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jeudi 3 décembre 2015

CONSCIENCE DE SOI, CONNAISSANCE DE SOI, INTENTIONNALITE ET IDENTITE (suite et fin).

(suite de ...)


Et puis, comment pourrait-on imputer moralement ou juridiquement à quelqu'un la responsabilité d'un acte ne se réduisant pas, objectivement, à la cause mécanique d'un dommage, si l'on ne supputait pas l'existence d'un agent ayant une connaissance correcte de l'enchaînement des circonstances dont ce dommage est l'effet ? Comme le stipule le Code Civil français, "on est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde"(Code Civil, art. 1384). Que l'on s'évertue à rechercher qui est responsable d'un dommage causé, cela prouve qu'on ne se contente pas d'enquêter sur la cause mécanique du dommage, sinon les notions de meurtre, de meurtre par préméditation, d'assassinat, etc. n'existeraient pas : il suffirait de dire "la victime est décédée des suites d'un arrêt de ses fonctions vitales" pour que l'on soit satisfait. Sauf qu'en général, on considère la causalité mécanique comme pouvant être l'instrument, sinon d'une intention de, par exemple, donner la mort, du moins d'une conscience de la probable survenance du dommage finalement causé. C'est là que réside toute la différence entre produire et agir. Aristote l'avait bien compris :
"il faut distinguer la production [poïèsis] et l’action [praxis]. Tout art [tekhnè], quel qu’il soit, tend à pro­duire. Ses efforts, sa recherche des principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître quelque chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui produit et non point dans la chose qui est produite […]. L’art [tekhnè] est donc un certain mode d’existence orienté vers une production [poïèsis] dirigée par des règles [...]. Quant à la prudence [phronèsis], elle tend à faire agir […]. Le but de la production est toujours différent de la chose produite, tandis que le but de l’action n’est toujours que l’action elle-même"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b).
Tout le monde s'accorde pour admettre qu'une vie authentiquement humaine est quelque chose de spécifique dans l'univers du vivant en général, dans le sens où, justement, elle ne se réduit pas à des processus mécaniques, fussent-ils biologiques, mais suppose aussi des raisons d'agir1. C'est même exactement l'impossibilité d'agir selon des raisons qui définit l'esclave :
"de même que les arts [tekhnai] doivent recourir à des instruments appropriés si l’on veut que la production soit menée à bonne fin, de même en est-il en ce qui concerne l’administration familiale [oïkonomia]. Les instru­ments sont soit in­animés, soit animés : pour le pilote, le gouvernail est un instrument inanimé, alors que le timonier est un instrument ani­mé, puisque l’exécutant dans les différents métiers entre dans la catégorie de l’instru­ment. De même, un bien que l’on a acquis est un instrument pour vivre et la propriété est une masse d’instruments, l’esclave est donc un bien acquis animé et tout exécutant est un instrument qui tient lieu d’instruments"(Aristote, Po­litique, I, 1253b-1254a).
A contrario, on peut comprendre que le propre de l'authenticité2 humaine, ou de l'humanité authentique, comme on voudra, c'est la capacité à agir, seul critère de démarcation entre la liberté et l'esclavage, l'une et l'autre notion devant s'entendre, évidemment, au sens d'Aristote. En effet, la capacité proprement humaine à agir n'est rien d'autre que la capacité à pouvoir se justifier soi-même par des intentions, autrement dit par des raisons d'agir qui ne sont pas des causes mécaniques. À la limite3,
"si donc l’acte involontaire est celui qui résulte de la violence ou de l'ignorance, l’acte volontaire [to ekousion] semble être l’acte dont le principe est dans l’agent lui-même [en autôï] qui sait en détail toutes les conditions [ta kath' ekasta] que son action renferme"(Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 1111b).
Celui qui dit "je fais (ou j'ai fait ou je ferai) A", c'est celui qui est capable de se justifier par des raisons "je fais A parce que I", I étant une intention. Or, cette intention, c'est ce qu'Aristote appelle "le principe de l'action", sa finalité consciente. Que l'intention de l'agent soit susceptible, en un certain sens, de causer mécaniquement son action, n'est absolument pas le problème4. Il est tautologique, en un sens, d'affirmer que si l'intention ne causait pas, d'une certaine manière, l'action envisagée, celle-ci n'aurait jamais lieu. Doit-on, à ce propos, rappeler qu'Aristote lui-même range le principe final qui est dans l'agent lui-même dans la catégorie des causes (aïtiaï)5 ? Bref, comme le souligne Anscombe, "dire qu'un homme sait qu'il fait X, c'est donner une description de ce qu'il a fait sous laquelle il le sait"(Anscombe, l'Intention, §6). C'est pourquoi il faut prendre très au sérieux ce qu'ajoute cette spécialiste d'Aristote à la fin de son ouvrage :
"le terme "intentionnel" renvoie à une forme de description d'événements. Le résultat de notre enquête sur la question "pourquoi" manifeste ce qui est essentiel à cette forme : les événements sont typiquement décrits dans cette forme quand on attache à leur description "afin de" ou "parce que""(Anscombe, l'Intention, §47).
Elle ne veut rien dire d'autre, en l'occurrence, que ce que dit Aristote lorsqu'il définit la causalité formelle ou, plus simplement, la forme, comme "le modèle des choses ; c'est-à-dire la notion qui détermine l'essence de la chose"(loc. cit.), ou encore ce que dit Wittgenstein : "les concepts nous conduisent à faire des investigations, ils sont l’expression de notre intérêt et le dirigent"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §570). Le même événement peut ainsi être qualifié d'intentionnel, non pas dans l'absolu, mais de plus ou moins intentionnel6 : se demander lequel, du "commanditaire" d'un meurtre ou de son "exécuteur" est le plus condamnable des deux, c'est se demander lequel des deux, in fine, en est le véritable auteur. Cela revient donc, d'une part à présupposer que tous les deux ont agi et qu'à ce titre, ils ont eu conscience de ce qu'ils ont fait, mais, d'autre part, que cette conscience n'est peut-être pas la même en ce que les intentions et donc les justifications de l'un et de l'autre peuvent être très différentes. Et ce qui fera la différence entre celles-ci, autrement dit entre les systèmes de défense des accusés, c'est la capacité de leurs raisons à convaincre une institution de jugement du caractère le moins possible intentionnel du forfait qui leur est imputé. Par exemple, il est manifeste que l'invocation du Führerprinzip par Eichman lors de son procès à Jérusalem en 1961 n'a pas été très convaincant. Non parce qu'un tel principe fût nécessairement invoqué de manière mensongère, ni parce qu'il est, en soi, irrationnel, mais plutôt parce qu'il appartient, comme l'a suggéré Hannah Arendt, aux règles du jeu d'une culture honnie par les juges7.

Finalement, comme le résume Vincent Descombes à propos de la philosophie de l'action d'Anscombe, "réservons le titre de "conscience de soi" d'un agent - "ou conscience d'agent" - à cette connaissance que l'agent a de son action en tant qu'il en est l'agent"(Descombes, comment savoir ce que je fais ?, in Philosophie, n°76). Donc, loin d'être une évidence (positive comme chez Descartes, négative comme chez Freud), la conscience de soi est un problème, plus précisément, un problème de connaissance pratique, c'est-à-dire, avons-nous vu, de connaissance de soi-même sans observation. Non que toute connaissance de ce genre, donc toute conscience de soi soit nécessairement conscience de ses intentions d'agent, donc conscience d'agir, mais celle-ci non seulement présuppose celle-là mais encore est, par excellence, l'exercice de celle-là. Merleau-Ponty a certainement raison de dire que "c’est dans mon rapport avec des <<choses>> que je me connais, la perception intérieure vient après"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, III, 1), de sorte que "la conscience est originairement non pas un “je pense que”, mais un “je peux”"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, I, 3). Mais il a tort de penser que "toute conscience est, à quelque degré, conscience perceptive"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, III, 1), car c'est confondre la connaissance pratique avec la connaissance théorique. Et donc, tort aussi de
"dire de la perception intérieure ce que nous avons dit de la perception extérieure : qu’elle enveloppe l’infini, qu’elle est une synthèse jamais achevée et qui s’affirme, bien qu’elle soit inachevée [...] ; la perception intérieure [...] ne serait pas possible si je n’avais pas pris contact avec mon doute en le vivant jusque dans son objet"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, III, 1).
La connaissance sans observation de soi-même (comme sujet) est, contrairement à toute connaissance par observation, que ce soit de soi-même (comme objet) ou d'un autre objet, achevée et certaine dès lors que formulée. Car la subjectivité est, fondamentalement, une notion ni métaphysique, ni psychologique, ni phénoménologique mais grammaticale :
""subjectif" est donc ici à prendre au sens de : incorrigible par autrui [...]. On peut dire aussi comme Wittgenstein : "asymétrie de la première personne de l'indicatif présent du point de vue de la justification"(Descombes, le Parler de soi, II, 5).
Dès lors, il nous semble que la défense et l'illustration de la conception anscombienne de la connaissance de soi comme agent que nous avons esquissée dévoile clairement ses enjeux éthiques. D'une part, en effet,
"l’agent est conscient de soi, non parce qu’il aperçoit ses propres états, mais parce qu’il sait à quoi tendent ses efforts. Il le sait parce que c’est à lui d’en décider. L’activité qu’il déploie exprime son intention, qui est d’atteindre un certain objectif que lui-même s’est fixé dans une délibération pratique (explicite ou implicite, c’est-à-dire restituable après coup)"(Descombes, le Complément de Sujet, III, xx).
