! من النهر إلى البحر فلسطين
jeudi 3 juillet 2014
jeudi 17 avril 2014
LE REFUS DE CHOISIR EN DEMOCRATIE REPRESENTATIVE.
L'élection1
d'un ou de plusieurs représentants est indiscutablement l'un des
piliers de nos institutions, de celles que nous avons coutume
d'englober sous le terme générique de "démocratie
représentative". Et, au sein de ces institutions, celles qui
ont pour fonction de déterminer et de conduire des
politiques supra-nationales, nationales ou infra-nationales
apparaissent, à tort ou à raison, comme particulièrement
importantes, de sorte que les élections qui les légitiment sont
censées être des moments paroxystiques de la citoyenneté. C'est
pourquoi le droit civique consistant à élire son ou ses
représentants a, en
principe, valeur constitutionnelle
: "la
Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont
droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à
sa formation"(Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789,
art.6)
; "toute
personne a le droit de prendre part à la direction des affaires
publiques de son pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de
représentants librement choisis"(Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme de 1948,
art.21).
Il
va de soi que, à peu de choses près, ce genre de formulation se
retrouve,
aujourd'hui,
dans
quasiment tous les systèmes juridiques positifs2
qui, de ce fait, s'autorisent tous, peu ou prou, à se qualifier de
démocratiques, ce qui tend à faire des adjectifs "démocratique"
et "représentatif" des synonymes et de l'expression
"démocratie représentative" un pléonasme.
Du
coup,
si nous nous trouvons dans la situation que décrit Luc Ferry
lorsqu'il dit que "de
fait, nous ne sommes tout simplement plus capables ne serait-ce que
d'imaginer un régime légitime autre que la démocratie. [...]
[Fukuyama]3
suggère que les principes de légitimité auraient tous été plus
ou moins explorés au fil de l'histoire, jusqu'à ce que le plus
conforme aux exigences fondamentales de l’humanité s'impose à
nous4"(Ferry,
l'Anticonformiste),
alors le refus de choisir son ou ses représentants, autrement dit le
refus de participer, en tant que citoyen, à la forme politique la
"plus
conforme aux exigences fondamentales de l’humanité",
ce qu'on a coutume d'appeler l'abstention,
devient
proprement absurde.
Nous essaierons de montrer,
en interrogeant la nature de la relation de représentation
politique, que ladite abstention est, tout au contraire, un phénomène
parfaitement intelligible mais qui a une signification très
différente
selon que la représentation est considérée comme une relation
sémantique (d'un signe vers un objet
extérieur)
ou bien
sémiotique
(d'un
signe vers un système interne de signes).
samedi 22 mars 2014
LIRE VII : L'ENJEU ETHIQUE DE LA LITTERATURE.
LIRE IV : COMPREHENSION, INTERPRETATION ET AUTORITE CHEZ ARENDT, BOURDIEU ET WITTGENSTEIN
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE
LIRE VI : PROUST, LEIBNIZ ET LES MONADES LISANTES.)
