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mardi 13 octobre 2015

NE PAS CROIRE CE QUE L'ON SAIT : MENSONGE A SOI-MÊME, SCHIZOPHRENIE ET CAPITALISME (suite et fin).

(suite de ...)

Le passage par le cynisme nous semble, en effet, être une des clés du problème. Dom Juan est le paradigme du cynique au sens de Sartre. Tout comme Tartuffe et Alceste, il sait la valeur inestimable de ce qu'on appelle, au XVII° siècle, un "honnête homme"1. Tout comme Tartuffe et contrairement à Alceste, dom Juan ne croit pas le moins du monde en la validité de ce modèle. Mais, contrairement à Tartuffe, dom Juan sait qu'il n'y croit pas. Aussi, ne joue-t-il pas à y croire, n'est-il pas hypocrite, mais confie-t-il à Sganarelle que
"ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les signes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires [...]. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle"(Molière, dom Juan, V, 2).
De même, dans le roman de Cohen, Solal n'est pas de bonne foi comme le sont "les valeureux", ses braves oncle et cousins, mais il n'est pas non plus de mauvaise foi comme le sont Ariane ou Adrien. Ou plutôt, il est de mauvaise foi mais il le sait et l'assume en toute bonne foi. Bref, il est cynique. C'est même à la suite d'une confession d'un cynisme stupéfiant2 sur sa conception des amours humaines réduites à une forme d'agression bestiale (des "babouineries" selon un terme dépréciatif dont Solal se délecte à de nombreuses reprises lorsqu'il parle avec dégoût du genre humain) qu'Ariane est tombée dans ses bras. Verbatim :
"oh ce duo continuel parmi les humains, cet écœurant refrain babouin. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Et ainsi de suite, toujours, partout. [...] Excusez-moi, tous ce petits babouins me rendent fou, j'en trouve à tous les coins en posture d'amour"(Cohen, Belle du Seigneur, xxxv).
Ça, il le sait. Et pourtant : "tant pis, tant pis, nous sommes des animaux mais je l'aime et je suis heureux, pensa-t-il. Ô merveille de t'aimer, lui dit-il"(Cohen, Belle du Seigneur, xxxvi). Il ne croit donc pas ce qu'il sait puisque, malgré tout, il tombe fou amoureux d'Ariane. Mais, ça aussi, il le sait. Et, dans le couple, il est le seul à savoir qu'il ne croit pas ce qu'il sait :
"leur pauvre vie. Leur prétentieux cérémonial de ne se voir qu'en amants prodigieux [...]. Cette vie fausse qu'elle avait voulue et organisée, pour préserver les valeurs hautes, comme elle disait, cette pitoyable farce dont elle était l'auteur et le metteur en scène, courageuse farce de la passion immuable, la pauvrette y croyait gravement, la jouait de toute âme, et il en avait mal de pitié, l'en admirait"(Cohen, Belle du Seigneur, xcii).
Voilà donc bien le cynique : A est cynique si et seulement s'il sait qu'il-sait-que-K1-et-qu'il-croit-que-C1 , avec C1 = non-K1. Bref, A est cynique s'il se sait qu'il se ment à lui-même. De ce point de vue, Sartre a donc tort de penser que "croire, c’est savoir qu’on croit, et savoir qu’on croit, c’est ne plus croire"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3), puisqu'on peut, de toute évidence, savoir qui on est (c'est-à-dire connaître son identité), croire qu'on est quelqu'un d'autre, et savoir qu'on le croit sans pour autant cesser de le croire, autrement dit, assumer son mensonge à soi-même en toute bonne foi. C'est ce que fait Solal. Mais il a à la fois raison et tort d'ajouter que "l’acte premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est"(ibid.). Raison parce que la mauvaise foi est, effectivement, une tentative pour échapper à ce que l'on est et non seulement à ce que l'on sait (à ce que l'on tient pour vrai). Mais il a tort en ce sens qu'une telle tentative n'est pas nécessairement vouée à l'échec. Le mensonge à soi-même peut tout à fait atteindre son but. C'est même, probablement, ce qui rend aussi pitoyable le personnage d'Ariane dans le roman de Cohen3. Bref, Sartre, tout autant que Moore ou Wittgenstein, ont tort de penser que le mensonge à soi-même est inconcevable : en fait, il n'est pas plus incongru d'induire en soi-même une croyance qu'on n'a pas, que de l'induire en autrui. Dans les deux cas, pour que le mensonge réussisse, il faut et il suffit que le destinataire ne se rende pas immédiatement compte de la supercherie. En ce sens, le cynisme, c'est l'échec du mensonge à soi-même, la mauvaise foi, son succès.

Deuxième clé du problème : l'action. Le défaut majeur d'un traitement exclusivement cognitif du problème du mensonge à soi-même, c'est qu'il l'envisage uniquement sous l'angle de la dissimulation à soi-même d'une vérité que, par hypothèse, le sujet connaît. D'où les paradoxes et apories que développent Sartre, Moore et Wittgenstein. Ce qui réduit le mensonge à soi-même soit à une incompétence linguistique ou une pathologie mentale, soit à un simple prédicat moral attribué par tierce observation : on dirait "il (ou elle) se ment à soi-même" après avoir constaté un comportement peu conforme aux standards de la rationalité humaine et que, pour cette raison, on entend décourager et l'on condamne. Du coup, on perd de vue l'enjeu relationnel du mensonge en général et, plus particulièrement, de cette forme réflexive du mensonge, cette dualité sur laquelle ont buté Sartre et Wittgenstein et dans laquelle Freud a entrevu un commerce occulte de notre conscience avec un inconscient : on perd l'enjeu essentiel du mensonge à soi-même qui est ... la relation de soi à soi4. Le problème étant que, si le mensonge à soi-même est bien une forme dégénérée5 de mensonge, il reste néanmoins un mensonge, à ce titre, comme l'a justement objecté Sartre, il est donc nécessairement intentionnel et ne peut donc pas être réputé inconscient. Et c'est parce que le mensonge met en jeu des relations mutuelles et complexes du menteur avec son environnement naturel et social qu'il ne peut se réduire à son seul aspect cognitif mais doit être envisagé sous l'angle d'une action conduite dans l'intérêt du menteur, donc dans une certaine auto-position de soi. De sorte que, si l'on tient absolument à faire du mensonge un problème de dissimulation lié à la connaissance de quelque chose, c'est de connaissance pratique de soi-même et non de connaissance théorique qu'il s'agit. Elizabeth Anscombe s'étonne et s'irrite du manque de discernement des philosophes modernes sur ce point :
"se peut-il que la philosophie moderne n'ait rien compris du tout à une chose : à savoir ce que les philosophes anciens et médiévaux entendaient par connaissance pratique ? Assurément, en philosophie moderne, nous avons de la connaissance une conception incurablement contemplative. [Or] il y a deux connaissances : l'une par observation, l'autre par intention"(Anscombe, l'Intention, §32).
La première, seule, vise la vérité, c'est-à-dire l'ajustement de l'observation du sujet dans la direction du monde. La seconde vise plutôt l'efficacité, autrement dit l'ajustement du monde dans la direction de l'intention de l'agent. Donc, si l'on admet que le mensonge à soi-même n'est pas un oxymore mais la description littérale d'une conduite relativement répandue, il faut se poser la question de l'adéquation de l'intention du menteur à son efficacité réelle, c'est-à-dire se demander dans quelle mesure le monde s'ajuste à (est modifié par) l'intention mensongère. Pour Anscombe, sont intentionnelles
"les actions auxquelles s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle est positive, une raison d'agir. [...] On refuse toute application à cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e) que je faisais cela". [...] Dès lors, dire qu'un homme sait qu'il fait X, c'est donner une description de ce qu'il a fait sous laquelle il le sait"(Anscombe, l'Intention, §§5-6)6.
En ce sens, un comportement quelconque sera dit intentionnel dès lors que l'agent sera réputé savoir qu'il se comporte comme il se comporte7. Et nous avons montré que le cynique, précisément, sait ce qu'il fait. Du coup, "si vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de faire"(Anscombe, l'Intention, §4). Autrement dit, est intentionnel un comportement à la fois conscient et pratique. Tout en étant nécessairement consciente, l'intention n'est donc pas une question d'intériorité8 mais bien plutôt d'extériorité pratique9. Donc, dire que le mensonge à soi-même est un mensonge, c'est dire qu'il est intentionnel, et dire qu'il est intentionnel, ce n'est pas seulement le faire échapper au champ de la psychanalyse, c'est dire que le menteur possède, comme pour tout mensonge en général, une connaissance pratique de la (des) raison(s) de son mensonge comme type d'action sur le monde, bref, une certaine forme de connaissance de soi-même comme objet dans le monde.

