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dimanche 18 février 2024

DIRE ET MONTRER : LE "MYSTICISME" DE WITTGENSTEIN.

Je me propose, dans cet article, de clarifier la relation que Wittgenstein établit, dès le Tractatus, entre les verbes "dire" et "montrer" et, ce faisant, d'essayer de dissiper la confusion qui, alimentée notamment par un contre-sens total à propos de la formule qui clôt cet ouvrage ("Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen [à propos de ce dont on ne peut rien dire, il faut se taire]"), a fait attribuer à son auteur un "mysticisme" assimilé à tort à un mutisme. 

Commençons par dire que "le mystique" (das Mystiche) dans la première philosophie de Wittgenstein (plutôt que "le mysticisme", mais je développerai infra) est clairement la conséquence de sa conception transcendantale de la logique dans le Tractatus Logico-Philosophicus. L'enjeu du Tractatus, c'est la possibilité ou non de déborder les frontières du langage (cf. par exemple ce qu'en dit Pierrre Hadot dans un petit livre intitulé précisément Wittgenstein et les Limites du Langage publié chez Vrin) et non pas de faire la promotion de la logique. Dans une lettre du 10.11.1919 à son ami Ludwig von Ficker, Wittgenstein écrit en effet, "[le Tractatus] consiste en deux parties : l'une est celle qui est présentée ici, l'autre comprend tout ce que je n'ai pas écrit. Et c'est précisément cette seconde partie qui représente l'essentiel. En effet, mon livre trace les limites de l'éthique de l'intérieur [...] et je suis convaincu qu'elles ne peuvent être tracées rigoureusement que de cette façon".  Pour le dire vite, on pourrait paraphraser cette étrange position de la manière suivante : je vais écrire un livre dont le sujet réel (l'éthique) n'est pas le sujet apparent (la logique) et je vais l'écrire en parlant ni de l'éthique ni de la logique mais du monde !

Il est donc de la plus haute importance de commencer par élucider ce que Wittgenstein entend lorsqu'il dit que "le monde est l'ensemble des faits et non pas des choses [die Welt ist die Gesamtheit der Tatsachen, nicht der Dinge]"(Tractatus 1.1), affirmation d'autant plus importante que, non seulement elle entame le Tractatus mais surtout elle est significative d'une Weltanschauung dont il ne se départira jamais par la suite. Regardons-y de plus près. Dans la toute première proposition du Tractatus : "le monde est tout ce qui a lieu [die Welt ist alles, was der Fall ist]". Or, ajoute-t-il un peu plus loin, "ce qui a lieu, le fait, est la subsistance [das Bestehen] d'états de chose"(2), et il définit un état de chose (Sachverhalt) comme "une connexion d'objets [eine Verbindung von Gegenständen] (entités, choses). Il fait partie de l'essence d'une chose [Es ist dem Ding wesentlich] d'être élément d'un état de chose"(Tractatus, 2.01-2.011). Bref, un état de chose est un fait primitif, un "fait atomique". Ce qui a deux conséquences.

Premièrement,
Wittgenstein est sans doute, en un certain sens, un empiriste, mais il n'est pas un atomiste. En tout cas, pas dans le même sens que Russell qui n'a eu de cesse, tout au long de son oeuvre philosophique, de partir en quête de ce qu'il a lui-même appelé the ultimate furniture of the world, c'est-à-dire, dans la plus pure tradition lockienne, de chercher en quoi consistent ces atomes de signification avec lesquels nous devons en quelque manière être en relation perceptive directe (in acquaintance with). Pour Russell, le monde n'est pas l'ensemble des faits mais l'ensemble des choses, qu'il réduit (bien que sa position ait beaucoup varié sur ce qui précisément mérite d'être appelé une chose), par exemple dans Problèmes de Philosophie, aux données sensibles (the sense data) et aux universaux. Rien de tel chez Wittgenstein pour qui, ce qui est premier, ce ne sont pas les choses mais les faits parce que, notre connaissance, en particulier notre connaissance perceptive, n'est pas synthétique au sens kantien où notre faculté de connaître composerait le divers donné en une unité connaissable, mais elle est holistique (c'est l'influence sur Wittgenstein de la Gestaltpsychologie qui se manifeste là). C'est ce que prouve l'existence de ce qu'on a coutume d'appeler des illusions d'optique (cf. Sentir et Percevoir : une Distinction Problématique) et qui ne sont des illusions que si et seulement si on part du principe empirico-kantien selon lequel notre esprit organise spontanément des atomes de perception selon un schème fantaisiste, voire pathologique (par exemple chez Freud). Or, dit Wittgenstein, "percevoir un complexe signifie percevoir que ses éléments sont dans tel ou tel rapport. Ceci explique bien aussi que l'on puisse voir de deux manières la figure ci-dessous comme un cube [suit le schéma en deux dimensions d'un cube qui, non seulement nous semble avoir trois dimensions, mais encore dont nous pouvons voir au premier plan la face A ou la face B ad libitum] ; et de même pour tous les phénomènes analogues. Car nous voyons alors réellement deux faits distincts"(Tractatus, 5.5423). De la même façon que nous voyons aussi spontanément deux faits distincts lorsque nous voyons le même dessin, tantôt comme la tête d'un canard, tantôt comme la tête d'un lapin dans l'expérience de Jastrow, alors, que, par hypothèse, les atomes de perception sont les mêmes dans les deux cas (la même organisation spatiale des traits sur le papier). Bref, si le monde est constitué de faits et non de choses, c'est que celles-ci, les individuals chers aux atomistes historiques, pourrait-on dire, ne sont que des abstractions dérivées et non des réalités premières. Pour Wittgenstein, voir, c'est d'emblée, voir comme ..., voir un certain fait. Donc, si Wittgenstein peut, dans une certaine mesure être dit néanmoins atomiste (dans la mesure où il est question, dans le Tractatus, de "faits atomiques"), son atomisme est, comme chez les Stoïciens, un atomisme des faits et non des choses.

