "connaissance transcendantale" au sens de Kant (pas plus, et pour la même raison, que de "connaissance du cœur" au sens de Pascal) puisque, pour qu'il y ait une "connaissance transcendantale", il faudrait pouvoir se faire une représentation, une image de la forme logique. Ce qui, par hypothèse, nous est interdit par le caractère montrable mais non dicible de la logique : "pour pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions, avec la proposition, nous placer au dehors de la logique, c'est-à-dire en dehors du monde"(Tractatus, 4.12).
7Sans, d'ailleurs, y parvenir, puisque l'auteur reconnaît que "[s]es propositions sont donc des éclaircissements en ceci que celui qui [l]e comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens"(Wittgenstein, Tractatus, 6.54).
8Comme chez Marx, par exemple, qui définit l'homme par la nécessité de produire ses moyens d'existence, ou chez Changeux qui spécifie l'humanité au moyen de sa structure neuronale.
9"La parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, 1253a).

10"Ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux"(Aristote, Politique, 1280a).
11Il est particulièrement significatif que Wittgenstein ait pu écrire quelque chose comme : "on peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 25) ou comme : "les questions scientifiques peuvent m’intéresser, mais jamais me passionner réellement. Seules les questions conceptuelles et esthétiques ont cet effet sur moi. La solution des problèmes scientifiques m’est, au fond, indifférente ; mais celle des questions de cet autre type ne l’est pas"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 79).
12La question que Wittgenstein met entre parenthèse mériterait un long développement que nous ne ferons pas ici et qui a trait aux rapprochements tentants mais peu pertinents que l'on pourrait opérer entre les conceptions, respectivement wittgensteinienne et romantique du comprendre. Qu'il suffise de préciser que la "Weltanschauung" romantique consiste en une analogie ineffable du microcosme intérieur et privé du penseur de génie avec le macrocosme extérieur et public de la Nature, conception qui est complètement étrangère à la philosophie de Wittgenstein. Lorsque Wittgenstein écrit, "le monde et la vie sont une seule et même chose. Je suis mon monde (le microcosme)"(Wittgenstein, Tractatus, 5.621), c'est bien plus d'un holisme spinozien qu'il est question, comme nous le verrons infra.
13Il en va de même chez Proust : "de quelque idée laissée en nous par la vie qu'il s'agisse, sa figure matérielle, trace de l'impression qu'elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l'intelligence pure n'ont qu'une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit, car elle est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2272).
14Pour la proximité des deux philosophes au sujet de l'enjeu éthique de la religion, cf. les Grands Thèmes des Leçons et Conversations de Wittgenstein : l'Éthique.
15Cf. Dire et Montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein. La différence essentielle entre ces deux auteurs est, comme le souligne Bouveresse, que le "mysticisme" de Wittgenstein non seulement n'a rien à voir avec l'ineffable, mais, tout au contraire, comme nous essayons de le montrer ici, n'a de sens que par et dans un jeu de langage. En effet, l'ineffabilité "est presque toujours rapportée, implicitement ou explicitement, à une sorte d'impuissance ou d'insuffisance intrinsèque de notre langage, au fait que, d'une manière ou d'une autre, nous ne disposons pas du langage adéquat. Chez Wittgenstein au contraire, il ne saurait être question d'un défaut ou d'une inaptitude quelconque du langage : aucun langage ne peut être un langage sans l'être pleinement, sans posséder entièrement l'essence du langage, de tout langage. Et l'élément mystique n'est pas quelque chose qui se trouve en dehors des possibilités d'expression du langage tel qu'il est : son existence découle immédiatement du fait qu'il y a des possibilité d'expression, de l'existence même du langage"(Bouveresse, Wittgenstein : la Rime et la Raison, i).
18Je me réfère, notamment, à l'article de Jean-François Louette intitulé Beckett : un Théâtre de l'Ennui ? qui a paru dans le numéro 612 de la revue les Temps Modernes daté du 21.02.2001.
19C'est ce qui fait la différence, par exemple, avec les personnages des romans de Modiano qui cherchent néanmoins, quoiqu'en vain, à reconstituer cette unité et, donc, à échapper à la pure factualité de leur existence.
20Un scupulus. Ironie suprême !