Or, le medium, si l'on peut dire, de notre action sur le monde, c'est évidemment notre corps. Raison pour laquelle tous nos exemples de mensonge à soi-même sont indéfectiblement des exemples de comportements cynique ou de mauvaise foi. Raison pour laquelle autrui peut toujours m'imputer ce mensonge à moi-même sur la base d'une observation de mon comportement qui lui procure, par conséquent, une connaissance théorique ("contemplative", dit Anscombe) de moi-même. Tandis que l'imputation en première personne ("je me mens à moi-même") qui, comme nous l'avons vu, caractérise le cynique, procède d'une connaissance pratique de moi-même par moi-même, une connaissance, nous dit Anscombe, qui ne passe pas par l'observation. "Par exemple, un homme connaît souvent la position de ses membres sans observation. Nous disons "sans observation" parce que rien ne lui montre la position de ses membres10 [et donc aussi] parce qu'il est possible d'avoir raison ou de se tromper [...]. La classe des actions intentionnelles est un sous-ensemble [de l'ensemble des choses connues sans observation]"(Anscombe, l'Intention, §8). Pour Anscombe, donc, l'intention est un cas particulier de connaissance sans observation, à côté des états kinesthésiques (mouvements), cœnesthésiques (sensations) et psychologiques (au sens de Wittgenstein). Il n'est pas nécessaire de m'observer moi-même, de quelque manière que ce soit, pour savoir ce que je vais faire ou ce que je suis en train de faire. Dans le cas contraire, s'il fallait m'observer moi-même, a fortiori, me faire observer par un tiers pour savoir ce que je suis en train de faire, mon action ne serait plus quelque chose que je fais mais de quelque chose qui m'arrive. De plus, comme le souligne Wittgenstein, si l'observation requiert la reconnaissance de l'objet observé, il y a donc toujours un risque d'erreur. Tandis que si ma connaissance est sans observation au sens d'Anscombe, alors aucune erreur n'est envisageable : "si l’utilisation de ‘je’ ou ‘moi’ implique la reconnaissance d’un agent particulier, il y a donc possibilité d’erreur ; [en revanche] s’il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas aucune erreur n’est possible"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 67). Bref, il n'est pas nécessaire de m'observer moi-même pour savoir, et sans doute aucun, que je mens ou que je vais mentir ou que j'ai menti, fût-ce à moi-même. Et, si, comme le précise Anscombe, cette connaissance intentionnelle sans observation est, néanmoins, susceptible d'être défectueuse, s'"il est possible d'avoir raison ou de se tromper", ce n'est pas parce que je risque de mésinterpréter quelque information sur moi-même (ce serait retomber dans l'analyse cognitive11) mais parce que je ne maîtrise pas toutes les circonstances de mon action sur le monde. Le défaut toujours possible de mon intention n'est pas, nous l'avons dit, son inadéquation au monde, mais, tout au contraire, l'inadéquation du monde à elle : ce n'est pas une erreur (théorique), c'est un échec (pratique). De fait, mon mensonge à autrui peut bien échouer : je peux toujours ne pas être cru, mon imposture démasquée, etc. C'est le cas pour Tartuffe. Et, bien entendu, il en va de même pour le mensonge à soi-même : puisque le mensonge est une intention de dissimuler une certaine croyance, les circonstances peuvent faire que cette intention échoue et que je garde la plus grande lucidité sur la croyance que j'entendais dissimuler à moi-même. C'est le cas aussi pour Solal. Le cynisme, c'est l'échec du mensonge à soi-même. Et la mauvaise foi n'est que le nom du mensonge à soi-même lorsque les circonstances sont favorables et qu'il réussit. Si la connaissance de soi-même n'était qu'une connaissance théorique, alors Sartre, Moore et Wittgenstein auraient raison de considérer que "je ne crois pas ce que je sais" est un non-sens, car, précisément, ce genre de connaissance est susceptible d'erreur et donc aussi de mensonge, c'est-à-dire d'erreur volontaire. Sauf que la connaissance de soi-même qui est en jeu dans le mensonge à soi-même n'est pas théorique12 mais pratique. Du coup, le mensonge à soi-même n'est pas une sorte d'erreur mais une conduite intentionnelle susceptible de réussir ou d'échouer.

Donc, finalement, il est bien, en un sens, question de (mé-)connaissance de soi dans la mauvaise foi. Sauf qu'il ne s'agit pas de (mé-)connaissance théorique, mais d'une (mé-)connaissance pratique, c'est-à-dire intentionnelle. Et c'est parce que nous avons un corps comme (seul) moyen d'action sur le monde, que nous formons des intentions, c'est-à-dire que nous savons sans observation ce que nous faisons ou allons faire. Et c'est aussi, comme Sartre l'a souligné, parce que nous avons un corps qui est nécessairement engagé dans le monde et, partant, soumis aux mêmes déterminations que le monde lui-même, que notre intention d'agir est parfois prise en défaut. Lorsque c'est le cas, nous éprouvons une émotion, c'est-à-dire une modification significative de notre être tout à la fois pensant et agissant13. Du coup, si ce que nous avons dit supra au sujet de l'identité de la faiblesse de la volonté14 (l'acrasie) et de la mauvaise foi est exact, Aristote nous explique le rôle que joue l'émotion dans ce phénomène :
"quand donc, d'un côté, réside dans l'esprit la pensée générale [katholou] nous défendant de goûter, et que, d'autre part est présente aussi l'opinion [doxa] que tout ce qui est doux est agréable et que ceci est doux (cette dernière opinion déterminant l'acte), et que le désir [épithumia] se trouve également présent en nous, alors, si la première pensée universelle nous invite bien à fuir l'objet, par contre le désir nous y conduit : il en résulte, par conséquent, que c'est sous l'influence d'une règle [logos] ou d'une opinion qu'on devient intempérant [akratès] opinion qui est contraire, non pas en elle-même, mais seulement par accident à la droite règle, car c'est le désir qui est réellement contraire, et non pas l'opinion"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VII, 1147a-b).
Soit le savoir selon lequel il ne faut pas goûter telle denrée. Un tel savoir est, évidemment un savoir pratique, autrement dit une règle qui est incarnée en mon corps à la suite d'un conditionnement quelconque, un désir régulier, disons une volonté qui accompagne une émotion négative (Sartre, par exemple, l'assimile au dégoût) causée en moi par la perception d'une denrée de cette sorte et qui m'incline à la fuir. Soit maintenant une détermination circonstancielle du corps (un conseil, une publicité, etc.) qui provoque, à l'égard de la même denrée, une émotion positive (amour, confiance, fierté, etc.) et qui, par désir circonstanciel interposé, m'incline à y goûter, donc à déroger à la droite règle que je connais. En tant que je suis, non seulement un corps mais aussi un être conscient, mon désir circonstanciel me fait croire que je devrais néanmoins me laisser tenter. Ma volonté d'adhérer à la règle générale est alors prise en défaut par la croyance en la validité circonstancielle d'une exception à la règle. Voilà, nous dit Aristote, en quoi consiste l'acrasie et, par conséquent aussi, le mensonge à soi-même. A sait que K1 et le veut ; mais, en fonction des circonstances, A croit que C1 et le désire ; or il se trouve que C1 = non-K1 ; et, comme A est un être conscient, il se rend compte de cette contradiction, il en conçoit un malaise qu'il tente donc d'apaiser en se mentant à soi-même, c'est-à-dire en tentant de dissimuler à lui-même cette contradiction. Le plus simple, et le plus efficace, c'est d'"oublier"15 K1 : A est alors de mauvaise foi. Mais il se peut qu'il soit impossible d'"oublier" K1 : même s'il renonce pratiquement à C116, les circonstances qui ont déterminé la croyance demeurent et A est alors cynique puisqu'il est conscient, non seulement de la contradiction, mais aussi de sa frustration et enfin de son incapacité à se mentir à soi-même. Il reste, nous dit Aristote, que, par rapport à K1, C1 "est contraire, non pas en elle-même, mais seulement par accident à la droite règle, car c'est le désir qui est réellement contraire, et non pas l'opinion". Par ailleurs, le syllogisme pratique qui a conclu C1 ("tout ce qui est doux est agréable et que ceci est doux ...") est, lui aussi, parfaitement rationnel. Le problème n'est pas essentiellement un problème logique : ce n'est pas C1 en elle-même, ni que C1 = non-K1 qui engendrent le malaise. D'ailleurs le principe de non-contradiction n'est un problème que pour le logicien ou le philosophe. Dans la vie quotidienne, nous n'en avons cure. Ce n'est pas non plus nécessairement un problème moral : ce n'est pas parce que c'est mal de croire C1 qu'on est embarrassé. Ni dom Juan, ni Solal ne sont obsédés par les préceptes moraux, ce qui ne les empêche pas d'être cyniques17, c'est-à-dire d'être conscients de la contradiction entre ce qu'ils savent et ce qu'ils croient. C'est bien plutôt un problème éthique : qui se trouve dans cette position a de bonnes raisons de soupçonner que l'irruption d'un désir contraire à la droite règle qui ordonne sa vie, ou bien va être frustré par celle-ci, ou bien va la perturber. Dans les deux cas, il a de bonnes raisons de penser qu'il va "mal le vivre" comme on dit. Un exemple du second cas nous est fourni par le désir de Médée pour Jason : "elle combat, elle résiste : mais, voyant enfin que la raison ne peut triompher de son amour : Médée, s'écrie-t-elle, c'est en vain que tu te défends. Je ne sais quel dieu s'oppose à tes efforts. Le sentiment inconnu que j'éprouve est ou ce qu'on appelle amour, ou ce qui lui ressemble ; [...] D'où naît ce grand effroi dont je suis troublée ? Malheureuse ! repousse, si tu le peux, étouffe cette flamme qui s'allume dans ton cœur. Ah ! si je le pouvais, je serais plus tranquille. Mais je ne sais à quelle force irrésistible j'obéis malgré moi. Le devoir me retient, et l'amour m'entraîne. Je vois le parti le plus sage, je l'approuve, et je suis le plus mauvais [video meliora proboque, deteriora sequor]"(Ovide, les Métamorphoses, vii). Un exemple du premier cas par le désir de l'archidiacre Claude Frollo pour Esmeralda : "il reconnut [...] que l'amour, cette source de toute vertu chez l'homme, tournait en choses horribles dans un cœur de prêtre, et qu'un homme constitué comme lui, en se faisant prêtre, se faisait démon"(Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, ix, 1). Désordre dans la vie ou frustration dans la vie : voilà donc l'origine éthique du malaise que cause la contradiction entre croyance et connaissance et que le mensonge à soi-même tente de faire "oublier".