 
Deuxièmement, dire que le monde est la totalité des faits implique qu'il n'y a pas de valeur dans le monde : "il n'y a [dans le monde] aucune valeur. S'il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui arrive, et à tout état particulier"(Tractatus, 6.41). Et en effet, Wittgenstein s'est évertué, tout au long du Tractatus, à circonscrire le domaine du dicible (les propositions des sciences de la nature, c'est-à-dire les images logiques des états de chose qui se trouvent correspondre à des faits possibles) afin de nous figurer le domaine de l'indicible (ce qu'il appelle l'éthique, c'est-à-dire non pas la morale stricto sensu, mais le domaine de l'èthos, autrement dit, comme chez Spinoza, celui des "problèmes de notre vie"). Donc dire que le monde est la totalité des faits et ne comprend aucune valeur, c'est dire que l'attitude que nous avons à l'égard des faits, la façon dont nous les percevons (cf. l'exemple du cube ou celui du canard-lapin), la façon dont nous les confrontons à nos représentations, la façon dont nous agissons à leur égard, bref, la valeur que nous leur accordons, est conditionnée a priori par de l'irreprésentable, par de l'impensable. Pour Wittgenstein (comme pour Pascal avant lui et Bourdieu après lui), il existe un point aveugle à toute capacité représentative. A l'encontre d'une certaine tradition intellectualiste, Wittgenstein affirme que la conscience de soi n'est pas une connaissance de soi : "le sujet n'appartient pas au monde mais il est une frontière du monde [...]. Il en est ici tout à fait comme de l'œil et du champ visuel"(Tractatus, 5.631-5633), ce qui rappelle l'étonnement de Socrate qui, face à Critias qui prétend que la sagesse est science d'elle-même, lui demande s'il peut concevoir une vision qui serait vision d'elle-même (Charmide, 167d) ! En d'autres termes, nous autres humains ne pouvons nous connaître (que ce soit individuellement ou collectivement) au sens où nous connaissons les faits du monde, parce que cela reviendrait à connaître les conditions de possibilité de toute connaissance. D'où les accents kantiens que prend Wittgenstein pour expliquer qu'on ne peut pas connaître ce par quoi est possible la valeur de vérité : "la logique est transcendantale"(Tractatus, 6.13), et ce par quoi sont possibles les autres valeurs, c'est-à-dire les valeurs éthiques, voire esthétiques : "il est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale. (Ethique et esthétique sont une seule et même chose)"(Tractatus, 6.421). 

Ce qui semble, d'emblée, faire de Wittgenstein un kantien implicite (je dis "implicite" parce que Wittgenstein ne semble connaître Kant qu'à travers Schopenhauer, et, de toute façon, il ne se réclame explicitement d'aucun héritage kantien). En effet, Wittgenstein affirme que "la logique n'est pas une théorie mais une image qui reflète le monde. La logique est transcendantale" (Tractatus, 6.13). Bref, il existe indiscutablement, chez Wittgenstein, un sous-bassement à la représentation du monde, ce par quoi une telle représentation est possible ("dotée de sens", sinnvoll, dit Wittgenstein, c'est-à-dire susceptible d'être vraie ou fausse), et ce sous-bassement, cette condition de possibilité de la représentation, c'est la logique. Ce qui ressemble étrangement, en effet, à ce que dit Kant lorsqu'il "appelle transcendantale toute connaissance qui s'occupe en général non pas tant d'objets que de notre mode de connaissance des objets en tant que celui-ci doit être possible a priori" (Kant, Critique de la Raison Pure, AK III, 43). Par ailleurs, l'idée que le possible se donne avant le réel, au point même que c'est cet a priori qui structure et guide la connaissance du réel est commune aux deux auteurs. Comparons encore : "la forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image [...]. L'image figure une situation possible dans l'espace logique [...]. Les possibilités de vérité des propo­sitions élémentaires sont les conditions de vérité ou de fausseté des propositions"(Wittgenstein, Tractatus, 2.151-4.41) et : "est réel ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation, [et] ce qui s’ac­corde avec les conditions formelles de l’expérience [...] n’est que possible. [Donc] ce qui possible est déterminé a priori par l’enten­dement lui-même comme objet d’une expérience possible en général [...]. Ce sont les jugements synthétiques a priori qui sont les conditions générales de l’expérience possible"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 185-190).

Oui mais voilà. Ce qui semble unir ces deux auteurs est aussi ce qui les sépare : "une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature. Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibi­lité"(Kant, Pre­miers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470). Pour Kant, il existe quelque chose comme une connaissance a priori, autrement dit une connaissance des conditions de possibilité de toute expérience en général (même s'il faudrait établir un distinguo plus subtil que je ne le fais ici entre d'une part la connaissance des formes pures de la sensibilité que sont l'espace et le temps et qui ne donnent lieu qu'à une exposition dans l'esthétique transcendantale, et d'autre part les concepts purs de l'entendement qui sont l'objet d'une déduction en bonne et due forme dans la logique transcendantale, cf., à ce propos, comment des "Jugements Synthétiques a priori" sont-ils Possibles ?). Or, on ne trouvera rien de tel chez Wittgenstein. En effet, si l'a priori wittgensteinien, c'est la logique de la représentation, alors il est clair qu'il n'est pas possible de représenter et donc, a fortiori, de "connaître" cette logique de la représentation : "une proposition ne peut pas dire ce qu’elle a de commun avec la réalité : sa forme logique [...]. Pour pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions, avec la proposition, nous placer au dehors de la logique [...]. Une proposition pourvue de sens [vraie ou fausse] ne peut représenter sa forme logique, elle en est le miroir. Ce qui se reflète dans la langue, ce qui se montre, c’est donc la forme logique de la proposition. [...] Et ce qui peut être montré ne peut être dit [par une proposition pourvue de sens]"(Wittgenstein, Tractatus, 4.12-4.121-4.1212).