De ce point de vue, la conscience (en première personne) d'agir comporte un premier enjeu éthique : l'identité comme individu agissant. Mais, d'autre part,
"notre réponse [à la question "qui suis-je ?"] constitue une reconnaissance de ce qui importe essentiellement pour nous, savoir qui je suis implique que je sache où je me situe. Mon identité se définit par les engagements et les identifications qui déterminent le cadre ou l'horizon à l'intérieur duquel je peux essayer de juger au cas par cas ce qui est bien ou valable, ce qu'il convient de faire, ce que j'accepte ou ce à quoi je m'oppose. En d'autres mots, mon identité est l'horizon à l'intérieur duquel je peux prendre position"(Taylor, les Sources du Moi, 2.1).
Et de ce point de vue, la conscience (en première personne) d'agir comporte un deuxième enjeu éthique : l'identité comme sujet de biographie.

Le premier enjeu éthique de la conscience de soi est donc celui qui consiste à se voir comme un individu qui agit. "Se voir comme"8 ne signifie évidemment pas ici "avoir une image (ou une représentation) de soi" : d'une part, cela supposerait que le soi est un objet, or nous avons été amenés à définir le soi de la conscience de soi comme un sujet et non un objet ; d'autre part, cela supposerait une observation de soi-même, et nous avons montré en quoi la conscience de soi est une connaissance de soi-même sans observation. La conscience de soi est une connaissance pratique de soi-même, une connaissance de soi-même en situation diraient les phénoménologues, autrement dit une connaissance de soi en tant qu'individu agissant. Contrairement à Descartes qui fait de la conscience de soi le préalable à toute réflexion philosophique, Spinoza n'en parle qu'à la toute fin de son Éthique, dans le scolie de la dernière proposition après avoir fait un très long détour pour expliquer quelles sont les conditions de l'agir par opposition au pâtir9 :
"j’ai achevé ici ce que je voulais établir concernant la puissance de l’Âme sur ses affections et la liberté de l’Âme. Il apparaît par là combien vaut le Sage et combien il l’emporte en pouvoir sur l’ignorant conduit par le seul appétit sensuel. L’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement. Si la voie que j’ai montré qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare"(Spinoza, Éthique, V, 42, scol.).
Si donc l'"ignorant" vit moins bien que le "Sage", c'est parce qu'il est "ballotté par les causes extérieures" et que, par conséquent, "sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être" : il a une essence de patient. Si le "Sage" vit mieux que l'"ignorant", c'est qu'il a "conscience de lui-même, de Dieu et des choses" : il a une essence d'agent. Bref, la conscience d'agir n'est pas la condition de l'action (comme chez les Cartésiens), ni l'action condition de la conscience d'agir (comme chez les phénoménologues) : agir et être conscient d'agir, c'est la même chose, pâtir et être conscient de pâtir, c'est aussi la même chose. Or, comme seul agir, ou être conscient d'agir, conduit au "vrai contentement", c'est donc cela-même que Spinoza considère comme étant la vie bonne, la vie vraiment digne d'être vécue10. Sauf que, comme le montre Spinoza, il s'en faut de beaucoup que toutes les activités humaines soient des actions. À l'époque contemporaine, notamment, Hannah Arendt établit une distinction entre trois types d'activités humaines : le travail, l'œuvre et l'action.
"Le travail n’assure que la survie de l’individu et de l’espèce. L’œuvre et ses produits, le décor humain, confère une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. [...]. Toutefois, c’est l’action qui est le plus étroitement liée à la condition humaine [...] parce que le nouveau venu possède la faculté d’entreprendre du nouveau, c’est-à-dire d’agir"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, i).
Ce qui nous importe ici, c'est deux choses : d'abord la définition de l'action comme "faculté d’entreprendre du nouveau", ensuite l'incompatibilité entre l'action et le travail. Définir l'action comme capacité à innover, cela peut paraître banal. En ce sens, agir signifierait tout simplement être libre. Pourquoi pas, mais à condition d'aller plus loin et de préciser que
"la liberté comme inhérente à l'action est peut-être illustrée le mieux par le concept machiavélien11 de virtù, l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la fortuna. Son sens est rendu de la meilleure façon par "virtuosité", c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution (différents des arts créateurs de fa­brication) où l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à l'existence [...]. Comme toute action comprend un élément de virtuosité, et puisque la virtuosité est la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution, la politique a souvent été définie comme un art"(Arendt, la Crise de la Culture, IV, ii).
L'exemple que prend Arendt dans les "arts d'exécution" (on pense, évidemment, à la musique) permet d'établir un pont avec Wittgenstein et Anscombe : agir c'est me comporter de manière inattendue (inattendue parce que non-causalement prédictible) mais toutefois de manière telle que ce que je fais est justifiable par des raisons, donc c'est décrire ce que je fais en excipant d'une règle12. Si agir c'est donc, au sens d'Arendt et de Wittgenstein, exécuter, c'est surtout exécuter dans une intention d'"excellence", de "perfection", de "virtuosité", autrement dit de tirer, au vu des circonstances, à commencer par les circonstances corporelles qui sont celles de moi comme objet visible, audible et tangible par chacun, le meilleur parti des règles qui m'ont été données. Aussi, est-ce "par le verbe et l'acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail, par la nécessité, nous n'y somme pas engagés par l'utilité comme à l'œuvre"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1).

L'action comme activité se démarque ainsi à la fois de son produit (qu'Arendt appelle l'œuvre) et surtout d'une activité de production parfaitement servile et donc, en ce sens, qui exclut, par définition, tout élément de liberté, et qui est le travail. Voilà bien pourquoi
"les Grecs jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile des occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie [...]. L’institution antique de l’esclavage [...] fut une tentative pour éliminer le travail de la condition humaine : ce que les hommes partagent avec les animaux, on ne le considérait pas comme humain"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iii).
L'esclave était, en effet, considéré, nous l'avons vu avec Aristote, non comme un individu, mais comme "un instrument qui tient lieu d'instruments". Il est frappant de constater que, dans le système capitaliste de production dont la règle fondamentale est l'engendrement d'une survaleur destinée à justifier le profit capitaliste réalisé sur la vente d'un produit (bien ou service), "le taux de survaleur est l’expression exacte du degré d’exploitation de la force de travail par le capital ou du travailleur par le capitaliste [...]. C’est donc le surtravail, c’est-à-dire la période d’activité qui dépasse les limites du travail socialement nécessaire, qui donne naissance à la survaleur [...]. L’esclavage et le salariat ne se distinguent que par la manière dont le surtravail est imposé et extorqué au travailleur"(Marx, le Capital, I, ix), par la force dans un cas, par la persuasion dans l'autre. Donc, au sens de Marx et d'Arendt, celui qui travaille, c'est-à-dire celui qui pourvoit à sa subsistance en monnayant sa force de travail13 ne peut être dit agir. Certes, celui qui travaille, notamment dans le système capitaliste, désire travailler. Mais comme le montre Spinoza, "le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Or, en économie capitaliste, "l'employeur occupant [...] la position du pourvoyeur d'argent, il détient la clé du désir basal14, hiérarchiquement supérieur, condition de tous les autres, survivre, et les tient dans sa dépendance"(Lordon, Capitalisme, Désir et Servitude, I, 7). En ce sens, désirer travailler n'est rien d'autre que la manifestation humaine de l'instinct de survie. Mais peut-on dire que celui qui travaille a l'intention de travailler ? Certes, comme nous l'avons développé supra, l'intention n'est rien d'autre qu'une certaine manière, socialement pertinente, de décrire ce que l'on fait en se justifiant par des raisons, c'est-à-dire par des buts poursuivis. Et, même si Frédéric Lordon montre bien que la rhétorique capitaliste s'évertue à "convaincre [les travailleurs] de la promesse que la vie salariale et la vie tout court de plus en plus se confondent, que la première donne à la seconde ses meilleures occasions de joie"(Lordon, Capitalisme, Désir et Servitude, I, 7), si on interroge le travailleur sur ses intentions lorsqu'il travaille, il répondra qu'il travaille pour gagner l'argent qui lui permette de subvenir à ses besoins, actuels et futurs, les siens propres et ceux de ses proches. Auquel cas, l'intention n'est que l'autre nom du désir au sens préalablement dégagé. Peut-être répondra-t-il qu'il travaille pour pouvoir pouvoir jouir de ses loisirs et, notamment, pour consommer. Mais
"toutes les activités qui ne sont pas liées au travail sont considérées comme des "passe-temps" [...] : ce sont les loisirs (qu'il ne faut pas confondre avec la skholè antique, le loisir) [...]. Tous les loisirs de l’animal laborans ne sont consacrés qu’à la consommation et plus on lui laisse du temps, plus ses appétits deviennent insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, de sorte que leur consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre sur le superflu : cela reste néanmoins de la consommation [...]. Les activités de chacun n’ont aucune finalité en soi : elles ne représentent que la somme des forces de travail que l’on additionne de manière purement quantitative [...], la dégradation des hommes en marchandises, dans une société qui ne juge pas les hommes en tant que personnes mais en tant que producteurs"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iii).
Derechef, l'intention n'est, en réalité, que le désir d'exister dans un contexte où exister se réduit à produire et à consommer. Peut-être, enfin, arguera-t-il qu'il a l'intention d'être heureux. Or
"la joie de vivre, le bonheur, ne sauraient se confondre avec le soulagement, inévitablement bref, qui suit l’accomplissement et accompagne la réussite. Le "bonheur" dans le travail consiste en ce que l’effort et sa récompense se suivent d’aussi près que la production et la consommation des moyens de subsistance, tout comme le plaisir accompagne le fonctionnement d'un corps en bonne santé"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iii).
