lundi 2 octobre 2023

COMMUNICATION, LANGAGE ET VÉRITÉ.

Rousseau écrit que "l'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l'espèce vînt à s'étendre, et que la terre se peuplât promptement, sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert. De cela seul il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes , il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D'où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, les passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, ii). Le langage serait donc destiné, selon lui, à résoudre des problèmes vitaux, certes, mais non pas ceux qui consistent à être tenaillé par la faim, la soif ou le froid, juste ceux qui préludent à la perpétuation de l'espèce ou à l'auto-défense ! Nous allons voir qu'il y a dans cette conception naïvement pré-romantique du langage une intuition néanmoins exacte, à savoir que "les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, ii) en ce sens que la fonction du langage est indissociable des affects humains. 

COMMUNICATION, LANGAGE ET VÉRITÉ (suite et fin).

(suite de ...)

jeudi 31 août 2023

PORTÉE ET LIMITES DU PARADIGME VARÉLIEN DE L'AUTO-POÏÈSE.

En apparence, le paradigme chinois de la nature est diamétralement opposé au paradigme occidental. D'un côté, la nature est pensée comme un vaste agencement de rouages mécaniques au point qu'il n'y a "aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits"(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203). De l'autre, tout ce qui existe dans la nature est, au contraire, considéré comme quelque chose de vivant dans la mesure où "toutes les choses du monde naissent d'un germe qui se métamorphose incessamment. Leur commencement et leur fin sont comme un cercle dont l'ordre n'a pas de terme"(Zhuāng Zǐ, Zhuāng Zǐ, xxvii), ce que rappelle "la figure du grand renversement" (taì jí tú, 太极图)Et pourtant, comme le dit le physicien Fritjof Capra "si la plus importante caractéristique de la conception orientale du monde […] est la conscience de l'unité et de l'interaction de toutes choses et de tous événements, c'est aussi l'une des révélations les plus importantes de la physique moderne"(le Tao de la Physique). Du reste, non seulement la physique moderne, mais aussi la chimie moderne et la biologie moderne, pour ne rien dire des sciences sociales, tendent à converger vers le paradigme chinois tel que nous l'avons résumé à grands traits. À travers la généralisation de la notion de champ (électro-magnétique, gravitationnel, social, sémantique, etc.) ou d'influence indirecte sans contact qui met à mal la causalité comme influence par impact direct, qui seule, depuis le XVI° siècle, est admise à rendre compte du mouvement, alors que les Chinois sont familiarisés, depuis l'antiquité, avec les idées d'influence discrète et de champ magnétique. À travers aussi la remise en question corrélative (notamment en physique quantique ou en psychanalyse, mais aussi en logique conformément aux théorèmes de Gödel) du principe de déduction linéaire bivalente (ou bien ceci, ou bien cela, et tertium non datur) comme seul mode de raisonnement vertueux, alors que le recours à la pensée circulaire (qualifiée, en Occident, de "cercle vicieux" !) a toujours été le modus explanandi favori de l'enseignement chinois. Et, si tel est le cas, c'est que la progression linéaire d'un raisonnement depuis des prémisses indubitables jusqu'à une conclusion certaine via des inférences au-dessus de tout soupçon suppose que la pensée est, à l'image des choses, figée dans un Être, une essence éternels et immuables, ce que l'astro-physique, la physique des particules, la physique statistique et la logique modernes ont démenti (le terme "être" n'existant pas chez eux, les Chinois n'ont jamais été confrontés à ce problème). Quels que soient leurs mérites et leurs défauts respectifs, on reste donc bien en présence de deux paradigmes inconciliables : d'un côté, influence discrète, changement perpétuel, homogénéité et circularité des processus, de l'autre, causalité directe, stabilité des essences, hétérogénéité et linéarité des processus. Tout en intégrant à sa recherche conceptuelle quelques-uns des acquis les plus récents de la science occidentale, c'est cependant, non pas du côté d'un arrangement stable de composant chimiques remplissant des fonctions bien déterminées mais vers la circulation stochastique d'énergie que va se tourner Francisco Varela pour saisir la nature "auto-poïétique" du vivant. Et c'est ce paradigme dont nous allons tenter d'évaluer la portée et les limites. 

PORTÉE ET LIMITES DU PARADIGME VARÉLIEN DE L'AUTO-POÏÈSE (suite et fin).

(suite de ...)

samedi 1 juillet 2023

SENSATION/PERCEPTION : UNE DISTINCTION PROBLÉMATIQUE.

 

Pour Jean-Pierre Changeux, "le terme "sensation" a été employé, à dessein, pour désigner le résultat immédiat de l'entrée en activité de récepteurs sensoriels [et le terme "perception"] pour l'étape finale qui, chez le sujet alerte et attentif, aboutit à l'identification et à la reconnaissance de l'objet"(l'Homme Neuronal, iii). À quoi Jacques Bouveresse rétorque : "l’œil n'a pas simplement, comme on le croit généralement, des sensations, il a pour ainsi dire de véritables perceptions, ce qui signifie que la distinction usuelle que l'on fait entre sensation (non interprétée) et perception (interprétation) devient elle-même très contestable"(Langage, Perception et Réalité, iii). Derrière le problème de savoir si la relation entre la sensation et la perception serait celle du matériau brut à l'objet élaboré, c'est-à-dire trans-formé, in-formé ou, tout simplement, formé, se glisse, de manière subreptice, celui de la cause (sensation) à l'effet (perception) et celui de l'information (sensation) à l'informé (sujet percevant). Nous allons essayer de montrer que, dans tous les cas "nous en arrivons à être obsédés par notre symbolisme : nous sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous entraîne irrésistiblement"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 108).

SENSATION/PERCEPTION : UNE DISTINCTION PROBLÉMATIQUE (suite et fin).

samedi 29 avril 2023

VIVRE : RÉGULATION ET CIRCULATION DES ÉNERGIES.

 (Ceci est le résumé d'une communication que j'ai faite le dimanche 16 avril 2023 au Plan d'Aups dans le cadre d'un stage organisé par l'Institut de Yoga).

"Notre intelligence est incapable de se représenter la vraie nature de la vie"(Bergson, l’Évolution Créatrice, intro.). De facto la vie a été, en Occident, soit réduite à un simple mécanisme biologique, soit élevée au rang de mystère insondable et, pour cette raison, imputée à un miracle divin. Nous allons défendre l'idée que la vie n'est ni un miracle, ni un mécanisme mais un système tout à la fois chaotique et particulièrement ingénieux d'auto-régulation et de circulation des énergies. Pour cela, nous pointerons ce qui, dans "notre intelligence" nous empêche de saisir "la vraie nature de la vie", puis nous nous tournerons alternativement vers la physique moderne (dont physique quantique) et vers les sagesses traditionnelles (dont Tao), deux courants de pensée aussi éloignés historiquement, géographiquement et méthodologiquement qu'intuitivement proches l'un de l'autre.