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vendredi 5 juin 2015

RIRE, RIGOLADE, RICANEMENT (suite et fin).


(suite de ...)


Donc, en reprenant le cadre d'analyse que nous propose Livet, même si nous avons réfuté l'idée que le rire serait une émotion de second ordre, c'est-à-dire une émotion dérivée d'une autre émotion, il est cependant exact que le rire est, à partir d'un certain niveau de développement psychique, une émotion secondaire dans le sens où elle est déclenchée en réaction à d'autres émotions pénibles1 qui jalonnent notre existence afin "de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, d’une distance artistique, rire de nous [et sur nous] ou pleurer sur nous"(Nietzsche, le Gai Savoir, §107) et donc de "mimer", en quelque sorte, la puissance d'exister de l'enfant que nous avons été. Nous avons là, typiquement, cette forme d'émotion comique primitive que l'on appelle l'humour2, et que l'on appelle souvent aujourd'hui, à juste titre, le second degré. En effet,
"la situation sans doute la plus primitive et la plus significative [est] celle dans laquelle un sujet adopte une attitude humoristique envers lui-même, afin de se défendre contre une souffrance. [Dès lors] le moi peut apparaître minuscule et tous ses intérêts futiles"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, app.).
L'humour ou second degré a donc, outre l'aspect régressif et ludique que nous avons déjà évoqué, deux autres caractéristiques : il est réflexif et il est intransitif. Il est réflexif en ce que, dans le fond, c'est toujours de soi-même ou sur soi-même que l'on rit quand on a le sens de l'humour, de la même façon que c'est toujours sur soi-même que l'on s'apitoie et de soi-même que l'on pleure lorsqu'on a le sens du tragique. Il y a là, nous dit Nietzsche, une prise de "distance artistique" sur nous-mêmes. Aristote dirait "cathartique" : nous sommes, en quelque sorte, spectateurs de nos propres disgrâces. C'est cette faculté proprement humaine d'être spectateurs de "[certains] objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver du déplaisir, [mais dont] nous contemplons avec plaisir l’image la plus fidèle, car la représentation, par elle-même, nous procure du plaisir"(Aristote, Poétique, 1448b), qui nous donne le sens du comique ou celui du tragique. La différence entre les deux nous semble être que nous rions au lieu de pleurer lorsque que nous sommes surpris que ces représentations ne nous touchent plus à l'instant t+n avec la même intensité qu'à l'instant t3. Et de nous évertuer alors à les conter avec force éclats de rire plutôt qu'avec des sanglots dans la voix. Car
"l'humour a non seulement quelque chose de libérateur [qui] tient évidemment au triomphe du narcissisme, à l'invul­nérabilité du moi qui s'affirme victorieusement. Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu'ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, app.).
Par ailleurs, l'humour est intransitif en ce qu'il n'a pas d'autre objet que le plaisir de rire de nos propres tracasseries et, notamment, sans aucune prétention épistémique ("voilà ce qui est") ou déontique ("voilà ce qui doit être") : l'humour ne nous informe ni sur ce qui est (après tout, il importe peu que le conteur dise la vérité ou non) ni sur ce qui doit être (le "second degré" est ici le degré ultime et ne dissimule aucune intention autre que la bonne rigolade) mais uniquement sur la distance surprenante que prend le sujet à l'égard de ce qui, normalement, aurait pu, et peut-être dû, l'accabler. Ainsi,
"l’humour peut être considéré comme la manifestation la plus élevée des réactions de défense contre le risque de déplaisir, et ce dans la mesure où l’humour dédaigne de soustraire à l’attention consciente, donc dédaigne de refouler le contenu de la représentation lié à la représentation pénible"(Freud, le Mot d’Esprit et ses Rapports avec l’Inconscient, app.).
De la sorte, l'humour se présente comme une katharsis tout à la fois de l'angoisse et de l'ennui4. C'est un puissant dérivatif de l'angoisse lorsque nous nous apercevons avec surprise que l'ampleur de l'ajustement aux circonstances qui aurait dû nous accabler aujourd'hui nous affecte moins que nous le craignions, ou que le même type de révisions qui, hier encore, nous attristait, ne nous affecte plus ou nous affecte moins. Et c'est un remède très efficace contre l'ennui lorsque nous constatons avec étonnement que ces circonstances dont nous espérions désespérément qu'elles nous touchent en déterminant quelque modification de notre existence, nous touche enfin de quelque manière5. Dans le premier cas, nous avons, typiquement, affaire à l'humour juif ou à l'humour noir. Dans le second cas, à l'humour anglais. Quant à l'humour potache, on peut le considérer comme un mélange des deux.

L'humour juif et l'humour noir sont des émotions par lesquelles nous rions de ce qui, si ce n'était pas le cas, nous terroriserait ou nous horrifierait. Quand Cabu dessine une petite fille rom qui mendie à un carrefour et qui s'entend dire par un beauf hargneux "tiens, tu n'es pas à Lampedusa, toi ?", lorsque Jules Vallès (l'Enfant, le Bachelier) ou Céline (Mort à Crédit) mettent en scène, avec une lucidité et un détachement déconcertants, certains épisodes sordides de leur propre jeunesse, ils font de l'humour noir. Lorsque Tristan Bernard déclare "j'appartiens à la race élue ... pour le moment en ballottage" ou que Woody Allen confie "lorsque j'écoute Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne", ils pratiquent l'humour juif. L'errance des réfugiés, la shoah, le nazisme sont, en effet, des événements d'une telle gravité pour l'humanité, dont les conséquences et les implications sont d'une telle importance lorsqu'il s'agit de définir les ajustements auxquels chacun d'entre nous devrait consentir pour éviter qu'ils (re-)surgissent, qu'ils nous plongeraient, lorsqu'ils sont évoqués, dans une angoisse proche de l'hébétude si nous ne parvenions pas à en rire. Et, justement, ce qui trompe notre attente, c'est que, dans un certain contexte (qui inclut certainement la réputation d'humoriste de son auteur), ils nous accablent moins que prévu, d'où la joie relative et le rire. Symétriquement, James Joyce ou Marcel Proust pratiquent l'humour anglais6 en ce qu'ils réussissent à nous faire rire avec des descriptions détaillées de la vie quotidienne la plus banale de nos contemporains, ce qui, ordinairement, auraient dû, tout au contraire, nous faire bâiller d'ennui : "le tout, c'est de vraiment croire. Lourdes, ses guérisons, les eaux de l'oubli et l'apparition à Knock, statues qui saignent. Un petit vieux qui dort près du confessionnal. De là, les ronflements. Foi aveugle. Ne craignant rien dans les bras de Votre règne vienne. Apaise toute souffrance. Se réveiller à la même heure l'année prochaine"(Joyce, Ulysse, v) ; "et le soir ils ne dînaient pas à l'hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 540-541). Il est clair que c'est un certain mode de présentation de détails matériels insignifiants et hétérogènes entre eux qui, dans ces exemples, déroute le lecteur et le fait rire. L'un des maîtres de l'humour anglais, Oscar Wilde, y parvient en modifiant un tout petit peu les lieux communs les plus assommants. Par exemple "les Anglais ont le pouvoir miraculeux de transformer le vin en eau"(Wilde, dans la Conversation), ou bien "il n'y a que les gens superficiels qui ne jugent pas d'après les apparences"(Wilde, le Portrait de Dorian Gray). Tout comme dans le cinéma de Jacques Tati, nous sommes agréablement surpris de prendre intérêt à des balivernes et nous rions. Il en va à peu près de même pour ce que nous appellerons l'humour potache et qui peut être défini comme le type d'humour propre à calmer l'angoisse ou l'ennui de l'humoriste, et probablement les deux à la fois. D'où les blagues salaces, les dessins crus, les grimaces, les bruits incongrus, les farces, les canulars, les calembours de l'adolescent angoissé par sa sexualité ou de l'homme de troupe angoissé par la mort et, dans les deux cas, par le vide sidérant de leur existence. Ce qui les pousse à se désennuyer comme ils peuvent, éventuellement en riant et en faisant rire, c'est-à-dire en "faisant leur intéressant", comme on dit. D'une manière générale, on peut considérer comme de l'humour potache toute forme d'humour où il est question, pour un individu ou un groupe d'individus en situation d'infériorité sociale d'atténuer l'angoisse et l'ennui inhérents à son propre statut. Bien entendu, l'humour potache n'est pas seulement celui des potaches7, pas plus que l'humour anglais n'est exclusivement celui des Anglais ou l'humour juif celui des Juifs. De fait, on fait de l'humour

"en se rendant soi-même comique pour mettre les autres en gaieté, par exemple en jouant la maladresse ou la sottise. On produit alors le comique tout comme si l'on était réellement comique [...] ; mais on ne se rend pas, de ce fait, ridicule ou méprisable, -on peut même, le cas échéant, inspirer de l'admiration"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi).
L'humour de la commedia dell'arte, mais aussi celui des "comiques" de scène comme Fernandel, Ouvrard, Charlie Chaplin, Jerry Lewis, de Funès, etc., un certain nombre de ces bandes dessinées8 justement nommées, à l'origine, comic strips, de même que certaines émissions radiophoniques "cultes"9, et, bien entendu, l'art des clowns nous en semblent de bons exemples. L'humour est donc bien cette forme "pure", c'est-à-dire réflexive et intransitive, de joie enfantine que nous n'avons de cesse de ressusciter pour conjurer notre propre angoisse ou notre propre ennui sans autre intention que d'y parvenir10, même s'il se donne parfois de faux airs didactiques lorsqu'il fait rire avec la mise en scène explicite de quelques unes des graves questions indécidables que sont l'existence de Dieu, l'au-delà, la mort, l'absurdité de la vie, le sens de la sexualité, la nature de l'homme, la portée et les limites du langage, etc. C'est alors que l'humour noir  de Pierre Desproges, de Reiser ou de Gainsbourg, l'humour juif de Woody Allen, du romancier américain Irvin Yalom ou de certaines pièces de Sartre, l'humour anglais de Beckett, de Pinter ou de Lewis Carroll et l'humour potache d'Alfred Jarry, des surréalistes, de Boris Vian ou de Ionesco, se font métaphysiques. De sorte que, si l'humour ressemble à ce point, dans certaines de ses manifestations, à la métaphysique, il n'est pas interdit de penser que ce n'est pas tant l'humour qui est une approximation de la métaphysique, mais plutôt, à l'inverse, la métaphysique qui est un pis-aller lorsque l'humour a échoué à dissoudre, comme le suggère Nietzsche, "ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence", en l'occurrence l'angoisse et l'ennui qui nous tenaillent ! Nul mieux que Flaubert n'a montré, notamment dans Bouvard et Pécuchet, à quel point l'absence d'humour peut conduire à la bêtise métaphysique. Il reste que, si l'humour est partagé par d'autres que l'humoriste lui-même bien que ce soit toujours, au fond, de l'angoisse ou de l'ennui de l'humoriste lui-même qu'il est question, c'est que le rire, tout comme le chagrin, est une émotion et qu'à ce titre, elle est, comme nous l'avons vu, partageable par empathie11. Comme le dit Freud, de telles émotions "peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients"(Freud, ma Vie et la Psychana­lyse).