Donc, même s'il y a effectivement du Kant chez Wittgenstein, cette différence fondamentale entre une connaissance transcendantale chez Kant, et une impossibilité de connaître ce par quoi toute connaissance est possible chez Wittgenstein nous conduit, à présent, au problème du "mysticisme". En effet, nous ne pouvons penser (collectivement) que par "les images des faits" (die Bilder der Tatsachen) avec lesquelles nous pouvons entrer en relation (collectivement) notre vie durant. Et ce, parce que, justement, la pensée est "un miroir" (ein Spiegel), dit Wittgenstein, de la logique et que la logique est transcendantale dans le sens où la logique "se reflète" (spiegelt sich) ou encore "se montre" (zeigt sich), c'est-à-dire, et c'est là une position fondamentale chez Wittgenstein, "ne peut se dire" (kann sich nicht sagen). D'où la relation que Wittgenstein établit entre langage et image des faits. Dans la mesure où "dans la proposition, la pensée s'exprime pour la perception sensible"(Wittgenstein, Tractatus, 3.1), la proposition sensée (sinnvoll, c'est-à-dire susceptible de se révéler vraie ou fausse après confrontation avec la réalité) n'est autre que l'ensemble des conditions de mise en correspondance d'une image (par exemple une image propositionnelle) avec la réalité (die Wirklichkeit) dont elle est une image possible. Autrement dit, "la proposition montre ce qu'il en est des états de chose quand elle est vraie. Et elle dit qu'il en est ainsi" (Wittgenstein, Tractatus, 4.022), elle "montre" (zeigt) ses conditions de vérité, sa structure logique, donc, et "dit" (sagt) que ces conditions de vérité sont réalisées, en d'autres termes, elle "dit" qu'elle est vraie (ce qui, bien entendu, peut se révéler inexact, puisqu'elle n'est jamais vraie a priori). Et ce qui rend possible cette mise en correspondance, ces conditions de possibilité de l'isomorphisme, donc, entre, d'une part "un fait" (eine Tatsache), d'autre part "une image du fait" (ein Bild der Tatsache), c'est ce que Wittgenstein appelle "la logique" (die Logik) ou encore "la forme logique" (die logische Form). Voilà pourquoi "une proposition ne peut pas dire ce qu’elle a de commun avec la réalité : sa forme logique". Elle ne peut que le montrer, le refléter car, pour le dire, il faudrait pouvoir confronter, d'une part une proposition quelconque sur la logique, d'autre part, un fait de logique, ce qui suppose, circulairement, des conditions de possibilité qui ne sont rien d'autre que la forme logique elle-même.
 
On ne peut donc même pas dire que, dans le Tractatus, Wittgenstein parle de la logique puisque la logique loin de pouvoir se laisser "dire" ou "décrire" par un discours vrai ou faux, est plutôt l'ensemble des conditions de possibilité de tout discours vrai ou faux. En effet, pour pouvoir prétendre tenir un discours doué de sens (c'est-à-dire vrai ou faux) sur la logique, il faudrait pouvoir confronter une image de la logique à un fait de logique distinct de l'image, or il n'y a rien de tel qu'un fait de logique : "ma pensée fondamentale est que les constantes logiques ne sont les représentants de rien"(Tractatus 4.0312), ce qui est une réfutation explicite de la thèse russellienne (qui deviendra celle du wiener Kreis) selon laquelle nous avons la connaissance directe des constantes logiques (le et, le ou, le si ... alors, etc.) comme représentant des "faits de logique". Aussi, pour Russell (et les positivistes logiques), la philosophie est-elle, entre autres choses, "un effort pour voir et pour faire voir aux autres clairement ces entités de façon que l’esprit puisse en avoir cette sorte de connaissance directe que l’on a du rouge ou du goût de l’ananas"(Russell, Principes des Mathématiques). Or, pour Wittgenstein, cela est illusoire, car si l'on peut représenter des faits chromatiques (le rouge) ou des faits gustatifs (le goût de l'ananas) et, donc, en dire quelque chose, on ne peut représenter (dire quoi que ce soit) des faits de logique pour la bonne raison qu'il n'existe rien de tel. Raison pour laquelle "nous ne pouvons rien penser d'illogique"(Tractatus, 3.03), puisque toute pensée, donc toute image, toute proposition, présupposent une série de contraintes qui s'appliquent a priori représentation à toute représentation, ce que Wittgenstein appelle précisément "forme logique". Bref, "pour pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions, avec la proposition, nous placer au dehors de la logique, c'est-à-dire en dehors du monde"(Tractatus, 4.12), autrement dit, penser illogiquement, ce qui est impossible. Et, si on est à nouveau tenté par un rapprochement avec Kant au motif que, peut-être, après tout, la forme logique n'est-elle que le nom wittgensteinien des formes kantiennes a priori de notre sensibilité (espace et temps) ou de notre entendement (catégories), la réplique de Wittgenstein serait encore que, dans cette éventualité, on ne pourrait rien en dire ou bien il faudrait se placer en dehors du temps, de l'espace, des catégories, ce qui, derechef, est inconcevable.

