Cf. aussi : Conscience de soi, connaissance de soi, intentionnalité et identité.
"L’idée d’une conscience qui serait transparente pour elle-même et dont l’existence se ramènerait à la conscience qu’elle a d’exister n’est pas si différente de la notion d’inconscient : c’est, des deux côtés, la même illusion rétrospective, on introduit en moi à titre d’objet explicite tout ce que je pourrai dans la suite apprendre de moi-même [...]. C’est dans mon rapport avec des <<choses>> que je me connais, la perception intérieure vient après, et elle ne serait pas possible si je n’avais pas pris contact avec mon doute en le vivant jusque dans son objet. On peut dire de la perception intérieure ce que nous avons dit de la perception extérieure : qu’elle enveloppe l’infini, qu’elle est une synthèse jamais achevée et qui s’affirme, bien qu’elle soit inachevée."
"L’idée d’une conscience qui serait transparente pour elle-même et dont l’existence se ramènerait à la conscience qu’elle a d’exister n’est pas si différente de la notion d’inconscient : c’est, des deux côtés, la même illusion rétrospective, on introduit en moi à titre d’objet explicite tout ce que je pourrai dans la suite apprendre de moi-même [...]. C’est dans mon rapport avec des <<choses>> que je me connais, la perception intérieure vient après, et elle ne serait pas possible si je n’avais pas pris contact avec mon doute en le vivant jusque dans son objet. On peut dire de la perception intérieure ce que nous avons dit de la perception extérieure : qu’elle enveloppe l’infini, qu’elle est une synthèse jamais achevée et qui s’affirme, bien qu’elle soit inachevée."
(Maurice Merleau-Ponty - Phénoménologie de la Perception - III, I)
L’idée de conscience de soi est une idée paradoxale. En effet, par étymologie, la con-scientia c’est la connaissance partagée avec quelqu’un. Par exemple la conscience morale sera l’ensemble des règles morales dont la connaissance est partagée par les membres d’une communauté. Mais si l’on veut parler de conscience de soi, on est obligé alors de faire la supposition qu’il existe une connaissance de moi-même que je ne partage qu’avec moi-même. Ce qui est quand même curieux pour au moins deux raisons que Platon évoque dans le Charmide :
- premièrement il n’est pas du tout certain, malgré la présence de la racine scientia, que la conscience de soi, ou la connaissance de soi, soit une connaissance, c’est-à-dire un véritable savoir fondé en raison, puisqu’elle n’est pas une expérience communicable et reproductible
- ensuite, à supposer qu’elle le soit, on a du mal à comprendre intuitivement ce que pourrait être une connaissance qui ne soit connaissance de rien d’autre que d’elle-même : “demande-toi si tu peux concevoir une vue qui ne soit pas la vue des choses [...] mais qui serait la vue d’elle-même” ( 167d).
D’où le problème qui est de savoir si la conscience de soi est vraiment une connaissance de soi.
La thèse de Merleau-Ponty à cet égard est que l’activité de conscience de soi n’est pas une connaissance de soi au sens où l’on pourrait connaître une chose, mais le résultat de l’expérience du doute à propos de la connaissance des choses extérieures.
L’enjeu porte sur le fait de savoir si la conscience humaine est une chose suffisamment déterminée pour être observable, tout au moins par introspection : car en effet, s’il s’avérait que l’ego ne fût pas un pur objet d’observation, son indétermination donnerait un sens à la liberté humaine mais remettrait en question celui des sciences humaines, à commencer par la psychologie et la psychanalyse.
I - La conscience de soi n’est pas une connaissance absolue de soi-même.
La thèse de Merleau-Ponty est ici que la connaissance consciente de soi suppose une transparence de la conscience, transparence qui, paradoxalement n’est pas incompatible avec l’idée d’inconscient, dans la mesure où il y a, dans les deux approches, une instance fondatrice absolument déterminante pour l’ego.
A - il y a là “l’idée d’une conscience qui serait transparente pour elle-même”.
On se souvient de la devise inscrite au fronton du temple d’Apollon à Delphes : <<Connais-toi toi-même>>. Cette devise est, selon la tradition, l’expression d’une sorte d’idéal de sagesse : être sage, être savant, être connaissant, cela équivaudrait, dans cette tradition, à se connaître. Ce qui suppose que la condition nécessaire, si ce n’est suffisante, de la sagesse serait la connaissance de soi par soi. Ce qui peut vouloir signifier deux choses :
- ou bien il s’agit d’atteindre une sagesse théorique, et alors la connaissance de soi par soi suppose que l’ego est en même temps sujet et objet, celui qui est connaissant et celui qui est connu
- ou bien il s’agit de viser une sagesse pratique, et alors la connaissance de soi par soi suppose cette fois que l’ego est en même temps actif et passif, celui qui agit (qui maîtrise) et celui qui subit (qui est maîtrisé).