21Comme le montrent, notamment, Wittgenstein et Anscombe, il n'est pas nécessaire, pour soutenir cette thèse, d'épouser les présupposés mentalistes du courant phénoménologique (Cf. Conscience de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité).
22Toutefois, ils ne nous ennuient pas. Ou, plus exactement, ils n'ennuient pas le spectateur ou le lecteur qui voit dans l'œuvre de Beckett, une unité de signification, celle, précisément, que lui confère l'expression de l'ennui comme manifestation d'une certaine valeur (négative, peut-être, mais néanmoins bien réelle) de la vie humaine. Quelque chose comme l'absurdité. Notons par ailleurs que, comme nous l'avons développé dans Rire, Rigolade, Ricanement, le comique est un bon moyen pour donner (ou trouver) une valeur à l'absurdité de l'ennui.
23En particulier, de certaines méthodes scolaires d'apprentissage précoce de la lecture dont on s'étonne encore qu'elles contribuent à rendre l'école ennuyeuse. Cf. Feyerabend et l'Apprentissage Anarchique de la Lecture.
24"Percevoir un complexe signifie percevoir que ses parties constitutives sont dans telle ou telle relation. Ceci explique bien aussi que l’on puisse voir de deux manières la figure et de même pour tous les phénomènes analogues. Car nous voyons réellement deux faits distincts ("si je regarde tout d’abord les sommets a, et seulement marginalement les sommets b, a paraît être en avant ; et vice versa )"(Wittgenstein, Tractatus, 5.5423).
25Ce qui est, d'ailleurs, le cas pour le monde animal en général : percevoir, c'est toujours, au minimum, percevoir pertinemment dans un contexte de survie (Cf. dans sentir et percevoir : une Distinction Problématique, ce que Jacques Bouveresse dit de la perception de la grenouille).
26Il est significatif que l'on parle de "phrasé" (voicing, en anglais), de "phrase musicale" (par exemple "la petite phrase musicale de la sonate de Vinteuil", chez Proust). Pour Proust, comme pour Wittgenstein, ou pour Rousseau, il est tout à fait évident que "ce que nous appelons “comprendre une phrase”, ressemble bien plus à la compréhension d’un thème musical qu’on ne l’imagine"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 167), "la compréhension d’une phrase musicale, c’est la compréhension d’un langage"(Wittgenstein, Fiches, §172). Rousseau va plus loin en disant que "les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, ii). Bien que Wittgenstein n'ait jamais, explicitement, pris position dans un débat génétique qu'il considérerait sans doute comme purement conceptuel et non pas historique, il inverse parfois, néanmoins, le sens de la relation entre le primitif et le dérivé. Par exemple, lorsqu'il écrit que "le sens d'une proposition est très similaire à cette affaire : une appréciation artistique"(Wittgenstein, Leçons sur l'Esthétique, iv? 2). Antonia Soulez, dans un ouvrage consacré à la philosophie de la musique de Wittgenstein, est plus catégorique lorsqu'elle affirme que "la comparaison de comprendre une phrase à comprendre une phrase musicale inverse la direction d'une lecture esthétique en mode analytique. C'est donc le langage qui ressemble à la musique et pas l'inverse, même si Wittgenstein a pu dire que la musique parle comme un langage et s'adresse à l'homme comme à l'aide de propositions"(au Fil du Motif : autour de Wittgenstein et la Musique, i, c'est nous qui soulignons).  Cf. aussi, à ce propos, la très brillante conférence du pianiste et compositeur Jérôme Ducros donnée au Collège de France et intitulée l'Atonalisme, et après.
27Tout en partageant ce point de vue, Miles Davis, dans une interview donnée à l'International Herald Tribune daté du 17 Juillet 1991, renverse les rôles respectifs de la matière et de la forme musicales en attribuant aux notes la fonction de mettre en forme le silence qui serait, en quelque sorte, la matière première de la musique : "la véritable musique, c'est le silence et toutes les notes ne font qu'encadrer ce silence".
28Fût-ce par la critique institutionnelle ou par la psychanalyse.
29"Ce n’est pas seulement difficile de décrire en quoi consiste l’appréciation, c’est impossible. Pour décrire en quoi elle consiste, nous devrions décrire tout son environnement"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, §20).