Mais, supposons maintenant que, sortant de chez moi pour m'immerger dans mon environnement urbain familier dont les micro-événements n'affectent, comme dirait Spinoza, ma puissance d'exister ni positivement, ni négativement, il se peut que, à la vue soudaine d'un passant bizarrement accoutré, il me prenne l'envie de rire. Apparemment, nous avons là un exemple d'exercice du sens de l'humour : il existe, entre ce que j'attendais et ce que je perçois, un "différentiel", lequel devient prétexte à tromper mon ennui. Apparemment, donc, mon rire est régressif, réflexif et intransitif. Or, il se peut aussi que le passant qui a provoqué ma réaction, s'en aperçoive et en prenne ombrage au motif qu'il s'imagine que c'est de lui que je ris. Les romans de Dostoïevski sont remplis d'anecdotes de ce genre où un personnage déclenche le rire de ses congénères par son attitude ou son comportement, sans qu'on sache toujours vraiment si les rieurs rient parce que ... ou s'ils rient de ... Convenons donc que l'humour peut être équivoque et que, sauf à ce que la solide réputation de l'humoriste réduise à néant cette probabilité, il l'est même probablement toujours. La différence entre le rire réflexif et intransitif (A rit en présence de B) et le rire transitif (A rit de B) est celle qui existe entre l'humour et la dérision ou moquerie. L'enjeu est d'importance :
"entre la Dérision et le Rire, je fais une grande différence"(Spinoza, Éthique, IV, 45). En effet, "la Dérision [Irrisio] est une Joie née de ce que nous imaginons qu’il se trouve quelque chose à mépriser dans une chose que nous haïssons"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.11).
Or, "le Mépris [Despectus] est de faire de quelqu'un, par Haine, moins d'état qu'il n'est juste"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.22) et "la Haine [Odium] est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.7). Bref, dans la mesure où "celui qui hait, s'efforce d'éloigner la chose qu'il a en haine et de la détruire"(Spinoza, Éthique, III, 13), si l'humour est fondamentalement cathartique, la dérision en revanche, tout en restant catarthique en tant que forme de joie, se veut aussi némétique12 en tant que forme de tristesse haineuse. Cette équivocité tout à la fois cathartique et némétique de la dérision est soulignée par Platon : "SOCRATE : Quand nous rions d’une pareille ignorance, sommes-nous joyeux ou affligés ? PROTARQUE : Il est évident que nous sommes joyeux. S. : N’avons-nous pas dit que c’est l’envie qui produit en nous ce sentiment de joie à la vue des maux de nos amis ? P. : Nécessairement. S. : Ainsi il résulte de ce discours que, quand nous rions des ridicules de nos amis, nous mêlons le plaisir à l’envie, et par conséquent le plaisir à la douleur : puisque nous avons reconnu précédemment que l’envie est une douleur de l’âme, et le rire un plaisir, et que ces deux choses se rencontrent ensemble en cette circonstance. P. : Cela est vrai. S. : Ceci nous donne en même temps à connaître que dans les lamentations et les tragédies, non pas au théâtre, mais dans la tragédie et la comédie de la vie humaine, le plaisir est mêlé à la douleur, ainsi que dans mille autres choses"(Platon, Philèbe, 49e-50b). Par Descartes : "encore qu'il semble que le rire soit un des principaux signes de la joie, elle ne peut toutefois le causer que lorsqu'elle est seulement médiocre, et qu'il y a quelque admiration ou quelque haine mêlée avec elle. Car on prouve par expérience que, lorsqu'on est extraordinairement joyeux, jamais le sujet de cette joie ne fait qu'on éclate de rire ; et même on ne peut pas si aisément y être invité par quelque autre cause que lorsqu'on est triste"(Descartes, Traité des Passions, §125). Ou par Livet : "nous rions quand un comportement ne tient pas compte d'une révision qui aurait dû être faite, et que nous pensons pouvoir la faire si nous étions à la place du sujet de notre rire. Le rire permettrait donc de décharger temporairement une émotion, puisqu'il permet d'envisager la révision à faire sans forcément accomplir cette révision"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, i, 4). Le problème est que Platon, Descartes ou Livet confondent manifestement rire et dérision, le tout et la partie, et ne conçoivent pas que le rire puisse être cathartique sans être en même temps critique. Pourtant, même si aucun d'eux ne semble faire droit à l'humour au sens que nous lui avons donné, c'est-à-dire au sens de forme primitive d'un rire régressif, ludique, réflexif et intransitif et dont la fonction cathartique est essentiellement psychologique et existentielle, il reste que la fonction némétique de la dérision ou moquerie, c'est-à-dire d'un rire transitif tourné vers la critique, voire la punition, est une fonction tout à fait importante du rire qu'il convient à présent d'analyser en détail.

C'est Bergson qui va la plus loin dans la confusion en affirmant que la raison première du rire est l'intention vindicative, l'intention humiliante :
"le rire est, avant tout, une correction. Fait pour humilier, le rire doit donner à la personne qui en est l’objet une impression pénible : la société se venge alors des libertés qu’on a prises avec elle. Il n'atteindrait pas son but s'il portait la marque de la sympathie et de la bonté"(Bergson, le Rire, iii, 5).
Pour les raisons évoquées supra, nous pensons que Bergson a tort13 et que, disant cela, il confond, lui aussi le tout avec la partie, en l'occurrence, le rire avec la dérision ou, pour être plus précis, dans la mesure où "le rire doit donner à la personne qui en est l’objet une impression pénible", avec le sarcasme. Un exemple typique de sarcasme réside, par exemple, dans le premier chapitre de Madame Bovary, lorsque "le nouveau" (Charles Bovary) est introduit dans sa classe par Monsieur le Proviseur et que, par timidité autant que par maladresse, il laisse choir sa casquette qu'il ramasse prestement mais qu'un de ses camarades fait à nouveau tomber exprès.
"C'était une de ces coiffures d'ordre composite où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses enfin dont la laideur muette a des profondeurs d'expressions, comme le visage d'un imbécile [...] - Mais débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur qui était un homme d'esprit. Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon"(Flaubert, Madame Bovary, I, 1).
L'attitude sarcastique à l'égard du "pauvre garçon" ne s'arrêtera pas là puisque, peu de temps après l'épisode de la casquette, sommé par le professeur de rendre intelligible le bredouillis par lequel il aura décliné son identité, il sera repris en choeur aux cris de "Charbovari ! Charbovari !"(ibid.). L'intention de se moquer est, ici manifeste, tout autant dans les quolibets des "camarades" que dans la raillerie du professeur "homme d'esprit" et, même, dans la comparaison, peu flatteuse, que le narrateur fait entre la casquette et "le visage d'un imbécile". Il est clair que ce type de rire est, au sens de Bergson, "fait pour humilier". Nous avons, en effet, montré par ailleurs14 la relation qui existe entre l'intention d'humilier et l'intention de faire rire de l'objet du mépris en le présentant sous un aspect grotesque. C'est le cas des élèves du Professeur Raat que ses élèves ont surnommé Unrat, c'est-à-dire "débris", "déchet", "ordure", dans l'Ange Bleu de Heinrich Mann (le frère de Thomas Mann). C'est le cas aussi des fermiers californiens qui "accueillent" la famille Joad par des noms d'oiseaux dans les Raisins de la Colère, de John Steinbeck, etc. Le sarcasme est une vengeance. C'est ce que Julien Sorel apprend bien vite en rentrant au séminaire au contact de ses co-séminaristes qu'il écrase de sa supériorité intellectuelle mais qu'il aurait bien, néanmoins, aimé amadouer : "il voulut connaître toute l'étendue du mal, et, à cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu'on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mépris qui alla jusqu'à la dérision"(Stendhal, le Rouge et le Noir, xxvi). On voit, dans ces exemples, que la frontière entre l'injure et le sarcasme est très mince. On peut même dire qu'un sarcasme est une injure risible, une injure destinée à blesser mais aussi à déclencher l'hilarité. En effet, en tant qu'il vise à blesser sa victime, tout comme l'injure, le sarcasme implique l'humiliation, donc la honte de celui qui en est l'objet. On retrouve fréquemment l'évocation de cette conséquence éthique dans les romans de Dostoïevski. Par exemple dans la correspondance que Macaire Alexeïevitch, vieux fonctionnaire indigent, entretient avec sa jeune voisine à qui il conte ses déboires :
"non contents de rendre mon nom légendaire et d'en faire une injure ou peu s'en faut, [mes collègues de travail] s'en prirent à mes bottes, à mon uniforme, à mes cheveux, à ma silhouette [...]. Au bureau, aujourd'hui, je suis resté dans mon coin comme un ours, comme un oiseau déplumé, j'ai pensé mourir de honte"(Dostoïevski, les Pauvres Gens).
Or la honte et les mépris sont deux émotions corrélatives : B éprouve de la honte lorsqu'il considère que A a quelque raison de le mépriser. Car "la Honte est une sorte de Tristesse qui naît dans l'homme quand il voit ses actions méprisées par autrui"(Spinoza, Court Traité, II, xii) ou, si l'on préfère, "la Honte est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une action dont nous imaginons que d'autres la blâment"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.31). Et en effet,
"la honte, c’est ce sentiment ressenti lorsque le respect de nous-mêmes est atteint : je n’aurais pas été digne d’autrui dont je dépends pourtant pour le sentiment de ma propre valeur [...]. La honte est le corrélat du mépris, sentiment qu’on éprouve à l’égard de quelqu’un qui s’est abandonné à la faiblesse et montré indigne de s’associer à nous"(Rawls, Théorie de la Justice, §§67-82).
Le sarcasme, tout comme l'injure, est donc bien une sanction sociale. Mais c'est loin de n'être qu'une simple sanction épistémique comme le pense Livet ("comme dans l'ironie à l'égard de soi-même, où on se contente de montrer qu'on serait capable d'accomplir [une révision de nos attentes ou croyances]" - Livet, Émotions et Rationalité Morale, i, 4), ni même une simple sanction morale comme le pense Bergson ("un défaut ridicule, dès qu'il se sent ridicule, cherche à se modifier, au moins extérieurement" - Bergson, le Rire, i, 2). Le sarcasme est plutôt un signe de bannissement de la personne visée en tant que l'aspect qui en est rendu grotesque, réputé faire partie de son identité personnelle, est frappé d'infamie : son porteur est déclaré inassimilable par et à la société des rieurs. Mieux encore, le sarcasme est une sorte de vengeance comme réponse réciproque à un dommage supposé : "la Vengeance [Vindicta] est le Désir qui nous excite, par Haine réciproque, à faire du mal à qui, pareillement affecté, nous a infligé un dommage"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.37). C'est pourquoi la réaction de l'humilié à un sarcasme tout comme à une injure, est naturellement l'accablement de celui qui se sent blessé et l'effacement de celui qui se sent coupable :
"la honte est directement liée à la nudité, en particulier avec ses présupposés sexuels [...], la réaction de l’intéressé est de se couvrir ou de se cacher"(Williams, la Honte et la Nécessité, IV).
Dès lors, la remarque de Livet selon laquelle "l'inverse du rire, c'est la gêne. C'est l'impression que les autres voient notre comportement comme à réviser. Leur expression montre qu'ils préféreraient que nous le révisions. [...] La personne qui ressent de la gêne ne sait pas forcément sur quelle propriété de son action porte le jugement négatif d'autrui et la révision peut rester pour elle un problème"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, i, 4) est un doux euphémisme. Dans le cas du rire sarcastique, c'est plus de géhenne que de gêne qu'il est question, au sens où "l’exclusion sociale est la forme concrète de l’enfer et de la damnation"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon). Et c'est bien pour cela que la "révision" est extrêmement problématique : ce n'est pas en l'injuriant qu'on incite quelqu'un à se corriger.