Mais d’un autre côté, on comprend bien que la réflexion, au sens de faculté de l’esprit de se considérer en même temps comme sujet et objet, comme passif et actif, n’est qu’une métaphore spatiale : le terme de réflexion indique en effet une analogie entre un phénomène visible dans lequel un même objet paraît être en deux endroits différents en même temps, et un phénomène invisible au cours duquel un même esprit paraît être dans deux états différents en même temps. Et c’est pourquoi il y a nécessité à la fois de rendre compte de l’aptitude toute empirique à dire je, et de résoudre cette apparence de duplicité de l’esprit. Ce qui va nous conduire à faire l’hypothèse d’une faculté de l’esprit qui permet de connaître l’ego en même temps du point de vue de l’unité de son objet et du point de vue de la diversité de ses états simultanés. D’où le terme de con-scientia, ou de connaissance partagée avec soi-même.
D’où, comme le dit Merleau-Ponty dans ce texte, “l’idée d‘une conscience qui serait transparente pour elle-même”. Autrement dit, si l’on veut rendre compte de cette unité de l’ego dans la diversité de ses états simultanés (sujet et objet, actif et passif), alors il faut nécesssairement supposer une faculté de l’esprit, la conscience qui soit absolument transparente à elle-même. La transparence dont il est question est, littéralement, la qualité de s’apparaître à travers elle-même. En effet, si la conscience ne pouvait pas voir à travers elle-même, alors elle ne pourrait ni se connaître, ni se maîtriser. Elle ne pourrait se connaître parce que, comme sujet elle serait ignorante et comme objet elle serait opaque. Elle ne pourrait pas plus se maîtriser parce que, en tant qu’active elle serait aveugle, et en tant que passive elle serait inaccessible.
Or il est , semble-t-il, évident que l’esprit voit à travers lui-même, et, partant, se connaît et se maîtrise. Comparons, à titre d’exemple, ces deux citations : “il est absolument certain que je suis, que je sais et que je l’aime” (Augustin, la Cité de Dieu, XI, 26) et “cette proposition <<je suis, j’existe>> est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit” (Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 4). Ce qui signifie dans les deux cas qu’il existe des connaissances évidentes, c’est-à-dire des connaissances sur la validité desquelles le doute n’est pas permis. Et ces connaissances hors de doute, ces connaissances évidentes par elle-mêmes, ce sont précisément des connaissances intuitives, c’est-à-dire littéralement, qui procèdent d’une vision intérieure de l’esprit par lui-même.
Et non seulement la connaissance que l’esprit a de lui-même est évidente, mais, de plus, c’est la seule évidence possible dans la mesure où toutes les autres connaissances que l’esprit va importer de l’extérieur, c’est-à-dire toutes les connaissances qui vont transiter par les sens vont pouvoir être mises en doute. Mais cette transparence fondée sur l’évidence de la conscience de soi est-elle une preuve définitive du pouvoir de l’esprit sur lui-même ?
B - “la conscience qu’elle a d’exister n’est pas si différente de la notion d’inconscient”.
En effet, Merleau-Ponty dit que, en fin de compte, une conscience transparente pour elle-même est une conscience “dont l’existence se ramènerait à la conscience qu’elle a d’exister”. Ce qui signifie que, si l’on fait l’hypothèse d’un accès privilégié de l’esprit à lui-même, on doit tout de même réduire ce privilège à peu de choses, puisque nous voyons que la seule évidence intuitive pour l’esprit consiste à penser et à être, toutes les autres connaissances étant incertaines : “qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense” (Descartes - Méditations Métaphysiques - II, 9).