Là encore, l'intention de travailler n'est rien de plus que le désir de "l’ignorant conduit par le seul appétit sensuel", comme dit Spinoza, désir de soulagement, en l'occurrence. Donc si, d'une manière générale, "le travail est essentiellement l’opération commandée par l’homme libre et exécutée par l’esclave"(Simondon, l’Individu et sa Genèse Physico-biologique), alors c'est manifestement le lieu de dire que celui qui travaille, par définition, est au service d'une tierce intention, en l'occurrence, l'intention de celui qui, sous une forme ou une autre, achète sa force de travail. Le premier enjeu éthique de la conscience de soi concerne donc bien l'identité de soi comme appartenance à la classe15 des individus. En effet,
"les animaux existent comme membres de leur espèce et non comme individu [...]. Grâce à [l'action], le monde humain est constamment envahi par des étrangers, c’est-à-dire des nouveaux venus dont les actions ne peuvent être prévues par ceux qui sont déjà là et vont s’en aller sous peu"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i).
Être conscient de moi-même comme individu, cela veut donc dire me connaître moi-même, être capable de penser à moi-même, de parler de moi-même, de me justifier, éventuellement de manière erronée, mais en termes de ce facteur de nouveauté que mon action introduit dans le monde politique16 commun que je partage avec mes semblables :
"agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l'indique le grec arkheïn, commencer, guider, et éventuellement, gouverner) mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere)"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1).
Ce dont mes semblables me sont, en principe17, reconnaissants lorsque j'agis, ce n'est pas cette soi-disant "irréductible singularité subjective" qu'a tant célébrée la tradition cartésiano-romantico-phénoménologique, c'est, nous dit Arendt, le fait d'être un étranger, un nouveau venu. Il y a là, implicitement, l'idée que la vie bonne pour êtres humains, c'est une vie qui parie sur l'altérité, sur la diversité, sur la pluralité : "l’action humaine, comme tous les phénomènes strictement politiques, a partie liée avec la pluralité humaine, qui est l’une des conditions fondamentales de la vie humaine"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Dès lors, comment celui qui n'est pas conscient de soi comme individu agissant pourrait-il vivre bien ? Comment celui dont le champ du désir se borne à travailler et, corrélativement, consommer le produit du travail, pourrait-il se voir comme un agent, puisque "la seule activité qui corresponde strictement à l'expérience de l'exclusion du monde que provoque la douleur, est l'activité de travail [car] aucune violence humaine, sauf celle de la torture, n'est comparable à la force de la nécessité"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iii) ? Comment celui qui ne se connaît soi-même que comme animal, c'est-à-dire comme un être dont la vie se réduit à de simples fonctions (que ces fonctions soient biologiques, économiques ou autres ne change rien au problème) pourrait-il ne pas en arriver à se haïr soi-même et haïr ses semblables ? Et, pour peu que cette situation, au lieu d'être exceptionnelle, devienne la règle, comment une société humaine dépourvue d'individus agissants, constituée donc d'individus conscients seulement de pâtir pourrait-elle ne pas être totalitaire18 ?

On voit par là qu'il existe aussi un autre enjeu éthique à la conscience de soi et qui a trait à la récapitulation de la propre vie de chacun. Hannah Arendt fait remarquer que
"l’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et à maintenir des structures politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’histoire"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, i).
Par "histoire", il faut entendre ici, "récit historique" :
"la vie individuelle, la bios avec sa biographie reconnaissable de la naissance à la mort, naît de la vie biologique, zôè. Cette vie individuelle se distingue de toutes les autres choses par le cours rectiligne de son mouvement qui, pour ainsi dire, coupe en travers les mouvements circulaires de la vie biologique"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i).
Aussi, "la tâche de l’histoire est[-elle] de sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli [...] ; on a besoin de la mémoire des hommes pour continuer d’exister après la mort"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Ce deuxième enjeu éthique est donc celui qui consiste à se voir soi-même comme un sujet de biographie. Arendt fait une analogie très éclairante : la bios (l'existence humaine) est à la zôè (l'existence animale) ce que le segment de droite19 est au cercle. Est ainsi suggérée l'idée qu'il y a, dans l'existence authentiquement humaine, à la fois de la continuité et une orientation. Naturellement, cette idée entraîne la notion de biographie, étymologiquement, d'"écriture de l'existence". Une biographie est un récit, une narration structurée par sa continuité et son orientation. Ce qui pose deux problèmes dans le cadre de notre propos. Premièrement : qui assure la continuité de ce récit ? Le moi comme sujet ou bien une tierce personne ? Deuxièmement : une narration inconsistante, c'est-à-dire qui contrevient au principe de non-contradiction, ou encore dont l'orientation est contradictoire est-elle encore une biographie ? La première question est très ancienne puisque Platon se la pose déjà lorsqu'il fait dire à Socrate :
"ne sais-tu pas que les premiers vers de l’Iliade dans lesquels le poète raconte que Chrysès pria Agamemnon de lui rendre sa fille , que celui-ci s’emporta, et que le prêtre, n’ayant pas obtenu l’objet de sa demande, invoqua le dieu contre les Achéens ? [...] Tu sais donc que, jusqu’à ces vers,"il implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs des peuples", le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais, pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon ; et il a composé à peu près de la même manière tout le récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et dans toute l’Odyssée"(Platon, République, III, 393b).
Platon s'étonne que le même narrateur (Homère) puisse, dans le même récit, tantôt parler à la première personne (en mimant celui qui parle sans parler en son propre nom), tantôt parler à la troisième personne (en décrivant des événements extérieurs)20 et, plus gravement encore, que le narrateur puisse user de la première personne sans parler de lui-même, autrement dit qu'il puisse mimer la continuité d'exister là où il n'y a, à proprement parler, que de la discontinuité narrative. Et encore ignorait-il les complications qu'a introduites la philosophie sensualiste21 et, plus encore, la littérature du XX° siècle : il n'est pas du tout évident que le Narrateur de la Recherche du Temps Perdu mime, au sens de Platon, un tiers personnage lorsqu'il dit je ; mieux que cela, il est manifeste que Camus décrit quelqu'un d'autre que lui-même lorsqu'il fait tout le récit de l'Étranger à la première personne. Il semble donc tout à fait clair que les marques syntaxiques de la première ou de la troisième personne ne sauraient constituer un critère fiable lorsqu'il s'agit de déterminer le qui du récit. Force est donc bien de nous intéresser, si on veut répondre à la question "qui est le facteur de continuité de la biographie ?", à l'intention de celui qui raconte. Après tout, je puis avoir l'intention de parler de moi (comme objet ou comme sujet) tout en usant de la troisième personne (les enfants le font spontanément quand il se racontent en se désignant par leur nom, et les parents leur emboîtent souvent le pas quand ils disent "Maman ne veut pas que ...", etc.) et, bien entendu, je puis aussi avoir l'intention de parler d'un tiers (comme objet ou comme sujet) en lui faisant dire "je". Or, avons-nous dit avec Anscombe, l'intention de quelqu'un est la raison (la règle du jeu) qu'il invoque (ou qu'il peut invoquer) pour justifier ce qu'il fait (ou a fait ou va faire). Mais alors, quelle raison peut bien justifier un usage à ce point dérogatoire à ce qui semble être la règle du jeu de l'emploi des pronoms personnels et qui trouble déjà si fort Platon ? Taylor répond simplement qu'il existe justement un jeu de langage dérogatoire22 à cette règle (au sens où on peut dire que le jeu de dames est dérogatoire à la règle du jeu d'échecs selon laquelle on joue sur toutes les cases), celui de l'auto-interprétation : "les hommes sont des animaux capables d'auto-interprétation" (Taylor, Self-Interpreting Animals). Dès lors, l'inquiétude et le soupçon de Platon n'ont plus lieu d'être : de même que je puis penser à moi-même ou parler de moi-même comme objet en employant le "je" ("je mesure un mètre quatre-vingt cinq"), de même je puis tout à fait aussi m'auto-interpréter en employant la troisième personne, non pas pour faire un effet de style, mais pour me demander "comment est-ce que j'apparais continûment à autrui ?" et, sans attendre la réponse qu'autrui pourrait avoir de l'observation de moi-même comme objet, y répondre moi-même comme sujet, c'est-à-dire en me fondant sur la connaissance continue et sans observation que j'ai de moi-même. Cela dit, on voit aussitôt poindre une nouvelle difficulté : Taylor ne parle pas d'auto-connaissance mais d'auto-interprétation. Primitivement, on interprète plutôt un message chiffré, un signe mystérieux, une personne étrange, bref, quelque chose dont, précisément, la compréhension continue est problématique. Or si, comme nous l'avons développé supra, la connaissance sans observation de soi-même comme sujet, non seulement est une connaissance23, mais, qui plus est, une connaissance certaine en première personne (même si elle peut se révéler fausse en troisième personne), pour autant que l'on puisse parler de connaissance de soi-même, celle-ci ne saurait être une interprétation de soi-même. Certes, Taylor est influencé par la phénoménologie post-heideggerienne24, mais il pointe aussi peut-être un des aspects les plus intéressants du problème que pose le passage de la conscience de soi à l'identité de soi : c'est que le soi continu de l'identité, notamment lorsque cette identité consiste à être le sujet d'une biographie, est sans doute plus énigmatique que le soi continu de la conscience. Et on comprend vite pourquoi : d'une part, un récit est nécessairement discontinu en ce qu'il relate explicitement des événements choisis arbitrairement dont la continuité est toujours implicite ; d'autre part, un récit, qu'il soit ou non biographique, est toujours destiné à être communiqué (ou, en tout cas, communicable), or la communication échoue immanquablement si elle n'est pas, au moins dans ses grandes lignes, consistante, autrement dit exempte de contradictions quant à l'orientation qu'il convient de lui donner. Dès lors, le problème, l'énigme, c'est : de quels aspects de moi-même (à la fois comme objet et comme sujet) dois-je être conscient pour que ma biographie soit consistante, c'est-à-dire pour que je sois, si ma biographie venait à être communiquée à autrui, vu comme un objet continu dont l'existence est orientée vers des fins identifiables25 ? Et là, il y a effectivement matière à interprétation, non pas une interprétation théorique qui pourrait se révéler fausse, mais une interprétation pratique au sens où le musicien interprète une partition, au sens où Arendt parle des "arts d'exécution" et Aristote de la forme donnée à une matière, c'est-à-dire dans le sens de donner intentionnellement cohérence, harmonie, perfection à une chose.