En tant qu'il est destiné à déclencher l'hilarité d'un public, le sarcasme nous semble, d'ailleurs, beaucoup plus pervers encore que l'injure, et ce, pour quatre raisons principales. Premièrement parce que, tout en s'apparentant à l'injure par son effet némétique, le sarcasme a aussi, tout comme l'humour avec lequel, pour cette raison, il est confondu souvent, un effet cathartique immédiat en ce que, comme l'a souligné Spinoza, la joie du rire y est indissociable de la tristesse du ressentiment. En effet, "pour rendre autrui comique, nous avons tout d'abord la ressource de le placer dans une situation où la sujétion de l'homme aux contingences extérieures, en particulier aux contingences sociales, le rend comique, quelles que soient ses qualités propres"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi), c'est-à-dire que, non seulement il suffit d'insister lourdement sur une "faute", fût-elle exceptionnelle, de l'objet du sarcasme pour le rendre grotesque, quelles que soient, par ailleurs "ses qualités propres", mais aussi ladite "faute" est généralement corrélée à l'apparence physique immédiatement perceptible du "fautif" dont un aspect particulier est toujours exagérément grossi15, ce qui a l'avantage sur l'humour de placer le "défaut" immédiatement sous les yeux des rieurs. D'où un effet cathartique immédiat qui doit, probablement, s'analyser dans les mêmes termes que celui de l'humour, à savoir qu'il survient sur l'angoisse ou sur l'ennui latents de l'auteur du sarcasme et de son public et que, pour ces raisons, il leur procure une joie régressive aussi bénéfique que celle qu'engendre l'humour. Et cet effet cathartique est d'ailleurs d'autant plus puissant que le stimulus caricatural aisément identifiable qui déclenche le rire est reproductible plus facilement et avec un moindre risque de perte de sens que dans l'humour dont l'auteur doit toujours s'assurer, au préalable, que l'enchaînement des éléments comiques est bien respecté et dont le public doit parfois faire un petit effort de compréhension avant de pouvoir rire de la blague ou du gag. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que
"faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Les hommes dès qu’ils sont réunis […] ont toujours au milieu d’eux un bourreau tout prêt, le sarcasme"(Hugo, l'Homme qui rit).
Deuxièmement, parce que le sarcasme rend sans doute, pour son auteur, l'intention némétique plus pertinente16 que la simple injure dans la mesure où, pour une même conséquence éthique sur son objet (la honte), non seulement, comme nous venons de le voir, l'effort de production est faible, mais encore, contrairement à ce qui se passe pour l'injure, les risques encourus par le sarcastique le sont aussi. Il est clair que si le dispositif juridique de nos sociétés modernes prohibe sans ambiguïté, en principe, l'injure raciale, homophobe, xénophobe, sexiste, etc17., en revanche il est, ainsi que nous l'avons détaillé en introduction, beaucoup plus flou et embarrassé dès qu'un contenu explicitement irrespectueux à l'égard de personnes ou de groupes de personnes est explicitement réputé humoristique par son auteur18. On peut même dire que le propre du sarcasme est d'être un propos ou un dessin ou un montage photographique délibérément injurieux (effet némétique maximal) que son auteur présente et que son public reçoit comme de l'humour désintéressé (effet cathartique maximal) afin de se garantir, les uns et les autres, des risques de désagrément, tant moraux que juridiques, liés à l'imputation d'injure. Le reproche fait à l'objet du sarcasme de "manquer d'humour" est même l'argument ultime utilisé par son auteur, tout à la fois pour s'exonérer de sa responsabilité à l'égard de sa victime et l'accabler d'un nouveau défaut rédhibitoire. La troisième raison est que la conjugaison des effets indissolublement cathartique et némétique du sarcasme implique, pour le sarcastique, un enjeu de pouvoir considérable :
"l'agression [...] use souvent de cette arme du comique [par] des procédés de dégra­dation, procédés pour lesquels la langue allemande possède l'heureuse expression de Herabsetzung ["abaissement"]"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi).
Or, si les uns sont "abaissés", "dégradés", c'est bien pour que d'autres soient "surélevés", "survalorisés". La raison d'être des sarcasmes sexistes, racistes, religieux, nationalistes, etc., est incontestablement de manifester la conscience qu'a le sarcastique, en tant que représentant d'un groupe social déterminé auquel il s'adresse en le prenant à témoin, d'appartenir au sexe, à la race, à la religion, à la nation, etc. "élus", ce qui sera d'autant plus pertinent que les supposés "réprouvés" seront moins respectables19. Et c'est, précisément, à la dégradation de la dignité de son objet qu'œuvre sournoisement le sarcasme. Au point que l'enjeu du sarcasme est loin de ne se limiter qu'à une simple dégradation ou abaissement "symboliques" au sens où "la violence symbolique est la reconnaissance par laquelle les dominés contribuent à leur propre domination […], anticipent leur domination sous forme d’émotion corporelle de soumission (honte, timidité, anxiété, culpabilité)"(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, v). En fait, la grasse plaisanterie raciste, nationaliste ou sexiste est souvent une prémice à l'"agression" dont parle Freud et qui n'est symbolique que dans un tout premier temps. Tout le monde a en mémoire les caricatures sarcastiques dont les propagandes anti-dreyfusarde, puis nazie ont fait abondamment usage à l'égard des Juifs avant de commencer à les exterminer méthodiquement20. Enfin, quatrième raison de prendre la pleine mesure de la puissance du sarcasme,
"cette arme du comique, profite largement de la prérogative du plaisir comique d'être indépendant de la réalité même de la situation comique, de sorte qu'au fond tout homme est susceptible d'être rendu comique [...]. Lorsque l'original n'offre pas, par lui-même, un trait qui prête au comique, la caricature n'hésite pas à créer un trait comique en outrant un trait nullement comique par lui-même. C'est là encore une caractéristique de l'origine du plaisir comique que de telles entorses à la vérité ne nuisent guère à l'effet de la caricature"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi).
En d'autres termes, comme le souligne Beaumarchais : "calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose". Et il s'y connaissait, Beaumarchais, en calomnie, notamment contre les "mahométans", lui qui fait dire en 1778 à Figaro, dans son fameux monologue : "je broche une comédie dans les mœurs du sérail ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet, sans scrupule : à l'instant, un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense, dans mes vers, la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant : "chiens de chrétiens !""(Beaumarchais, le Mariage de Figaro, V, 3). Le sarcasme prend prétexte d'une caricature, d'une exagération, pour tourner en dérision un aspect manifeste de son objet afin de bien marquer la différence de nature qui existe entre le raillé, et les rieurs, différence de nature qui, comme le dit Rawls, le rend "indigne de s'associer à eux". Or, là où l'injure peut être relativement sensible à un rétablissement de la vérité et donc à une dissipation de l'effet de caricature, notamment à travers le remords (donc la tristesse) de celui qui l'a produit ou qui s'y est associé, le sarcasme est beaucoup plus résistant à une éventuelle révision en raison, encore une fois, de l'effet fédérateur du rire comme expression d'une joie qui semble d'autant plus innocente qu'elle est mieux partagée. De fait, les mêmes spectateurs actuels de Beaumarchais, y compris, probablement, ceux qui ne songeraient pas le moins du monde à dénigrer sérieusement la religion musulmane, rient pourtant à gorge déployée en entendant Figaro déplorer de ne pouvoir, dans sa comédie, "fronder Mahomet, sans scrupule". Et c'est bien le rire qui dissout le scrupule moral de devoir s'en prendre, c'est le cas de le dire, à une "tête de Turc", c'est-à-dire de devoir désigner, comme le montre René Girard, un "bouc émissaire" comme mythe fédérateur des membres d'une société en proie à l'angoisse de la déréliction :
"le rapport entre la victime potentielle et la victime actuelle ne doit pas se définir en termes de culpabilité et d'innocence. Il n'y a rien à expier. La société cherche à détourner vers une victime [...] ''sacrifiable'' une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu'elle entend à tout prix protéger [...]. C'est la communauté entière que le sacrifice protège de sa propre violence, c'est la communauté entière qu'il détourne vers des victimes qui lui sont extérieures. Le sacrifice polarise sur la victime des germes de dissension partout répandus, il les dissipe en leur proposant un assouvissement partiel [...]. Ce sont les dissensions, les rivalités, les jalousies, les querelles entre proches que le sacrifice prétend d'abord éliminer, c'est l'harmonie de la communauté qu'il restaure, c'est l'unité sociale qu'il renforce"(Girard, la Violence et le Sacré, i).
Nous voyons donc, à nouveau, en quoi la force du sarcasme participe à la fois de son caractère némétique en ce qu'il désigne, et pas forcément en termes symboliques, une victime à la vindicte et, de son caractère cathartique en ce qu'il met en joie les bourreaux qui se rient de la victime, joie qui a toute les chances d'être plus pertinente et, donc aussi, plus pérenne que la joie d'un éventuel rétablissement de la vérité et, a fortiori, de la tristesse d'un remords21. Voilà donc pourquoi il convient, à notre avis, de distinguer soigneusement l'humour (A rit, éventuellement en présence de B, et, éventuellement, fait rire C) comme émotion comique intransitive et essentiellement cathartique, et le sarcasme (A rit de B en essayant de se concilier C) comme émotion comique transitive qui est à la fois cathartique et némétique.

Même si la conception métaphysicienne du rire d'après Bergson brille, comme dirait Wittgenstein, par sa "soif de généralité, ou encore l’attitude dédaigneuse à l’égard du cas particulier"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 19), elle nous offre cependant une analogie tout à fait intéressante pour la suite de notre propos. Lorsque Bergson dit que
"le côté cérémonieux de la vie sociale devra [...] renfermer un comique latent, lequel n'attendra qu'une occasion pour éclater au grand jour. On pourrait dire que les cérémonies sont au corps social ce que le vêtement est au corps individuel [...]. Est comique tout incident qui attire l'attention sur le physique"(Bergson, le Rire, i, 5),
nous comprenons qu'il est tout à fait possible de dépersonnaliser, de mutualiser le sarcasme qui, comme nous l'avons vu, attire l'attention goguenarde et malveillante d'un public sur un détail physique facilement reconnaissable chez la personne que l'on entend humilier. Il s'agit maintenant de tourner en dérision, de se moquer de quelque caractéristique saillante de la société plutôt que d'une personne. Si c'est le cas, nous n'avons plus affaire au sarcasme mais à la satire. Bouveresse définit la satire comme "la volonté de régler au moins leur compte à des choses qui ne paraissent pas crédibles ni respectables sans se croire nécessairement obligé de les remplacer par autre chose"(Bouveresse, Tradition et Rupture : Ludwig Wittgenstein et Karl Kraus, in Wittgenstein et la Critique du Monde Moderne). Dans la satire, ce sont donc, apparemment, des "choses" et non des "personnes" que nous raillons. Or, que sont ces "choses" qui ne méritent plus notre crédit ni notre respect, mais plutôt notre scepticisme et notre mépris, sinon des "choses" sociales, autrement dit des institutions ? Parmi les institutions le plus souvent visées par la satire, nous trouvons les institutions religieuses22. Or, lorsque Blaise Pascal se voit reprocher, dans ses querelles avec le jésuite Antonio Escobar, de faire une satire de la religion chrétienne, voici ce qu'il répond : "quoi ! mes Pères, les imaginations de vos auteurs passeront pour les vérités de la foi, et on ne pourra se moquer des passages d'Escobar, et des décisions si fantasques et si peu chrétiennes de vos autres auteurs, sans qu'on soit accusé de rire de la religion ? Est-il possible que vous ayez osé redire si souvent une chose si peu raisonnable ? [...] En vérité, mes Pères, il y a bien de la différence entre rire de la religion, et rire de ceux qui la profanent par leurs opinions extravagantes. Ce serait une impiété de manquer de respect pour les vérités que l'esprit de Dieu a révélées : mais ce serait une autre impiété de manquer de mépris pour les faussetés que l'esprit de l'homme leur oppose"(Pascal, Provinciales, 11° lettre). Pascal, le janséniste, l'apologiste du christianisme, le pourfendeur du divertissement, défendant la nécessité de faire rire à travers une satire de la religion chrétienne : on croit rêver !  De même, à propos cette fois-ci d'une autre cible privilégiée de la dérision satirique, les institutions politiques23, Gogol fait dire à un de ses personnages : "mais enfin, n'est-il pas absolument évident qu'après une telle représentation, le peuple sentira croître sa confiance dans le gouvernement ? Oui, de telles représentations sont utiles pour lui. Qu'il sépare donc le gouvernement de ses mauvais exécutants. Qu'il voie donc que les abus ne proviennent pas du gouvernement, mais de gens qui ne comprennent pas ses exigences, de gens qui ne veulent pas prendre leurs responsabilités devant lui.[...] Ce que le rire frappe le plus fort et le plus profondément, c'est l'hypocrisie, le masque bienséant sous lequel apparaissent la bassesse et la vilenie, le scélérat contrefaisant la mine d'un homme de bonnes intentions"(Gogol, la Sortie d'un Théâtre). Ainsi, le propre de la satire serait-il à la fois de détourner la fonction némétique propre au sarcasme, de la personne privée réputée méprisable au motif qu'il y aurait quelque chose en elle qui la rend infâme, et, partant, indigne de faire société avec nous, vers le personnage public dont on s'évertue à débusquer la scélératesse, l'imposture, l'hypocrisie dans l'exercice même de ses fonctions institutionnelles, et à la fois de détourner sa fonction cathartique de la seule convocation rétro-active d'une joie infantile vers le rétablissement pro-actif de la bonne réputation d'une institution essentielle au bon fonctionnement de la société. Contrairement à la personne, le personnage, en effet24, est un représentant, un exemple, un paradigme, un échantillon humain de ce que produit ou de ce qui produit une institution donnée et, à la limite, une société donnée comme ensemble historiquement et géographiquement déterminé (peuple, nation, État, Cité, etc.) d'institutions. Dès lors, ce n'est évidemment pas un hasard si le support privilégié de la satire s'avère être la comédie25 , la farce, sa forme ancestrale, et le drame romantique, son descendant direct, même si la parodie (l'imitation), le roman, le poème, le pamphlet, l'aphorisme, le sketch, la bande dessinée et, bien entendu, le cinéma, lui ont, par la suite, prêté leur concours. La devise historique des comédiens, "castigat ridendo mores", permet, en effet, de comprendre comment une société donnée peut se moquer d'elle-même en dénonçant certains de ses travers incarnés par et dans des personnages typiques : les "caractères" de La Bruyère sont des characters au sens anglais ou allemand du terme, c'est-à-dire des types, et ce, au même titre que les animaux personnifiés de La Fontaine. Comme le souligne justement Bergson
"la comédie peint des caractères [...]. Elle vise à mettre sous nos yeux des types [...]. Le titre même des grandes comédie est déjà significatif : le Misanthrope, l'Avare, le Joueur, le Distrait, etc., voilà des noms de genres [...]. Nous disons "un Tartuffe""(Bergson, le Rire, iii, 1).
En tant que sarcasme mutualisé tant en ce qui concerne la cible visée qu'en ce qui concerne ses effets cathartiques, il nous semble que ce que dit René Girard de la tragédie doit valoir aussi pour la comédie :
"nous savons déjà que la tragédie est issue des formes mythiques et rituelles. [...] En décrivant l'effet tragique en termes de katharsis, [Aristote] affirme que la tragédie peut et doit remplir au moins certaines des fonctions dévolues au rituel dans un univers où celui-ci a disparu. [...] Au lieu de substituer à la violence collective un temple et un autel sur lequel on immolera réellement une victime, on a maintenant un théâtre et une scène sur laquelle le destin de ce katharma, mimé par un acteur, purgera les spectateurs de leurs passions, provoquera une nouvelle katharsis individuelle et collective salutaire, elle aussi pour la communauté"(Girard, la Violence et le Sacré, xi).
D'autant plus que Girard, sans mentionner expressément la satire ni la comédie, généralise son propos à toute forme d'art : "toute œuvre d'art vraiment puissante et dont la puissance émeut a un effet au moins faiblement initiatique en ceci qu'elle fait pressentir la violence et redouter ses œuvres ; elle incite à la prudence et détourne de l'hubris"(Girard, la Violence et le Sacré, xi). De fait, contrairement au sarcasme qui l'encouragerait plutôt, la satire "détourne de l'hubris" de l'exclusion sociale, voire de l'agression physique des personnes réelles. Autre différence entre sarcasme et satire : en s'en prenant non aux personnes privées mais à des personnages typiques du fonctionnement de nos sociétés, tandis que le sarcasme fait fond sur la faiblesse manifeste de ceux qu'il désigne déjà comme de possibles boucs émissaires, des victimes expiatoires potentielles, la satire a, au contraire, tendance à critiquer la puissance aveugle de certains mécanismes sociaux incarnés par et dans leurs animateurs assoiffés de pouvoir26. Comme le dit Alain,
"le propre de la satire est d'attacher les travers, les vices et la sottise à un personnage véritable, ce qui nous réduit au plaisir mélangé de rire des puissants, et en tout cas de rire des autres. Or on peut bien se moquer d'un bouffon qui ne sait pas faire rire"(Alain, Système des Beaux-Arts).
L'enjeu de pouvoir est alors très différent : tandis que le sarcastique entend dominer réellement son objet, le satirique refuse, symboliquement, d'être dominé par lui. Toute satire pourrait, au fond, se résumer dans cette réplique que Coluche met dans la bouche d'un SDF : "la société n'a pas voulu de nous ? Qu'elle se rassure : on ne veut pas d'elle !" La nature du rire également : petits ricanements (en latin, ridiculus, "petit rire") gras et sournois dans un cas, grand rire éclatant et insolent dans l'autre27. Du coup, contrairement à ce qui se passe avec l'humour et le sarcasme, la pertinence de l'émotion comique dans sa forme satirique est différente pour l'auteur et pour le public de la satire. Pour le public, la satire est certainement aussi pertinente que l'humour mais plus que le sarcasme. Car, dans le cas de la satire, la joie de la katharsis naît, non seulement, comme pour l'humour et le sarcasme, d'un besoin psychologique régressif de joie infantile ainsi que d'un besoin social de joie partagée, mais aussi de l'espoir moral d'une possible rectification des travers dénoncés. Et, tandis que dans le cas de l'humour, la joie est "pure", sans contrepartie, la triple source de joie caractéristique de la satire (besoin psychologique, besoin social, besoin moral), n'est tempérée que par la tristesse épistémique de la dénonciation (la satire nous apprend toujours force détails inquiétants sur ce qui ne tourne pas rond dans l'institution stigmatisée), mais non pas de la tristesse morale que peut induire la mauvaise conscience de celui qui s'est rendu complice d'un sarcasme. En revanche, l'auteur de la satire, en s'attaquant aux puissants prend forcément plus de risques que l'auteur du sarcasme qui se contente d'être fort avec les faibles. Toute la différence entre Pascal et Beaumarchais se trouve là : l'un s'en prend aux hiérarques de sa propre religion majoritaire en encourageant à "rire de ceux qui la profanent par leurs opinions extravagantes", tandis que l'autre se contente de brocarder une religion minoritaire à travers la bonne vieille recette de la "comédie dans les mœurs du sérail"28.