C'est donc bien une émotion, autrement dit une détermination significative et circonstancielle du corps qui détermine l'intention de se mentir à soi-même, parce que c'est la conscience de cette détermination qui engendre le malaise que la mauvaise foi a, précisément, pour fonction d'effacer. Mais, s'étonnera-t-on, puisque le mensonge à soi-même n'est ni un problème logique, ni un problème moral mais un problème éthique, comment expliquer qu'il soit si difficile aux adultes (contrairement aux enfants, cf. première partie notes 13 et 14) d'"oublier" la contradiction entre la connaissance et la croyance et donc de faire cesser le malaise engendré par le désordre ou la frustration, bref, comment expliquer qu'il soit si difficile d'être de mauvaise foi ? Car, après tout, dans le mesure où, comme le dit Aristote, la croyance problématique "est contraire, non pas en elle-même, mais seulement par accident à la droite règle", il ne devrait pas être si compliqué de faire une exception à la règle, celle-là même dont on se plaît à répéter qu'elle confirme celle-ci. Et, en effet, s'agissant des affaires humaines,
"la loi est toujours nécessairement générale, or il est certains objets sur lesquels on ne saurait convenablement statuer par voie de dispositions générales. Là où il est précisément impossible de le faire, la loi ne saisit que les cas les plus fréquents, sans se dissimuler d'ailleurs ses propres limites"(Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1137b).
Ou encore, comme le dit Wittgenstein,
"la règle [...] se présente tel un poteau indicateur qui laisse toujours subsister un doute quant au chemin à suivre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §85).
Bref, en quoi le fait qu'un agent particulier déroge, en une circonstance particulière, à une règle générale qu'il connaît (K1) mais qui, par nature, comporte nécessairement des exceptions, doit-il constituer un problème éthique18 ? Car, après tout, "s’il se peut que quelqu’un dans un jeu fasse un coup incorrect, se peut-il que tous les hommes dans tous les jeux ne fassent que des coups incorrects ?"(Wittgenstein, de la Certitude, §345). Il est quand même tout à fait frappant et probablement significatif que les mensonges à soi-même d'Ariane et de Solal, les deux principaux protagonistes de Belle du Seigneur, les conduisent au suicide. Nous voudrions terminer cette discussion en montrant que l'impossibilité contemporaine de résoudre cette banale contradiction éthique qu'est le mensonge à soi-même n'est que l'intériorisation des contradictions ontologiques insurmontables qui caractérisent la société capitaliste dans laquelle nous (sur-)vivons.

Certes, le mensonge, le cynisme et la mauvaise foi ne sont pas nés dans et avec le capitalisme. Pascal note que, depuis toujours, les hommes ont une tendance maladive à la duplicité :
"ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte du repos"(Pascal, Pensées, B139).
En d'autres termes, les hommes se sachant faibles et mortels, vivent dans le "ressentiment de leurs misères continuelles". Mais, au fond, ils n'y croient pas vraiment car "ils un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature" (leur nature impeccable, celle d'"avant la Chute"). Du coup, "il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation". Bref, ils n'ont de cesse de se mentir à eux-mêmes sur leur condition réelle en s'évertuant à "oublier" cette contradiction de nature et en se jetant dans le divertissement, celui-ci étant à la fois le processus par lequel advient l'oubli et le résultat ce processus19. Cela dit, Pascal n'évoque guère le rôle du désir circonstanciel mis en lumière par Aristote dans le problème à résoudre. Pour lui, le désir fait plutôt partie du divertissement lui-même, donc de la solution au problème. Pourtant, à peu près au même moment que Pascal, Spinoza remarque que
"comme [les hommes] sont soumis à des affects qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu humaine, ils sont donc tiraillés en tout sens et s’opposent les uns aux autres, alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours. [...] Comment peut-il se faire que les hommes, qui sont nécessairement soumis aux sentiments inconstants et divers, puissent se donner cette assurance réciproque et avoir foi les uns dans les autres ?"(Spinoza, Éthique, IV, 37).
Pour Spinoza, il est évident que, depuis toujours, les hommes sont soumis à un flux continu d'affects20 qui conduit, non seulement à ce que la société est divisée par ces affects qui ne touchent pas simultanément et uniformément tous les hommes, de sorte qu'ils "s’opposent les uns aux autres", mais aussi à ce que les hommes sont "tiraillés en tout sens", de sorte que chacun tend, soi-même, à être divisé. Et, dans la mesure où le désir est la réaction naturelle à l'affect, "le désir, c'est l'appétit avec conscience de lui-même. [Ce] n’est que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation"(Spinoza, Éthique, III, 9). Bref, en tant qu'il est l'autre nom de l'effort (conatus) conscient que fait chacun pour persévérer dans son existence21 au milieu de ce flux permanent d'affects, le désir fait, pour Spinoza, bel et bien partie du problème de la contradiction soulevée par Aristote entre la croyance et la connaissance. Pourtant, ce genre de division n'a encore rien de dramatique d'un point de vue éthique. D'abord, au plan individuel, Spinoza ne voit rien d'extraordinaire à désirer croire ce qui déroge à une connaissance dans la mesure où, naturellement, "l’esprit s’efforce [conatur], autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps"(Spinoza, Éthique, III, 12)22. Ensuite, au plan collectif, il existe, contre les risques politiques qu'encourt une société divisée, d'une part un remède préventif, la foi qui "requiert moins de dogmes vrais que de dogmes pieux, c'est-à-dire capables de mouvoir l'âme à l'obéissance, encore qu'il en soit beaucoup parmi eux qui n'aient pas l'ombre de vérité pourvu cependant qu'en s'y attachant, on en ignore la fausseté"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiv). Autrement dit, dans la mesure où la contradiction de la connaissance et de la croyance est naturelle, il est tout aussi naturel d'assurer la cohésion sociale en exploitant la nature essentiellement passionnelle de la multitude, fut-ce au prix d'une nouvelle contradiction entre le vrai et le pieux. En effet, la piété n'est qu'un affect particulièrement puissant, et "un affect ne peut être contrarié ou supprimé que par un affect contraire et plus fort que l'affect à contrarier"(Spinoza, Éthique, IV, 7) Il suffit simplement que la contradiction soit passée sous silence. Aussi Spinoza parle-t-il là pour la multitude car "le but de la Philosophie est uniquement la vérité, celui de la Foi [...] uniquement l'obéissance et la piété. [...] La Foi reconnaît donc à chacun une entière liberté de philosopher"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiv). Bref, Spinoza prône clairement la mauvaise foi institutionnelle pour le plus grand nombre dont la cohésion sociale sera assurée, a priori, par les dogmes religieux et le cynisme institutionnel pour l'élite intellectuelle23 supposée suffisamment sage pour continuer à philosopher paisiblement malgré les dogmes religieux. Et puis, d'autre part, a posteriori, il y a le droit par lequel "la Société pourra se rendre ferme, pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une règle de vie commune"(Spinoza, Éthique, IV, 37) et qui est en quelque sorte le remède curatif au risque de délitement de la société lorsque la religion a échoué. Religion ou droit, il reste que, "au cas donc où la méchanceté régnerait davantage et où le nombre de fautes commises serait plus considérable dans une certaine nation que dans une autre, une conclusion évidente ressortirait d’une telle suite d’événements : cette nation n’aurait pas pris de dispositions suffisantes en vue de la concorde et sa législation n’aurait pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse"(Spinoza, Traité Politique, V, 2). Autrement dit, son rationalisme rend Spinoza très optimiste quant aux capacités de résilience d'une société traversée néanmoins par de profondes fractures sociales et ce, dans un contexte historique qui n'y incite guère24.