Et pourquoi une telle chose ne pourrait-elle pas être une vie ? On se souvient de l'idée, chère aux dandys, de faire intentionnellement de sa propre vie une œuvre d'art. Oscar Wilde ne disait-il pas que
"la vie n’emprunte pas seulement à l’art la spiritualité, la profondeur de pensées ou de sentiments, le tourment ou la paix de l’âme, mais [...] elle peut façonner selon les lignes mêmes et les couleurs de l’art, mais qu’elle peut reproduire la majesté de Phidias, comme la grâce de Praxitèle. [...] La vie imite l’art beaucoup plus que l’art n’imite la vie"(Wilde, le Déclin du Mensonge)26 ?
Et d'ajouter : "quels sont donc ces deux arts suprêmes ? La Vie et la Littérature, la vie et la parfaite expression de la vie"(Wilde, la Critique est un Art)27. Il y a là l'idée que la vie n'est pas un modèle mais plutôt une matière pour l'art, et en particulier, la littérature comme forme donnée à celle-ci. Comme le remarque aussi Iris Murdoch, "quand nous rentrons à la maison et ''racontons notre journée'', nous mettons de façon artistique un matériau dans une forme narrative [...]. Par conséquent, en tant qu'utilisateurs des mots, d'une certaine façon, nous existons tous dans une atmosphère littéraire, nous vivons et respirons la littérature"(Murdoch, Philosophy and Literature, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §10). Wilde et Murdoch reprennent donc à leur compte l'argument hylémorphique d'Aristote (c'est-à-dire l'argument selon lequel forme et matière se présupposent mutuellement) mais en attribuant à l'art, et non à la nature comme chez Aristote28, la priorité de la mise en forme de la matière. Dès lors, donner d'une existence humaine une interprétation biographique ne revient nullement à imiter une harmonie préexistant dans la vie du sujet de la biographie, mais, au contraire à créer cette harmonie afin que la vie s'en inspire.
"Ceci ne résulte pas seulement de l'instinct imitatif de la vie, mais du fait que le but avoué de la vie est de trouver sa propre expression et que l'art lui offre certains moyens heureux de réaliser cet effort"(Wilde, le Déclin du Mensonge).
L'un de ces moyens nous paraît être, précisément, la biographie en tant qu'elle n'est pas seulement la forme d'une description appliquée à la matière d'un événement comme chez Anscombe, mais qu'elle est censée être un ensemble ordonné de telles descriptions. Or, comme le montre le Portrait de Dorian Gray, une biographie peut tout aussi bien décrire le désordre, la disharmonie, les contradictions, l'incohérence du sujet de la biographie : "si Hamlet possède un peu de la netteté de l'œuvre d'art, il comporte aussi toute l'obscurité propre à la vie"(Wilde, la Critique est un Art). Ou, comme le dit encore Aristote, "[tandis que] la tragédie est la représentation [mimèsis] d'une action de caractère noble et complète, [la comédie] est une représentation [mimèsis] de ce qui est laid, dont une partie est le ridicule"(Aristote, Poétique, 1449a). Si nous avons commencé par évoquer la conscience d'agir comme composante éthique essentielle de l'identité de soi, c'est évidemment parce que le problème de la biographie comme récit plus ou moins harmonieux d'une vie ressortit à la difficulté de lier en un récit continu et orienté les diverses intentions du sujet. Nous avons déjà vu avec Anscombe que ces intentions sont toujours des raisons d'agir, ce qui suppose, de la part du sujet de l'action, un raisonnement pratique qui, pour ne pas obéir à des règles aussi strictes que celles qui gouvernent le raisonnement théorique29, exigent tout de même une minimum de cohérence ou de consistance relativement à une fin ou à un ensemble de fins. Mais, de plus, comme le dit Aristote,
"le point le plus important, c'est la constitution des faits [pragmatôn sustasis] [...]. Le caractère éthique, c'est ce qui est de nature à faire paraître le dessein [estin dé èthos mén to toïouton ho dèloï tèn proaïrésin]. Voilà pourquoi il n'y a pas de caractère éthique dans ceux des discours où ne se manifeste pas le parti que l'on adopte ou repousse, ni dans ceux qui ne renferment absolument rien comme parti adopté ou repoussé par celui qui parle [de sorte que] ces événements, tout en découlant les uns des autres, ont lieu contre notre attente"(Aristote, Poétique, 1450a-1452a).
Le problème que je me pose en première personne est donc : lesquelles de mes actions, lesquelles de mes postures sont susceptibles de se lier en une biographie de moi comme sujet, c'est-à-dire en un récit qui soit à la fois cohérent et intéressant ? Il est clair que si je ne me vois pas comme un agent au sens d'Anscombe, c'est-à-dire comme quelqu’un qui soit capable de se justifier par des intentions convergentes, ma biographie est, en principe, impossible à établir. Elle est subjectivement vide, même si elle peut être alimentée par des observations objectives. Mon histoire se résumera à un historique30. Elle ressemblera à celle des épuisés de Beckett31. Mais ce n'est pas tout : si, en outre, je ne me vois pas comme un individu au sens d'Arendt, c'est-à-dire comme un être doté de la capacité d'apporter du nouveau parmi le monde commun de mes semblables, ma biographie est possible et cohérente, mais sans intérêt. Mon histoire sera alors une litanie. Et elle a toutes les chances de ressembler à celle de Bartleby, le personnage de Melville32. Dépourvu de biographie consistante et intéressante, je suis "le gars qu'on croise et qu'on ne regarde pas"33, je suis ce que Roland Barthes appelait "un effet de réel"34, autrement dit un simple élément du decorum. Mais c'est là un cas extrême de ce que nous avons appelé, par ailleurs, l'impossibilité d'être sujet35, et peut-être même un pur cas d'école que l'on ne connaît qu'à travers la littérature36 et la poésie37. À l'autre extrémité, on trouverait l'hagiographie des idoles, des saints, des héros, des vedettes, des stars, etc., dont le récit, formellement impeccable, est orienté vers l'édification du public. Les deux cas extrêmes, cependant, ont un point commun : l'identité personnelle ne repose quasiment que sur l'observation de la personne, réduite dans le premier cas aux données anthropométriques personnelles mentionnées par les documents administratifs, étendue dans le second cas aux témoignages de tiers qui relatent les moindres faits et gestes de la personne observée.

Paul Ricœur, qui appartient au courant phénoménologique, mais qui connaît bien Arendt et Anscombe, appelle "caractère" de la personne de tels éléments objectifs de son identité :
"j'entends ici par caractère l'ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain comme étant le même. [...] Il cumule l'identité numérique et qualitative, la continuité ininterrompue et la permanence dans le temps. [C'est] la mêmeté de la personne"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 1).
Le caractère, c'est le (ou l'ensemble des) critère(s) d'identification. C'est ce qui permet d'affirmer avec vérité : "l'objet O est, à l'instant tm le même qu'à l'instant tn". C'est donc, en ce sens, à la fois l'identité numérique (le fait, pour un objet quelconque, d'être dit un) et l'identité qualitative (le fait, pour un objet quelconque, d'être réputé le même), autrement dit les deux pôles autour desquels tourne la notion d'identité objective dans la philosophie classique38. Le caractère au sens de Ricœur, c'est donc, au sens de Wittgenstein et d'Anscombe, l'ensemble des propriétés du sujet de la biographie qui ont été ou qui auraient pu être connues par observation, autrement dit en troisième personne. Non seulement les traits "physiques" du sujet, ceux qui sont descriptibles par un verbe physicaliste et qui correspondent à ses données anthropométriques, mais également ses caractéristiques "mentales", celles que l'on décrit en troisième personne au moyen d'un verbe mentaliste relatant ce qu'il ressent, ce qu'il croit, ce qu'il perçoit, ce qu'il a l'intention de faire, etc. On comprend alors que "le caractère puisse revêtir une dimension narrative, comme on le voit dans les usages du terme "caractère" qui l'identifient au personnage d'une histoire racontée : ce que la sédimentation a contracté, le récit peut le redéployer"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 1). En ce sens, l'hagiographie d'une célébrité dont nous parlions plus haut est, typiquement, la narration d'un caractère. Ricœur appelle en outre "mêmeté" (sur le modèle de l'anglais sameness) la fonction que remplit le caractère dans la constitution de l'identité personnelle. À travers l'évocation biographique de mon caractère, je suis donc déjà réputé unique et le même au cours du temps qui passe. Toutefois, ajoute-t-il, il existe
"un autre modèle de permanence dans le temps que celui du caractère. C'est celui de la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 1).