30Comme chez Kant, un domaine peut être transcendantal (en tant que condition de possibilité d'un autre) sans être transcendant (en tant qu'ontologiquement séparé d'un autre).
31"Lorsque Wittgenstein a souligné par la suite que « le tableau se dit soi-même» (ce qui est également le cas de l'œuvre musicale), [il ne cherche pas à] suggérer que la peinture ou la musique constituent des langages qui ne diffèrent d'un langage au sens strict que par un caractère en quelque sorte auto-référentiel"(Bouveresse, Wittgenstein, la Modernité, le Progrès et le Déclin, iv).
32"Le comble du non-sens est de dire que l'artiste souhaite que ce qu'il ressent en écrivant, l'autre le ressente en lisant"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 58). Comme le souligne Hélène-Karine Garcia-Solek, "l'intérêt est donc à porter sur la possibilité d'associations que stimule un morceau, et non pas sur ce qu'il stimule. Le processus par lequel ces associations se produisent n'est pas tant important que l'ensemble de ces associations mises en rapport de comparaison et d'analogie, totalité constructive car pratique, dont les zones de ressemblances circonscrivent l'expressivité particulière à un morceau"(H.K. Garcia-Solek, Wittgenstein et la Musique, iii, 1).
33Il appréciait particulièrement la musique romantique, celle de Brahms, de Schubert ou de Schumann. Jacques Bouveresse écrit que "ses préoccupations [à Wittgenstein] ont été, d'un bout à l'autre, orientées dans le sens d'une réaction typiquement "classique" contre les impératifs supposés de la modernité et de l'actualité [...]. Il a exprimé l'aspect négatif de cette orientation philosophique en se qualifiant lui-même de penseur "uniquement reproductif""(Bouveresse, Wittgenstein, la Modernité, le Progrès et le Déclin, iv).

34Avec Alban Berg et Anton Webern.
35Nous disons les traditions parce que, comme l'explique, par exemple, l'article "Tonalité" de l'Encyclopédie de la Musique parue au Livre de Poche, si "la tonalité au sens large désigne la sujétion d'une série déterminée de sons (qui peut être organisée en une gamme) à une tonique, c'est-à-dire à un son choisi autour duquel gravitent les autres sons [...] presque toute la musique est tonale, y compris celle des cultures non occidentales"(loc. cit.).
36Cacophonie lorsque des accords parallèles se développent sans qu'il y ait, apparemment, de principe unificateur, ce qui est, précisément, l'une des caractéristiques de l'atonalisme : "le contrepoint est la conduite simultanée de lignes mélodiques indépendantes. Or, la notion de dissonance impose des contraintes aux lignes mélodiques. Seule l'atonalité permet une réelle indépendance"(Leibovitz, Introduction à la Musique de 12 Sons). Bruit lorsque le timbre, le rythme ou le tempo sont trop exotiques et, pour cette raison, sont assimilés à l'expression du primitivisme, de la grossièreté, voire de la barbarie, ce qui fut, notamment, le cas pour la réception du jazz à ses débuts : "à l'heure de sa généralisation sur notre sol, au lendemain de la Grande Guerre, la "musique nègre" importée des États-Unis, fut en effet ressentie aux oreilles de nombre de ses nouveaux auditeurs européens, comme une invasion tumultueuse"(Béthune, le Jazz et l'Occident, v). Cf. le Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine.