Il existe en tout cas un terrain commun à la satire et au sarcasme : c'est l'ironie. L'ironie, en effet, se focalise sur un trait bien particulier de l'apparence physique des gens et des organisations : leurs actes de langage. Il se trouve que l'ironie peut, précisément, les traiter sur le mode sarcastique lorsqu'il s'agit de traiter par le mépris des propos particuliers ou privés, ou sur le mode satirique s'il s'agit de critiquer des opinions ou des manières de penser. Gérard Rabinovitch rapporte qu'
"à Treblinka, devant les chambres à gaz, les nazis avaient tendu un rideau volé dans une synagogue, portant l’inscription en hébreu : « Ceci est la porte par laquelle entrent les Justes. » Ricanements encore : le boyau vers les chambres à gaz, baptisé « chemins des cieux », et celles-ci appelées « salles de douche »"(Rabinovitch, et vous trouvez ça drôle ? Variations sur le Propre de l'Homme).
Voilà, typiquement de l'ironie sarcastique : le bourreau prend prétexte de ce qu'a coutume de dire sa victime (en l'occurrence, ce qu'il a coutume de tenir pour paroles sacrées, ce qui, évidemment, est encore plus grave) pour rire grassement de l'intention destructrice qu'il nourrit à son endroit. Par contre, lorsque Musil écrit qu'
"un beau jour [Gerda Fischel] découvrit le cercle de jeunes germano-chrétiens auxquels Hans Sepp appartenait et, du coup, crut avoir trouvé sa véritable patrie. Il serait difficile de dire à quoi ces jeunes gens croyaient. Ils formaient une de ces innombrables petites sectes libres et mal définies qui se sont mises à pulluler parmi la jeunesse allemande après l'écroulement de l'idéal humaniste. Ils n'étaient pas des antisémites racistes, mais des adversaires de la ''mentalité juive'', par quoi ils entendaient le capitalisme, le socialisme, le rationalisme, l'autorité et les prétentions des parents, le calcul, la psychologie et le scepticisme. Leur grand dogme était le ''symbole'' [...]. Ils appelaient symboles les grandes créations de la Grâce, par quoi tout ce qu'il y avait de confus et de ramifié dans la vie, disait Hans Sepp, se clarifiait et grandissait, par quoi le bruit des sens était étouffé et le front baigné dans les fleuves du surnaturel"(Musil, l'Homme sans Qualités, I, §73),
on est dans l'ironie satirique. Car il s'agit, pour son auteur autrichien, de dévoiler et de dénoncer la manipulation sémantique à laquelle se livre le puissant mouvement nazi en pleine expansion (le roman est écrit au début des années 1930), d'une part en détournant le sens de "symbole" et de "mentalité juive", d'autre part ... en se prétendant non-antisémite et non-raciste ! Or il existe entre les deux formes d'ironie la même asymétrie qu'entre le caractère sournois et piteux du sarcasme et l'aspect clair et triomphant de la satire. Certes, dans les deux cas, "l'attitude manifestée par un énoncé ironique est toujours de l'ordre du rejet ou de la désapprobation. Le locuteur se dissocie de l'opinion à laquelle il fait écho et indique qu'il ne la partage pas [...]. Il n'est pas nécessaire cependant, pour comprendre l'ironie, de parvenir à la conclusion plus forte selon laquelle l'auteur aurait voulu communiquer une hypothèse précise signifiant le contraire de ce qu'il a dit. [Un énoncé ironique] est un énoncé qui entraîne une difficulté temporaire de compréhension et oblige le lecteur à revenir en arrière. Cette difficulté est ensuite largement compensée par de riches effets contextuels"(Sperber et Wilson, la Pertinence, Communication et Cognition, iv, 9). L'auteur de l'ironie en général s'attache en effet à ce qu'a dit, ce qu'a pensé, ce qu'aurait pu dire ou ce qu'aurait pu penser son objet pour démontrer explicitement ou laisser inférer implicitement que la conclusion à quoi celui-ci aurait dû arriver n'est pas du tout celle à laquelle il est, explicitement ou non, parvenu. D'où, pour le sujet de l'ironie, la surprise et l'effet cathartique du rire, ainsi que l'effet némétique de la correction (dans les deux sens du terme) infligée à l'objet de l'ironie. Mais quel est l'effet de l'ironie sur son objet, sur sa cible ? Il est difficile d'évoquer ce mode d'argumentation sans penser à l'ironie socratique, cette ironie par laquelle "[Socrate] laissait à l'étrangeté des conséquences auxquelles il vous avait conduit, le soin de vous ouvrir les yeux sur ses véritables intentions"(Cousin, Histoire Générale de la Philosophie). Or Socrate prétend être "de ces gens qui aiment qu'on les réfute, lorsqu'ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s'écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d'autant plus grand d'être réfuté, qu'il est véritablement plus avantageux d'être délivré du plus grand des maux, que d'en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l'homme, aucun mal égal à celui d'avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons"(Platon, Gorgias, 458a-b). Ce qui laisserait à penser que l'effet de l'ironie sur celui qui est, par elle, réfutée, est une joie, celle de la découverte du vrai. À condition, toutefois, que le réfuté ait l'"esprit philosophique". Car "les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité"(Platon, République, V, 475e). Or Platon convient lui-même qu'"il est impossible que la multitude soit philosophe"(Platon, République, VI, 494a) et même que "les membres de la foule sont eux-mêmes les plus grands des sophistes"(Platon, République, VI, 492b). On peut donc inférer qu'en général, l'effet de l'ironie satirique sur son objet (non philosophe) ne sera pas du tout la joie d'avoir été réfuté par un jugement juste et droit, mais plutôt la tristesse d'avoir perdu tout ou partie du pouvoir que lui procurait le mensonge ou l'erreur. Il reste que, si l'ironie a indiscutablement la connotation philosophique que nous lui connaissons, c'est bien parce que la philosophie a, dès ses débuts, été conçue comme une entreprise satirique à l'égard de l'institution langagière en général29 dans l'intention sinon d'atteindre, du moins d'approcher le vrai. D'où la connotation idéalement vertueuse qui nimbe l'ironie en général. Tout autre que la joie du vrai ou que la tristesse de la perte d'un pouvoir est, cependant, l'effet de l'ironie sarcastique sur son objet. La pauvre Mouchette est complètement perdue lorsqu'elle s'entend dire par le garde-chasse qui la surprend là où elle n'aurait pas dû se trouver : ""T'es pas rusée [...]. Avoue tout de suite que t’as vu Arsène ce matin. Il aura fait un tour chez toi, pour arranger son alibi. Sinon, pourquoi que t’es venue ? T’as pas l’habitude de me rendre visite, farceuse !" Plus que les paroles, l'accent gouailleur achève de déconcerter Mouchette. Elle a peu l'habitude de l'ironie et lorsqu'elle arrive à saisir quelque chose de ce langage inconnu, le mouvement de son âme n'est pas de colère, mais d'effroi"(Bernanos, Nouvelle Histoire de Mouchette). Le sarcasme est double ici : il insinue à la fois que la gamine a des relations coupables avec ce mauvais garçon d'Arsène (ce qui est vrai), et qu'elle aurait pu donner comme excuse à sa présence de rendre simplement visite au garde-chasse (ce qu'elle ne fait pas). D'où l'effroi de la victime qui s'entend reprocher implicitement ce qu'elle a fait et dont elle a honte et ce qu'elle aurait pu faire et qui l'aurait ridiculisée si elle l'avait fait. On voit donc, comme on aurait pu s'y attendre, que l'ironie sarcastique exploite ces procédés sophistiques mystificateurs que l'ironie satirique s'est justement donné pour tâche de débusquer et de combattre. Il s'ensuit, là encore, que, pour le sujet ironique, l'avantage, en termes de pertinence, est du côté du sarcasme qui n'a pas à se plier à l'effort de rigueur argumentative auquel doit s'astreindre l'ironie satirique tout en profitant, sans le mériter, du prestige social attaché à l'ironie en général implicitement confondue avec l'ironie satirique, voire avec l'ironie philosophique30.

Faisons le point. Nous avons commencé par définir l'émotion en termes d'ajustement de notre puissance d'être aux changements inattendus des circonstances extérieures, ajustement qui peut être positif (joie) ou négatif (tristesse). Puis nous avons défini le rire comme l'expression primitive de la joie chez le jeune enfant, expression que nous n'avons de cesse de retrouver, par la suite, lorsque nos émotions se révèlent problématiques, en particulier, source de tristesse, que ce soit du point de vue de leur quantité (surabondance de révisions et angoisse, insuffisance de révisions et ennui) ou de leur qualité (ressentiment). Le rire survient alors sur de telles émotions avec le seul effet cathartique (joie pure du rire) lorsqu'il s'agit de l'humour, un effet cathartique et un effet némétique (joie trouble de la vengeance) pouvant s'accompagner d'ironie (soupçons sur la rectitude de la pensée ou du discours de son objet), lorsqu'il s'agit de sarcasme (ressentiment à l'égard d'une personne que l'on entend humilier) ou de satire (ressentiment à l'égard d'une personne ou d'une institution au pouvoir de laquelle on entend résister). À présent, nous désirons soumettre notre schème conceptuel à l'épreuve des faits en posant la question suivante : la une de Charlie Hebdo du 8 février 2006 représentant Mahomet se prenant la tête dans les mains et enrageant "c'est dur d'être aimé par des cons !"31 participe-t-elle de l'humour, du sarcasme ou bien de la satire ? Les défenseurs de l'hebdomadaire y voient de l'humour ou de la satire, ses adversaires, du sarcasme. Ce n'est pas étonnant étant donné les connotations respectivement vertueuses ou perverses qui, comme nous l'avons vu, sont attachées à ces modalités du rire. Mais cela prouve que l'on peut interpréter le même message de plusieurs manières, voire, comme c'est le cas ici, de manières mutuellement incompatibles. Essayons donc d'y voir plus clair.