Il semble donc acquis que l’idée d’une transparence absolue de la conscience de soi repose sur l’idée primitive d’évidence : il est évident que je me connais comme chose qui pense et qui existe. Et la connaissance que l’esprit a de lui-même, c’est-à-dire la double certitude à la fois de penser et donc d’exister (“je pense donc je suis”) n’est pas contestable puisque, même si je me trompe ou si je suis trompé, je continue de penser et d’exister, affirment Augustin et Descartes. D’où le nom de cogito que prend cette forme de conscience de soi dont la transparence repose sur le constat <<je pense>>. C’est bien pour cela que l’auteur précise que “l’idée d’une conscience qui serait transparente pour elle-même [...] n’est pas si différente de la notion d’inconscient”. En effet, comme nous venons de le voir, si nous admettons que ce qui prouve la transparence de la conscience de soi, c’est l’évidence de la pensée, il suffit de prendre cet argument dans le sens le plus large possible pour l’adapter à la notion d’inconscient qui pourtant nie la transparence de la conscience de soi.
Pour Descartes, la conscience de soi est nécessairement ce qui permet l’accès de l’âme à la vérité, à la liberté et à la justice. En effet, c’est dans l’âme que, après avoir reconnu l’évidence inébranlable de ma pensée et donc de mon existence, je trouve l’idée de perfection, donc celle de l’infini qui “me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu” (Méditations IV). C’est donc que la connaissance claire et distincte en générale est primordialement connaissance claire et distincte de moi-même. Mais, Freud va avancer l’idée que l’histoire personnelle de chacun, avec son cortège de frustrations dues à l’application des règles morales, rend impossible une claire conscience de soi-même. En effet, les frustrations entravent précocement la tendance égocentrique au plaisir et créent ainsi des traumatismes psychiques auxquels la conscience réplique en censurant les épisodes les plus douloureux. Dès lors “l’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité” (l’Interprétation des Rêves), c’est-à-dire que la concience n’est plus transparente mais rendue opaque par les différentes couches de censure accumulées depuis la petite enfance.
Or, on se rend compte en effet que l’argument de l’évidence de la pensée consciente est compatible avec l’existence d’une instance qui censurerait cette pensée consciente pour l’empêcher de connaître certains faits psychiques qui seraient alors refoulés dans l’inconscient. Il suffit de dire qu’il existe des événements mentaux qui se manifestent à nous par des connaissances que nous pouvons exposer sous forme de propositions, et d’autres qui se manifestent à nous sous forme de pulsions qui sont “le représentant psychique des excitations issues de l’intérieur du corps” (Freud - Métapsychologie). Ce n’est jamais qu’une autre manière de dire que, même si je me trompe ou si je suis trompé, je continue d’être certain de penser et d’exister, comme le remarquent Augustin et Descartes.
Dans ce cas, bien entendu la conscience de soi n’est plus transparente, puisqu’il existe des événements mentaux qui ne sont pas connus mais refoulés : la connaissance de soi n’est plus que la connaissance d’une partie de soi. Mais pour autant le sentiment d’évidence demeure car c’est justement la caractéristique essentielle de l’inconscient d’être inaccessible à la conscience et de donner l’illusion d’une transparence de la conscience. C’est ce que dit Lacan : “l’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge” (d’une Question Préliminaire). On se rend compte que le cogito cartésien et l’inconscient freudien sont, de fait, des théories plutôt complémentaires que véritablement concurrentes. Mais quelles sont les conséquences de cette connivence de fait entre deux points de vue apparemment rivaux ?
C - “c’est dans les deux cas la même illusion rétropective”.
Dans les deux cas, cette conscience de soi, qu’elle soit transparente ou partiellement opaque, qu’elle soit une connaissance de soi ou au contraire une ignorance de soi, il y a la même façon de poser le problème de la conscience : c’est un face à face entre d’un côté l’ego comme sujet actif et de l’autre l’ego comme objet passif. La seule différence importante entre la notion cartésienne de cogito et la notion freudienne d’inconscient réside dans la proportion de sujet actif par rapport à l’objet passif, proportion plus grande chez Descartes, plus faible chez Freud. Ce qui signifie qu’il y a, dans les deux cas, la même façon de poser une instance fondatrice absolue : le sujet actif conscient pour Descartes, l’objet passif inconscient pour Freud, sont l’un et l’autre le fondement absolu de toute personnalité. Le cogito aussi bien que l’inconscient existent de toute éternité : ils sont là avant toute activité de l’individu et ils contiennent en puissance tous les actes de cet individu.
C’est pourquoi Merleau-Ponty précise que “c’est des deux côtés la même illusion rétrospective, on introduit en moi à titre d’objet explicite tout ce que je pourrai par la suite apprendre de moi-même”. Cette illusion rétrospective dont parle l’auteur consiste à supposer que toutes nos connaissances sont prédéterminées par notre nature (Descartes) ou par notre culture (Freud) et donc que tout ce que nous connaissons de nous-mêmes était par avance contenu en puissance dans notre conscience ou dans notre inconscient. Comparons par exemple les deux citations : “l’esprit, en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même” (Descartes - Méditations Métaphysiques - VI, 4) et “l’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité” (Freud - l’Interprétation des Rêves).