37Atonalisme caricaturé par Thomas Mann qui, influencé par la philosophie de la musique de Theodor Adorno, réduit ce courant musical à un simple algorithme mathématique : "on devrait pouvoir [...] avec les douze échelons de l'alphabet tempéré par les demi-tons former [...] des combinaisons et des interrelations déterminées des douze demi-tons, des formations de séries, desquelles dériverait strictement la phrase, le morceau entier, voire toute une œuvre aux mouvements multiples. Chaque note de l'ensemble de la composition, mélodiquement et harmoniquement, devrait pouvoir trouver sa filiation avec cette série type préétablie. Aucun de ces tons n'aurait le droit de reparaître avant que tous les autres n'aient fait également leur apparition. Aucun n'aurait le droit de se présenter, qui ne remplît sa fonction de motif dans la construction générale. Il n'y aurait plus une note libre. Voilà ce que j'appellerais une écriture rigoureuse [...]. On pourrait appeler cela une organisation complète et rationnelle. Une extraordinaire unité logique serait ainsi obtenue, une sorte d'infaillibilité et de précision astronomiques"(Mann, Doktor Faustus, xxii) . Or, outre que la musique atonale réelle (et non fantasmée) ne s'est jamais réduite à un tel algorithme, d'une part Schönberg (comme d'ailleurs Berg ou Webern) lui-même en a usé avec beaucoup de souplesse et très peu de dogmatisme (beaucoup moins, en tout cas, que l'"École de Darmstadt" à laquelle ont participé Varese, Stockhausen ou Boulez, lequel déclarait, dans Relèves d'Apprenti que "tout musicien qui n’a pas ressenti la nécessité du langage dodécaphonique est inutile" !), d'autre part on peut aisément détecter des tendances atonales chez les plus prestigieux représentants de la musique savante (Bach, Brahms, Debussy, Stravinsky, etc.) ou du jazz (Monk, Coleman, Mingus, Shep, etc.) qui n'ont pourtant jamais revendiqué d'engagement atonaliste.
38Comme le souligne Bourdieu, "les œuvres d’art sont le produit d’une lutte entre ceux qui, du fait de la position dominante qu’ils occupent dans le champ sont portés à la conservation […] et ceux qui sont enclins à la rupture hérétique, à la critique des formes établies, à la subversion des modèles en vigueur, et au retour à la pureté des origines"(Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 1).
39Toutefois, le même pianiste, par ailleurs passionné par le jazz, n'hésite pas à souligner les potentialités atonales du courant be bop.
40Merleau-Ponty dit excellemment qu'"il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait “naturels” et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique - et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, I, 6).
41Il n'est pas sûr que Rousseau ou Wittgenstein, auteur dont le conservatisme artistique était avéré, se fussent, quant à eux, opposés à Claude Rawlings. Pour illustrer à quel point le "modernisme" artistique est de part en part un problème conceptuel, pour parler comme Wittgenstein, il n'est pas inutile de rappeler les positions caricaturalement outrancières d'un Theodor Adorno, pourtant peu suspect de conservatisme historique, à l'égard de la modernité du jazz (cf. le Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine). À noter que Thomas Mann dans Doktor Faustus et Mikhaïl Boulgakov dans le Maître et Marguerite, font, respectivement, de l'atonalisme et du jazz, des formes musicales inspirées par le diable !
42Qu'il définit comme des "goûts, produits par les conditionnements sociaux associés à des conditions correspondantes"(Bourdieu, Raisons Pratiques, i).
43Cette analogie n'est pas, pour autant, un abus de langage : "une machine est incapable de penser”, est-ce là une proposition basée sur l’expérience ? Non, nous ne pouvons l’affirmer que de l’homme et de ce qui lui ressemble"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §360). Ce qui vaut pour la machine vaut aussi, a fortiori, pour l'animal. L'important est que l'attribution de prédicats humains en général (la pensée, la mémoire, l'intelligence, etc.) n'est pas un problème empirique (on ne découvre pas que telle sorte d'entité non-humaine pense, calcule, se souvient, etc.) mais un problème conceptuel (on le postule sur la base d'une "ressemblance" avec l'humain, laquelle "ressemblance" est elle-même un problème conceptuel).
44Même si, pour Proust, "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste"(Proust, le Temps Retrouvé, 2284).