Alors, cette une de Charlie Hebdo est-elle humoristique, satirique ou sarcastique ? Commençons par éliminer la première hypothèse. En effet, il est manifeste qu'en dépit d'un certain nombre de prises de positions superficielles de la part des sympathisants de Charlie Hebdo, ce journal n'a jamais été humoristique au sens où nous avons défini l'humour. Il est tout à fait clair que, contrairement à des parutions périodiques telles que Pilote, Fluide Glacial, Métal Hurlant ou l'Écho des Savanes, Charlie Hebdo, comme d'ailleurs Hara-Kiri et la Grosse Bertha dont il est le descendant, se revendique volontiers "bête et méchant" (ce qui était d'ailleurs, le sous-titre d'Hara-Kiri). Or si, comme nous l'avons suggéré supra, l'idée de bêtise inclinerait plutôt à y voir de l'humour potache (tout est bon, y compris les gags les plus improbables, pour se désennnuyer ou se désangoisser) l'idée de méchanceté, en revanche, inscrit plutôt son support dans la catégorie du rire transitif : on ne peut être méchant qu'à l'égard de quelqu’un ou de quelques-uns. Du coup, Charlie Hebdo n'est certainement pas humoristique et donc pas spirituel non plus, puisque l'esprit (cf. note 30) a une dimension humoristique. On ne peut même pas dire que Charlie Hebdo brille par son ton décalé (cf. note 10), puisqu'il revendique haut et fort son intention de faire rire de tout tout le temps et non pas accessoirement au détour d'une une accrocheuse. Voilà donc un point acquis : cet hebdomadaire est, ou bien satirique, ou bien sarcastique, ou bien tantôt l'un tantôt l'autre. À l'entrée "Charlie Hebdo", Wikipedia écrit :
"Charlie Hebdo, publication satirique de tradition libertaire, à l'esprit caustique et irrespectueux hérité de Hara-Kiri [...]. Les sujets les plus abordés sont la politique, les personnalités médiatiques du sport et du spectacle, l’actualité économique et sociale et la religion"(loc. cit.).
Vouloir rire et faire rire aux dépens des puissants, voilà qui signerait, effectivement, un esprit satirique. Une enquête parue dans le journal le Monde daté du 24 février 2015 confirme cette première impression : "sur les 523 « unes » parues au cours des dix dernières années, près des deux tiers (336) concernent la politique. L’actualité économique et sociale vient ensuite (85 « unes »), puis les personnalités médiatiques du sport et du spectacle (42). La religion n’est le thème que de 7 % des « unes » (38). Enfin, 22 unes traitent de plusieurs sujets à la fois : politique et médias, médias et religion, religion et politique, religion et questions sociales, etc."(loc. cit.). En revanche, l'écrivain franco canadienne Nancy Huston déclare le 28 janvier 2015 au Huffington Post : "j'ai toujours détesté l'image des femmes et des homosexuels qui transparaissaient dans leurs dessins, comme j'ai détesté le fait qu'ils publient les caricatures islamiques. Je trouve que c'est un humour qui trivialise, agresse, banalise, blesse [...]. Je n'ai sincèrement jamais vu l'utilité d'être bête et méchant"(loc. cit.). Par ailleurs, le 9 mars 2015, le même journal en ligne, dans un article consacré aux rapports entre le droit et le sarcasme et dans lequel il cite, notamment Victor Hugo et Nietzsche, illustre son propos par ... neuf "caricatures32 de Charlie Hebdo" (en fait, neuf unes) dont, précisément, celle qui fait l'objet de notre interrogation. Par ailleurs, Zineb el Rhazoui, journaliste de Charlie Hebdo, déclare le 16 avril 2015 au site Les-Crises.fr assumer pleinement son "rire sarcastique". Ces quelques éléments d'appréciations nous permettent de dégager les trois tendances suivantes : 1 - l'hebdomadaire Charlie Hebdo est indiscutablement nimbé d'une réputation de journal satirique au même titre que des publications aussi prestigieuses, pour ne parler que de l'aire francophone, que l'Assiette au Beurre ou que le Canard Enchaîné ; 2 - une telle réputation est vraisemblablement justifiée non seulement par son ascendance (Hara-Kiri) mais également par son contenu graphique et rédactionnel qui s'inscrit explicitement dans une tradition de dérision des institutions ou des personnages puissants ; 3 - toutefois, le caractère sarcastique d'un certain nombre d'articles particuliers ne semble guère faire de doute, que ce soit implicitement ou explicitement, que ce soit du point de vue des journalistes eux-mêmes ou de celui de leurs lecteurs. Il se pourrait donc, après tout, que la une sulfureuse qui est impliquée dans les événements que l'on sait fût sarcastique sans que le caractère globalement satirique du journal qui l'a publiée soit remis en question. Mais il se pourrait aussi que notre une participât d'une tendance sarcastique lourde que le label "satirique" n'aurait pour fonction  que d'habiller d'un vernis de respectabilité. Comment faire, à présent, pour essayer de trancher entre le sens satirique et le sens sarcastique de cette caricature ?

Disons d'abord que l'hebdomadaire Charlie Hebdo étant un organe de communication, il n'y a rien d'exceptionnel à ce qu'une interprétation soit nécessaire pour clarifier un ou plusieurs de ses éléments de communication, ce qui, comme on le verra infra, n'implique pas que de tels éléments soient ambigus. En effet,
"la communication n'est pas une simple transmission d'informations. Elle ne se borne pas à une séquence qui commence par le codage par son émetteur pour finir par le décodage par le récepteur. Cela pour deux raisons, toutes deux bien mises en évidence par Grice33. La première, c'est que, par la communication, le locuteur vise à obtenir des effets chez le destinataire autres que le simple décodage de l'information. La seconde, c'est que l'information transmise est généralement insuffisante pour que le destinataire puisse saisir l'effet poursuivi par le locuteur. Il faut qu'il utilise le contexte de l'énonciation pour reconstituer le sens de ce qui lui est communiqué. Il faut qu'il mette en œuvre des processus interprétatifs qui ne se bornent pas à un simple décodage, et qui peuvent même aller au rebours du sens "littéral" du message"(Livet, la Communauté Virtuelle, I, i, 1, b).
Cela veut dire qu'à la limite, s'agissant de la signification de la fameuse une de Charlie Hebdo, ce ne serait pas la première fois que l'étude du contexte d'énonciation nous conduirait à conclure à une signification latente différente de la signification manifeste du message à laquelle nous aurions volontiers adhéré de prime abord. Il nous semble aller de soi que la même blague juive (cf. note 19) n'aura pas le même sens si c'est Woody Allen ou si c'est Dieudonné qui la raconte. D'une manière générale, même lorsque celui-ci est purement verbal (ce qui est rarement le cas), les destinataires d'un élément de communication
"ne s'intéressent au sens de la phrase énoncée que pour en inférer ce que le locuteur veut dire. La communication est réussie non pas lorsque les auditeurs reconnaissent le sens linguistique de l'énoncé mais lorsqu'ils en infèrent le "vouloir-dire" du locuteur"(Sperber et Wilson, la Pertinence, Communication et Cognition, i, 4).
En effet, nous avons montré par ailleurs que la détermination du sens d'une représentation verbale pose souvent de redoutables difficultés dès qu'il s'agit d'une phrase qui n'est pas une proposition scientifique34. À plus forte raison, nous semble-t-il, lorsque la représentation faisant l'objet de la communication est pour partie une image (Mahomet grimaçant se prenant ta tête dans les mains) et pour partie un commentaire verbal ("Mahomet débordé par les intégristes" en légende, "C'est dur d'être aimé par des cons ..." dans le phylactère). Comme le souligne Davidson,
"si ce que l’image nous fait remarquer était de portée finie et propositionnelle par nature, nous projetterions simplement le contenu que l’image a suscité en nous sur l’image elle-même ; mais en fait il n’y a pas de limite à ce sur quoi une image attire notre attention, et une bonne partie de ce que nous sommes conduits à remarquer n’est pas de nature propositionnelle [...]. Les mots ne sont pas la bonne monnaie d’échange pour une image"(Davidson, Enquête sur la Vérité et l’Interprétation, xvii).
Bref, nous devons être conscients du fait que si nous voulons dégager le sens de cette représentation, nous allons devoir prendre le risque de l'interpréter. Car,
"dès que nous sortons du paradigme du codage pour entrer dans celui de l'interprétation, nous quittons le domaine du décidable. Nous ne pouvons en effet jamais être certains que l'intention, la règle que suivait le locuteur est bien celle que nous lui prêtons (Kripke a donné, pour cela, des arguments déterminants35). Mais nous pouvons montrer, de façon décidable, que son intention "informative" n'était pas celle que nous lui prêtions, c'est-à-dire que l'information de base qu'il voulait nous transmettre n'était pas celle que nous supposions"(Livet, la Communauté Virtuelle, I, i, 1, b).
Il semble donc que nous n'ayons plus d'autre moyen pour tenter d'éclairer notre problème que de nous demander quelle a bien pu être le vouloir dire autrement dit l'intention des auteurs de cette fameuse une : cette intention est-elle satirique ou est-elle sarcastique ? Plus précisément, en suivant le conseil de Livet, puisqu'il y a peu de chances d'obtenir directement un résultat décidable36, reformulons indirectement notre question : à défaut de prouver que l'intention des auteurs était sarcastique, peut-on montrer qu'elle n'était pas satirique ?

Nous avons dit que les caractères d'identification de la satire sont, outre le rire qu'elle détermine, le défi, l'irrévérence, l'impertinence, l'insolence à l'égard de personnages importants ou d'institutions puissantes et, partant, les risques judiciaires, politiques, économiques, voire vitaux encourus par le satiriste. On dira que, justement, la preuve que les journalistes de Charlie Hebdo mettaient en danger leur propre vie, c'est que six d'entre eux37 ont été exécutés le 7 janvier 2015. Toutefois, il est impossible de dire, avant que d'avoir établi l'intention satirique ou l'intention sarcastique, si le risque concrétisé, le possible actualisé, est celui d'une réaction d'orgueil des puissants critiqués ou d'une réaction de désespoir des faibles humiliés, les deux types de réaction pouvant conduire aux mêmes accès de haine destructrice. Par ailleurs, nous avons admis, sur la foi d'une enquête du Monde, que Charlie Hebdo aborde volontiers des sujets qui mettent en cause des personnages ou des institutions politiques, médiatiques, sportifs, religieux, économiques, etc. Or, le fait d'"aborder" de tels sujets ne suffit évidemment pas à prouver leur caractère agressif à l'égard des puissants, sinon presque toutes les publications people seraient satiriques, ce qui est loin d'être le cas. Encore faut-il que les cibles réagissent en contre-attaquant de manière appropriée, notamment, dans une culture comme la nôtre où l'image et la communication sont primordiales, en niant le bien-fondé des allégations explicites ou implicites portées contre elles. Un article du Monde daté du 9 janvier 2015 fait état, depuis la création du journal en 1992, d'une cinquantaine de procédures judiciaires engagées par des plaignants. Or, premièrement, si on rapporte ce nombre aux 523 unes déjà évoquées par le Monde, il est clair que plus de 90% de ces unes n'ont provoqué aucune réaction de la part des personnages ou institutions visées par ces unes. Et si on rapporte maintenant ce nombre à la quantité totale d'articles rédigés en 23 années, le pourcentage d'articles significativement "dérangeants" s'avère infime. Deuxièmement, le même article révèle qu'"à partir du début des années 2000, les plaintes contre Charlie Hebdo commencent à s'espacer38"(loc.cit) et que, de plus, elles avaient désormais tendance à émaner d'"associations de plus en plus secondaires"(sic), c'est-à-dire non pas de puissants lobbies comme on aurait pu s'y attendre, mais de petits groupes de défense qui se sont portés partie civile pour défendre des intérêts moraux indirectement attaqués à l'occasion d'allusions aussi malveillantes qu'anecdotiques39. Par ailleurs, nous nous sommes déjà exprimés40 sur le caractère prétendument transgressif de ce journal à l'égard des codes, des bienséances et des convenances en général. Et nous avons, en substance, souligné que cet hebdomadaire voue, comme la plupart des entreprises de presse, un respect évident au modèle économique dominant, tant à l'égard de ses propres salariés, qu'à l'égard de son lectorat41 et au modèle politique dominant s'agissant, tant de la promotion des valeurs caractéristiques de la démocratie représentative libérale que des accointances, transitoires mais bien manifestes, de la direction de ce journal avec de très hautes personnalités politiques. Bref, en raison de la déférence manifeste de cet hebdomadaire à l'égard des puissances économiques et politiques réelles auxquelles il prétend pourtant s'attaquer, et pour bien d'autres raisons encore qu'il ne nous appartient pas de détailler ici42, l'observatoire des médias ACRIMED écrit le 8 septembre 2008 :
"Charlie Hebdo, hebdomadaire décalé, bête et méchant ? Non. Charlie Hebdo, parodie de satire, et réelle entreprise capitaliste [...]. Adaptations à l’air du temps et normalisation interne produisent leurs effets : Charlie se transforme en hebdomadaire recentré, consensuel, convenable, déontologique, respectable"(loc. cit.).
Fermons le ban : si cet hebdomadaire a jamais été satirique au sens où nous avons défini ce terme43, il y a donc bien longtemps qu'il ne l'est plus et notre "une" ne s'inscrit donc certainement pas dans un contexte satirique.