Malgré cela, il en va très différemment dans la société capitaliste nous vivons depuis le milieu du XVIII° siècle et où le désir, loin d'être "l'essence même de l'homme" telle que la thématise Spinoza, n'est plus que l'essence de l'homo œconomicus. Et, en effet, la logique du capitalisme est une logique de l'accumulation illimitée de moyens techniques et non pas une logique de satisfaction, nécessairement bornée, des besoins humains :
"à côté de la forme M1-A-M2, transformation de la marchandise en argent et retransformation en marchandise, nous en trouvons une autre tout à fait distincte : A1-M-A2 [..] : dans le premier cas, c’est l’argent qui sert d’intermédiaire, dans le second, c’est la marchandise. [Or] vendre des marchandises en vue de l’achat d’autres marchandises rencontre une limite dans la satisfaction des besoins, tandis que la vente pour l’achat au contraire ne connaît pas de limite"(Marx, le Capital, I, iv).
Le désir, du point de vue de l'économie, peut s'analyser en un désir de satisfaire un besoin, autrement dit une demande : celui qui désire la marchandise M2 élabore un plan en deux étapes avec, dans un premier temps, la vente d'une marchandise M1 qu'il possède déjà, puis, dans un second temps, avec la recette A de sa vente, l'acquisition de M2. L'échange marchand, dans le cadre d'une économie pré-capitaliste, correspond donc tout à fait à une rationalité pratique de type aristotélicien : je dois acheter toute marchandise désirable que je ne possède pas, or telle marchandise est désirable, donc ... ; je ne puis acheter quelque chose qu'en me procurant de l'argent en échange de quelque chose que je possède mais que je ne désire pas (ou plus), or je possède telle marchandise que je ne désire pas (ou plus), donc ... En revanche, dans le capitalisme, nous dit Marx, celui qui possède la somme A1 et désire s'enrichir, établit une stratégie qui passe par l'acquisition d'une marchandise M qu'il va donc s'évertuer à revendre pour une somme A2 > A1. Du coup, "le but de la production n’est plus tel produit spécifique ayant des rapports particuliers avec tel ou tel besoin des individus, c’est l’argent. [Aussi] le besoin d’argent est le vrai et unique besoin satisfait par l’économie capitaliste"(Marx, Manuscrits Parisiens de 1844). Le moteur de l'économie capitaliste n'est donc pas la demande d'un produit (bien ou service) pour combler un désir fini et concret, mais l'offre d'un produit dans le but de satisfaire un désir infini et abstrait. La demande d'argent est nécessairement un désir d'enrichissement abstrait puisqu'une somme d'argent ne procure, par elle-même aucune satisfaction, et infini dans la mesure où une somme d'argent n'étant qu'une quantité numérique25, elle peut toujours être incrémentée à l'infini26. Mais l'offre de marchandise est tout autant abstraite et infinie : "chaque individu [...] désire ce qu’il est normal de désirer [...]. Le principe de rendement27 est celui d’une société orientée vers le gain et la concurrence dans un processus de croissance constante"(Marcuse, Éros et Civilisation, II). Le problème, c'est qu'on voit mal comment un désir illimité, pourrait s'intégrer dans un syllogisme pratique de type aristotélicien : si à la place de "tout ce qui est doux et désirable, or, ceci est doux, donc ceci est désirable", l'agent économique considère que "tout ce qui est offert28 est désirable, or, ceci est offert, donc ceci est désirable", il ne peut s'ensuivre aucun plan d'action. Comme le soulignent Deleuze et Guattari, le capitalisme n'a de cesse de transformer chacun d'entre nous en machine productrice et en machine désirante :
"il n'y a plus ni homme ni nature, mais uniquement processus qui produit l'un dans l'autre et couple les machines. Partout des machines pro­ductrices ou désirantes, les machines schizophrènes, toute la vie générique : moi et non-moi, extérieur et intérieur ne veulent plus rien dire"(Deleuze et Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, I, 1).
Et comme "le bonheur est subordonné à la discipline du travail, au détournement des désirs vers des activités socialement utiles"(Marcuse, Éros et Civilisation, intro.)29, la machine productrice n'est rien d'autre qu'une machine désirant produire, donc aussi une machine désirante30. Bref, l'économie capitaliste a accompli le tour de force de transformer le désir en pathologie mentale et l'être de désir qu'est l'homme en malade mental : un schizophrène dont l'identité personnelle est fractionnée en une infinité de machines désirantes aussi aveugles les unes que les autres et dont le rapport à la réalité est à ce point altéré que son déni va jusqu'à considérer que ce ne sont pas ses représentations hallucinatoires de la réalité qui sont fausses, mais que c'est la réalité elle-même : "ce n’est pas la science économique qui est fausse, c’est la réalité" avait coutume de dire le "Prix Nobel d'Économie" 1982 Georges Stigler31. Car, du point de vue de la "science économique", en tout cas de la théorie néo-classique standard, l'homo œconomicus est, tout au contraire, parfaitement rationnel et cohérent. La notion d'homo œconomicus, forgée par Vilfrido Pareto, l'un des fondateurs de l'école néo-classique, est même l'un des dogmes les plus solides des conceptions économiques mathématisées faisant de la compétence humaine une variable abstraite parmi d'autres dans un modèle de production mécanique, c'est-à-dire purement causal. Or, un tel modèle ne peut être un moyen efficient d'anticipations théoriques que si et seulement si on suppose la compétence humaine pilotée par un centre de décision (la conscience ?) lui-même parfaitement rationnel, c'est-à-dire capable d'intégrer les mêmes prémisses et les mêmes règles d'inférence que le modèle lui-même. De sorte que, en théorie standard, la rationalité idéalement partagée des décisions économiques individuelles constitue l'horizon indépassable du progrès et du bien-être collectif de l'humanité tout entière. D'où un second dogme, au moins aussi indestructible que le premier : les échanges marchands entre agents individuels tendent naturellement vers un optimum (dénommé précisément optimum de Pareto) et d'après lequel il existe un état idéal d'équilibre parfait, une sorte de meilleur monde possible leibnizien isomorphe au monde réel dans lequel, toutefois, la main invisible du marché chère à Adam Smith prendrait la place du Dieu omniscient de Leibniz. D'ailleurs, si l'on en croit Pareto, la "preuve" que le monde économiquement parfait tend à se confondre, tendanciellement, avec le monde réel est fournie par la politique. S'il est exact, nous dit Pareto, qu'"il y a des actions qui sont des moyens appropriés au but, et s’unissent logiquement à ce but. Il en est d’autres auquel ce caractère fait défaut"(Pareto, Faits et Théories), bref, s'il est manifeste que tous les homines œconomicus ne sont pas optimalement rationnels ("logiques", dit Pareto) dans leurs désirs de produire ou de consommer, il reste, fort heureusement que "la théorie de l'optimum trouve son prolongement dans la théorie du bien-être pour laquelle l'État corrige la distribution des revenus, compense les effets externes et produit les biens collectifs"(Pareto, Cours d'Économie Politique). Voilà une belle contradiction entre une connaissance théorique de la rationalité intrinsèque des agents économiques individuels ou collectifs et une croyance pratique en leur irrationalité pathologique32. On comprend, dès lors, pourquoi il vaut mieux, pour de tels théoriciens, que leurs conceptions soit dispensées de la contrainte épistémologique consistant à devoir être confrontée à la réalité qu'elle est censée modéliser33 !

Lorsque nous posons que le caractère particulièrement angoissant du mensonge à soi-même dans notre société est le reflet intériorisé des contradictions systémiques (et non pas circonstancielles, "par accident" dirait Aristote)34 qui traversent le capitalisme, nous voulons dire que le système capitaliste donne de lui-même deux représentations antagonistes inconciliables : d'une part, la représentation historique qui montre que "l’enrichissement capitaliste a pour condition l’appauvrissement du travailleur ; il y a une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère"(Marx, le Capital, I, xiv) ; d'autre part, la représentation économique qui claironne que "les riches [...] partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils réalisent : ils sont conduits par une main invisible"(Smith, Théorie des Sentiments Moraux, IV, ii). La représentation économique du capitalisme nous explique que la pauvreté et la misère ne cessent de décroître, autrement dit que le monde capitaliste est de plus en plus riche. Sa représentation historique nous montre que l'enrichissement des plus riches est infiniment plus rapide et plus substantiel que l'enrichissement des plus pauvres. Peu importe alors que la croyance qui motive le désir d'agir de l'homo œconomicus soit fournie par l'histoire ou bien par l'économie. Simplement, ceux-ci prendront le parti des dominants, ceux-là des dominés, tant il est vrai, comme l'a bien analysé René Girard, que
"dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir. [...] Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimèsis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit"(Girard, la Violence et le Sacré, vi).
Aurait-on pu faire un tel constat dans une société non capitaliste ? Aurait-on pu croire que le désir partagé fût un germe de violence ? On est loin de l'optimisme béat d'un Smith qui pronostiquait, aux tout débuts de l'ère capitaliste35, il est vrai, que "nous avons tendance à sympathiser avec les passions des riches et des grands [car] nous admirons les avantages de leur situation plus que nous n’attendons les effets de leur bienveillance"(Smith, Théorie des Sentiments Moraux, II). On est loin aussi de ce que dit Spinoza au sujet, lui aussi du mimétisme du désir : "le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera aussi pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu"(Spinoza, Éthique, IV, 37). Pour Spinoza, qui n'ignore pas, comme on l'a vu, les risques de conflit entre désirs exprimés par des individus différents, il y a, nous l'avons vu aussi, le recours préventif à la religion comme facteur de cohésion sociale. Or, comme l'ont montré à la fois Marx et Weber36, la religion n'a plus, en système capitaliste, pour fonction de rationaliser la fonction désirante en désamorçant, a priori, les risques de conflits entre concurrents potentiels, mais de rationaliser la représentation subjective que chaque agent économique se fait, in abstracto, de son propre désir au moyen d'une dichotomie : si mon désir est satisfait, c'est que je suis "élu", s'il ne l'est pas, c'est que je suis "damné"37. Comment s'étonner alors qu'il y ait, pour tenter de rétablir en désespoir de cause un semblant de rationalité,
"des idéologues actifs et conceptifs dont la principale activité consiste à entretenir l’illusion que cette classe [dominante] nourrit à son propre sujet, [car] dans toute idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus dessous"(Marx, l’Idéologie Allemande) ?
Et, comment s'étonner alors qu'il y ait, au cœur de chaque agent social, de chaque homo œconomicus, "cette dualité [...] rendue possible par une sorte de self-deception, d’automystification" (Bourdieu, Raisons Pratiques, vi) ? Voilà pourquoi il nous semble que le mensonge, l'hypocrisie et la mauvaise foi sont inscrits dans l'ADN d'un capitalisme dont les structures ne se bornent pas à déterminer, comme tout système économique, des besoins et des désirs de les satisfaire, mais, plus encore des envies38, c'est-à-dire des réponses mécaniques à des signaux incitatifs mécaniques, permanents, multiples et contradictoires, des réponses qui, comme le disait Rousseau, échouent à apaiser par la possession la frustration que la conscience du manque avait préalablement déterminée. Comme le remarque Girard, s'il est exact que le désir est l'essence de l'homme, c'est d'un désir d'être qu'il s'agit, non d'un simple désir de posséder à quoi les possédants réduisent avec mépris le malaise des démunis :
"l'homme désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu"(Girard, la Violence et le Sacré, vi).