Le préjugé le plus fréquent que l'on trouve chez les mauvais lecteurs (ou les détracteurs) de Wittgenstein consiste à réduire la logique à la logique formelle du calcul des propositions et du calcul des prédicats. Alors que l'on voit bien que, chez Wittgenstein, la logique, c'est la
structure interne de représentation (Tracatus 4.014, 4.015) qui fait que l'on reconnaît spontanément une représentation comme représentation de quelque chose : ce qu'il appelle "la logique" n'est pas formelle au sens des logiciens, puisqu'elle est d'emblée, à l'instar d'un Kant ou d'un Husserl, une logique du sens, donc du contenu propositionnel. L'originalité de Wittgenstein ne réside pas, par conséquent, dans une sorte de réductionnisme logiciste. Tout au contraire, car, non seulement nous ne pouvons jamais réduire un discours à de la pure logique comme ont tenté de le faire Frege ou Russell, mais, par la logique, ou mieux encore, sur la logique nous ne pouvons rien dire du tout ! La logique ne peut que se montrer, non pas dire ni se dire. Elle ne peut que se reconnaître, non pas connaître ni se connaître (Tractatus 4.122). La difficulté de comprendre le propos de Wittgenstein tient essentiellement à son extrême ascétisme lexical : il applique strictement la devise de Guillaume d'Ockham en faisant de la philosophie un couperet qui tranche entre ce qui se laisse dire, i.e. confronter à la réalité par comparaison, et ce qui ne peut que se montrer
 : "la méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature, quelque chose qui, par conséquent, n'a rien à voir avec la philosophie. [...] Cette méthode serait insatisfaisante pour l'autre -qui n'aurait pas le sentiment que nous lui avons enseigné la philosophie- mais ce serait la seule strictement correcte"(Wittgenstein, Tractatus, 6.53)

Pourquoi serait-ce insatisfaisant (en dehors du fait que cette "méthode" se démarque de la tradition philosophique) ? Eh bien parce qu'il va bien falloir parler d'autre chose que des propriétés objectives du monde expérimentalement constatables. Il va donc bien falloir, sinon dire ou décrire, du moins montrer, "indiquer" (zeigen) ces fameux (faux ?) problèmes dont, en général, traitent les philosophes et qui sont d'autant plus accaparants qu'ils sont certainement insolubles par la seule voie de la science. Bref, si Wittgenstein commence par circonscrire, comme il le dit lui-même, le domaine du dicible, c'est, non pas pour faire profession de foi logiciste, encore moins scientiste, mais, au contraire, pour nous montrer le caractère inessentiel du dicible, le caractère inessentiel de l'univers de la connaissance scientifique afin de nous faire apparaître, par contraste, "le supérieur" (das Höhere) l'indicible : d'une part la structure même de notre représentation du monde (la logique), d'autre part ce qui se trouve au-delà de la limite de la représentation du monde (l'éthique). Et, faute de pouvoir "dire" quelque chose de sensé (sinnvoll) à propos de ce "supérieur", nous sommes condamnés, soit, dans le domaine de la logique, à proférer des tautologies et des contradictions "vides de signification" (sinnlos), soit, dans le domaines des autres valeurs (éthique, esthétique, etc.), à faire des énoncés "dépourvus de signification" (unsinnig). 
Dès lors, une proposition comme "le ciel est bleu" montre le fait possible qui a à être confronté avec la réalité pour qu'elle soit déclarée vraie ou fausse, et elle dit, en quelque sorte implicitement, "il en est ainsi : le ciel est bien bleu". Donc à première vue, effectivement, nous sommes prisonniers de cette injonction faite à notre langage d'être isomorphe à la réalité par structure logique interposée. Ce qui pourrait être compris comme une invitation au mysticisme entendu comme la nécessité de nous libérer de ce carcan qu'impose la logique à notre langage ou à notre pensée. Sauf que :
1° - par définition, toute prison suppose une extériorité (je suis prisonnier si et seulement si je pourrais être au dehors de ma prison) ; or, précisément, Wittgenstein exclut la possibilité de penser et donc, de dire quoi que ce soit, au-delà des représentations possibles du monde, au-delà des conditions de possibilité de ces représentations, et donc au-delà des propositions sensées (sinnvolle) : "ce que nous ne pouvons penser, nous ne pouvons le penser. Nous ne pouvons pas davantage dire ce que nous ne pouvons penser"(Tractatus, 5.61) ; nous ne pouvons penser que "logiquement" et ce qui est illogique n'est pas une pensée d'un certain type, mais une absence de pensée, son "langage" ne serait donc pas un langage d'une certaine sorte mais une absence de langage
2° - la complexité anthropologique des règles de représentation des faits du monde fait que, souvent, "la langue déguise la pensée" (Wittgenstein, Tractatus, 4.002), non pas au sens où le langage serait mensonger (par exemple, si je dis qu'il est 10h alors que je sais pertinemment qu'il est midi, je mens, certes, mais comme j'exprime là une réalité possible, je ne dissimule aucune pensée au sens de Wittgenstein), mais plutôt au sens où, parfois, j'ai l'air de dire ou de décrire quelque chose (une proposition pourvue de sens, une pensée, une connaissance), ce qu'en réalité je ne fais pas. C'est typiquement le cas, comme nous l'avons vu supra, lorsque nous énonçons une tautologie, une contradiction ou une proposition éthique ou esthétique. Par exemple, lorsque Gérard de Nerval écrit (P1) "mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie", il a l'air de dire quelque chose comme "mon beau-frère porte le costume de cérémonie de son mariage", quoique sur un mode plus poétique. C'est-à-dire qu'il a l'air de décrire un fait possible, un fait en quelque sorte "poétique". 