Il veut dire par là qu'à moins d'être "le poinçonneur des Lilas" ou, à l'opposé, "l'idole des jeunes", c'est-à-dire, comme nous l'avons vu, des êtres humains qui ne valent que dans et par leur extériorité observable, ce que je sais de moi-même ne se réduit pas à une connaissance par observation de moi-même (comme objet) par moi-même ou par autrui. Il y a aussi ce dont je suis conscient, autrement dit ce que je connais de moi-même sans observation, ou encore cet aspect de moi-même (comme sujet) qui n'est pas observable en première personne aussi longtemps que je n'en ai rien dit ou pensé. Nous avons dit qu'"on peut légitimement appeler critère l'épreuve de vérité portant sur la mêmeté. En est-il de même de l'ipséité ? [...] Ne tombe-t-elle pas plutôt dans le champ de l'attestation ?"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 2). Paul Ricœur nomme donc "ipséité" la fonction assumée par la conscience de soi ou connaissance de soi sans observation, donc, de façon très wittgensteinienne, sans critère de vérité, et qu'il préfère appeler "attestation"39. Donc, "parlant de nous-mêmes, nous disposons en fait de deux modèles de permanence dans le temps [...] : le caractère et la parole donnée"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 1), soi-même comme objet, le "quoi ?" du récit, et soi-même comme sujet, le "qui ?" du récit. Sauf que, comme le souligne Hannah Arendt,
"le ‘qui’ est implicite en tout ce que l’on fait et tout ce que l’on dit [] il est presque impossible de le révéler volontairement [] au contraire, il est probable que le ‘qui’, qui apparaît si nettement, si clairement aux autres, demeure caché à la personne elle-même"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, i).
Et en effet, si le "qui ?" de la posture passive et le "qui ?" de l'action sont directement connus par moi-même sans observation, respectivement dans la somesthésie et dans l'intentionnalité, il n'en va pas de même, paradoxalement, du "qui ?" de la biographie, c'est-à-dire du "tout" de ce que l'on dit ou fait. Ce "qui ?" n'a pas réellement d'existence tant que l'histoire n'est pas racontée, autrement dit tant que le récit biographique n'a pas, quantitativement, atteint une masse critique d'épisodes, et, qualitativement, donné suffisamment de gages de sa cohérence (continuité et orientation) formelle, pour résister à d'éventuelles contradictions. Aussi,
"le pas décisif en direction d'une conception narrative de l'identité personnelle est fait lorsque l'on passe de l'action au personnage. Est personnage celui qui fait l'action dans le récit"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1).
Être conscient de soi-même comme sujet de biographie, c'est donc, certes, se connaître sans observation comme tel, mais se connaître à travers néanmoins une médiation : celle du récit biographique. Bref, être conscient de soi-même comme sujet de biographie c'est se voir comme un personnage de récit. Il s'agit, en effet, de se connaître soi-même par variation imaginative sur le mode du "si je dis ceci, si je ne fais pas cela, si j'adopte telle ou telle attitude, si je me présente de telle ou telle manière, etc., quel impact cela va-t-il avoir sur mon histoire ?". On voit par là que mon identité personnelle ne repose exclusivement, ni sur le "quoi ?" de mon existence physique observable, ni sur le "qui ?" de mon existence d'individu pâtissant et agissant, mais, en fait, sur la synthèse des deux pôles dans un même récit. Mon identité personnelle est, en ce sens, ce que Ricœur appelle une identité narrative : "cette fonction médiatrice que l'identité narrative du personnage exerce entre les pôles de la mêmeté et de l'ipséité est essentiellement attestée par les variations imaginatives auxquelles le récit soumet cette identité. À vrai dire, ces variations, le récit ne fait pas que les tolérer, il les engendre, il les recherche"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 1). "Attestée", dit Ricœur, c'est-à-dire connue par moi-même sans observation de moi-même du simple fait que je me vois comme un personnage de récit, autrement dit comme un sujet consistant et intéressant qui se révèle, qui se manifeste, aussi bien à moi-même qu'à autrui à travers le déroulement d'une biographie que je n'ai de cesse de compléter intentionnellement tout au long de ma vie. Dans une certaine mesure, agir ne dépend donc pas seulement de la confiance qu'autrui m'accorde pour être un facteur d'initiative dans le monde commun, mais aussi de ces "variations imaginatives" en première personne autour de ma propre biographie déjà constituée et sédimentée. De telles "variation" sont, en quelque sorte, "variations sur un thème", pour filer encore une fois la métaphore musicale, que je projette40 dans le cadre pré-existant de ma propre histoire et dont l'intention, la raison principale est que mon action puisse s'y inscrire sans contradiction. L'orientation qui donne, littéralement, son sens à la biographie, c'est donc ce que Ricœur appelle la "parole donnée", ce que Taylor et Sartre nomment "l'engagement", et qui n'est pas simplement une promesse au sens moral ou juridique du terme, mais qui est un projet formulé par la parole, bref, une intention : "par la parole, l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1).

Paul Ricœur a donc raison de dire que
"le récit construit l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1).
Ce qui fait, implicitement, de l'action, la pré-condition, nécessaire mais non suffisante de l'identité personnelle. Ce qui importe, in fine, pour pouvoir être dit agir, c'est d'être en capacité de se projeter, non pas dans l'avenir, ce qui est tautologique, mais dans une biographie non encore achevée mais qui a déjà de solides exigences de consistance et d'orientation. Cette biographie est évidemment la mienne, celle dont je suis le sujet, celle dont je suis censé être le personnage. Elle est nourrie de ce dont je suis conscient, ce que je connais de moi-même comme sujet sans m'observer et qui constitue l'ipséité de mon identité personnelle, ainsi que de ce je connais de moi-même par observation, le pôle de la mêmeté. Cela dit les "variations imaginatives" dont parle Ricœur peuvent être et, le plus souvent, sont puisées à d'autres sources biographiques41. D'où l'importance, lorsqu'il s'agit de se construire une identité personnelle, de la culture littéraire : "la littérature s'avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l'épreuve du récit les ressources de variation de l'identité narrative"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1). Et aussi, bien entendu, dans la mesure où, comme le disaient les frères Goncourt, l'histoire n'est qu'un roman qui a été, le roman une histoire qui aurait pu être, de la culture historique42. Dès lors, comment un être humain pourrait-il être conscient de soi, au sens d'un soi qui, non seulement agit dans le monde commun de ses semblables, mais inscrit son action dans la continuité et l'orientation biographiques d'une existence singulière, la sienne propre, celle en quoi consiste son identité personnelle, s'il a conscience d'une incohérence, d'une contradiction importante dans son histoire. Nous disons "contradiction importante" pour dire : celle qui ne se résout pas au moyen de l'une de ces complexes mais banales stratégies psychologiques de déni dont la principale nous semble être de mentir à soi-même, de ne pas croire ce que l'on sait43, par exemple au moyen de la technique narrative de l'affabulation. Comme d'ailleurs toute historiographie, toute biographie comporte nécessairement une part de "légendes", c'est-à-dire, soit d'abduction d'événements fictifs, soit d'ablation d'événements réels, justement dans l'intention d'établir ou de rétablir la cohérence de la relation biographique en première personne. Comme le dit Paul Ricœur,
"ne tenons-nous pas les vies humaines pour plus lisibles lorsqu'elles sont interprétées en fonction des histoires que les gens racontent à leur sujet ? Et ces histoires de vie ne sont-elles pas rendues à leur tour plus intelligibles lorsque leur sont appliqués des modèles narratifs, des intrigues, empruntés à l'histoire proprement dite ou à la fiction (drame ou roman) ?"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 1)44.
Mais que se passe-t-il lorsque de telles stratégies échouent ? Citant le psychanalyste américain Erik H. Erikson, Descombes évoque le cas de ces G.I.'s revenant du Viêt-Nam :
"ils savaient qui ils étaient, ils avaient une identité personnelle. Mais tout se passait comme si, subjectivement, leurs vies avaient perdu toute cohésion, et ne pourraient plus jamais en retrouver une"(Erikson, Childhood and Society, in Descombes, les Embarras de l'Identité, i).
Ce qui rappelle douloureusement Henri Barbusse parlant des Poilus de la Grande Guerre :
"- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv).
Comme par hasard, c'est pendant les périodes de chaos de l'humanité, et quelles que soient la nature, l'étendue et la durée de ce chaos, que se pose avec le plus d'acuité le problème de la cohérence de l'identité personnelle. Dans un de ses premiers romans, Patrick Modiano met en scène un jeune escroc qui, sous l'occupation allemande, faisant partie à la fois de la Gestapo française et d'un réseau de résistance, fait fortune en livrant à chacune de ces deux organisations des renseignements sur l'autre. Le personnage fait son examen de conscience :
"pour la première fois de ma vie, j'ai éprouvé ce qu'on appelle un cas de conscience. Très passager, d'ailleurs. Ils me versèrent cent mille Francs d'acompte sur les renseignements que je leur fournirais [...]. Quelques maniaques me faisaient subir des pressions contradictoires et me harcèleraient jusqu'à ce que je meure d'épuisement. Je servais sans doute de bouc-émissaire à tous ces forcenés. J'étais le plus faible d'entre eux. Je n'avais aucune chance de salut. L'époque où nous vivions exigeait des qualités exceptionnelles dans l'héroïsme ou dans le crime. Et moi, vraiment, je détonnais. Girouette. Pantin [...]. Lui dire la vérité ? Laquelle au juste ? Agent double ? ou triple ? Je ne savais plus qui j'étais. Mon lieutenant, JE N'EXISTE PAS [...]. De toute façon, je n'ai jamais su qui j'étais. Je donne à mon biographe l'autorisation de m'appeler simplement "un homme" et lui souhaite du courage"(Modiano, la Ronde de Nuit).