Lioudmila Troubina et Victor Chertov écrivent que "la connaissance des œuvres de l’art du langage des peuples d’une Russie multinationale concourt à élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays et favorise leur prise de conscience de leur appartenance à la culture nationale mais aussi mondiale. La découverte par les élèves russes de la culture des pays étrangers contribue à leur compréhension de l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide à appréhender la vie et la création d’hommes et de femmes de différents pays"(in Emmanuel Fraisse, l'Enseignement de la Littérature, un Monde à explorer). Ce qui est une manière de définir les enjeux didactiques de la littérature avec un peu plus d'emphase que ne le faisait Roland Barthes lorsque, en 1969, au Colloque de Cerisy, il déclarait : "la littérature, c'est ce qui s'enseigne, un point c'est tout !"(op. cit.). Pourtant, même débarrassée des injonctions d'avoir à "élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays" et d'avoir à comprendre "l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide[r] à appréhender la vie et la création", le simple constat que la littérature soit, depuis toujours et partout, matière d'enseignement, voire d'éducation, suffirait à prouver que, d'une manière générale, nous vivons mieux avec elle que sans elle. Et donc qu'elle doit bien avoir quelque chose à voir avec le souci éthique. Mais, après tout, les mathématiques et l'éducation physique ont, de ce point de vue, le même statut institutionnel que la littérature. Est-ce assez pour y voir les mêmes enjeux éthiques ? À la limite, le dérapage médiatique bien contrôlé d'un Nicolas Sarkozy déclarant, le 23 février 2006 à Lyon, qu'il faut être "un sadique ou un imbécile [pour mettre] dans le programme [du concours d'attaché d'administration] d'interroger les concurrents sur la Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de la Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle !"1 est tout à fait significatif : non seulement une telle position est probablement assez répandue dans l'opinion, mais, en plus, elle stigmatise non pas l'enseignement en général mais celui de la littérature en particulier. De sorte que l'enjeu éthique de la littérature, loin de sauter aux yeux de tout le monde, est probablement encore moins évident que celui des mathématiques ou celui de l'éducation physique2. Allons plus loin, que penser de l'aveu d'un Jorge Semprun qui, parlant de la rédaction de ses mémoires de déporté à Buchenwald, écrit : "tel un cancer lumineux, le récit que je m'arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du moins, mon envie de persévérer dans cette joie misérable. J'avais la certitude d'en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l'écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé : interminable. Ou alors l'inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l'abandon du livre en cours [...]. Il me fallait choisir entre l'écriture et la vie, j'avais choisi celle-ci"(Semprun, l'Écriture ou la Vie, vi) ? Il est clair, que pour lui, écrire ne signifie pas nécessairement vivre mieux. On dira que le témoignage auto-biographique est un genre limite, aux frontières de la littérature, du document historique et de l'essai. De sorte que, ce qu'il est désormais convenu d'appeler un "devoir de mémoire" est peut-être tout à fait autre chose que de la littérature, quelque chose comme une sorte de devoir moral. Or, un témoin, d'une part a toujours, d'une manière ou d'une autre, pour intention d'améliorer par son témoignage au moins la vie d'autrui, sinon la sienne propre, et d'autre part se pose toujours, à propos de la réception de son témoignage, des problèmes typiquement littéraires. Henri Barbusse, à propos de l'enfer de la Grande Guerre, rapporte par exemple ces propos : "- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). Comment dois-je m'y prendre pour raconter ce qui, non seulement me fait mal, mais a toutes les chances de bouleverser mon lecteur ? Et pourquoi dois-je prendre le risque de le bouleverser et non pas seulement l'informer ? Car, après tout, Barbusse, comme d'ailleurs Semprun, ont bien fini par écrire. Comme le dit Maurice Genevoix, toujours à propos de la guerre de 14, "ils me disaient aussi, en me montrant des passages analogues : ''Peut-être qu'il aurait mieux valu ne pas leur marquer ces choses-là ; mais c'était plus fort que moi.'' Un besoin de vérité les contraignait à écrire, un besoin de mesurer, entière, la réalité formidable à quoi ils venaient d'échapper, de se répéter à eux-mêmes : ''J'y étais, moi. J'ai vécu ça, moi ... Et me voici, moi toujours.''"(Genevoix, ceux de 14, IV, iv). Et si l'écriture littéraire avait pour enjeu, aussi obscur qu'impérieux, sinon de vivre mieux ou de faire vivre mieux, du moins de révéler ce qui, dans la vie humaine a le plus de valeur et qui, dans certains cas, hélas, se réduit au fait ... de rester vivant ? Mais d'un autre côté, si, comme l'écrit Thomas Pavel, "poser la question axiologique consiste à se demander si, pour défendre l'idéal, l'homme doit résister au monde, s'y plonger pour y rétablir l'ordre moral ou enfin s'efforcer de remédier à sa propre fragilité, si, en d'autres termes, l'individu peut habiter le monde où il voit le jour"(Pavel, la Pensée du Roman), qu'est-ce qui distingue la littérature du droit, de la politique, voire de la philosophie ou de la science ?