Bref, loin d'être une tentative désespérée pour fuir ce que l'on est, comme le prétend Sartre, le mensonge à soi-même est plutôt une tentative pour oublier ce que l'on n'est pas et que l'on ne peut pas être. J'ai beau savoir que, lorsque j'achète ce produit le moins cher possible, je contribue à rémunérer le moins possible son producteur, je crois néanmoins qu'il est "normal"39 de l'acheter le moins cher possible. D'où le schisme entre moi comme consommateur et moi comme producteur40 et ma stratégie de mensonge à moi-même : j'ai envie d'être un consommateur rationnel et j'"oublie" que je suis alors un producteur irrationnel ou bien, à l'inverse, j'ai envie d'être un producteur rationnel et j'oublie alors que je suis aussi un consommateur irrationnel (e.g. j'achète bio, ou agriculture raisonnée, ou fair trade, etc.). Je ne peux pas être l'un et l'autre. Mais je ne peux pas non plus être l'un sans l'autre. Comme le disait Marx, dans le capitalisme, "ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, c’est l’individu lui-même"(Marx, le Capital, I, xiv). Schizophrénie. Ou bien, j'ai beau savoir que, lorsque je vote, je contribue à légitimer un système politique qui va se prévaloir de mon suffrage pour justifier et perpétuer une infrastructure historiquement incohérente, je crois néanmoins qu'il est "normal" de voter. D'où le schisme entre moi comme homme et moi comme citoyen : "un dualisme s’instaure entre vie individuelle et vie politique, celle-ci étant la vraie vie, celle de l’esprit [...]. Les droits de l’homme distingués des droits du citoyen ne sont autres que les droits du membre de la société civile, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté"(Marx, à propos de “la Question Juive”). Que je vote ou que je ne vote, j'éprouve un malaise. Schizophrénie encore. Dans tous les cas, je suis dans la position inconfortable du cobaye de Milgram41 : je suis pris en tenaille, et de façon permanente, entre des injonctions d'être inconciliables. Et le malheur vient de ce que, justement, de telles injonctions sont conatives, relatives à mon existence concrète, et non cognitives, relatives au seul confort de ma pensée théoricienne. La tragédie du capitalisme est qu'il est pratiquement pervers mais théoriquement vertueux, historiquement incohérent mais économiquement consistant. Tel le petit Joey, l'"enfant-machine" que décrit Bettelheim dans la Forteresse Vide42, l'homo œconomicus ne peut plus vivre qu'en se connectant à des machines (téléviseur, ordinateur, téléphone, automobile, robot ménager, etc.) qui lui font désirer être ce qu'il ne peut pas être ("je sais que je ne serai jamais aussi rapide que ..., aussi intelligent que ..., aussi sexy que ..., aussi riche que ..., etc.", en remplaçant les points de suspension par le rival-modèle fantasmé dont parle Girard) mais qu'il s'évertue néanmoins à croire possible s'il applique à la lettre les recettes mécaniques que la machine lui enjoignent ("pour perdre du poids, il suffit de ...", "pour optimiser votre épargne, il suffit de ...", "pour courir le marathon de New-York, il suffit de ...", etc.). Bref,
"ce que le schizophrène vit spécifiquement, génériquement, [c'est] la nature comme processus de production la schizophrénie est l'univers des machines désirantes productrices et reproductrices, l'universelle production primaire comme «réalité essentielle de l'homme et de la nature»43"(Deleuze et Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, I, 1).
La nature, à commencer par celle de l'homme, n'est plus qu'une machine à produire des envies.

Encore une fois, le mensonge à soi-même n'est pas né avec le capitalisme. La nouveauté, avec le capitalisme, c'est que la contradiction qu'il s'agit de dissimuler, tant à autrui qu'à soi-même est une contradiction ontologique, c'est-à-dire le type de contradiction qui concerne l'être au sens le plus profond du terme en ce qu'elle atteint sa propre consistance. Comme l'écrit Wittgenstein en 1937,
"tout est devenu si compliqué que, pour s'y retrouver, il faut un esprit exceptionnel. Car il ne suffit plus de bien jouer le jeu ; la question suivante revient en effet sans cesse : est-ce que tel jeu est jouable maintenant ? [...] La solution du problème que tu vois dans la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème. Que la vie soit problématique, cela veut dire que ta vie ne s'accorde pas à la forme du vivre. Il faut alors que tu changes ta vie"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 27).
La contradiction est, en ce sens, au cœur même de l'être éthique qu'est, naturellement, l'être humain. Cette contradiction, à l'image de celle qui ronge le capitalisme depuis sa naissance, est, par conséquent, insurmontable, indépassable : "changer ta vie" oui mais la vie de qui ? Peut-on changer sa vie si l'on n'est pas un soi consistant ? Pour changer sa vie, encore faudrait-il être un sujet au sens éthique (conatif) et non plus seulement au sens logique (cognitif) du terme, autrement dit être une entité consciente doté d'une identité suffisamment cohérente pour prétendre faire des choix significatifs qui donnent à la vie de ladite entité consciente une certaine orientation. Or le capitalisme fait précisément de nous des sortes de sujets impossibles au sens où nous parlons d'"objets impossibles"44 pour qualifier des représentations à la Penrose ou à la Escher : la réalité en trois dimensions de ces "objets" violerait les lois de la physique et se révèle donc impossible, toutefois une représentation illusoire en deux dimensions respectant les lois de la géométrie euclidienne reste encore possible. Des "sujets impossibles", à l'instar de ces "objets impossibles", sont donc à la fois illusoirement possibles ("il faut que je change ma vie") et réellement impossibles ("ma vie n'est pas ma vie"). Celui qui ne croit pas ce qu'il sait, non plus par faiblesse contingente et passagère, de sa volonté, comme chez Aristote, mais par destruction de la volonté45  s'illusionne sur sa capacité à agir, sur sa capacité à vouloir être. Car la volonté, tout comme l'intention, Anscombe l'a bien montré, est une raison d'agir. Or, pour avoir une raison d'agir, il faut être en mesure d'agir et en mesure de (se) justifier le passage à l'acte. Mais dans quelle mesure les machines désirantes que sont les homines œconomicus peuvent-elles encore être dites agissantes ? Des machines n'agissent pas. Elles réagissent, en l'occurrence à des désirs réduits à des envies, des stimuli pour ainsi dire. Et si tel est le cas, le comportement humain ne nécessite plus de raisons, de justifications : les stimuli sont des causes et "nous cherchons une cause en essayant de repérer un mécanisme [tandis que] la raison n’est pas une explication conforme à une expérience, mais simplement une explication acceptée"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, II). D'où l'angoisse d'exister pour qui à la fois sait qu'il doit agir conformément à ce qu'il est (un être humain éthique qui, par nature, désire agir pour vivre le mieux possible) et à la fois sait que cette exigence n'a pas de sens puisqu'il a de bonnes raisons de croire qu'au fond, il est le produit d'une société capitaliste incohérente. D'où l'angoisse d'exister pour qui est déterminé par des causes qu'il tente désespérément de faire passer pour des raisons pour se donner l'illusion d'avoir encore prise sur le réel, de vouloir ce qu'il n'a pas désiré, bref d'être un humain authentique doué de conscience et donc d'intentionnalité propre à le faire agir.