Mais en considérant le caractère absolu de l’ego qui dérive d’une conscience de soi posé en termes de connaissance d’un sujet actif sur un objet passif, on doit, semble-t-il accepter également les deux conséquences suivantes :
- on ne peut éviter de dire qu’il y a toujours un ego avant l’ego, c’est-à-dire une instance absolue qui se fonde elle-même ; pour Descartes une conscience primitive qui existe avant la conscience des choses ; pour Freud une instance primitive (le ça) qui existe avant toute censure réelle ; bref, dans les deux cas, “il faut dire sans restriction que mon esprit est Dieu” (Phénoménologie de la Perception - III, I)
- on ne peut non plus éviter la conséquence que l’ego absolu interdit alors au sujet de dire je, dans le premier cas parce que l’ego ne connaît parfaitement que lui-même (l’existence d’autrui est alors problématique, c’est le problème du solipsisme), dans le second cas parce que l’ego est étranger à lui-même (du coup, lorsque je parle, qui parle, le moi ou le ça ?).
C’est bien parce que ces conséquences sont inacceptables que l’ego absolu, qu’il soit posé par le cogito cartésien ou par l’inconscient freudien, est, comme le dit Merleau-Ponty, une illusion rétrospective constituée par le fait de croire que ce que l’on apprend sur soi existait déjà en puissance dans cet ego absolu.
On voit donc bien que la conscience de soi entendue soit comme une connaissance absolue de soi par soi, soit comme ignorance absolue de soi par soi, c’est-à-dire en fait comme un face à face d’un sujet actif et d’un objet passif aboutit à faire du cogito aussi bien que de l’inconscient une substance absolue insensible aux enseignement de l’expérience : cette manière de poser le problème de la conscience en termes de fondement absolu débouche sur un déterminisme du comportement qui réduit notre liberté à fort peu de choses. Mais si la conscience de soi ne peut pas être comprise comme une connaissance absolue, de quoi exactement suis-je conscient lorsque je suis conscient de moi-même ?
II - la conscience de soi est une perception intentionnelle de soi.
La thèse de Merleau-Ponty dans ce passage est que la conscience ne se connaît que par l’intermédiaire de la connaissance des choses, de sorte que la perception intérieure (conscience de soi) n’apparaît que dans l’expérience du doute, doute qui est toujours théoriquement possible tandis que la certitude est un nécessité pratique.
A - “c’est dans mon rapport avec des <<choses>> que je me connais”.
Ce que nous avons dit jusqu’à présent a montré un certain nombre de difficultés objectives qu’il y a à concevoir un ego absolu, c’est-à-dire une instance fondatrice de la personnalité spirituelle de chaque individu qui serait toujours là avant toute activité de l’esprit. Pourtant il est une difficulté subjective que nous n’avons pas évoquée et qui, semble-t-il, écarte définitivement toute prétention de l’ego à un statut absolu. Cette difficulté est évoquée par Husserl dans les Méditations Cartésiennes (II, 14) : “tout état de conscience en général est, en lui-même conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de son objet”. Ce qui signifie que, contrairement à la tradition philosophique, Huserl ne sépare pas l’activité de conscience de l’objet de conscience. Dans ce cas, il faut dire plutôt comme Husserl que, quel que soit mon état de conscience, ce dont je m’aperçois lorsque je réfléchis sur moi-même, c’est en même temps que je suis sujet conscient et que ma conscience enveloppe un objet précis. Autrement dit, le sujet et l’objet ne sont plusface à face, mais ils sont deux aspects du même état de conscience appelé état intentionnel.
Cet état intentionnel est donc, comme le dit Sartre dans Situations, I, “la nécessité pour la conscience d’exister comme conscience d’autre chose que soi”. C’est pour cela que Husserl précise que la conscience est toujours conscience de quelque chose : quoi qu’il en soit du doute, de l’illusion ou même de l’hallucination que manifeste ma conscience, il faut remarquer que celle-ci n’est jamais vide, elle est toujours liée à un contenu. C’est donc dire que subjectivement, la conscience comme contenant et la conscience comme contenu ne font qu’un.