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE
LIRE VI : PROUST, LEIBNIZ ET LES MONADES LISANTES.)
Lioudmila Troubina et Victor Chertov écrivent que "la connaissance des œuvres de l’art du langage des peuples d’une Russie multinationale concourt à élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays et favorise leur prise de conscience de leur appartenance à la culture nationale mais aussi mondiale. La découverte par les élèves russes de la culture des pays étrangers contribue à leur compréhension de l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide à appréhender la vie et la création d’hommes et de femmes de différents pays"(in Emmanuel Fraisse, l'Enseignement de la Littérature, un Monde à explorer). Ce qui est une manière de définir les enjeux didactiques de la littérature avec un peu plus d'emphase que ne le faisait Roland Barthes lorsque, en 1969, au Colloque de Cerisy, il déclarait : "la littérature, c'est ce qui s'enseigne, un point c'est tout !"(op. cit.). Pourtant, même débarrassée des injonctions d'avoir à "élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays" et d'avoir à comprendre "l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide[r] à appréhender la vie et la création", le simple constat que la littérature soit, depuis toujours et partout, matière d'enseignement, voire d'éducation, suffirait à prouver que, d'une manière générale, nous vivons mieux avec elle que sans elle. Et donc qu'elle doit bien avoir quelque chose à voir avec le souci éthique. Mais, après tout, les mathématiques et l'éducation physique ont, de ce point de vue, le même statut institutionnel que la littérature. Est-ce assez pour y voir les mêmes enjeux éthiques ? À la limite, le dérapage médiatique bien contrôlé d'un Nicolas Sarkozy déclarant, le 23 février 2006 à Lyon, qu'il faut être "un sadique ou un imbécile [pour mettre] dans le programme [du concours d'attaché d'administration] d'interroger les concurrents sur la Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de la Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle !"1 est tout à fait significatif : non seulement une telle position est probablement assez répandue dans l'opinion, mais, en plus, elle stigmatise non pas l'enseignement en général mais celui de la littérature en particulier. De sorte que l'enjeu éthique de la littérature, loin de sauter aux yeux de tout le monde, est probablement encore moins évident que celui des mathématiques ou celui de l'éducation physique2. Allons plus loin, que penser de l'aveu d'un Jorge Semprun qui, parlant de la rédaction de ses mémoires de déporté à Buchenwald, écrit : "tel un cancer lumineux, le récit que je m'arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du moins, mon envie de persévérer dans cette joie misérable. J'avais la certitude d'en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l'écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé : interminable. Ou alors l'inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l'abandon du livre en cours [...]. Il me fallait choisir entre l'écriture et la vie, j'avais choisi celle-ci"(Semprun, l'Écriture ou la Vie, vi) ? Il est clair, que pour lui, écrire ne signifie pas nécessairement vivre mieux. On dira que le témoignage auto-biographique est un genre limite, aux frontières de la littérature, du document historique et de l'essai. De sorte que, ce qu'il est désormais convenu d'appeler un "devoir de mémoire" est peut-être tout à fait autre chose que de la littérature, quelque chose comme une sorte de devoir moral. Or, un témoin, d'une part a toujours, d'une manière ou d'une autre, pour intention d'améliorer par son témoignage au moins la vie d'autrui, sinon la sienne propre, et d'autre part se pose toujours, à propos de la réception de son témoignage, des problèmes typiquement littéraires. Henri Barbusse, à propos de l'enfer de la Grande Guerre, rapporte par exemple ces propos : "- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). Comment dois-je m'y prendre pour raconter ce qui, non seulement me fait mal, mais a toutes les chances de bouleverser mon lecteur ? Et pourquoi dois-je prendre le risque de le bouleverser et non pas seulement l'informer ? Car, après tout, Barbusse, comme d'ailleurs Semprun, ont bien fini par écrire. Comme le dit Maurice Genevoix, toujours à propos de la guerre de 14, "ils me disaient aussi, en me montrant des passages analogues : ''Peut-être qu'il aurait mieux valu ne pas leur marquer ces choses-là ; mais c'était plus fort que moi.'' Un besoin de vérité les contraignait à écrire, un besoin de mesurer, entière, la réalité formidable à quoi ils venaient d'échapper, de se répéter à eux-mêmes : ''J'y étais, moi. J'ai vécu ça, moi ... Et me voici, moi toujours.''"