Tels sont les personnages de Cohen, déchirés par des contradictions ontologiques. Ils se savent riches, puissants et comblés46. Mais à quoi bon le savoir, "à quoi bon Proust, à quoi bon savoir ce que faisaient et pensaient les humains si on ne vivait plus avec eux ? [...] Leur pauvre vie !"(Cohen, Belle du Seigneur, xcii), se demande Solal alors qu'il est lui-même au bord de l'abîme ? Solal, Ariane, Adrien, Isolde et même Antoinette et Hippolyte Deume, les parents adoptifs d'Adrien, éprouvent l'inhumanité de leur existence, leur "néant d'être"47 et sont, sans cesse, ballottés par les soubresauts d'un monde qui n'en finit pas d'agoniser, un monde où, comme le dit Hannah Arendt en parlant des systèmes totalitaires, "les hommes sont devenus inutiles". Aussi tentent-ils, de manière parfois émouvante, souvent grotesque, toujours dérisoire, de se donner une contenance en croyant, les uns que l'amour physique, les autres que la considération sociale, les autres encore que le chancelier Hitler, va les sauver. Mais ils se mentent à eux-mêmes : ils savent, parce que tout autour d'eux le leur prouve, que rien ne les sauvera de l'éclatement. C'est la déchéance individuelle comme métaphore de la déchéance collective d'une humanité rongée par le capitalisme et ses convulsions totalitaires, qui les attend au tournant. Ce sont donc bien des sujets impossibles : une existence authentiquement humaine consistant en un effort conscient pour vivre bien leur est réellement impossible. Le seul possible qui leur reste, c'est l'illusion, dernier refuge de leur nature humaine désirante48. Ce désir d'illusion prend, le plus souvent, l'aspect de la mauvaise foi. Plus rarement, du cynisme. Mais jamais le malaise ne les abandonne. Le malaise qui ne quitte jamais l'homo œconomicus n'est pas dû au fait qu'il doive se conduire en contradiction avec ce qu'il sait : l'homme fait cela depuis la nuit des temps. Mais, depuis la nuit des temps, le mensonge à soi-même était soluble dans l'identité d'un soi : on faisait, certes, une entorse à la règle, mais, au fond, on restait le même et on le savait. En dehors de quelques métaphysiciens, nul ne fantasmait sur sa soi-disant liberté. Chacun était naturellement et socialement déterminé à exister et à agir. Or, comme le montrent Spinoza ou Bourdieu, le déterminisme n'a jamais empêché personne d'agir par soi-même. Et comme le soulignent Arendt ou Wittgenstein, quelque rigoureuses que soient les règles imposées, on peut les appliquer de façon servile mais on peut tout aussi bien les suivre en faisant preuve d'une inventivité sans bornes. Tandis que la schizophrénie capitaliste fait de chacun de nous une infinité potentielle de machines49 désirantes causalement déterminées par des règles contradictoires. Ce qui rend très problématique l'exigence éthique consistant à s'efforcer de conduire notre vie le mieux possible. Lorsque notre corps se trouve être le théâtre d'envies chaotiques et contradictoires, certes, nous restons un, en l'occurrence un corps. Et si notre corps reste un, notre conscience reste une aussi50. Nous restons un, mais restons-nous le même ? L'unité n'est pas l'identité. Il y a, dans le film de Stéphane Brizé, la Loi du Marché, une scène très significative : Madame Anselmi, caissière modèle dans un supermarché depuis vingt ans, n'arrive plus à "joindre les deux bouts" ; alors elle récupère pour son propre compte quelques uns des bons de réduction que lui tendent les clients ; dénoncée, elle est licenciée. Devait-elle désirer maximiser son pouvoir d'achat ou désirer préserver son irréprochabilité professionnelle ? Deux  machines désirantes implacables mais inconciliables. Pas d'identité possible. Suicide52. C'est précisément le fait de l'éclatement, de l'éparpillement, de la division irréfragable d'un corps en une infinité potentielle de machines sans identité51, que réside, selon nous, le caractère déchirant du mensonge à soi-même dans la société capitaliste, mensonge qui, in fine, s'analyse en un "je sais que mon identité est compromise ou impossible, mais je m'évertue à croire le contraire"53. Et ce mensonge à soi-même, qu'il réussisse ou qu'il échoue, est toujours vécu dans le malaise.