Notre filet se resserre donc. Et, maintenant que nous avons satisfait le "critère de Livet", qui est un critère faible de décidabilité indirecte engageant le principe dit du "tiers exclu"44, cherchons enfin à savoir s'il n'y a pas moyen de se prononcer de manière décidable et directe sur une intention positivement sarcastique de la une en question. Elizabeth Anscombe fait remarquer que "si vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de faire"(Anscombe, l'Intention, §4), voulant dire par là que si la question de l'intentionnalité était une question de pure intériorité a priori de l'auteur de l'acte et n'avait aucun rapport avec l'extériorité a posteriori des conséquences de l'acte, une règle pénale telle que "il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre"(Code Pénal, art.121-3) et qui a un équivalent dans la plupart des autres systèmes juridiques, n'aurait aucune application concrète possible. Ce principe de la nécessaire extériorité45 de l'intention étant posé, comment reconnaître un acte intentionnel d'un acte qui ne l'est pas ? Comment distinguer une une qui serait intentionnellement blessante d'une une qui ne le serait que par accident ? Anscombe suggère que sont réputées intentionnelles
"les actions auxquelles s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle est positive, une raison d'agir. [...] On refuse toute application à cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e) que je faisais cela". [...] Dès lors, dire qu'un homme sait qu'il fait X, c'est donner une description de ce qu'il a fait sous laquelle il le sait"(Anscombe, l'Intention, §§5-6).
En d'autres termes, l'intention sarcastique des auteurs de notre caricature sera établie s'il existe au moins une description pertinente de cette caricature (il n'est pas nécessaire qu'il y en ait plus d'une) dans laquelle, à la question "pourquoi avez-vous dessiné ceci ?", l'auteur répond "je l'ai fait pour telle ou telle raison", ce qui, nous dit Anscombe, prouvera qu'il savait ce qu'il faisait. A contrario, s'il s'avère que l'auteur n'était pas conscient de faire ce qu'il faisait, qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, l'intention ne serait pas constituée car la réponse indiquerait une cause matérielle et non pas une raison d'agir46. Concrètement, le dessinateur savait-il ce qu'il faisait lorsqu'il dessinait la une de Charlie Hebdo du 8 février 200647 ? Savait-il qu'il humiliait une communauté bien déterminée ? Poursuivi, en raison de cette une et de deux autres reproductions de caricatures danoises, devant le Tribunal Correctionnel de Paris les 7 et 8 février 2007 pour injure48 par cinq associations de défenses des musulmans, le journal, représenté par Philippe Val, directeur de la publication, "fait, pour sa part, essentiellement valoir que l’illustration de couverture, propre à la tradition satirique du journal, ne vise que les intégristes musulmans, tandis que les deux autres caricatures, initialement publiées au Danemark, se sont trouvées au centre de l’actualité mondiale durant plusieurs semaines et ne visent qu’à dénoncer les mouvements terroristes commettant des attentats au nom du prophète Mahomet et de l’islam, et non la communauté musulmane dans son ensemble". La ligne de défense du journal consiste donc à dire : les "cons" dont se lamente le personnage censé représenter Mahomet en première page sont "les mouvements terroristes (sous-entendu : islamistes radicaux)... et non la communauté musulmane dans son ensemble". Il s'ensuivrait que les éventuels troubles de l'ordre public que pourraient provoquer de telles caricatures, d'une part seraient fomentés par des minorités, ce qui en diminue la portée quantitative, d'autre part seraient fomentés par des extrémistes, ce qui en diminue la portée qualitative et, accessoirement, légitime la nécessité de débusquer les "terroristes", justement en les provoquant. À quoi on peut opposer trois arguments. Premier argument : toute personne moyennement cultivée et informée sait que la représentation du Prophète est, dans la communauté musulmane, extrêmement problématique49. Donc celui qui caricature Mahomet sait aussi, à plus forte raison, que représenter Mahomet de telle manière qu'il prête à rire en raison d'une attitude et d'un propos incongrus auxquels le fidèle ne peut donc pas s'attendre, va inévitablement scandaliser ledit fidèle. Deuxième argument : il est patent que nombre de communautés musulmanes, comme par hasard les plus démunies matériellement, sont, dans les pays de culture chrétienne mais aussi, de plus en plus souvent, dans les pays de culture musulmane, en très forte empathie avec les "mouvements terroristes"50 que Charlie Hebdo prétend viser par ses caricatures. Donc, derechef, toute personne moyennement cultivée et informée doit savoir qu'en dénonçant le terrorisme islamiste à travers, non pas la représentation explicite, par exemple d'un attentat ou d'une séance de flagellation, mais la représentation de ce qui est manifestement commun à l'islam religieux et à l'islamisme politico-terroriste (à savoir : la personne sacrée du Prophète), on ancre, auprès de ces communautés musulmanes, le mythe d'une communauté de destin et d'intérêt de l'islam avec l'islamisme, de la religion avec le terrorisme. Troisième argument : la corrélation entre la une incriminée et la plus controversée des douze caricatures danoises, à savoir "le visage d’un homme barbu, à l’air sévère, coiffé d'un turban en forme de de bombe à la mèche allumée, sur lequel est inscrite en arabe la profession de foi de l’islam : « Allah est grand, Mahomet est son prophète »"(attendus du Tribunal Correctionnel de Paris les 7 et 8 février 2007) favorise, quant à elle, le même genre de confusion et d'assimilation (islam = islamisme = terrorisme) que précédemment, mais chez les islamophobes, cette fois. Ce que le tribunal n'a pas manqué de souligner en relevant
"que la représentation d’une bombe formant le turban même du prophète symbolise manifestement la violence terroriste dans nos sociétés contemporaines ; que l’inscription de la profession de foi musulmane sur la bombe, dont la mèche est allumée et prête à exploser, laisse clairement entendre que cette violence terroriste serait inhérente à la religion musulmane"(loc.cit).
Là encore, il ne fait guère de doute que toute personne moyennement cultivée et informée doit savoir que la coïncidence entre les deux représentations outrancières du Prophète, celle de la première page représentant le prophète se prenant la tête dans les mains et celle de cette caricature-ci, ne saurait être fortuite mais, sinon intentionnelle, du moins voulue51. Dès lors, de deux choses l'une : ou bien les auteurs de la une de Charlie Hebdo du 8 février 2006 ne savaient pas tout ce que nous venons de dire et on doit admettre qu'elles sont manifestement sous-cultivées et sous-informées, ou bien les journalistes qui se sont prêtés, tant en France qu'au Danemark, à ces caricatures sont au moins aussi cultivés et informés que la moyenne de leurs concitoyens, et alors on doit conclure qu'ils savaient ce qu'ils faisaient, qu'ils en étaient donc conscients. Qu'on nous permette de privilégier la seconde branche de l'alternative et d'affirmer qu'il nous paraît évident que cette fameuse une soit, intentionnellement ou volontairement, au choix, sarcastique et non pas satirique, c'est-à-dire qu'elle vise, intentionnellement ou volontairement, à faire rire les uns en humiliant et en méprisant les autres, qu'elle entend plus précisément exprimer le ressentiment d'une communauté dominante islamophobe à l'égard d'une communauté dominée musulmane en mettant les rieurs de son côté (accessoirement, en gagnant des parts de marché sur le créneau, très concurrentiel de la presse dite "satirique"). En fait, l'intention sarcastique à l'endroit des musulmans de cette une en particulier, mais aussi, de manière plus générale, de la tendance lourde (dans les deux sens du terme) de la ligne éditoriale de Charlie Hebdo ne souffre plus la moindre ambiguïté dès lors que l'on considère avec Anscombe que
"la vengeance, la gratitude, le remords et la pitié [sont] des motifs orientés-vers-le-passé [backward-looking motives]. Une chose du passé est-elle la raison d'une action ? [...] La réponse de l'agent à la question "pourquoi ?" mentionne une raison d'agir [et donc comme une preuve de son intention] à deux conditions : si, en considérant sa réponse comme une raison, l'agent la conçoit comme comme quelque chose de bon ou de mauvais, et s'il conçoit sa propre action comme faisant du bien ou du mal"(Anscombe, l'Intention, §§13-14).
Or, précisément, l'"agent" en question, non seulement considère ses caricatures comme faisant du bien à l'humanité, mais l'inscrit même dans une croisade contre le mal de la barbarie, contre les ténèbres de la religion. D'ailleurs, n'est-ce pas Me Malka, défenseur attitré de Charlie Hebdo devant les tribunaux, qui revendique haut et fort, pour ses clients, le "droit au blasphème", c'est-à-dire le droit d'injurier ce qui est sacré52 ? Il ne saurait donc y avoir d'ambiguïté sur l'intention délibérément malveillante des auteurs de cette caricature parce que les journalistes de Charlie Hebdo, rendons leur au moins cet hommage, sont (étaient, hélas, pour certains) d'excellents professionnels de la communication sachant parfaitement se faire comprendre de leurs destinataires, fût-ce à demi-mots (à demi-maux ?) de sorte que, "en rendant son intention informative mutuellement manifeste, le communicateur crée la situation suivante : il devient mutuellement manifeste que la réalisation de cette intention dépend du destinataire"(Sperber et Wilson, la Pertinence, Communication et Cognition, i, 12). Tant pis pour le "communicateur", mais les réactions des "destinataires", le lectorat du journal et la communauté musulmane sont on ne peut plus claires et témoignent de manière criante (et aussi, hélas, sanglante) de son intention. On objectera sans doute que nous n'exprimons là ne sont qu'hypothèses et que celles-ci sont invérifiables. Invérifiables, certes (comme le dit Livet, nous sommes dans l'interprétation et l'interprétation est toujours du domaine de l'indécidable) mais non moins pertinentes. Car "quand le traitement d'informations nouvelles donne lieu à un tel effet de multiplication, nous disons que ces informations sont pertinentes. Plus l'effet de multiplication est grand, plus grande est la pertinence"(Sperber et Wilson, la Pertinence, Communication et Cognition, i, 9). Or, considérer la une de Charlie Hebdo du 8 février 2006 comme sarcastique permet de comprendre comment elle a pu, par effet cathartique immédiat, autant plaire aux uns, la majorité auto-proclamée "laïque", comment elle a pu, par son effet némétique immédiat, autant déplaire aux autres, la minorité musulmane désignée comme "islamique", voire "islamiste", comment elle a pu, à ce point, fédérer l'agressivité, voire les agressions, des premiers vers les seconds, comment enfin, ces derniers se sont sentis piétinés dans leur être le plus profond, dans ce qu'ils ont de plus sacré, dans une identité personnelle et collective indissociable de leur foi religieuse et ce, au point que les plus fragiles d'entre eux aient pu réagir avec la violence meurtrière que l'on sait. Voilà donc à quelle multiplication d'effets inférentiels donne lieu un traitement un peu approfondi de l'information selon laquelle Mahomet se désole d'être aimé par des cons !  Et comme dernier élément de preuve de pertinence à verser à ce dossier, il est difficile, dans un tel climat "huntingtonien53", de ne pas penser à ces propos de René Girard pour qui
"toute communauté en proie à la violence ou accablée par quelque désastre auquel elle est incapable de remédier se jette dans une chasse aveugle au ''bouc émissaire'' [par lequel] les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d'un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser"(Girard, la Violence et le Sacré, iii).

Notre enquête s'arrête ici. Il n'est nullement nécessaire, nous semble-t-il, de produire des preuves supplémentaires, qu'elles soient factuelles, conceptuelles ou juridiques de ce que Charlie Hebdo ne fait pas (ne fait plus) rire, encore moins rigoler, mais s'évertue à faire ricaner. Tel est le propre du sarcasme, terme qui vient du verbe grec sarkazô qui signifie "ouvrir la bouche en montrant les dents". Dans le même registre, Nietzsche avait, lui aussi, remarqué à quel point
"le sarcasme corrompt d'ailleurs le moral, elle lui prête peu à peu le caractère d'une supériorité qui se plaît à nuire : on finit par ressembler à un chien hargneux, qui aurait, outre l'art de mordre, appris encore l'art de rire"(Nietzsche, Humain, trop Humain, §372).
Nous avions, dans un autre article54, forgé le néologisme d'islamodakie (du grec dakos, "bête féroce, chien méchant") pour illustrer l'idée que l'islam est, de plus en plus souvent et intensément, perçu comme menaçant, agressif, dangereux, nocif et, corrélativement, celui de phylakocyônie (du grec ho tou phulakos kuôn, "le chien de garde") pour montrer qu'une telle situation profite nécessairement toujours aux quelques "chiens de garde" patentés de l'ordre social qui encadrent et disciplinent la meute des aboyeurs. Aussi, en guise de point final et pour filer encore la métaphore cynégétique, je ne résiste pas à la tentation de reproduire un propos particulièrement ... mordant, au sujet de la dérive phylakocyôniste de l'hebdomadaire sus-nommé :
"en couverture [du premier numéro de Charlie Hebdo post-attentats55], nous avons pu admirer Mahomet, le visage long comme un pénis, surmonté d'un turban recouvrant deux masses rondes évoquant des testicules. Cet élégant dessin était tracé sur fond vert -la couleur de l'islam- mais un vert plat, terne, bien loin des verts extraordinairement beaux et subtils qui couronnent les édifices du culte musulman. [...] La sacralisation par l'État français56 d'une image de Mahomet en forme de bite constitue un tournant historique"(Emmanuel Todd, qui est Charlie ? Sociologie d'une Crise Religieuse, intro.).
Tournant historique ? Peut-être pas tant que ça. Comme on le sait, quand ils voulaient avilir les juifs, nos anti-dreyfusards et nos pétainistes n'opéraient pas autrement.