Le problème, c'est que l'on fait là du Bergson, pas du Wittgenstein : "nous ne voyons pas les choses mêmes : nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’effet du langage. Car les mots, à l’exception des noms propres, désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect le plus banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. [...] Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philo­sophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste toute de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser"(Bergson, le Rire, iii, 1). On peut dire, sur la base de ce passage en tout cas, que Bergson laisse ouverte la possibilité d'une expression mystique au-delà du langage, par exemple l'expression artistique. Mais il n'y a rien de tel, chez Wittgenstein, qu'un "détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste toute de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser", puisque, pour lui, dire, décrire, représenter, produire du sens, connaître et penser sont termes à peu près synonymes. L'esthétique, tout comme la logique, tout comme l'éthique, etc., c'est-à-dire tout ensemble de conditions de possibilité d'un discours doté de sens, relève du transcendantal, ce transcendantal dans lequel nous sommes irrémédiablement "embarqués", comme dirait Pascal. C'est pourquoi Wittgenstein définit "le mystique" comme ce qui se montre sans pouvoir se dire :  "il y a assurément de l'indicible. Il se montre. C'est le mystique [das Mystiche]" (Tractatus, 6.522).

"Le mystique", pour Wittgenstein, c'est, par définition, la limite du dicible, certes, mais aussi, en raison de l'isomorphisme entre le dicible (ou le pensable) et le représentable, la limite de la pensée ou la limite de la représentation. Or, nous l'avons dit, ce qui est représentable (ou pensable), le fait, est la matière du monde. Dès lors, "les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde"(Wittgenstein, Tractatus, 5.6) : le langage entendu au sens wittgensteinien d'ensemble des expressions douées de sens (sinnvolle), c'est-à-dire qui, en vertu des règles transcendantales de la logique, représentent tous les faits possibles, toutes les connexions élémentaires possibles d'objets (états de choses), est isomorphe au monde lui-même. Si le dicible est isomorphe au représentable, le tout du dicible (le langage) est isomorphe au tout du représentable (le monde). Mais ce par quoi tout discours sensé (sinnvoll) est possible, cela se montre et ne peut se dire, de quelque façon que ce soit. Tout méta-discours, toute méta-pensée, toute méta-représentation est, pour Wittgenstein, rigoureusement, un non-sens, soit sous l'aspect de la vacuité de sens (Sinlossheit), lorsqu'il s'agit d'énoncer une règle tautologique (ex. P0 : "si p implique q et si p, alors q"), soit sous l'aspect d'un sens vide (Unsinnigkeit), autrement dit d'une forme vide de signification lorsqu'on énonce quelque chose qui a un rapport avec les valeurs éthiques, esthétiques, etc. (ex. P1 : "mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie"), c'est-à-dire, précisément, avec des formes a priori vides de signification qui pourraient bien, cependant, en acquérir une dans des conditions non-factuelles (psychologiques, culturelles, historiques, etc.). En tout cas, il n'y a pas plus de fait esthétique ou éthique que de fait logique. Pourtant, dans la mesure où on utilise les signes du langage mais que certains d'entre eux n'ont pas de signification (Bedeutung), c'est-à-dire ne réfèrent pas à des objets d'un état de choses (qu'est-ce que "p" dans P0 ? qu'est-ce que "mon luth constellé" dans P1 ?) on a l'air de faire des propositions vraies ou fausses correspondant à des "méta-faits", à des faits d'un niveau ontologique particulièrement éthéré. Mais il n'en est rien : loin de dire dire, en l'occurrence, ce qui est ou ce qui peut être, on fait, en réalité, tout autre chose : on montre, on indique ce qui doit être, ce qui est nécessaire et non contingent. Et  "la certitude [...] d'une situation ne s'exprime [...] pas au moyen d'une proposition, mais par ceci qu'une expression est une tautologie"(Tractatus, 5.525). On ne dit pas quelque chose de sensé, une connaissance possible portant sur un "méta-fait" lorsqu'on énonce une nécessité, on montre ce par quoi ce qu'on pourrait dire de sensé par ailleurs acquerrait son sens, aurait de la valeur. On montre ce qui donne de la valeur au monde, alors que le monde, par lui-même, n'a aucune valeur, puisque c'est l'ensemble des faits et que ces faits sont contingents, c'est bien pourquoi l'image d'un fait n'est jamais vraie a priori : "le sens du monde doit être hors de lui. dans le monde, tout est comme il est, et tout arrive comme il arrive ; il n'y a en lui aucune valeur [...]. Ce qui le rend non accidentel [zufällig] ne peut être dans le monde, car ce serait retomber dans l'accident. Ce doit être hors du monde"(Wittgenstein, Tractatus, 6.41)Voilà donc bien ce qui donne sa valeur à la vie humaine, ce qui lui donne son sens : le non-accidentel, le nécessaire, le "supérieur" (das Höhere) dit Wittgenstein, non pas des faits (accidentels, contingents), mais la règle (nécessaire, intentionnelle) qui gouverne la représentation des faits. De sorte qu'une formule comme (P2) "Dieu est le créateur de l'univers visible et invisible" n'est pas une proposition, elle ne dit rien, elle ne donne rien à connaître ni à penser, elle n'est pas susceptible d'être vraie ou fausse : elle indique une règle, une règle de représentation des faits. En effet, dit par exemple Wittgenstein, "croire en Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout. Croire en Dieu signifie voir que la vie a un sens"(Wittgenstein, Carnets de 1916). Donc, s'il faut rapprocher P2 d'une autre formulation, ce sera de (P3) : "au jeu d'échecs, le roque permet de mettre son roi à l'abri et de développer sa tour" plutôt que de (P4) : "Pasteur a découvert le vaccin contre la rage". De même (P1), "mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie", ne dit rien. C'est une règle, une règle qui dicte une certaine représentation (poétique) des faits en rapport avec des problèmes de notre vie dans la mesure où, précisément, "le monde de l'homme heureux est un autre monde que celui de l'homme malheureux"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43). P4 dit ce qui est ou peut être : c'est une proposition. P0, P1, P2, P3 montrent ce qui doit être (éventuellement, ce qui doit être énoncé, comme P1 et P2) : ce sont des règles, c'est-à-dire des formes vides de signification autrement que de manière contextuelle.