Voilà pourquoi Merleau-Ponty dit que “c’est dans mon rapport avec les <<choses>> que je me connais, la perception intérieure vient après”. En effet s’il n’y a plus d’ego absolu qui précède l’objet de connaissance, s’il n’y a plus de contenant qui est déjà là avant tout contenu, alors on doit reconnaître que la conscience de soi n’est qu’une façon de parler : ce dont je suis conscient, lorsque j’emploie cette expression, ce n’est pas un ego absolu transparent et évident, ce n’est pas non plus un ego absolu opaque et illusoire, ce dont je suis conscient est simplement un certain état intentionnel vrai ou faux, possible ou impossible, heureux ou malheureux, etc. Mais comment passe-t-on de la conscience en général au cas particulier de la conscience de soi ?
B - “la perception intérieure [...] ne serait pas possible si je n’avais pas pris contact avec mon doute [...] jusque dans son objet”.
En disant que “la perception intérieure vient après”, l’auteur veut nous montrer que le contenu de tout état intentionnel n’est qu’un contenu perceptif. Ce dont je suis conscient, ce sont donc des informations que mes organes sensoriels rendent manifestes sur mon milieu extra-corporel ou intra-corporel et qui se présentent dans un certain ordre et avec une certaine valeur : j’ai conscience d’un complexe de sensations actuelles, rappelées, imaginées qui s’organisent en une perception. Ce qui veut dire que ma conscience n’est rien d’autre que ma perception : si je dis que j’ai conscience d’une présence derrière moi, je veux dire que je perçois un son, une odeur, une ombre actuelles, en même temps que je perçois un souvenir d’expérience où j’ai été suivi, en même temps que je perçois en imagination un danger pour ma personne ; tout cela prend alors pour moi la valeur d’une personne qui me suit. Ce dont je prends conscience se confond donc avec ce que je perçois.
Dès lors, il est naturel que la perception intérieure ne vienne qu’après, c’est-à-dire que je commence nécessairement par percevoir des choses, et ce n’est qu’en percevant ma perception que je deviens, à proprement parler conscient de moi-même : par exemple, si je suis conscient que je suis ridicule, c’est que j’ai une perception extérieure (par mes organes sensoriels) de ce que je fais et de ce que je ressens, à quoi s’ajoute une perception intérieure (par ma faculté réflexive) qui donne à la perception première la valeur de “situation ridicule”. Mais, dira-t-on si l’on veut essayer de sauver l’ego absolu, est-ce que l’expérience du doute ne prouve pas justement l’existence de cet ego qui, comme le montre Descartes, est capable de tout révoquer en doute, hormis l’évidence de sa propre pensée et de sa propre existence ? Autrement dit est-ce que le doute ne manifeste pas l’autonomie du sujet actif par rapport à l’objet passif ?
Pas du tout, répond Merleau-Ponty, car si la conscience de soi n’est qu’une perception de perception, alors le doute n’est que la signification que la perception intérieure accorde à la perception extérieure. Par exemple, je perçois dans le lointain une silhouette à laquelle j’accorde spontanément la valeur de “silhouette de mon ami”, mais une perception de cette perception va me faire envisager, par comparaison à des cas perceptifs semblables déjà rencontrés, ma perception extérieure comme douteuse. Mais on voit bien là en quoi le doute n’est pas une faculté d’un ego absolu mais la simple valeur d’une perception : je dis que ma perception est douteuse comme j’aurais dit qu’elle est floue ou qu’elle est enthousiasmante ou imprévue, etc.
Mais l’auteur précise que la perception intérieure, la perception de perception, c’est-à-dire la conscience de soi “ne serait pas possible si je n’avais pas pris contact avec mon doute en le vivant jusque dans son objet” : ce qui est douteux, ce n’est pas un soi-disant rapport entre le sujet actif et l’objet passif (parce qu’alors tout rapport est douteux sauf, nous l’avons dit, le rapport dans lequel sujet et objet sont confondus) mais le fait que ma perception extérieure n’a pas de signification définitive, ce qu’une perception intérieure vient constater. Et Merleau-Ponty ajoute que c’est parce que j’ai l’occasion de douter de ma perception extérieure que je me rends compte que j’ai une perception intérieure. Autrement dit c’est parce que je fais l’expérience du doute que j’ai conscience de moi-même, et non pas l’inverse comme Descartes le supposait. Mais alors, si toute conscience de soi naît dans l’expérience du doute, ne sommes-nous pas condamnés au scepticisme ou au relativisme ?
C - “la perception intérieure [...] s’affirme bien qu’elle soit inachevée”.