1Peut-être pourrions-nous dire que le rapport du rire à ces émotions pénibles est celui que Davidson (Enquête sur la Vérité et l'Interprétation, xi) appelle "survenance" (supervenience) : "ce qui est survenant dépend de (est déterminé par) ce sur quoi il survient ; et les propriétés survenantes [...] sont irréductibles aux propriétés sur lesquelles elles surviennent"(Joëlle Proust, comment l'Esprit vient aux Bêtes, ii). En l'occurrence, le rire surviendrait sur nos émotions pénibles dans le sens où toute différence dans la forme du rire (humour, sarcasme, satire) suppose une différence dans l'émotion ou le complexe d'émotions dont il est la katharsis, mais, non réciproquement, deux émotions pénibles différentes ne donnent pas nécessairement lieu à la même forme de rire (et d'ailleurs, n'engendrent pas nécessairement le rire). En ce sens, le rire serait une superveniens finis, une "perfection finale supplémentaire" à la manière dont Aristote nous dit que le plaisir, par exemple, perfectionne l'activité (cf. ce que nous en disons dans la première partie de cet article).
2Nous entendrons par humour (mais aussi, infra, par sarcasme, satire ou ironie) tout à la fois le stimulus matériel produit par son auteur et la réaction émotionnelle induite sur son public ou sur sa cible.
3Nous ne sommes pas en train de suggérer qu'il faut et qu'il suffit de mettre volontairement à distance nos malheurs pour que ceux-ci ne nous touchent plus (encore qu'il y ait bien une injonction de ce genre chez Nietzsche, du moins à l'adresse des "hommes supérieurs"). Notre propos n'est pas normatif mais descriptif : nous décrivons ce que nous faisons tous et toutes dès lors que nous sommes capables de le faire. Comme le dit Spinoza, "nous ne tendons pas vers une chose [en l'occurrence, ici, l'humour] parce que nous la jugeons bonne, c’est l’inverse : nous la jugeons bonne parce que nous faisons effort [conamur] vers elle"(Spinoza, Éthique, III, 9). Il reste que, pour Nietzsche comme pour Spinoza, à l'inverse d'Aristote, le sens du comique a une valeur éthique supérieure au sens du tragique.
4Lorsque Sartre, dans la première partie de l'Être et le Néant, prend l'exemple de la coquette qui "oublie" l'arrière-plan sexualisé de l'entretien qu'elle a avec son chevalier servant, pour expliquer ce qu'il entend par "mauvaise foi". Le fait, pour la coquette, de faire abstraction de ce contexte, serait donc cette mauvaise foi comme remède à l'angoisse qui la tenaille. Il est probable que, si Sartre rapportait les propos des protagonistes, on y percevrait force traits d'humour de part et d'autre. De même, lorsque Pascal regrette, dans ses Pensées, que le mondain s'étourdisse dans le divertissement au lieu d'assumer lucidement et courageusement l'ennui qui naît de la conscience de sa faiblesse et de sa mortalité, il désigne implicitement cette tendance, très caractéristique de l'esprit classique, à discourir avec légèreté et frivolité.
5Livet a donc raison de considérer l'angoisse comme une émotion qui nous déborde et l'ennui comme une émotion par laquelle nous sommes débordés. Mais il se trompe, à notre avis, en faisant du rire une émotion du même type que l'angoisse et que l'ennui.
6Virginia Woolf considère que c'est dans l'évocation du flux de conscience du personnage que doit consister l'essence de la littérature. Si cela est vrai, il s'ensuit que "pour rire de manière spontanée, il est presque impératif (quoiqu'Aristophane puisse constituer une exception) de rire en anglais. Après tout, l'humour est étroitement lié au sens du corps"(Woolf, de l'Ignorance du Grec, in Essais Choisis). Pour elle, la description des avatars du corps, corrélat de la propension toute britannique pour l'empirisme, est caractéristique de la littérature anglaise (à l'exception d'Aristophane, dit-elle) et, pour cette raison, en introduisant une rupture entre ce à quoi s'attend le lecteur éduqué et ce qu'il trouve en réalité, est le fondement même de l'humour.
7C'est pourquoi nous parlerons d'humour potache (et non pas simplement d'humour noir) également pour caractériser les facéties corporelles de nombreux chanteurs ou musiciens de jazz noirs (par exemple Cab Calloway) de l'ère du swing (le jazz hot) autant que les paroles à double sens (c'est-à-dire à connotation sexuelle à peine voilée) de leurs textes.
8En France, l'hebdomadaire Pilote, publié de 1959 à 1989, aura d'ailleurs été un vivier de dessinateurs et de scénaristes humoristiques : Goscinny, Uderzo, Reiser, Brétecher, Tardi, Bilal, Pratt, Pétillon, Gotlib, Morris, Lauzier, Mandryka, Tabary, Cabu, pour ne citer que les plus célèbres.
9Nous pensons à des émissions comme Bons baisers de partout ou Le tribunal des flagrants délires sur France Inter ou encore Des papous dans la tête sur France Culture.
10Ce qui exclut de l'univers humoristique ce que j'appelle la "décalomanie" ou la "vannité" qui consiste, pour un certain nombre de media (Télérama, Libération, Canal Plus, NRJ, l'Équipe, etc., a fortiori, les simples supports d'annonces publicitaires), à être obsédés par le "langage décalé" ou par la "vanne" systématique comme arguments de vente de leurs produits auprès d'un public pour lequel de telles saillies fonctionnent, non pas comme des stimuli émotionnels, mais, dans la mesure où ce public les attend et même les recherche, comme des signaux d'appartenance au groupe social dans lequel il se reconnaît. Nous voulons dire par là que lorsque Libération titre "Tueur en Syrie" au dessus d'une photo de Bachar Al-Assad ou que l'Équipe marque le début du Tour de France d'un incontournable "C'est reparti pour un Tour !", personne ne rit : ni les clients, ni les simples passants qui reconnaissent, les uns et les autres, ni plus ni moins que la simple marque de fabrique d'un produit commercial.
11Ce sont sans doute là les deux raisons pour lesquelles Wittgenstein est justifié à remarquer que "s’il est exact de dire que sous l’Allemagne nazie l’humour a été anéanti, ce qui a disparu n’est pas simplement un sentiment de bonne humeur mais quelque chose de beaucoup plus profond : l’humour n’est pas un état d’âme mais une façon de parler, c’est-à-dire une façon de voir le monde"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 78). D'abord, en effet, l'humour est une certaine "façon de voir le monde" propice à l'empathie inter-individuelle, tandis que, comme l'a analysé Hannah Arendt, les régimes totalitaires doivent leur existence à la disparition de l'individu au profit de la masse. Ensuite, ce genre de régime politique a tendance à considérer comme une dégénérescence toute émotion manifestant la fragilité de la nature humaine (donc, en particulier, l'angoisse et l'ennui) à laquelle il entend remédier définitivement par l'érection de l'"homme nouveau" qui est seule autorisée à engendrer la "bonne humeur", dit Wittgenstein. Et si, malgré tout, demeurait un vague sentiment de "dégoût de l'existence", pour parler comme Nietzsche, nul doute que ce genre de régime préférât, pour tenter d'y remédier, et comme l'a montré Musil, les brumes de la métaphysique à la clarté de l'humour. Enfin, si comme nous l'avons suggéré, l'humour est profondément ancré dans les cultures juive et britannique, il n'y a rien d'étonnant à ce que, tout particulièrement, les promoteurs de l'aryanité aient souhaité éradiquer l'humour comme une forme d'entartete Kunst, d'"art dégénéré".
12De Némésis, déesse grecque de la vengeance.
13Une autre raison pour laquelle nous ne pouvons partager la thèse générale de Bergson, c'est que la motivation du rire est, chez lui, exclusivement métaphysique. Il a une conception vitaliste de la société qui serait une sorte de corps vivant qui rejetterait hors de lui tout élément de raideur mécanique qui contrarierait sa souplesse vivante, sa liberté : "toute raideur du caractère, de l'esprit et même du corps, sera donc suspecte à la société parce qu'elle est le signe possible d'une activité qui s'endort et aussi d'une activité qui s'isole, qui tend à s'écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d'une excentricité enfin"(Bergson, le Rire, i, 2). Or nous montrons que le rire peut être d'origine métaphysique (existentielle) mais peut-être motivé aussi par des considérations psychologiques, éthiques, politiques, esthétiques, etc. Par ailleurs, tout en admettant avec nous que le rire naît de la surprise, Bergson inverse le sens de la thèse que nous défendons à la suite de Spinoza et de Livet, à savoir que le rire survient à la suite d'un différentiel entre ce qui est attendu et ce qui est constaté. Chez Bergson, au contraire, c'est la surprise d'une absence de surprise qui engendre le rire : là où nous n'attendons rien de spécial parce que tout y est fluide et imprévu (parce que c'est vivant), fait irruption la rigidité et la prévisibilité, là où nous sommes surpris en permanence par le mouvant, brutalement, nous ne le sommes plus à cause d'un élément mécanique. Et nous marquons notre désaccord et notre déplaisir ... en riant.
15"La caricature réalise, comme on sait, la dégradation, en extrayant de l'expression générale du sujet haut placé un seul trait, comique par lui-même, qui devait dans l'ensemble passer inaperçu"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi). De sorte que, si toute caricature n'est pas nécessairement sarcastique, en revanche, tout sarcasme est nécessairement caricatural.
16Nous utilisons la notion de "pertinence" dans le même sens pragmatique que Sperber et Wilson (la Pertinence, Communication et Cognition), comme l'effet subjectif d'un acte rapporté à l'effort subjectif nécessaire pour accomplir cet acte. En termes spinoziens, cela correspond à peu près au rapport joie/tristesse.
17En revanche, aucun système juridique, à notre connaissance, ne condamne et n'a jamais condamné personne pour injure misanthropique, c'est-à-dire lorsque le groupe visé est ... l'humanité tout entière ! Est-ce parce que, par hypothèse, le misanthrope ne s'adresse à personne et ne peut donc risquer fédérer quiconque par ses propos ? Ou bien, au contraire parce que, s'adressant manifestement à un public (cf. l'Alceste de Molière, le José Burgos du Nom de la Rose, Schopenhauer, etc.), leur misanthropie n'est finalement qu'une pose et leur outrecuidance source de comique satirique ?
18Pour l'illustration de cette tension, nous renvoyons, entre autres, à notre introduction.
19Ce qui rend, à nos yeux, la notion d'auto-dérision (comme moquerie de soi-même) extrêmement problématique. Si la définition que nous avons donnée supra de l'humour comme forme régressive, réflexive et intransitive de katharsis joyeuse de l'angoisse ou de l'ennui est correcte, alors avoir le sens de l'humour consiste déjà à rire de soi-même. Lorsque Woody Allen déclare tenir à sa montre au motif que c'est son grand-père qui la lui a vendue sur son lit de mort, il ne fait guère de doute qu'il s'agit bien là d'humour juif au sens où nous l'avons défini supra et certainement pas de mépris de soi-même. En revanche, lorsqu'une jeune fille blonde raconte une blague sur les blondes devant un public de machos ou qu'un Arabe lance une plaisanterie sur les Arabes devant un auditoire de racistes, il peut tout aussi bien s'agir d'humour juif ou, si l'on préfère, d'humour noir, que d'une tentative désespérée, en se sur-méprisant eux-mêmes, de gagner l'intérêt (à défaut de l'estime) de ceux dont ils se savent pourtant méprisés (cf. les Grands Thèmes de l'Éthique de Spinoza, notamment §7). En ce sens, la véritable auto-dérision, dont le "bizutage" ne serait que la forme la plus spectaculaire, nous paraît être le degré le plus raffiné et, partant, le plus pervers du sarcasme par laquelle la victime exonère le bourreau de sa responsabilité en se faisant bourreau de soi-même. Le problème s'est posé, dans la Recherche du Temps Perdu, à propos des personnages d'Albert Bloch, le juif grotesque, et du baron de Charlus, l'homosexuel outrancier, de savoir s'il n'y avait pas, de la part de Proust, des manifestations particulièrement insidieuses de haine de soi. Il en va de même dans la Place de l'Étoile de Modiano, pour le personnage principal, Raphaël Schlemilovitch (littéralement "le fils du bouffon") qui est un proxénète juif antisémite membre de la Gestapo française qui s'est lié au des Esseintes de Huysmans (rebaptisé "des Essarts") et qui vomit Céline qu'il considère comme ... "le plus juif des écrivains français" ! Il est clair que, à l'égard de la haine de soi (cf. Haine de soi, Haine de l'Autre et Totalitarisme), l'humour est une arme à double tranchant, tout à la fois remède et poison, bref, un pharmakon au sens grec du terme. Dans un ouvrage consacré à l'histoire et à la philosophie du jazz (le Jazz et l'Occident), Christian Béthune donne un exemple significatif de cette ambiguïté inhérente à l'auto-dérision à propos des minstrelsies (revues nègres du XIX° et du début du XX° siècles) au cours desquelles des acteurs noirs se livraient à une caricature costumée, dansée et chantée de l'idée que les spectateurs, essentiellement blancs, se faisaient de la négritude. L'auteur y suggère que de tels spectacles étaient destinés, certes, à se conformer à l'idéologie dominante mais aussi à la tourner en ridicule en en montrant le caractère outrancier, un peu comme Montaigne l'a fait à propos des Cannibales ou Montesquieu  à propos des Persans. Encore une fois, ceci nous semble problématique (cf. supra note 7).