Encore y a-t-il, dans ce passage, un élément de résolution du problème : le cynisme43. Mais comment inclure dans une biographie un événement qui ne devrait pas y figurer mais dont l'importance est telle pour le sujet qu'il ne peut pas ne pas y figurer ? Et alors, comment donner un sens à un récit qui n'en a plus, en raison même de la contradiction qui y réside ? Comment faire lorsque la mauvaise foi et le cynisme ont échoué ? Pour l'Histoire, il y a le révisionnisme. Mais pour la biographie ? Il y a bien l'art et, en particulier, l'écriture45, la psychanalyse46, la religion47, autant de moyens de transcender l'insupportable contradiction inhérente au récit de son existence, notamment à travers la médiation bienveillante d'autrui : autrui qui nous comprend, autrui qui nous aime, autrui qui nous pardonne. Et quand ces moyens s'avèrent impossibles ou inopérants ? Il reste le suicide48 comme ultime moyen intentionnel de donner un sens à sa mort, à défaut de l'avoir donné à sa vie. Hannah Arendt montre que ce n'est pas parce que les hommes sont mortels qu'ils ont une biographie, mais, au contraire, que c'est parce qu'ils sont sujets de biographie qu'ils sont mortels  : "les hommes sont les mortels, les seules choses mortelles qu'il y ait, car les animaux existent comme membres de leur espèce et non comme individus [...]. Voici la mortalité : se mouvoir en ligne droite dans un univers où tout, pour autant qu'il se meut, se meut dans un ordre cyclique"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). C'est en ce sens qu'Albert Camus était fondé à affirmer qu'"il n'y a qu'un seul problème philosophique sérieux : celui du suicide"(Camus, le Mythe de Sisyphe) : par le suicide, en se donnant intentionnellement la mort, celui qui ne se connaît pas encore comme tel, devient enfin (ou, plus exactement, en-fin) un authentique sujet de biographie. Pour filer l'analogie arendtienne : le suicide est ce dernier effort centrifuge qui vous fait échapper à l'ordre cyclique de la causalité mécanique. Encore y a-t-il bien des manières de se suicider, c'est-à-dire, finalement, de prendre acte, intentionnellement, de l'impossibilité de mener une existence authentiquement humaine, la résignation49 et la révolte50 étant les deux pôles opposés du suicide comme abdication de la bios (l'existence) sans renoncement à la zôè (la vie biologique). Entre les deux réside sans doute la désolation (the loneliness) au sens d'Arendt :
"est désolé celui qui se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contacts ou à l’hostilité desquels il est exposé [...]. La désolation, fonds commun de la terreur, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité : être déraciné, c’est ne pas avoir de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile c’est n’avoir aucune appartenance au monde"(Arendt, le Système Totalitaire, iv).

Nous avons donc pu voir que la conscience de soi n'est pas la connaissance d'un soi-même comme substance métaphysique, ainsi que le prétendent les cartésiens. Elle n'est pas non plus cette transcendance métaphysique permanente hors de soi-même et vers ses propres possibilités comme le prétendent les phénoménologues, ce qui interdit de se connaître soi-même. La conscience de soi est plutôt une connaissance de soi comme sujet, c'est-à-dire une connaissance de soi en première personne ou encore une connaissance de soi sans observation. À l'inverse de la connaissance par observation qui est une connaissance théorique supposant que son objet soit donné avant la connaissance et en soit donc l'étalon de vérification, la connaissance sans observation est une connaissance pratique dont l'objet est contemporain de ou postérieur à sa connaissance, laquelle peut donc être susceptible de correction mais non pas, à proprement parler, de vérité. La règle de grammaire qui est ici impliquée est que la conscience de soi comme connaissance de soi sans observation ou connaissance en première personne est, pour moi-même, certaine dès qu'énoncée ou pensée, et, pour autrui, invérifiable par définition, ce qui n'empêche personne (moi-même ou bien autrui) de vérifier a posteriori l'adéquation de cette connaissance à ce moi-même mais considéré, cette fois, comme objet et non plus comme sujet. Dès lors la conscience de soi comporte deux enjeux éthiques concernant ma propre identité. Premièrement, il est préférable pour moi-même d'être conscient de moi-même comme individu agissant, c'est-à-dire comme quelqu'un qui est capable de justifier son comportement par des intentions, autrement dit des raisons d'apporter de la nouveauté au sein du monde commun que je partage avec mes semblables et dont je maîtrise les règles du jeu. À défaut, néanmoins, je me connais sans observation comme individu pâtissant, c'est-à-dire comme quelqu'un qui subit la causalité des événements qui, fussent-ils conformes aux règles du jeu, me sont imposés sans que je puisse agir. Deuxièmement, il est préférable pour moi d'être conscient de moi-même comme personnage consistant et intéressant, c'est-à-dire comme un sujet de biographie dont l'enchaînement narratif est cohérent en ce qu'il ne laisse pas apparaître de discontinuités ni de contradictions majeures. À défaut, je me connais sans observation comme simple figurant dans un spectacle et j'ai alors le sentiment d'exister comme simple élément de décor ou, pire, comme un personnage dont la biographie n'a pas de sens, ce qui rend impossible mon identité narrative et, par contrecoup, met en question ma propre existence en tant qu'être conscient.

1Même Spinoza, qui est, par excellence, le philosophe de l'homogénéité et de la continuité dans la nature, reconnaît néanmoins qu'"une vie humaine [est] définie, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison : vraie valeur et vraie vie de l'esprit"(Spinoza, Traité Politique, V, 5).
2Nous prenons, bien entendu, ce terme dans une acception non-heideggerienne (cf. première partie note15).
3À la limite, car la définition aristotélicienne de l'acte volontaire (to ekousion) ne présuppose nullement un entendement infini de type Leibnizien : "Dieu, voyant la notion individuelle [...] d’Alexandre, y voit en même temps la raison et le fondement de tous les prédicats qui se peuvent dire de lui véritablement [...] jusqu’à y connaître a priori et non par expérience s’il est mort d’une mort naturelle ou par poison, ce que nous ne pouvons savoir que par l’histoire"(Leibniz, Discours de Métaphysique, viii). Leibniz veut dire que l'entendement infini de Dieu lui permet de prédire dans le détail toutes les circonstances du déroulement d'un acte donné, depuis son intention jusqu'à son accomplissement. Or, pour Aristote comme pour Anscombe, l'intention n'est pas la prédiction. Cela reviendrait à confondre la connaissance pratique ("demain, je passerai mon examen") avec la connaissance théorique ("demain, je réussirai mon examen").
4En ce sens, l'article séminal (la Théorie Causale de l'Action) écrit par Davidson en 1963 pour critiquer la conception rationnelle de l'action chez Anscombe, ainsi que toute l'abondante littérature qui le commente, manquent complètement leur cible.
5C'est la fameuse distinction aristotélicienne des quatre causes : la cause matérielle, la cause formelle, la cause mécanique, et la cause finale : "d'abord, en un premier sens, on appelle cause ce qui est dans une chose et ce dont elle provient ; ainsi, l'airain est en ce sens la cause de la statue ; l'argent est cause de la burette, ainsi que tous les genres de ces deux choses. En un autre sens, la cause est la forme et le modèle des choses ; c'est-à-dire la notion qui détermine l'essence de la chose, et tous ses genres supérieurs. Par exemple, en musique, la cause de l'octave est le rapport de deux à un [...]. Dans une troisième acception, la cause est le principe premier d'où vient le mouvement ou le repos. Ainsi, celui qui a donné le conseil d'agir est cause des actes qui ont été accomplis ; le père est la cause de son enfant ; et, en général, ce qui fait est cause de ce qui est fait ; ce qui produit le changement est cause du changement produit. En dernier lieu, la cause signifie la fin, le but ; et c'est alors le pourquoi de la chose. Ainsi, la santé est la cause de la promenade. Pourquoi un tel se promène-t-il ? C'est, répondons-nous, pour conserver sa santé ; et, en faisant cette réponse, nous croyons indiquer la cause qui fait qu'il se promène. C'est en ce sens aussi qu'on appelle causes tous les intermédiaires qui contribuent à atteindre la fin poursuivie [...], la seule différence entre toutes ces choses, c'est que les unes sont des actes, et les autres, de simples moyens"(Aristote, Physique, II, 195a). Il est clair que, pour la plupart des philosophes depuis le XVII° siècle (à l'exception de quelques uns comme Spinoza, Leibniz, Malebranche, Hegel ou Schopenhauer) la causalité se réduit à la causalité mécanique.
6C'est pourquoi on ne peut qu'être surpris de la remarque de Bruno Gnassounou qui écrit, dans un article (par ailleurs excellent) consacré à la philosophie d'Elizabeth Anscombe : "si je fais que Brutus tue César, je ne suis pas l'auteur du meurtre, puisque c'est Brutus qui tue, mais son commanditaire (il revient bien sûr au droit de dire qui, de l'auteur ou du commanditaire doit être condamné le plus lourdement, mais c'est une autre affaire)"(Gnassounou, la Grammaire Logique des Phrases d'Action, in Philosophie, n°76). Ce n'est certainement pas "une autre affaire" ! C'est, au contraire, le cœur du problème : se demander qui du duc d'Épernon ou de François Ravaillac est coupable de l'assassinat d'Henri IV et, à ce titre, "condamnable" (en quelque sens que ce soit) c'est se demander laquelle des deux descriptions du même événement "Épernon a assassiné Henri IV" ou "Ravaillac a assassiné Henri IV", manifeste la plus grande intentionnalité. À la limite, le même événement peut se révéler intentionnel sous une description ("Œdipe a tué le vieillard qui lui barrait la route") mais non sous une autre  ("Œdipe a tué son père").