46On peut avoir plusieurs raisons de ne pas comprendre. La séquence de communication peut être physiquement brouillée, elle peut être faite dans un jeu de langage qui ne nous a pas été enseigné, mais, comme le souligne Bourdieu, l'incompréhension peut aussi être déterminée par un habitus de mépris social à l'égard d'une expression que l'on saisit parfaitement mais que l'on décide néanmoins de dénigrer : "le goût "pur" et l'esthétique qui en fait la théorie trouvent leur principe dans le refus du goût "impur" et de l'aïsthèsis, forme simple et primitive du plaisir sensible réduit à un plaisir des sens, comme dans ce que Kant appelle "le goût de la langue, du palais et du gosier", abandon à la sensation immédiate [...]. On pourrait montrer que tout le langage de l'esthétique est enfermé dans un refus principiel du facile, entendu dans tous les sens que l'éthique et l'esthétique bourgeoises donnent à ce mot ; que le "goût pur", purement négatif dans son essence, a pour principe le dégoût que l'on dit souvent "viscéral" (il "rend malade" et "fait vomir") pour tout ce qui est "facile", comme on dit d'une musique ou d'un effet stylistique, mais aussi d'une femme ou de ses mœurs"(Bourdieu, la Distinction, post-scriptum). Le snobisme ou l'hyper-conformismes peuvent, symétriquement, être définis comme un habitus de complaisance systématique à l'égard de ce que l'on sait devoir être compris (d'où le piège que constituent les canulars tels que le Coucher de Soleil sur l'Adriatique de Roland Dorgelès ou les Impostures Intellectuelles d'Alan Sokal et Jean Bricmont).
47C'est ce que nous avons appelé l'"éthique de la sérendipité" dans l'Enjeu Éthique de la Littérature.
48Si on tient au déterminisme du processus de compréhension/expression au moyen de variables cachées, c'est alors à des variables stochastiques, autrement dit, aléatoires, celles avec lesquelles l'informatique et la mécanique quantique (et aussi, pour être honnête avec Pierre Bourdieu, un certain usage des statistiques prédictives en sciences sociales) nous ont familiarisés, qu'il convient d'avoir recours et non pas à une sorte de mécanique de l'inconscient telle que la psychanalyse l'a popularisée. Wittgenstein n'a de cesse d'insister sur le fait qu'il n'y a de nécessité que logique, autrement dit en termes de relations internes que les règles du langage imposent a priori à nos schèmes conceptuels et/ou perceptuels, mais que nous prenons abusivement pour des nécessités physiologiques ou psychologiques. Pour parler comme Bergson, nous pourrions dire aussi que ce n'est que par une illusion rétrospective que nous nous autorisons à penser que ce qui nous paraît nécessaire à l'instant t était, en droit, prédictible à l'instant t-1. Il nous semble que les concepts de compréhension et d'expression sont, chez Wittgenstein, typiquement, des concepts dispositionnels dans le sens où "une disposition n'est pas interrompue par une interruption de la conscience ou un déplacement de l'attention"(Wittgenstein, Remarques sur la Philosophie de la Psychologie, II, §45) : ce sont des fonctions qui sont présentes même lorsqu'elles ne sont pas actualisées par une variable. Une disposition n'a pas de durée : on peut dire "j'ai eu mal aux dents toute la matinée" mais non "j'ai compris toute la matinée", car la disposition, une fois actualisée, n'a ni début, ni fin : "d’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ?"(Proust, du Côté de chez Swann, I, i, 44), se demande le narrateur lorsque sa disposition gustative a été actualisée par la madeleine trempée dans le thé. L'habitus bourdieusien est aussi une disposition : "les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables [...] ; l'habitus est une connaissance sans conscience"(Bourdieu, Choses Dites). Seulement les variables censées actualiser un habitus donné sont, pour Bourdieu, mécaniquement déterminées et ne sont donc pas aléatoires.
50Proust a une conception très humienne de la mémoire : "les qualités qui sont à l’origine de cette association et qui conduisent l’esprit d’une [représentation] à une autre sont [...] la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou dans l’espace et la relation de cause à effet"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv).
51Sauf que "la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 512). En ce sens, la recherche du temps perdu n'est rien d'autre que la recherche des moi perdus pour notre conscience du présent mais pas pour notre mémoire du passé, toute la difficulté étant de faire coïncider celle-ci avec celle-là, ce que seul le hasard des rencontres peut réaliser.
52Ou de son auteur putatif. C'est le cas, de manière tout à fait générale, lorsque le "puriste" entend donner aux mots qu'il emploie leur sens prétendument "originel".