(Genevoix, ceux de 14, IV, iv). Et si l'écriture littéraire avait pour enjeu, aussi obscur qu'impérieux, sinon de vivre mieux ou de faire vivre mieux, du moins de révéler ce qui, dans la vie humaine a le plus de valeur et qui, dans certains cas, hélas, se réduit au fait ... de rester vivant ? Mais d'un autre côté, si, comme l'écrit Thomas Pavel, "poser la question axiologique consiste à se demander si, pour défendre l'idéal, l'homme doit résister au monde, s'y plonger pour y rétablir l'ordre moral ou enfin s'efforcer de remédier à sa propre fragilité, si, en d'autres termes, l'individu peut habiter le monde où il voit le jour"(Pavel, la Pensée du Roman), qu'est-ce qui distingue la littérature du droit, de la politique, voire de la philosophie ou de la science ?
LIRE VII : L'ENJEU ETHIQUE DE LA LITTERATURE (suite et fin).
(... suite et fin de l'Enjeu Ethique de la Littérature)
On a sans doute déjà tout dit sur ce type de relation présumée entre la littérature et la morale. Nous nous contenterons, ici, d'en souligner trois aspects. Un premier aspect de cet enjeu moral possible pour la littérature réside dans une contingence confinant à l'improbabilité. Nous voulions savoir s'il n'existait pas, entre la littérature et la vie humaine, une relation qui fût le jouet des circonstances et non pas une relation interne d'appartenance ou d'exclusion ; nous sommes servis. Et la littérature elle-même nous en offre le spectacle. Car, pour un Dante prenant Virgile pour guide dans les Enfers de la Divine Comédie, pour un Montaigne et un La Boétie nourris l'un et l'autre de littérature gréco-latine et s'éduquant l'un l'autre, combien de Des Esseintes ou d'Emma Bovary pour lesquels l'enjeu, soi-disant d'édification morale, de la littérature la plus classique et du meilleur goût n'aura pas eu tout à fait l'effet escompté. Au point qu'en dépit des gigantesques efforts d'érudition littéraire que son ami Bouvard a accomplis et qui n'ont rien à envier au méthodisme alphabétique de l'Autodidacte de la Nausée de Sartre, Pécuchet constate que "son vieux Bouvard tournait à la bédolle1, bref, ''n'y était plus du tout''"(Flaubert, Bouvard et Pécuchet, v). Hegel remarque ironiquement dans ses Leçons d'Esthétique que le "roman d'apprentissage"2 (der Bildungsroman) cher aux romantiques finit toujours de la même façon : le héros devient "un philistin comme les autres [ein Philister so gut wie die anderen]" ! Un philistin quand ce n'est pas un cynique comme dans le Portrait de Dorian Gray dans lequel Oscar Wilde montre un héros dont les turpitudes morales affectent, certes, son "portrait" (qui, en l'occurrence, est peint mais qui pourrait, tout aussi bien, être écrit, biographique), lequel portrait n'influence toutefois nullement le comportement du personnage, voulant dire par là que si la stigmatisation picturale du mal n'a pas, sur l'auteur mêmes des actes répréhensibles, l'incidence rétroactive que d'aucuns3 lui supposent, combien moindre doit-elle être sur de simples spectateurs anonymes. En effet, la principale limite, me semble-t-il, d'une conception de l'enjeu de la littérature comme édification morale du lecteur en terme d'encouragement au bien et de détestation du mal réside, précisément, dans le statut littéraire du mal. Comme le dit Jacques Bouveresse, "le principe de la critique moraliste qui reconnaît, sans l'avouer, que le mal est, de façon générale, bien plus séduisant que le bien, est que l'art ne doit pas, sous peine d'immoralité, concourir à le rendre encore plus attirant"(Bouveresse, la Connaissance de l'écrivain, §26). Sauf que, si la mise en scène littéraire du bien a quelques chances de le faire apparaître comme désirable4, en revanche, celle du mal s'avère être manifestement incapable de le rendre détestable.