7En l'occurrence, la culture totalitaire qui, paradoxalement, exclut de son jeu de langage la notion d'autorité. En effet, "le principe d’autorité est, pour l’essentiel, diamétralement opposé à celui de la domination totalitaire, donc du Führerprinzip [...]. Techniquement parlant, la direction du gouvernement totalitaire n’appartient pas à une clique ou un gang [...]. La légitimité totalitaire est un défi à la légalité dans sa prétention à instaurer le règne direct de la justice sur la terre, accomplir la loi de l'Histoire [pour le stalinisme] ou de la Nature [pour le nazisme] sans la traduire en normes de bien ou de mal pour la conduite individuelle"(Arendt, le Système Totalitaire, iii). Tandis que "l’autorité, c’est la hiérarchie elle-même dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée. Pour cette raison, l’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté"(Arendt, la Crise de la Culture, III). Donc, en rejetant la défense d'Eichman consistant à répéter qu'il avait "agi en obéissant à l'impératif catégorique : "agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait""(Arendt, Eichmann à Jérusalem), les juges ont reconnu le caractère pleinement intentionnel de ses actes et, par conséquent, ont d'une certaine manière désavoué Arendt en considérant qu'il obéissait bien à une autorité et qu'à ce titre, son devoir eût été de désobéir.
8"Voir a comme b", "tenir a pour b", "saisir tel aspect b de a", sont des expressions synonymes chez Wittgenstein. Aussi, "on ne tient pas ce que l'on sait être le couvert, à table, pour un couvert, pas plus qu'on n'essaie, généralement, de remuer sa bouche [...]. Le fait de "voir comme" ne rentre pas dans la perception"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, xi). Ce n'est pas une connaissance théorique. Cf. sentir et percevoir : une Distinction Problématique.
9Cf. l'Éthique de Baruch Spinoza et, bien entendu, son commentaire.
12Wittgenstein, notamment, s'est longuement appesanti sur la proximité qui existe entre la créativité musicale et la créativité langagière. Par exemple, lorsqu'il dit que "la compréhension d’une phrase musicale, c’est la compréhension d’un langage"(Wittgenstein, Fiches, §172) et que "ce qui est extraordinaire avec le langage, c’est que nous finissons par faire des choses que nous n’avons pas apprises"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie).
13"Le prix de la force de travail atteint son minimum, il est réduit à la valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables à la vie du travailleur"(Marx, le Capital, I, vi). Cf. le Progrès Technique entraîne-t-il Liberté et Bonheur pour tous ?
14"Le besoin d’argent est le vrai et unique besoin satisfait par l’économie capitaliste"(Marx, Manuscrits Parisiens de 1844).
15Au sens logique et non pas socio-historique (par exemple, chez Marx) de ce terme.
16C'est-à-dire dans un monde proprement humain : "il est évident que la Cité [polis] est du nombre des choses qui sont dans la nature [phusis], que l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre en société"(Aristote, Po­litique, I, 1253a) . Cf. en quoi l'Homme est-il un Animal Raisonnable ?
17"En principe", disons-nous parce qu'il y a du souci à se faire lorsqu'une société n'aime pas les étrangers, les nouveaux venus, c'est-à-dire, en fait, les jeunes, les non-nationaux, les handicapés, les artistes, les homosexuels, etc. Dans la mesure, en effet, où "parce qu'ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l'action : initium ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit (pour qu'il y eût un commencement fut créé l'homme avant qui il n'y avait personne) dit Saint Augustin dans sa philosophie politique [de Civitate Dei, xii, 20]"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1), "le mal radical est, peut-on dire, apparu avec un système où tous les hommes sont, au même titre, devenus superflus"(Arendt, le Système Totalitaire, iii).
18"Le mal radical est, peut-on dire, apparu avec un système où tous les hommes sont, au même titre, devenus superflus [...]. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus dans les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop"(Arendt, le Système Totalitaire, iii). Cf. Haine de soi, Haine de l'Autre et Totalitarisme.
19Hannah Arendt parle de "ligne droite" mais il s'agit, en fait, de segment de droite puisque la naissance et la mort en constituent les bornes. Pour rester dans les analogies géométriques, Wittgenstein propose de considérer la naissance et la mort comme, non pas les bornes, mais les limites asymptotiques de l'existence humaine : "la mort n’est pas un événement de la vie ; notre vie n’a pas de fin comme notre champ de vision n’a pas de frontière"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). Cf. la Natalité et la Mortalité sont-ils des Phénomènes Biologiques ?
20D'où les deux dimensions du récit, comme mimèsis dans le premier cas, comme diègèsis dans le second, avec le lourd soupçon de rhétorique ou de sophistique qui pèse sur la première dimension. Cf. l'Artiste doit-il imiter ou raconter ?
21"Lorsque je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière […] ; je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir ‘moi-même’ sans une perception [...], nous ne sommes qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuel [...]. Puisque seule la mémoire nous informe de la continuité et de l’étendue de nos perceptions, elle doit être considérée [...] comme la source de l’identité [...]. Nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité et nous aboutissons aux notions d’âme, de moi et de substance"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6).
22"C’est seulement lorsque les hommes ont longuement pratiqué un jeu de langage que sa grammaire vient à l’existence, de même que, dans les jeux, on joue primitivement sans que les règles aient été établies"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, I, 26).
23Et n'est donc pas une interprétation puisque "lorsque nous interprétons, nous faisons une conjecture, nous exprimons une hypothèse, qui peut par la suite se révéler fausse. Quand nous disons « Je vois cette figure comme un F », il en va comme de la phrase « Je vois un rouge lumineux » : il n’y a là, ni vérification ni réfutation"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §8). Pour Wittgenstein, "se voir comme ceci ou comme cela" ne relève donc pas plus de l'interprétation que de la perception, car, encore une fois, ce n'est pas une connaissance théorique (cf. note 8).
24Notamment le courant herméneutique dont l'un des principes est que "comprendre, c'est toujours interpréter ; l'interprétation est la forme explicite de la compréhension"(Gadamer, Vérité et Méthode).
25Il est évident que le cadre déterminé par Aristote en matière d'orientation vers le bonheur (eudaïmonia), de même, celui que définit Spinoza en termes de tendance à la joie (laetitia) sont trop larges pour être identifiables.
26Cf. aussi Michel Foucault : "ce qui m’étonne, c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie [...]. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ?"(Foucault, à propos de la Généalogie de l'Éthique).
27Cf. aussi Charles Taylor : "l'idée d'imagination créatrice, telle qu'elle était apparue à l'époque romantique, est au cœur de la culture moderne. Reste vivante parmi nous l'idée que les arts -d'abord la littérature et, en particulier, la poésie- sont une création qui révèle, ou encore une révélation qui définit et parachève à la fois ce qu'elle rend manifeste [...]. L'œuvre d'art [...] nous met en présence d'une réalité autrement inaccessible"(Taylor, les Sources du Moi, 23.1).
28"La nature [phusis] d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme [morphè] qui est tirée de sa matière [hulè] [...]. L’art imite la nature [hè tekhnè mimeïtaï tèn phusin]"(Aristote, Physique, II, 193b-194b).
29La distinction fondamentale entre les deux types de raisonnements est la défaisabilité du raisonnement pratique. Celui-ci, en effet, est sensible à l'introduction de prémisses nouvelles : la forme générale du raisonnement pratique étant "1) il faut que je fasse p, 2) or q entraîne p, 3) donc il faut que je fasse q", si j'introduis p' qui contredit p, mon raisonnement est défait. Tandis que le raisonnement théorique étant de la forme canonique "1) p implique q, 2) or p, 3) donc q", même si j'introduis une prémisse p' qui contredit p, "1) (p et p') implique q" reste vrai ("[ex falso quodlibet sequitur] une prémisse fausse implique n'importe quoi" disaient les thomistes) et la suite du raisonnement n'en souffre pas.
30C'est un peu l'impression que l'on a, lorsqu'on lit l'Homme sans Qualité de Musil, à propos du personnage d'Ulrich : "avec Robert Musil, par exemple, l'Homme sans Qualités [...] devient à la limite non identifiable, [...] la décomposition de la forme narrative, parallèle à la perte d'identité du personnage, fait franchir les bornes du récit et attire l'œuvre littéraire dans le voisinage de l'essai"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1). Cf. Éthique, Identité Narrative et Conscience de soi.
31"L'épuisé, c'est beaucoup plus que le fatigué [...]. Seul l'épuisé peut épuiser le possible parce qu'il a renoncé à tout besoin, préférence, but ou signification. Seul l'épuisé est assez désintéressé, assez scrupuleux. Il est bien forcé de remplacer les projets par des tables et des programmes dénués de sens [...]. Toute l'œuvre de Beckett sera parcourue de séries exhaustives, c'est-à-dire épuisantes"(Deleuze, l’Épuisé, in Beckett, Quad).
32"Bartleby est l'homme sans références, sans possessions, sans propriétés, sans qualités, sans particularités : il est trop lisse pour qu'on puisse lui accrocher une particularité quelconque. Sans passé ni futur, il est instantané"(Deleuze, Bartleby ou la Formule, in Melville, Bartleby le Scribe).
33"Je suis le poinçonneur des Lilas
Le gars qu'on croise et qu'on n'regarde pas
Y a pas de soleil sous la terre
Drôle de croisière
Pour tuer l'ennui j'ai dans ma veste
Les extraits du Reader Digest
Et dans c'bouquin y a
écrit
Que des gars s'la coulent douce à Miami
Pendant c'temps que j'fais le zouave
Au fond de la cave
Parait qu'il y a pas de sots métiers
Moi j'fais des trous dans les billets
"(Gainsbourg, le Poinçonneur des Lilas).