1Et ce que Descartes appelle un homme généreux : "je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu [...]. Ceux qui ont cette connaissance et ce sentiment d’eux-mêmes se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soi, parce qu’il n’y a rien en cela qui dépende d’autrui. C’est pourquoi ils ne méprisent jamais personne ; et, bien qu’ils voient souvent que les autres commettent des fautes qui font paraître leur faiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les excuser qu’à les blâmer, et à croire que c’est plutôt par manque de connaissance que par manque de bonne volonté qu’ils les commettent"(Descartes, Traité des Passions, §§153-154).
2Et qui, d'ailleurs est très dom juanesque dans son contenu. L'un des passages les plus comiques du roman se situe dans le chapitre précédent où Adrien, le mari pas encore cocu d'Ariane, fait part à Solal, qui est son supérieur hiérarchique et aux yeux duquel il entend briller, de son projet d'écrire un roman sur ... le mythe de dom Juan ! Il va même jusqu'à prendre la réaction de perplexité polie de son interlocuteur comme une marque d'encouragement.
3On peut penser aussi à la mode très actuelle et très répandue de l'utilisation des pseudos sur Internet (cf. Forum Philosophique et Internet) qui induit des comportements dans lesquels les internautes croient réellement (au moins le laps de temps pendant lequel dure l'échange virtuel) être le personnage que désigne leur pseudonyme (étymologiquement, "faux nom").
4Ce problème traverse toute la philosophie du "second" Wittgenstein, mais aussi celle d'Elizabeth Anscombe et, plus encore, celle de Vincent Descombes.
5Au sens de Wittgenstein, un usage est dégénéré lorsqu'il procède, de manière seconde et analogique, d'un usage régulier. Cf. première partie, note 12.
6Comparer avec la définition phénoménologique de l'intentionnalité que donne Sartre comme "cette nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi"(Sartre, une Idée Fondamentale de la Philosophie de Hussert : l'Intentionnalité).
7C'est évidemment en ce sens qu'"il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre"(Code Pénal, art.121-3), en particulier, "il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes"(Code Pénal, art.122-1).
8Pour une critique du "mythe de l'intériorité", cf. les Grands Thèmes des "Leçons et Conversations de Wittgenstein" : le Langage (notamment §3).
9Sartre a beau dire que "la conscience n’est rien que le dehors d’elle-même, cette fuite absolue, ce refus d’être substance"(Sartre, une idée Fondamentale de la Philosophie de Hussert : l'Intentionnalité), et donc faire de la conscience une activité constituante, donc transformante à l'égard du monde, il reste prisonnier de la conception idéaliste qu'il hérite de Husserl et qui fait de l'objet intentionnel, un objet de pensée du monde (le noème comme corrélat de la noèse, dit Husserl) et non pas d'action sur le monde. Comme le remarquera Anscombe dans the Intentionality of Sensation, on joue là sur le double sens du mot "objet" (sens matériel versus sens idéel).
10Cf. aussi Merleau-Ponty : "si ma main exécute dans l’air un déplacement compliqué, je n’ai pas, pour connaître sa position finale, à additionner ensemble les mouvements de même sens et à retrancher les mouvements de sens contraire. [De même], pour pouvoir imiter les gestes de quelqu’un qui me fait face, il n’est pas nécessaire que je sache expressément que la main qui apparaît à la droite de mon champ visuel est pour mon partenaire la main gauche. C’est justement le malade qui recourt à ces explications"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, I, 3). Sauf que, pour lui, comme d'ailleurs pour Wittgenstein, "l’expérience motrice de notre corps n’est pas un cas particulier de connaissance"(ibid.), alors qu'elle l'est (comme connaissance sans observation) pour Anscombe.
11Aussi Anscombe préfère-t-elle dire "je sais sans observation que ..." plutôt que "je sens que ..." afin de ne pas risquer de réintroduire subrepticement les sense data chères à Russell et à Ayer et qui ne sont rien d'autres que des informations à traiter.
12Avec les verbes psychologistes, bien entendu, auxquels, nous l'avons vu, Anscombe ajoute les verbes d'action, bref, avec tous les verbes qui expriment une intention. Il va de soi que la connaissance de ma taille, de mon poids, de mon adresse, de ma date de naissance supposent une observation de moi-même et, en ce sens, est une connaissance théorique. Wittgenstein dit à ce propos, dans le Cahier Bleu, qu'il y a deux sortes d'usage de "je" ou de "moi" : l'usage comme objet et l'usage comme sujet.
13Sauf que, contrairement à ce que pense Sartre, l'émotion n'est, en général (l'exception, c'est évidemment le jeu l'acteur, professionnel ou non, qui parvient à se mettre intentionnellement dans des états émotifs déterminés) pas intentionnelle, ce n'est pas quelque chose que nous faisons mais quelque chose qui nous arrive. L'émotion comme dynamique de révision de notre existence (son étymologie suggère le motus, le mouvement) est l'effet d'une (ou de plusieurs) cause(s), non le résultat d'une intention. C'est ce qu'Elizabeth Anscombe, au §11 de l'Intention, appelle "cause mentale". Cf. Rire, Rigolade, Ricanement.
14Anscombe établit cependant la distinction suivante entre volonté et intention : "quelque chose est volontaire mais pas intentionnel si c'est le résultat concomitant prévu d'une action intentionnelle ; on aurait pu l'empêcher en renonçant à l'action. Mais ce n'est pas intentionnel : on rejette la question "pourquoi ?" au sens qui nous intéresse. D'un autre point de vue cependant, on peut dire que de telles actions sont involontaires si on les regrette [...]. Certaines choses peuvent être volontaires sans être du tout de notre fait. Il s'agit des événements dont on se réjouit quand ils arrivent : on y consent, on ne proteste pas, on ne s'y oppose pas"(Anscombe, l'Intention, §40).
15Nous mettons entre guillemets pour signaler, là encore, le caractère intentionnel de cette forme d'oubli. Non qu'il n'existe de formes naturelles ou accidentelles de l'oubli, bien entendu. Mais nous évoquons là des circonstances où l'agent a une bonne raison d'oublier qu'il veut croire en quelque chose qui contredit ce qu'il sait : faire cesser ou, tout au moins diminuer, un malaise. Sur ce sujet des stratégies intentionnelles d'oubli, cf. Jon Elster, le Laboureur et ses Enfants.
16C'est le cas du Renard de la fable et dont l'aventure, simple jusqu'à la caricature, prête à sourire. Mais il est des cas de cynisme beaucoup plus tragiques, ceux, précisément, où l'agent est incapable de renoncer à sa croyance parasite. Par exemple le Solal de Belle du Seigneur.
17On a tendance à confondre le cynisme avec l'amoralisme. Or les dilemmes cornéliens mettent en scène des héros cyniques qui ne renient nullement la morale (d'où, chez eux, une présence plus discrète et plus sublimée du désir). Quant au Dorian Gray d'Oscar Wilde, il est cynique, certes, mais pas amoral : plutôt immoral puisqu'il a connaissance, par l'entremise de son "portrait", des atteintes que ses frasques font subir à la morale. Cf. Éthique, Identité Narrative et Conscience de soi.
18Un problème éthique (en termes de vivre mieux ou moins bien) n'est pas nécessairement un problème moral (en termes de bien ou de mal). Cf. Spinoza : Morale ou Éthique ?
19Ce qu'Elster appelle des effets essentiellement secondaires dans le Laboureur et ses Enfants, voulant dire par là que l'"oubli" à la fois de la connaissance que l'on a l'intention d'effacer et de cette intention elle-même ne peut être que l'effet indirect d'une activité qui n'a pas pour intention directe d'y parvenir. Il en est de cette forme d'"oubli" comme du sommeil : comme on peut y parvenir de manière non-intentionnelle mais non pas de manière directement intentionnelle, on maximise ses chances de succès en pratiquant intentionnellement une activité dont on sait qu'elle peut y conduire non-intentionnellement (par exemple, en faisant du yoga pour préparer le sommeil).
20"Par affects, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée [...] et en même temps les idées de ces affections"(Spinoza, Éthique, III, déf.3). L'affect est donc, pour Spinoza, le processus causal par lequel la puissance du corps est modifiée ("affectée") positivement ou négativement et en même temps le résultat conscient de ce processus. Si l'affect est actif, c'est-à-dire provient du corps affecté, c'est une action. Si l'affect est passif, si le corps subit une influence étrangère, c'est une passion. L'affect spinozien correspond donc à peu près à ce que nous appelons "émotion".
21Puisque "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce [conatur], autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, III, 6) et que "l’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 7). Mais, en tant qu'il est un être doué de conscience, cet effort est, par définition, pourrait-on dire, nécessairement un effort conscient : c'est ce que veut dire Spinoza lorsqu'il dit que le désir est l'essence même de l'homme. En ce sens, le désir spinozien comme effort conscient dirigé de l'intérieur du corps humain vers son extérieur, et même s'il est déterminé par des causes externes (et, de fait, il l'est dans la majorité des cas en tant que réaction à un affect subi), se confond avec l'intention d'agir anscombienne et non avec la pulsion freudienne comme simple représentant des excitations du corps. La différence entre les deux, qui est est ici fondamentale, c'est que Freud considère le désir comme l'aboutissement d'une chaîne de déterminations causales, tandis que Spinoza ou Anscombe en font le point de départ de tous les comportements proprement humains. Est-il besoin de rappeler que Spinoza (contrairement à Anscombe et, surtout, à Sartre) ne fait pas de la nécessité d'être conscient de son désir un argument en faveur de la liberté de l'homme : "tous les hommes se vantent [d'être libres] en cela seul qu'ils sont conscients de leurs désirs mais ignorants des causes qui les déterminent"(Spinoza, Lettre 58 à Schuller) ?
22D'où le traitement, particulièrement immoral que Spinoza réserve à la promesse : "la parole donnée à autrui, quand quelqu’un s’engage, de bouche seulement, à faire telle ou telle chose qu’il était dans son droit de ne pas faire, ou à ne pas faire telle ou telle chose qu’il était dans son droit de faire, cette parole ne reste valable qu’autant que celui qui l’a donnée ne change pas de volonté. Car, s’il a le pouvoir de reprendre sa promesse, il n’a en réalité rien cédé de son droit, il n’a donné que des paroles. Si donc l’individu, qui est son propre juge par droit de nature, a jugé, à tort ou à raison (car l’homme est sujet à l’erreur), qu’il résulte de l’engagement contracté plus de dommage que d’utilité, il estimera qu’il y a lieu de le violer, et en vertu du droit naturel il le violera"(Spinoza, Traité Politique, II, 12). Je sais (la morale me l'a enseigné) que je dois honorer ma promesse, mais enfin, si j'ai de bonnes raisons de croire que celle-ci va porter atteinte à mon droit de nature inaliénable à persévérer dans mon existence authentiquement humaine, j'ai toujours la latitude d'y déroger exceptionnellement. Cf. aussi Traité Politique, III, 14 et 17, à propos des contrats en général et du "contrat social" en particulier.
23Mais certainement pas pour l'élite politique, en revanche. Spinoza se garde bien de dire, en effet, qu'"il n’est pas nécessaire [pour le Prince] d’avoir beaucoup de qualités, mais plutôt de paraître les avoir ; il s’agit, grâce à la ruse, de tromper l’esprit des hommes"(Machiavel, le Prince, xviii). Pour Spinoza, contrairement à Machiavel, le cynisme politique est un ferment, sinon de révolte, du moins d'affaiblissement de l'État (cf. Traité Politique, IV).
24Pour ne parler que de l'Europe occidentale au XVII° siècle, l'instabilité politique, la pauvreté économique, la violence sociale et, d'une manière générale, l'incertitude du lendemain, sont sans commune mesure avec ce qu'elles sont aujourd'hui.
25En particulier dans l'économie dématérialisée pour laquelle les flux monétaires et financiers ne sont que des jeux d'écriture.
26D'où le problème que pose l'évaluation de la richesse d'une collectivité par le seul agrégat du taux de croissance, autrement dit du taux d'accroissement de son P.I.B. durant une période donnée. Or, le P.I.B. n'étant que la somme des valeurs ajoutées (différence entre A2 et A1 dans le processus A1-M-A2), il est clair que l'on présuppose une croissance infinie.
27Ce que Marcuse appelle "principe de rendement" est la synthèse du principe de plaisir et du principe de réalité thématisés par la psychanalyse freudienne.
28Au sens économique de "proposé à l'achat". Pas au sens de "donné en partage", évidemment.