Donc Wittgenstein n'est nullement un mystique au sens où on entend habituellement ce terme. Dans Mysticism and Logic, Russell définit le mysticisme comme croyance en "la possibilité d'un mode de connaissance qui peut être appelé révélation, vision ou intuition, par opposition aux sens, à la raison et à l'analyse, qui sont considérés comme des guides aveugles conduisant au marais de l'illusion". Autrement dit, pour Russell, est mystique celui qui croit à l'existence d'un mode de connaissance synthétique de l'unité fondamentale du réel par-delà les illusions de pluralité (notamment la pluralité des segments spatio-temporels et sa conséquence éthique : l'indétermination dans l'action et le choix du mal) faisant suite à l'insuffisance de la connaissance sensible et/ou rationnelle. Il ne serait pas difficile de montrer à quel point cette manière de définir le mysticisme correspond à la manière de philosopher d'un Spinoza, voire d'un Leibniz ou d'un Bergson. En revanche, nous avons vu supra qu'il ne pouvait exister, pour Wittgenstein, de connaissance que sensible, par image (Bild) d'un fait (Tatsache), celle-ci fût-elle propositionnelle : "la proposition ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une image de la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 4.06).  Quant à l'unité fondamentale du réel par-delà une soi-disant illusion de pluralité,  elle est clairement contredite par le postulat d'atomicité (la réalité est atomique, elle est irréductiblement plurielle puisque les états de choses sont mutuellement indépendants et les faits contingents) qui s'exprime dans les premières propositions du Tractatus. Mais alors, et ce sera notre dernière question, que veut dire exactement Wittgenstein lorsqu'il a l'air de prétendre qu'il existe un mode langagier de donation du réel qui, même s'il n'est pas, à proprement parler un mode de connaissance, se montre néanmoins à défaut de se pouvoir dire dans des propositions douées de sens ? En d'autres termes, que signifie "se montrer dans le langage", en quoi consiste cette "indicibilité langagière" qui est longtemps apparue aux commentateurs comme un oxymore ? "Cette indicibilité constitutive est presque toujours rapportée, implicitement ou explicitement, à une sorte d'impuissance ou d'insuffisance intrinsèque de notre langage, au fait que, d'une manière ou d'une autre, nous ne disposons pas du langage adéquat. Chez Wittgenstein au contraire, il ne saurait être question d'un défaut ou d'une inaptitude quelconque du langage : aucun langage ne peut être un langage sans l'être pleinement, sans posséder entièrement l'essence du langage, de tout langage. Et l'élément mystique n'est pas quelque chose qui se trouve en dehors des possibilités d'expression du langage tel qu'il est : son existence découle immédiatement du fait qu'il y a des possibilité d'expression, de l'existence même du langage [...]. Le mysticisme tel qu'il est formulé habituellement traite [par exemple] le langage et le monde comme des entités qui peuvent être définies en intension et jouer le rôle de sujet dans des propositions de forme attributive. Mais, pour Wittgenstein, à la question de savoir ce qu'est le monde, nous ne pouvons répondre qu'en énumérant la totalité des états de chose existants, et à la question de savoir ce qu'est le langage, nous ne pouvons répondre qu'en énumérant la totalité des propositions élémentaires"(Bouveresse, Wittgenstein : la Rime et la Raison, i).  Pour reprendre l'exemple du mysticisme de Spinoza, le Tout de la réalité, ce qu'il appelle Dieu ou la Nature, non seulement (comme l'a fait remarquer Russell dans the Nature of Truth) est le seul sujet grammatical duquel on puisse prédiquer avec vérité, mais encore à condition de le faire dans le cadre de ce qu'il nomme "troisième mode de connaissance", "science intuitive" ou encore "intellection" qui n'est rien d'autre que la saisie directe par l'esprit des attributs de Dieu en tant que cet esprit est lui-même une partie de l'entendement éternel et infini de Dieu. Bref, comme le souligne Bouveresse, ce mysticisme-là se fonde sur l'impossibilité de définir Dieu ou la Nature dans le cadre d'un langage, fût-il rationnel.

Tandis que, pour Wittgenstein, l'impossibilité de définir une totalité infinie quelconque (le monde, le langage, le moi, l'ensemble des nombres premiers, etc.) n'est pas un défaut du langage mais une de ses caractéristiques essentielles que l'on peut énoncer de la manière suivante : on ne peut pas donner une définition intensive (ou compréhensive)(1) de n'importe quel sujet grammatical apparent, notamment d'une multiplicité infinie, et ce, parce que tout sujet grammatical apparent n'est pas un sujet logique réel, pour parler comme Russell. Rappelons que la définition intensive ou compréhensive d'une notion consiste à mettre le definiendum, "ce qui doit être défini", en position de sujet logique pour énumérer la conjonction de prédicats qui est essentielle à son identité (ex. s'il s'agit de définir en compréhension "l'eau" et "Mercure" : "l'eau, c'est H2O", "Mercure est la première planète du système solaire", etc.). Tandis que la définition extensive consiste à mettre le definiendum en position de prédicat logique pour énumérer la conjonction de sujets qui est essentielle à son identité (ex. si l'on veut définir en extension "nombre pair" ou "poète de la Pléïade" : "les nombres pairs sont deux, quatre, six, huit, ...", "les poètes de la Pléïade sont Ronsard, du Bellay, Jodelle, Belleau, ...", etc.). Rappelons aussi que :
 - que ce que nous appelons, après Russell, "sujet logique" et "prédicat logique", ne correspond pas forcément à ce qu'on entend par "sujet" et "prédicat" dans la grammaire naturelle, puisque, comme nous le voyons dans nos exemples, tous nos definienda sont en position de sujet grammatical, tandis que seuls ceux de la première série (définitions intensives) sont également des "sujets logiques", tandis que ceux de la seconde série (définitions extensives) sont en réalité des "prédicats logiques"
- chez Wittgenstein, notamment, une définition, qu'elle soit intensive ou extensive, peut toujours, en outre, être ostensive, c'est-à-dire consister à "montrer du doigt" ce que l'on entend définir en s'accompagnant, éventuellement du commentaire, par exemple, "le rouge, c'est ça" (on pense à Ella Fitzgerald "définissant" le swing en claquant des doigts).