On a sans doute déjà tout dit sur ce type de relation présumée entre la littérature et la morale. Nous nous contenterons, ici, d'en souligner trois aspects. Un premier aspect de cet enjeu moral possible pour la littérature réside dans une contingence confinant à l'improbabilité. Nous voulions savoir s'il n'existait pas, entre la littérature et la vie humaine, une relation qui fût le jouet des circonstances et non pas une relation interne d'appartenance ou d'exclusion ; nous sommes servis. Et la littérature elle-même nous en offre le spectacle. Car, pour un Dante prenant Virgile pour guide dans les Enfers de la Divine Comédie, pour un Montaigne et un La Boétie nourris l'un et l'autre de littérature gréco-latine et s'éduquant l'un l'autre, combien de Des Esseintes ou d'Emma Bovary pour lesquels l'enjeu, soi-disant d'édification morale, de la littérature la plus classique et du meilleur goût n'aura pas eu tout à fait l'effet escompté. Au point qu'en dépit des gigantesques efforts d'érudition littéraire que son ami Bouvard a accomplis et qui n'ont rien à envier au méthodisme alphabétique de l'Autodidacte de la Nausée de Sartre, Pécuchet constate que "son vieux Bouvard tournait à la bédolle1, bref, ''n'y était plus du tout''"(Flaubert, Bouvard et Pécuchet, v). Hegel remarque ironiquement dans ses Leçons d'Esthétique que le "roman d'apprentissage"2 (der Bildungsroman) cher aux romantiques finit toujours de la même façon : le héros devient "un philistin comme les autres [ein Philister so gut wie die anderen]" ! Un philistin quand ce n'est pas un cynique comme dans le Portrait de Dorian Gray dans lequel Oscar Wilde montre un héros dont les turpitudes morales affectent, certes, son "portrait" (qui, en l'occurrence, est peint mais qui pourrait, tout aussi bien, être écrit, biographique), lequel portrait n'influence toutefois nullement le comportement du personnage, voulant dire par là que si la stigmatisation picturale du mal n'a pas, sur l'auteur mêmes des actes répréhensibles, l'incidence rétroactive que d'aucuns3 lui supposent, combien moindre doit-elle être sur de simples spectateurs anonymes. En effet, la principale limite, me semble-t-il, d'une conception de l'enjeu de la littérature comme édification morale du lecteur en terme d'encouragement au bien et de détestation du mal réside, précisément, dans le statut littéraire du mal. Comme le dit Jacques Bouveresse, "le principe de la critique moraliste qui reconnaît, sans l'avouer, que le mal est, de façon générale, bien plus séduisant que le bien, est que l'art ne doit pas, sous peine d'immoralité, concourir à le rendre encore plus attirant"(Bouveresse, la Connaissance de l'écrivain, §26). Sauf que, si la mise en scène littéraire du bien a quelques chances de le faire apparaître comme désirable4, en revanche, celle du mal s'avère être manifestement incapable de le rendre détestable.
mercredi 19 février 2014
LIRE VI : PROUST, LEIBNIZ ET LES MONADES LISANTES.
LIRE IV : COMPREHENSION, INTERPRETATION ET AUTORITE CHEZ ARENDT, BOURDIEU ET WITTGENSTEIN
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE.)