29Il est vraisemblable que, jamais encore dans l'histoire de l'humanité, la notion de travail productif n'a été, à ce point, élevée au rang de vertu cardinale : "chaque fois que l’homme moderne veut insister sur le sérieux de son activité, il a le mot “travail” à la bouche"(Kurz-Lohoff-Trenkle, Manifeste contre le Travail, xiv).
30Sans qu'il soit nécessaire, comme on le voit ici, de supposer le désir essentiellement inconscient (pulsionnel) à la manière de Freud. Toutefois, comme l'a fait remarquer Wittgenstein, Freud à introduit, avec la psychanalyse, le mécanique dans le psychique.
31Je mets entre guillemets parce qu'il n'existe pas de "Prix Nobel d'Économie" mais un "Prix de la Banque de Suède en Sciences économiques en Mémoire d'Alfred Nobel" ! Les propos de Stigler sont rapportés par Bernard Maris dans sa Lettre Ouverte aux Gourous de l'Économie qui nous prennent pour des Imbéciles (p.35).
32Malgré la soi-disant rationalité du modèle théorique et des agents humains qui en sont les variables, il est remarquable que, depuis deux siècles et demi, il n'est pas une seule crise systémique qui ait été anticipée par les économistes ! C'est bien la preuve que la réalité est fausse ...
33Et nous qui croyions naïvement que l'un des acquis les plus solides de la philosophie de Lumières était, justement, que, s'agissant d'une théorie, "c’est dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté [...]. Pour connaître si la représentation est vraie ou fausse, nous devons la comparer à la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 2.222-2.223) !
34"Structurelles" et non "conjoncturelles", diraient les économistes.
35Rappelons que la naissance du capitalisme comme système économique fondé sur l'échange marchand et tourné vers le profit individuel (le modèle A1-M-A2 dont parle Marx) ne naît pas dans l'Antiquité ou au Moyen-Âge, comme le prétendent certains idéologues qui n'ont de cesse de faire accroire que ce système économique est inscrit dans la nature humaine. C'est, tout au contraire, un système de production bien spécifique qui est indissociable de la première révolu­tion industrielle (milieu du XVIII° siècle), c’est-à-dire d’une révolution dans les modes de production avec l’introduction de machines (e.g. de machines à vapeur) qui permettent de produire plus et plus vite, donc d'accroître significativement la productivité du travail. Cette révolution est favorisée par l'exode rural massif des petits producteurs agricoles qui n'arrivent plus à survivre, alors, avec leurs familles, et, pour cette raison, quittent la campagne pour la ville où ils vivent misérablement et constituent le réservoir providentiel d'un prolétariat peu exigeant qui, naturellement, deviendra le salariat des grandes fabriques industrielles.
37Variante : si je réussis, c'est que j'ai du "mérite" ; si j'échoue, c'est que je n'en ai pas.
38Pour une analyse des enjeux sociaux et politiques de l'envie en tant que distincte du désir, cf. Haine de soi, Haine de l'Autre et Totalitarisme.
39Normal et non pas exceptionnel comme dans le raisonnement acratique de type aristotélicien.
40Même si je ne suis pas le producteur direct du bien ou du service que j'acquiers, je sais que je contribue indirectement à faire baisser tendanciellement (en termes relatifs, cf. le Progrès Technique entraîne-t-il Liberté et Bonheur pour tous), soit les salaires si je m'identifie au prolétariat, soit les profits si je m'identifie à la bourgeoisie.
42Ouvrage dont s'inspirent Deleuze et Guattari et dans lequel l'auteur parle plutôt d'autisme que de schizophrènie. Mais cette distinction n'est pas pertinente pour notre propos.
43Allusion à l'optimisme de Marx qui ne voit en "l’histoire [...] qu’une partie réelle de l’histoire de la nature, du devenir humain de la nature. Un jour, les sciences de la nature engloberont les sciences de l’homme, tout comme les sciences de l’homme engloberont les sciences de la nature : il n’y aura plus qu’une seule science. [A savoir] l’histoire universelle qui n’est rien d’autre que l’histoire de la génération de l’homme par le travail humain, rien d’autre que l’histoire du devenir de la nature pour l’homme"(Marx, Manuscrits Parisiens de 1844).
44Cf. Objets Impossibles et Principes de Contradiction. Nous conservons le terme philosophiquement classique de "sujet" justement par analogie avec l'"objet" en ce sens. Mais nous abondons tout à fait dans le sens de Vincent Descombes qui, y voyant une source de difficultés inextricables, lui préfère, tout comme Bourdieu, le terme d'"agent" (cf. Descombes, le Complément de Sujet : Enquête sur le Fait d'agir de soi-même).
45Une autre figure significative de la destruction de la volonté réside dans l'épuisement que manifestent les personnages de Joyce, de Woolf ou de Beckett. Comme le dit Deleuze, "l'épuisé, c'est beaucoup plus que le fatigué [...]. On était fatigué de quelque chose, mais épuisé de rien [...]. Seul l'épuisé peut épuiser le possible parce qu'il a renoncé à tout besoin, préférence, but ou signification"(Deleuze, l’Épuisé). En ce sens, le paradigme de l'épuisé pourrait être Bartleby le scribe, le "héros" de Melville qui, à chaque humaine sollicitation, s'en va répétant : "I'd prefer not to ...".
46Encore une fois (cf. première partie, note 4), dans ce roman, les personnages qui attentent à leur vie ne sont pas des prolétaires, ni même des personnages qui auraient une certaine "sensibilité sociale". Tout au contraire, ils se savent riches et comblés et, de surcroît, n'ont que mépris pour le prolétariat. Preuve que, si le capitalisme rend fou, il ne rend pas fou que les réprouvés !
47Mais pas au sens Sartrien d'une définition anhistorique de la conscience en général. Albert Cohen a bien pris soin, contrairement à Sartre de contextualiser très précisément le cadre historique de son roman (entre le 1° mai 1935 et le 9 septembre 1937) : la société capitaliste sur fond de montée irrésistible du nazisme et de l'antisémitisme. C'est dans ce monde-ci, et non dans tous les mondes possibles, que leur existence est un néant. D'ailleurs la figure du Roquentin de la Nausée de Sartre serait-elle pensable en dehors du même monde (le même, précisément, alors qu'il se situe dans l'après-nazisme) ? Allons plus loin : l'existentialisme sartrien aurait-il un sens en dehors du capitalisme contemporain ? N'est-ce pas le capitalisme qui, au fond, fait que " nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre [...]. Nous choisissons nous-mêmes notre être, le délaissement va avec l’angoisse"(Sartre, l’Existentialisme est un Humanisme). Ce "néant d'être", ce délaissement, cette angoisse s'expriment notamment dans et par les longs et nombreux (11 des 102 chapitres du roman sont écrits sous cette forme) monologues en première personne qu'Albert Cohen présente sans ponctuation ni alinéa pour manifester le caractère erratique des flux de conscience incohérents vécus par la plupart des protagonistes du roman.
48"Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains"(Freud, l’Avenir d’une Illusion, vi). Dans Éros et Civilisation, le philosophe freudo-marxiste Herbert Marcuse forge le concept de "désublimation répressive" comme synonyme de l'illusion d'un retour possible à un principe de plaisir infantile dans laquelle le capitalisme maintient les adultes à travers le conditionnement à une consommation compulsive. De son côté, le sociologue Alain Ehrenberg a, dans la Fatigue d'être soi : Dépression et Société, montré que, si l'illusion motrice du capitalisme conduit à l'addiction, la désillusion mène à la fatigue dépressive (le "burn-out") : nous retrouvons donc là les deux versants du mensonge à soi-même  : mauvaise foi ou cynisme.
49Il faudrait insister plus que nous ne le faisons ici sur le terme de "machine". Aristote et, surtout, Spinoza, nous ont convaincus que le corps humain est, virtuellement, une infinité d'outils au service de nos désirs. D'où, corrélativement, la plasticité quasiment infinie de notre intelligence. Par exemple en invoquant Hannah Arendt qui, à la lumière de l'histoire du capitalisme, distingue la machine de l'outil : "l'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et, éventuellement, le remplace tout à fait. [...] Dans l'emploi des machines qui, de tous les instruments, sont les mieux adaptés au fonctionnement de l'animal laborans, ce n'est plus le mouvement du corps qui détermine le mouvement de l'instrument, ce sont les mouvements de la machine qui règlent ceux du corps"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iv).
50Nous adoptons le parallélisme spinozien (mens idea corporis, corpus objectum mentis) qui nous permet de penser l'unité de la conscience sans la conscience de l'identité. Le point aveugle commun aux conceptions de Freud, de Sartre, de Wittgenstein et de Davidson c'est justement leur incapacité à dissocier unité de la personne consciente et identité de la personne consciente. D'où les apories auxquelles ils nous conduisent. Dans Éthique, Identité Narrative et Conscience de soi, nous avons développé l'idée que Paul Ricœur emprunte à Hannah Arendt et selon laquelle l'identité personnelle d'un être humain n'est rien d'autre que son identité narrative, c'est-à-dire le récit cohérent de sa vie assumé en première personne. Dans les Embarras de l'Identité, i, Vincent Descombes cite le psychanalyste américain Erik Erikson à propos de jeunes soldats rescapés de la Seconde Guerre Mondiale : "ils savaient qui ils étaient, ils avaient une identité personnelle, mais tout se passait comme si, subjectivement, leurs vies avaient perdu toute cohésion et ne pourraient plus jamais en retrouver une"(loc. cit.). Ce syndrome, qui est manifestement celui des rescapés en général, pose le problème du récit de l'indicible, de l'innommable, de l'irracontable, bref, de ce qui est, au sens propre, inhumain. Cf. Jorge Semprun, l'Écriture ou la Vie .
51Charles Taylor remarque très judicieusement à ce propos que la littérature (post-)moderne nous offre, comme par hasard, des personnages caractérisés par "une fragmentation de l'expérience qui remet en question nos notions ordinaires de l'identité comme chez Musil, ou, plus loin encore, jusqu'à un type nouveau d'unité, à une nouvelle manière d'habiter le temps, comme nous l'observons chez Proust, par exemple [...]. Les idéaux de la raison désengagée et de l'accomplissement romantique reposaient l'un et l'autre, bien que de façon différente, sur une notion du moi en tant qu'unité. Le premier requiert un centre de contrôle serré, qui domine l'expérience et qui est capable de fonder les ordres de la raison en fonction desquelles nous pouvons orienter la pensée et la vie. Le second voit le moi, qui était divisé au départ, s'unifier dans l'accord entre la raison et la sensibilité [...]. Proust, qui écrit aussi [dans contre Sainte-Beuve] que nous sommes "plusieurs personnes superposées", et Joyce, dans Finnegan's Wake, explorent un niveau d'expérience dans lequel les frontières de la personnalité deviennent fluides"(Taylor, les Sources du Moi, 24.1). Mais il s'agit là d'une littérature cynique. Car il y a aussi la littérature de mauvaise foi : "aujourd'hui il y a une très forte réaction. C'est toute une économie du livre, une nouvelle politique, qui impose le conformisme actuel. [...] Et puis, une masse de romans redécouvrent le thème familial le plus plat, et développent à l'infini tout un papa-maman", c'est-à-dire le cocon familial comme matrice privilégiée de l'identité, déclare Deleuze dans le tome II de Capitalisme et Schizophrénie.
52Dans des conditions semblables, la Félicité d'un Cœur Simple de Flaubert ne se serait évidemment pas suicidée : sa foi religieuse eût garanti son identité en subsumant sa faute professionnelle sous la double catégorie de tentation pécheresse et de rédemption divine.
53Dans Éthique, Identité Narrative et Conscience de soi, nous avons montré qu'il existe cependant une éthique de la sérendipité qui consiste à s'efforcer de vivre, et même de vivre bien, en l'absence d'identité personnelle. Mais, pour un Proust, un Musil, un Joyce (des "esprits exceptionnels", dirait Wittgenstein) qui y parvinrent effectivement, combien d'obscurs, de sans-grades qui, à l'instar des personnages de Cohen ou de Madame Anselmi, y ont perdu la vie ? Il n'est pas anodin 1) que, dans un sens, le thème de l'identité, personnelle ou collective, soit devenue une obsession de notre époque, 2) que, dans un autre sens, la notion d'identité se réduise à une identification administrativo-juridique par des documents officiels, ce qui n'est rien d'autre que la version post-moderne de l'identité logique comme fait d'être sujet d'imputations. Cf, à ce propos, Vincent Descombes, les Embarras de l'Identité.

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