Bref, si, "souvent, nous sommes incapables de définir les termes que nous utilisons, non parce que nous ne connaissons pas leur vraie définition, mais parce qu’il n’ont pas de vraie définition"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 24, 25), parce que la plupart des termes de notre langage naturel n'ont pas, comme c'est le cas pour les termes scientifique, reçu de signification (Bedeutung) déterminée. Dès lors, si on tient cependant à énoncer quelque chose "du monde", "du langage", "du moi" ou bien "de l'ensemble des nombres premiers", par exemple, on a le choix entre, soit définir l'expression en extension (dire de quoi se compose le tout en en donnant des exemples significatifs), soit donner l'impression qu'on le définit en intension parce qu'on donne la règle de composition de ses éléments ("l'ensemble des nombres premiers, c'est l'ensemble des nombres entiers qui ne sont divisibles que par eux-mêmes et par un"). Mais on n'énonce une proposition douée de sens (sinnvoll) que dans le premier cas et donc, seulement dans ce cas, on dit quelque chose de sensé en décrivant un fait. Ce qui a, entre autres conséquences, et non parmi les moindres, de démythifier une notion sur-déterminée par la métaphysique classique : celle d'infini. Par exemple, en mathématiques, en quoi peut bien consister l'"extension" de la série infinie des chiffres du développement décimal d'un nombre irrationnel ? L'infini est-il une sorte de fait gigantesque qui dépasse simplement nos capacités d'aperception et de compréhension et, partant, qui excède les capacités descriptives de notre langage ? "Les concepts dans les propositions mathématiques concernant des fractions décimales infinies ne sont pas des concepts de séries mais des concepts de la technique illimitée du développement des séries. Nous apprenons une technique sans fin, c'est-à-dire que nous apprenons quelque chose et nous le reproduisons ; on nous dit des règles et nous faisons des exercices qui les appliquent ; on utilise peut-être pour cela une expression telle que "et ainsi de suite à l'infini" mais il n'est jamais question d'une extension gigantesque"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 19). "L'infini" est le terme que l'on emploie communément pour désigner, non pas un fait métaphysique, mais une règle mathématique. On ne peut rien dire sur l'infini. L'infini n'est pas un fait susceptible d'expérience mais une règle, une technique que l'on peut montrer dans des applications particulières dont la généralisation (en substituant les signes de variables aux signes de constantes) constitue l'énoncé de la règle.

Pour Wittgenstein, l'indicible, "l'élément mystique", n'est pas étranger au langage lui-même. Ce qui ne se dit pas (ne se décrit pas) doit se montrer, et se montrer dans le langage naturel lui-même. Encore une fois, c'en est simplement la limite interne, donc une fonction importante. Comme le dit Bouveresse, "la difficulté n'est pas de reconnaître ici que l'on ne peut sortir du langage, ce que beaucoup de philosophes admettent, du moins en théorie, mais de comprendre que cette impossibilité n'a rien d'inquiétant ou d'anormal à quoi nous puissions légitimement aspirer, qu'elle ne fait pas de nous, en un sens quelconque, les victimes ou les prisonniers du langage (un thème sur lequel Wittgenstein ne cessera de revenir par la suite)"(Wittgenstein : la Rime et la Raison, i). Mieux encore : cette impossibilité de dire autre chose que des faits, non seulement ne nous prive de rien d'important, mais c'est elle qui nous fait accéder à ce qui est vraiment important, à savoir le domaine extra-mondain des valeurs. Ce qui, dans le langage, échappe à la sphère de la connaissance n'est pas pour autant dépourvu de valeur. C'est même là, au contraire, que commence le domaine "mystique" de la valeur : "comment est le monde, ceci est, pour le Supérieur [das Höhere], parfaitement indifférent. [...] Les faits appartiennent tous au problème à résoudre, non à sa solution. [...] Ce n'est pas comment est le monde qui est le Mystique [das Mystiche], mais qu'il soit"(Wittgenstein, Tractatus, 6.432-6.4321-6.44). Le problème, pour Wittgenstein comme pour Leibniz, c'est qu'il y ait quelque chose plutôt que rien. Sauf que, contrairement à ce dernier, Wittgenstein ne posera jamais la question du "pourquoi est-ce ainsi ?", convaincu qu'il est que "d’une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut pas non plus formuler la question. Il n’y a pas d’énigme. Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse"(Wittgenstein, Tractatus, 6.5). Or, Wittgenstein remarque que les philosophes, en général se comportent un peu comme ces enfants qui posent inlassablement la question "pourquoi ceci ?", "pourquoi cela ?" D'où cette véritable obsession de la définition intensive héritée de Platon : ti esti ? "qu'est-ce ?" Sauf qu'"une proposition peut seulement dire comment est une chose, non ce qu'elle est"(Tractatus, 3.221). Dire "comment elle est" en la mettant en connexion avec d'autres choses constitutives d'un fait possible et, par conséquent, la donner à connaître. "Ce qu'elle est" pourra, en revanche, toujours se montrer dans la règle qui énoncera ce pourquoi cette chose est importante, ce pourquoi elle a de la valeur. C'est cette confusion permanente entre dire et montrer qui, pour Wittgenstein, constitue, pour l'essentiel, ce qu'il appelle la "maladie philosophique" consistant, précisément, à ignorer cet élément Mystiche qui ne peut que se montrer dans la vacuité sémantique qu'il y a à l'évoquer, dans l'embarras que nous éprouvons lorsque nous tentons de poser la question "quoi ?" ou "pourquoi ?" là où la question "comment ?" semble si facile à résoudre. 