34"Le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel "(Barthes, l'Effet de Réel). Jacques Rancière voit dans cet "effet de réel" caractéristique de la description littéraire objective en troisième personne, qui ignorant l'intentionnalité subjective, n'est, au fond, qu'une accumulation de détails inutiles, "la découverte d'une capacité inédite des hommes et des femmes du peuple à accéder à des formes d'expérience qui leur étaient jusque-là refusées"(Rancière, le Fil Perdu). Par ce propos visant à abolir la hiérarchie de valeur que Barthes établit entre l'action et le fait, Rancière reconnaît ainsi la difficulté pour "des hommes et des femmes du peuple" d'accéder à des formes d'existence comme individu agissant.
36Dostoïevski, Céline, Sartre ou Modiano, notamment, nous offrent des portraits saisissants de gens ordinaires, de gens sans importance, de gens qui ne comptent pas.
37En particulier dans le blues, la soul music, le jazz, etc.
39Critiquant Wittgenstein et Anscombe sur ce point, Ricœur écrit que, s'agissant de la conscience de soi "la question de la véracité, distincte de celle de la vérité, relève d'une problématique plus générale de l'attestation, elle-même appropriée à la question de l'ipséité : mensonge, tromperie, méprise, illusion, ressortiraient à ce registre"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 2). Bien que cela soit sans importance pour la suite de notre propos, il nous semble que, en bon phénoménologue, Ricœur reste prisonnier d'une tendance à ontologiser ce sur quoi porte le discours en première personne. Comme le souligne Anscombe, le phénoménologue, en général, "conçoit à tort les objets intentionnels comme des objets matériels"(Anscombe, the Intentionality of Sensations, in agir et penser : Essai sur la Philosophie d'Elizabeth Anscombe). Les compléments d'objet des verbes mentalistes sont considérés par les phénoménologues comme des "objets" qui, en droit, pré-existent à leur observation phénoménologique qui, du coup, devient une espèce d'observation théorique. Raison pour laquelle Ricœur est obligé de réintroduire indirectement le problème de la vérité en termes de véracité, c'est-à-dire de dire-vrai. Le sens ordinaire d'"attestation" est en effet celui d'un témoignage susceptible d'être vrai ou faux.
40Là encore, nul besoin d'ontologiser le temps à la manière de Heidegger ou de Sartre : il suffit, pour comprendre l'essence de la temporalité, de partir du constat que fait Hannah Arendt que l'être humain est le seul être mortel dans la mesure où, seule, dans le règne de la vie biologique (zôè), son existence (bios) est mémorable et donc racontable. Les deux directions du temps sont alors implicitement données par l'intention de faire un retour rétrospectif sur l'action déjà accomplie et d'anticiper prospectivement  l'action possible, en tant que l'une comme l'autre ont vocation à s'inscrire dans un récit (ce qui correspond, dans la morphologie verbale, respectivement, au perfectus et à l'infectus de la langue latine, ou al-mâdiy et al-moudâric de la langue arabe).
41Dans des analyses restées célèbres, René Girard remarque que "l'homme désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer pour acquérir cet être"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Si ces analyses concernant le mimétisme du désir sont exactes, il n'y aucune raison pour que je ne désire pas faire converger ma biographie avec celle des personnes ou des personnages que je prends, explicitement ou non, pour modèle.
42À cet égard, il est inquiétant que ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui les "décideurs", que ce soit dans le domaine politique ou dans le domaine économique, soient, de plus en plus souvent, incultes en ces deux domaines, ou, pire peut-être, que leur culture soit réduite à des stéréotypes édifiants, tant en matière de littérature réduite à des scénarios de films ou de séries télévisuelles, qu'en matière d'histoire réduite à un "roman national", voire nationalistes, quand ce n'est pas à une vulgate théologico-mythologique. De ce point de vue, nos "décideurs" sont des sortes d'Emma Bovary à fort pouvoir de nuisance !
43Cf. ne pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et Capitalisme. Notons que l'évocation par moi-même (comme sujet) d'une raison d'agir au passé n'est pas nécessairement un mensonge à moi-même destiné à rationaliser à toute force un épisode incohérent de ma biographie. Anscombe écrit que "la vengeance, la gratitude, le remords et la pitié [sont] des motifs orientés-vers-le-passé [backward-looking motives]. Une chose du passé est-elle la raison d'une action ? [...] La réponse de l'agent à la question "pourquoi ?" mentionne une raison d'agir [et donc une preuve de son intention] à deux conditions : si, en considérant sa réponse comme une raison, l'agent la conçoit comme comme quelque chose de bon ou de mauvais, et s'il conçoit sa propre action comme faisant du bien ou du mal"(Anscombe, l'Intention, §§13-14). Il se peut, en effet, que ce ne soit que rétrospectivement, que j'aperçoive la raison pour laquelle j'ai joué tel ou tel coup dans une partie. Mais, souligne Anscombe, ce recours à un backward-looking motive me permet, avec le recul du temps, d'évaluer à la fois la qualité de mon acte et la qualité de la raison qui le justifie. D'où le risque que mon acte m'apparaisse comme encore plus incohérent après ma tentative de rationalisation, ce que les stratégies de déni telles que la mauvaise foi ou le cynisme ont, précisément, pour fonction d'éviter (cf. peut-on vouloir le Mal ?).
44"L'affaire du poète, ce n'est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité [kata to eïkos è to anangkaïon]"(Aristote, Poétique, 1450a). Sur l'influence des modèles narratifs littéraires sur la matière biographique, cf. Éthique, Identité Narrative et Conscience de soi.
45"Tel un cancer lumineux, le récit que je m'arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du moins, mon envie de persévérer dans cette joie misérable. J'avais la certitude d'en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l'écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé : interminable. Ou alors l'inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l'abandon du livre en cours [...]. Il me fallait choisir entre l'écriture et la vie, j'avais choisi celle-ci"(Semprun, l'Écriture ou la Vie, vi).
46"Il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie éprouvent des troubles, des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide. Une telle situation est susceptible d’apparaître à l’intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de trop odieux pour faire le thème d’une tragédie. Et il peut ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l’allure d’une tragédie, qu’elle est l’accomplissement tragique et la répétition d’un canevas qui a été déterminé par la "scène primitive"(Wittgenstein, Conversation sur Freud).
47"Ceci nous fait clairement comprendre en quoi consistent notre salut, notre béatitude, en d’autres termes notre liberté, savoir, dans un amour constant et éternel pour Dieu, ou si l’on veut, dans l’amour de Dieu pour nous. Les Saintes Écritures donnent à cet amour, à cette béatitude, le nom de gloire, et c’est avec raison. Que l’on rapporte en effet cet amour, soit à Dieu, soit à l’âme, c’est toujours cette paix intérieure qui ne se distingue véritablement pas de la gloire. Si vous le rapportez à Dieu, cet amour est en lui une joie (qu’on me permette de me servir encore de ce mot) accompagnée de l’idée de lui-même ; et si vous le rapportez à l’âme, c’est encore la même chose"(Spinoza, Éthique, V, 36, scol.).
48"Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. […]. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut reconnaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse. S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinée supérieure ou du moins il n’en est qu’une dont il juge qu’elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait maître de ses jours"(Camus, le Mythe de Sisyphe).
49"Qu’est-ce que le bonheur sinon l’accord vrai entre un homme et l’existence qu’il mène [...]. Une certaine continuité dans le désespoir peut engendrer la joie [...]. L’espoir, au contraire de ce qu’on croit, équivaut à la résignation"(Camus, Noces à Tipasa). Les "héros" dostoïevskiens sont souvent résignés. Par exemple l'Homme du Sous-Sol : "quand je rentrais chez moi dans mon trou [...] et que j'avais une conscience accrue d'avoir fait une nouvelle saleté et, ce que j'avais fait étant irréparable, je me rongeais secrètement de l'intérieur, je me rongeais de toutes mes dents, me taraudais et me bouffais moi-même jusqu'à ce que l'amertume devienne une honteuse, une maudite espèce de douceur et puis une jouissance, franche et grave ! Une jouissance, oui, une jouissance ! J'insiste"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, I, 2). Cf. Haine de soi, Haine de l'Autre et Totalitarisme.
50"La révolte [...] est un confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes... Elle n'est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n'est que l'assurance d'un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l'accompagner"(Camus, l'Homme Révolté). Albert Camus a adapté pour le théâtre le roman de Dostoïevski les Possédés à la fin duquel, l'auteur fait dire au moine Tikhon, parlant de la confession du nihiliste Stavroguine, que son "auteur déclare qu’il « n’a pu ne pas l’écrire », qu’il y avait été « contraint », et cela paraît plausible. Il aurait bien voulu écarter de lui ce calice, mais il y était tenu, réellement tenu, et il avait saisi l’occasion d’une nouvelle frénésie, d’une révolte. Oui, le malade s’agite dans son lit et essaye de remplacer une souffrance par une autre souffrance ; de là sa lutte contre la société, lutte qui lui assurera une position plus supportable et il lance le défi à la société. Le fait même de la rédaction d’un pareil document est un défi inattendu et impardonnable à la société. On y décèle la soif de provoquer n’importe quel adversaire"(Dostoïevski, les Possédés, ix). La révolte (qu'il ne faut pas confondre avec la révolution), tout comme la résignation (qu'il faut distinguer de l'ascétisme) sont des manifestations de haine de soi. Cf. Haine de soi, Haine de l'Autre et Totalitarisme.

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