53Les différences, apparemment de nature, entre expression verbale et expression musicale, entre tradition orale et tradition écrite, peuvent aisément être réduites à des différences de degré dès lors que l'on considère, d'une part que la partition musicale n'existe que dans la musique savante occidentale, d'autre part qu'il existe, dans la tradition occidentale, des jeux de langage qui consistent à donner une interprétation d'un texte écrit (dans le théâtre classique, par exemple). Ainsi que nous l'avons développé par ailleurs, (cf. le Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine ainsi que Wittgenstein et la Musicalité Non-Toxique du Langage), il est des activités expressives telles que le conte africain où la dichotomie langage/musique est très peu pertinente et d'autres, telles que le jazz où c'est la dichotomie indications écrites/improvisation orale qui ne l'est plus.
54Profitons-en pour souligner que ce que les jazzmen appellent "standard" est, précisément, un tel schème, une telle matrice ou une telle fonction et qu'il faut être aussi dépourvu d'oreille musicale, de culture musicale ou, peut-être, simplement, de bonne foi que l'a été Theodor Adorno dans son analyse du jazz pour nier la réalité de l'improvisation jazzistique en prétendant que "les écarts sont tout aussi standardisés que les standards et s’annulent dans le moment même de leur apparition"(Adorno, une Mode Intemporelle). À quoi G. Mouëllic répond, dans le Jazz, une Esthétique du XX° siècle, que "John Coltrane enregistre quatorze fois my Favorite Things, Cézanne repeint inlassablement sa Montagne Sainte-Victoire et Brancusi propose vingt-deux versions de l’Oiseau dans l’Espace. Dans les trois cas, l’artiste ne retravaille pas l’œuvre précédente : il s’agit d’une autre lecture et non d’une relecture"(loc. cit.).
55Il est vrai que le courant musical romantique, notamment avec Schubert, s'est fait une spécialité de l'expression de toutes les nuances des émotions humaines, et tout particulièrement, de la mélancolie. Que Wittgenstein ne partage pas le mentalisme romantique, c'est-à-dire l'idée que les émotions sont des états mentaux accessibles uniquement en première personne (cf. Rire, Rigolade, Ricanement) ne l'empêche évidemment pas d'apprécier la musique romantique.
56Il s'agit bien de critère conceptuel et non pas de symptôme empirique : "à la question « comment sais-tu que ceci ou cela a lieu ? », nous répondons parfois en indiquant des critères et parfois de symptômes. Quand, en médecine, l'inflammation causée par tel bacille est qualifiée d'angine et que, dans ce cas précis, nous demandons : « Pourquoi sais-tu que cet homme a une angine ? », la réponse : « J'ai trouvé dans son sang le bacille X ou Y » nous indique le critère ou ce que nous pouvons appeler le critère de définition de l'angine. Si, en revanche, la réponse était : « Il a une inflammation de la gorge », il nous indiquerait là un symptôme de l'angine. Par symptôme, je désigne un phénomène dont l'expérience que nous en faisons est concomitante du phénomène qui est notre critère de définition"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 48). En ce sens, il n'est pas évident qu'"il n'y a[it] pas de concept qui puisse donner un critère pour le correct et l'incorrect ; il faut donc définir plus avant la capacité d'exprimer un accord ou un désaccord, c'est-à-dire l'expression de la correction ou de l'incorrection, dans le jugement esthétique. La notion d'aspect [...] permet de clarifier la notion de « grammaire » du mot « beau », la « grammaire » de la justesse"(H.K. Garcia-Solek, Wittgenstein et la Musique, ii, 3). Il serait plus exact de dire qu'il n'y a pas de critère définitionnel, du concept de "compréhension correct" ou d'"expression correcte". Ce qui, pour Wittgenstein, n'est nullement problématique : "nous sommes incapables de définir clairement les termes que nous utilisons, non parce que nous ne connaissons pas leur vraie définition, mais parce qu’ils n’ont pas de vraie définition"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 26).
57Il en va de même pour l'apprentissage de n'importe quel concept, y compris, bien entendu, pour les concepts mentalistes, c'est-à-dire ceux dont on suppose, à tort, qu'ils font référence à un état interne accessible seulement en première personne. Par exemple, "qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? Dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression ‘douleur"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §257).
58"Exceptionnellement" ne veut pas dire "rarement" mais "contraire à la règle". Il n'y a pas de contradiction à ce que les cas de conformité à une règle soient plus rares que les cas d'exception.

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