Rappelons à cet égard que Wittgenstein distingue deux catégories bien différentes de vides sémantiques  : celle des expressions proprement dépourvues de signification (sinnlosse) et celle des expressions qui ont une signification vide (unsinnige). Dans le premier cas, le vide est irrémédiable : on n'a pas de signification du tout parce que, comme dans la conception métaphysique du néant ("l'être du non-être"), il y a contradiction dans les termesce qui rend l'expression carrément incompréhensible, absurde. Tandis que dans le second cas, on a tout de même l'intuition qu'il y a peut-être quelque chose à comprendre, même si on ne sait pas au juste quoi. Car de telles expressions montrent qu'il y a une tension dans l'énoncé des propriétés de la soi-disant "chose" signifiée. Du coup, elles ne sont pas à proprement parler dépourvues de signification, absurdes (sinnlossenseless) mais plutôt des expressions de signification vide (unsinnigemeaningless), imagées, métaphoriques. C'est ce qui se passe chaque fois que l'on fait de la poésie, de l'humour, de l'ironie, ou que l'on énonce un oxymore. Par exemple, lorsque l'on parle de "clair-obscur", "aigre-doux", "monarque républicain", "réalité virtuelle", etc., ou que l'on s'exclame "quel beau temps !" alors que le temps est exécrable, on montre le flottement qui existe quant aux règles d'usage des termes que nous employons et sur le plaisant effet de vacuité sémantique qui en résulte, mais sans aucun engagement ontologique relatif à ce qui est censé Être. Tandis que si, à l'instar d'Aristote prétendant nier la réalité du vide, on affirme qu'une entité (le néant) existe (pour pouvoir en parler) tout en n'existant pas (par définition du néant), c'est le principe de non-contradiction comme régissant la possibilité d'affirmer quoi que ce soit qui est violé. De sorte que, si l'on s'en tient là, ce que fait précisément la métaphysique aristotélicienne et post-aristotélicienne, alors l'expression est effectivement vide de signification (sinnlos) dans la mesure où elle emprunte une voie par laquelle, précisément, rien ne peut être affirmé. Mais si elle est juste destinée à attirer l'attention sur un problème, à le "montrer", comme lorsqu'on parle de "clair-obscur" ou de "monarque républicain", alors elle possède bien une signification mais une signification vide (unsinnig). Contrairement à la Sinnlossheit (c'est-à-dire la contradiction ou la tautologie) qui n'est pas une forme du tout en ce qu'elle exclut radicalement la possibilité de donner un sens à ce qui est énoncé, l'Unsinnigkeit est une forme vide qui, loin de clouer le bec aux interlocuteurs, les engage tout au contraire à dialoguer pour donner du sens à des formulations en soi problématiques. Et cette forme restera vide jusqu'à ce qu'un consensus significatif se fasse jour à travers la compréhension mutuelle des interlocuteurs, éventuellement à travers une définition scientifiquement fondée (ce qui est d'ailleurs le cas pour l'existence du vide). Le "mysticisme" wittgensteinien donne ainsi toute sa valeur à l'une des propriétés les plus importantes du langage humain : l'Unsinnigkeit comme possibilité de "parler pour ne rien dire", autrement dit pour sécréter du vide sémantique, non pas, certes, comme le fait la Sinnlossheit  de la métaphysique qui fétichise le langage en le considérant comme une succession de noms tous censés référer en quelque manière à de l'Être plein et entier (toute la "seconde philosophie" de Wittgenstein sera consacrée à l'étude de cette difficulté),  mais plutôt comme on le fait spontanément lorsqu'on formule une expression qui est une forme vide prête cependant à recevoir une matière en creux, en l'occurrence, une signification possible qui, en fait, se dérobe. Telle est la différence fondamentale entre l'absence de signification (Sinnlossheit) et la signification de l'absence (Unsinnigkeit). 

La profonde originalité de Wittgenstein réside donc bien dans sa conception radicalement négative de l'activité philosophique à quoi il incombe de "montrer le Mystique" : "la philosophie délimite le territoire contesté de la science de la nature. [...] Elle doit marquer les frontières du pensable, et, partant, de l'impensable. Elle doit délimiter l'impensable de l'intérieur par le moyen du pensable. [...] Elle signifiera l'indicible en figurant le dicible dans sa clarté"(Wittgenstein, Tractatus, 4.113-4.114-4.115). Le plus important, lorsque l'on parle, n'est pas, le plus souvent, ce qu'on dit, mais ce qu'on montre en disant. Ce qu'on montre en ayant d'ailleurs souvent l'illusion de dire. On se rend bien compte alors que la formule qui clôt le Tractatus n'est ni une injonction à cesser de parler, ni même une invitation à parler "autrement" : il n'y a pas, chez Wittgenstein, le dessein philosophique d'une "réforme de l'entendement", la philosophie ne doit, ni d'ailleurs ne peut, porter atteinte à l'usage naturel du langage. D'où cette fameuse dernière proposition du Tractatus (7) : "Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen" qui ne peut se comprendre que comme : à la limite, il ne faudrait parler que de ce qui est sinnvoll, autrement dit de ce dont traitent les sciences de la nature qui disposent de théories expérimentalement et procéduralement étayéesLimite, bien entendu, inatteignable dans la mesure où "nous sentons bien que, à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient ré­solues, les problèmes de notre vie demeurent en­core intacts"(Tractatus 6.52) et qu'il va bien falloir les énoncer d'une manière ou d'une autre. Voilà pourquoi le mysticisme wittgensteinien n'est pas une abstinence mais une continence. 

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