En effet, contrairement au cogito cartésien qui reconstruit la totalité du monde à partir de l’ évidence d’exister qui permet d’inférer l’existence de Dieu et la validité des sciences, comment une conscience de soi qui naît de l’expérience du doute et donc de la multiplicité toujours possible des perceptions, pourrait-elle faire l’expérience du sentiment de certitude ? Si la conscience de soi consiste à faire l’expérience dans une perception seconde que le sens de ma perception première n’est pas certain, alors il semble bien qu’une perception certaine soit impossible, puisqu’alors il faudrait, pour qu’elle soit accessible à la conscience qu’elle soit à la fois incertaine et certaine.
Il ne peut donc y avoir, à proprement parler, de conscience de soi certaine : il n’y a en fait certitude que dans la mesure où la perception extérieure est suffisamment achevée pour que ma perception intérieure ne lui accorde pas la valeur douteuse. Je dirai par exemple que cette silhouette dans le lointain est celle de mon ami dès lors que je la percevrai de façon suffisamment complète pour que la valeur que je lui donne soit certaine. Car que se passe-t-il si j’ai un doute : je m’approche, ou j’essuie mes lunettes, ou je cligne des yeux, bref, dans tous les cas, j’essaie de faire en sorte que ma perception extérieure soit la plus complète possible. Et lorsque c’est le cas, je ne me pose plus de question, je n’ai donc plus aucune raison d’être conscient de moi-même.
Voilà sans doute pourquoi on dit volontiers des personnes qui semblent ne douter de rien, qui paraissent remplies de certitudes, qu’elles sont inconscientes : c’est parce qu’avoir conscience de soi consiste à rien d’autre qu’à douter du sens de ses perceptions. Mais voilà pourquoi également le doute systématique, le relativisme, apparaît comme une perversion de la conscience : c’est que le doute systématique, outre le fait qu’il est contradictoire (en logique et dans les faits puisque, avant de douter, il faut avoir des perceptions certaines), paralyse l’action, condamne le corps à la passivité. C’est donc que le doute manifeste un intérêt théorique sur le monde, tandis que la certitude dénote évidemment une nécessité pratique.
C’est pourquoi Merleau-Ponty dit de la perception intérieure comme de la perception extérieure “qu’elle enveloppe l’infini, qu’elle est une synthèse jamais achevée”, dans le sens où une perception n’est jamais totalement achevée. On n’en a jamais fini de percevoir une chose, on peut toujours la découvrir sous un autre angle, sous une lumière différente, avec un état d’âme différent, etc. Il est donc toujours théoriquement possible de douter, c’est-à-dire de considérer que, dans le cadre d’une observation approfondie par exemple, le résultat perceptif obtenu n’est pas encore suffisamment achevé.
Mais ce qui nous pousse à la certitude, c’est l’exigence pratique d’agir sur un monde concret, en respectant des règles précises et en visant l’utilité réelle. La nécessité d’agir offre en effet moins de prise au doute dans la mesure où les perceptions sont guidées et accompagnées par les gestes du corps, et donc en ce que leur valeur coïncide presque immédiatement avec leur objet. C’est en ce sens que l’auteur précise que la perception, bien que jamais totalement achevée en théorie, finit pourtant par s’affirmer lorsqu’elle correspond à une nécessité pratique. Autrement dit, la certitude n’est pas le résultat d’un travail théorique de la conscience de soi sur soi mais plutôt, comme d’ailleurs Descartes l’a parfaitement remarqué, de la nécessité pratique d’agir et de vivre : il s’agit précisément d’accorder la valeur certitude à tout projet d’action que je prétends mettre à éxécution.
Conclusion.
Nous avons donc pu voir dans une première partie que la conception absolue de l’ego comme instance fondatrice de la connaissance et du comportement de l’individu n’était pas satisfaisante : le cogito cartésien conçu comme conscience de soi transparente à soi-même, aussi bien que l’inconscient freudien comme conscience de soi opaque à soi-même oublient tous deux de poser le problème du rapport de l’ego avec le monde. C’est pour cela qu’il a fallu concevoir une conscience de soi qui ne fût qu’un cas particulier d’état intentionnel, c’est-à-dire de situation où la conscience est conscience d’autre chose que d’elle-même : à savoir une situation où la perception extérieure n’ayant pas de valeur définitive, une perception intérieure (ou conscience de soi) accorde à cette perception la valeur provisoire du doute, doute théorique qui peut toujours s’effacer lorque la nécessité pratique exige des certitudes pour agir dans le monde.