20Cf. la tristement célèbre affiche du film der ewige Jude ("le Juif éternel") dans lequel les Juifs sont, notamment, assimilés à des rats, ou encore le tract hideux intitulé les Remparts d'Israël ou les douze Apôtres de Dreyfus.
21Il est malheureusement évident que la plupart des sarcasmes anti-sémites ont survécu à Nuremberg et la plupart des sarcasmes colonialistes à la décolonisation.
22Dans un sens très large, y compris celles qui, comme le cléricalisme ou le sectarisme, prennent la religion pour prétexte. Cf. de la Nature des Croyances Religieuses.
23Là encore dans un sens très large incluant les institutions administratives, judiciaires, militaires, etc.
25À la lumière des remarques de Pascal et de Gogol, les analyses de Bergson deviennent alors parfaitement recevables à condition de restreindre leur portée au seul phénomène du comique satirique : "dès que notre attention se portera sur le geste et non pas sur l'acte, nous serons dans la comédie. Le personnage de Tartuffe appartiendrait au drame par ses actions : c'est quand nous tenons plutôt compte de ses gestes que nous le trouvons comique [...]. On comprend ainsi que l'action soit essentielle dans le drame, accessoire dans la comédie. À la comédie, nous sentons qu'on eût aussi bien pu choisir toute autre situation pour nous présenter le personnage : c'eût été encore le même homme, dans une situation différente. Nous n'avons pas cette impression à un drame. Ici, personnages et situations sont soudés ensemble ou, pour mieux dire, les événements font partie intégrante des personnages"(Bergson, le Rire, iii, 1). Raisons pour laquelle son ouvrage n'est consacré qu'à la comédie et que, pour lui, Tartuffe est, de ce point de vue, le personnage comique par excellence dont est censée se venger symboliquement la société. Il est toutefois curieux que Bergson n'évoque la farce que de manière très allusive (et encore, comme synonyme de plaisanterie, non comme genre littéraire), et ignore complètement le drame romantique et son mélange "de grotesque et de sublime" comme dit Victor Hugo.
26Une fois la portée de l'analyse bergsonnienne réduite à la seule satire, la définition du rire comme effet "du mécanique plaqué sur du vivant"(Bergson, le Rire, i, 5) devient alors parfaitement pertinente.
27Ces deux manières de rire pouvant, d'ailleurs, être vues comme également régressives et ludiques à l'égard de schèmes infantiles inconscients : les mêmes enfants jouent souvent à être tantôt cruels, tantôt insolents.
28On pourrait faire la même remarque à propos du Spinoza du Traité Théologico-Politique qui, au péril de sa vie, dénonce les délires des rabbins, par contraste avec un Michel Onfray qui, avec la complaisance tacite ou expresse des puissants et confortablement installé sur un plateau de télévision, vomit sur l'islam. D'une manière générale, de Sénèque au Canard Enchaîné, en passant par Rabelais, Molière, Victor Hugo, Oscar Wilde, Flaubert, Dario Fo ou Coluche, nombreux sont les satiristes à n'avoir pas eu la vie facile. Il est donc à craindre que la lâche tentation sarcastique de l'humiliation et du mépris des dominés soit probablement toujours plus forte que la courageuse inclination satirique à critiquer et à résister aux dominants.
29"La philosophie n’apprend rien car elle ne recherche aucune loi ni aucun fait nouveau […], elle se contente de lutter contre l’ensorcellement de nos formes de pensée par notre langage"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §109).
30Nous voudrions signaler ici sans la développer la spécificité de ce qu'on a coutume de nommer en France, depuis le XVI° siècle, l'esprit et qui nous semble tenir à la fois de l'humour potache par son outrance langagière, de l'ironie satirique par le style et la profondeur de ses réflexions et de l'ironie sarcastique par sa méchanceté dirigée souvent vers des personnes privées facilement identifiables. La Bruyère, Guitry ou Céline semblent de bons représentants de cet esprit.
31Et dont l'implication dans de récents et sanglants événements n'échappe à personne (cf. to be or not to be Charlie).
32Encore une fois, il nous semble que la notion de "caricature" ne fait pas problème par elle-même et détourne l'objet du débat. Nous ne saurions partager le point de vue de Freud selon qui "la caricature réalise, comme on sait, la dégradation"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi). Nous pensons plutôt, avec Bergson, que "l'art du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous les yeux en l'agrandissant"(Bergson, le Rire, i, 3). En d'autres termes, le procédé caricatural n'est nullement discriminant entre l'humour, la satire et le sarcasme pour la bonne raison qu'il appartient à l'essence même du rire comme réaction spécifique à une surprise suscitée par le différentiel entre ce qui est attendu et ce qui est perçu, d'accentuer la surprise en creusant le différentiel, donc en caricaturant. Peut-être même n'y aurait-il pas de rire du tout si l'auteur de la plaisanterie, quelle qu'elle soit, ne faisait pas "grimacer ses modèles comme ils grimaceraient eux-mêmes s'ils allaient jusqu'au bout de leur grimace"(Bergson, le Rire, i, 3). Même lorsque nous rions, tout seul, de tel ou tel détail qui détonne dans notre environnement, nous nous focalisons sur ce seul détail et donc nous caricaturons la réalité.
33Cf. à ce propos, l'article séminal de Paul Grice dans le n°66 de la Philosophical Review de 1957.
36Rappelons qu'en logique, la décidabilité est une propriété formelle permettant de trancher une controverse en un nombre fini d'étapes.
37Les dessinateurs Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski et l'économiste Bernard Maris.
3835 assignations entre 1992 et 1998, 17 depuis 1999.
39À ce propos, et à titre de comparaison, cf. la liste des "affaires" révélées par le Canard Enchaîné.
41Toutefois, Charlie Hebdo est, en France, au même titre que l'Humanité, la Croix et le Canard Enchaîné, une publication périodique à diffusion nationale, qui n'est directement financée, ni par des annonceurs, ni par des trusts industrialo-financiers.
42Cf. une Histoire de Charlie Hebdo sur le site d'ACRIMED.
43Il est clair que la une du numéro du 16 novembre 1970 de Hara-Kiri dont Charlie Hebdo revendique la filiation est un paradigme, à la fois de l'humour noir et de la satire. "Bal tragique à Colombey : 1 mort" est d'abord une parodie des titres des journaux ayant relaté l'épouvantable incendie du dancing "le 5-7" à Saint-Laurent-du-Pont qui, le 1° novembre 1970, a causé 146 morts. Bien entendu, la coïncidence avec la mort du Général de Gaulle à peine une semaine après cet événement a offert à l'hebdomadaire "bête et méchant" une occasion unique de se moquer de l'institution présidentielle de la Cinquième République taillée sur mesure pour le Général et soupçonnée, comme l'indique le titre d'un ouvrage de François Mitterrand, d'être "un coup d'État permanent", suggérant une analogie peu flatteuse avec l'illégalité de la construction et du fonctionnement du dancing incendié. En tout cas, nul n'a vu dans cette une le moindre sarcasme à l'égard de quiconque et si le numéro de Hara-Kiri a été interdit, c'est que le Ministère de l'Intérieur l'a déclaré ... "dangereux pour la jeunesse" (sic !).
44Ce principe, connu depuis Aristote, pose que nous prouvons p si nous concluons que non-non-p. C'est un principe très controversé par la logique moderne, notamment intuitionniste : "comment applique-t-on la loi du tiers exclu ? « Il existe, ou bien une règle qui l'interdit, ou bien une règle qui l'impose. » Mettons qu'il n'existe pas de règle qui en interdise l'occurrence, pourquoi doit-il y avoir en avoir une qui l'impose"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 18).
45"Pourquoi voudrais-je lui communiquer une intention en plus de lui dire ce que j'ai fait ? Non point parce que l'intention était aussi quelque chose qui se passait alors. Mais parce que je veux lui communiquer quelque chose qui va au-delà de ce qui s'était alors produit. Je lui révèle mon intérieur dès que lui dis que ce que je voulais faire. Non pas, cependant en vertu d'une auto-observation, mais par une réaction"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §659).
46Nous devons à Wittgenstein d'avoir, le premier, établi une distinction opératoire entre cause et raison : "la différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein, Cours de Cambridge1932-1935). Anscombe objecte pourtant que "dans certains contextes, il est difficile de faire la distinction entre une cause et une raison. [...] J'appellerai "causes mentales" les causes connues sans observation. [...] Une cause mentale est ce quelqu'un décrirait si on lui posait la question : qu'est-ce qui a produit cette action, cette pensée ou ce sentiment en vous ? qu'avez-vous vu, entendu, senti, quelles idées ou images vous sont venues à l'esprit et vous ont conduit à cela ?"(Anscombe, l'Intention, §§9-10-11). Par exemple, lorsque, dans l'Étranger de Camus, Meursault explique son meurtre en disant qu'il a été ébloui par le soleil et le reflet de celui-ci sur la lame de l'Arabe qu'il a finalement tué, il excipe d'une cause mentale censée le disculper. Car "il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes"(Code Pénal, art.122-1) et l'éblouissement peut, effectivement, dans un certain nombre de cas, perturber non seulement la perception mais encore le jugement du sujet.
47Ce numéro, outre la première page dont il est question ici, contenait aussi les douze caricatures de Mahomet parues initialement dans le journal danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005 et dont un des dessinateurs reconnaissait explicitement n'avoir eu d'autre intention que la provocation (cf. Caricatures de Mahomet dans le Jyllands-Posten) ! Provocation qui avait suffisamment bien fonctionné pour créer des troubles de l'ordre public significatifs (réactions indignées des musulmans locaux, contre-réactions opportunistes des islamophobes locaux) non seulement au Danemark, mais aussi dans les pays où lesdites caricatures avaient ensuite paru. C'est donc dans ce contexte sulfureux de scandale, voire d'hystérie, généralisé que Charlie Hebdo décide, officiellement par simple esprit de solidarité avec ses homologues étrangers (sous-entendu : et pas pour de basses raisons commerciales, ni pour d'obscures raisons politiques !), de publier ces caricatures le 8 février 2006.
48"Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, dessins, placards ou affiches incriminés. Toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure"(Loi de 29 juillet 1881 sur la Liberté de la Presse, art. 29). Le primat de la liberté d'expression sur le soupçon d'injure empêchera, finalement, tant le tribunal de première instance que la Cour d'Appel, de retenir ce dernier chef.
49En principe, strictement interdite dans la tradition sunnite, soumise à de sévères restrictions dans la tradition chiite.
50Ce qu'on peut, certes, déplorer (cf. de la Nature des Croyances Religieuses) mais non pas nier.
51Anscombe distingue, en effet, la volonté et l'intention de la manière suivante : "quelque chose est volontaire mais pas intentionnel si c'est le résultat concomitant prévu d'une action intentionnelle ; on aurait pu l'empêcher en renonçant à l'action. Mais ce n'est pas intentionnel : on rejette la question "pourquoi ?" au sens qui nous intéresse. D'un autre point de vue cependant, on peut dire que de telles actions sont involontaires si on les regrette [...]. Certaines choses peuvent être volontaires sans être du tout de notre fait. Il s'agit des événements dont on se réjouit quand ils arrivent : on y consent, on ne proteste pas, on ne s'y oppose pas"(Anscombe, l'Intention, §40). Or, nous ne sachions pas qu'à aucun moment, les journalistes de Charlie Hebdo aient, collectivement ou à titre individuel, exprimé le moindre regret à l'égard de l'indignation des musulmans consécutive à la publication de ce numéro. Donc, au sens d'Anscombe, même si on arrivait à faire accroire que le mépris des musulmans ne fût pas, en l'espèce, intentionnel par absence de raisons de mépriser, ce mépris demeurerait néanmoins volontaire.
52Dans to be or not to be Charlie ?, nous avons essayé d'expliquer ce que nous pensions de cette expression aussi juridiquement ambiguë que moralement scandaleuse, voire logiquement incohérente lorsqu'il s'agit de proclamer un droit "sacré" (sic !) au blasphème.
53Référence à Samuel Huntington et à son brûlot de 1993 the Clash of Civilizations.
56État français qui, d'une part appelle, à défaut de "Révolution Nationale", à un "sursaut national" sous forme de manifestations de soutien massif le 11 janvier 2015, d'autre part débloque un million d'Euros sur les crédits du Ministère de la Culture afin, dit la Ministre, d'"assurer la pérennité du journal".

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