Du fond de l'abîme des lieux communs, on entend, çà et là, rappeler la soi-disant infériorité de la littérature par rapport à la science. Ne dit-on pas, en français, "tout cela, c'est de la littérature !", comme variante à "tout cela, c'est de la foutaise !" ? Il est vrai que, de Platon1 aux positivistes logiques2, l'imagination du poète, c'est-à-dire sa faculté de produire des images, est associée à un point de vue partiel, partial et parcellaire, quand ce n'est pas à un pur délire : "[le poète] ne peut créer avant de sentir l’inspiration, d’être hors de lui et de perdre l’usage de sa raison"(Platon, Ion, 353c). D'ailleurs, dans le livre X de la République (597b-599b) Platon n'a-t-il pas attribué à l'imagination picturale (l'eïkasia) la valeur la plus faible sur l'échelle des connaissances, la plus élevée revenant à la science (l'epistèmè)3 ? Certes, depuis les Lumières, depuis Kant et, surtout, Hegel, la valeur épistémique de l'imagination artistique et, tout particulièrement, littéraire, a été largement réhabilitée. Mais c'est pour, bientôt, tomber dans l'excès inverse de ce que Bouveresse qualifie de "littérarisme" par analogie avec le terme, plus connu, de "scientisme"4 et dont l'une des expressions consiste à affirmer, à la suite de Heidegger, que "dans la littérature, l'essence se découvre d'un coup, elle est donnée avec sa vérité, dans sa vérité, comme la vérité même de l'être qui se dévoile"(Sallenave, le Don des Morts, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §3) : la littérature aurait alors toujours le dernier mot en matière de connaissance et tout texte serait, in fine, un texte littéraire. Mais, abusus non tollit usus et nous essaierons de montrer, à travers l'oeuvre de Proust, que la littérature est bien fondée à revendiquer une fonction épistémique5 à la fois authentique et spécifique : "Proust pense qu'il y a un mode de connaissance de la ''réalité des choses'' (de celles qui nous importent le plus, en tout cas) à la fois plus immédiat et plus profond que celui de la métaphysique et, a fortiori, de la science, qui a l'avantage d'être, en outre, au moins théoriquement, à la portée de tout le monde et pour lequel la littérature constitue à la fois un mode d'expression privilégié et une méthode de découverte"(Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §29). Nous allons donc nous demander d'une part de quelle manière l'oeuvre d'art et, tout particulièrement, l'oeuvre littéraire nous met en connexion avec cette "réalité des choses" et, d'autre part, bien entendu, en quoi consiste précisément cette réalité à laquelle nous sommes dits connectés par l'oeuvre d'art.
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE.)
Du fond de l'abîme des lieux communs, on entend, çà et là, rappeler la soi-disant infériorité de la littérature par rapport à la science. Ne dit-on pas, en français, "tout cela, c'est de la littérature !", comme variante à "tout cela, c'est de la foutaise !" ? Il est vrai que, de Platon1 aux positivistes logiques2, l'imagination du poète, c'est-à-dire sa faculté de produire des images, est associée à un point de vue partiel, partial et parcellaire, quand ce n'est pas à un pur délire : "[le poète] ne peut créer avant de sentir l’inspiration, d’être hors de lui et de perdre l’usage de sa raison"(Platon, Ion, 353c). D'ailleurs, dans le livre X de la République (597b-599b) Platon n'a-t-il pas attribué à l'imagination picturale (l'eïkasia) la valeur la plus faible sur l'échelle des connaissances, la plus élevée revenant à la science (l'epistèmè)3 ? Certes, depuis les Lumières, depuis Kant et, surtout, Hegel, la valeur épistémique de l'imagination artistique et, tout particulièrement, littéraire, a été largement réhabilitée. Mais c'est pour, bientôt, tomber dans l'excès inverse de ce que Bouveresse qualifie de "littérarisme" par analogie avec le terme, plus connu, de "scientisme"4 et dont l'une des expressions consiste à affirmer, à la suite de Heidegger, que "dans la littérature, l'essence se découvre d'un coup, elle est donnée avec sa vérité, dans sa vérité, comme la vérité même de l'être qui se dévoile"(Sallenave, le Don des Morts, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §3) : la littérature aurait alors toujours le dernier mot en matière de connaissance et tout texte serait, in fine, un texte littéraire. Mais, abusus non tollit usus et nous essaierons de montrer, à travers l'oeuvre de Proust, que la littérature est bien fondée à revendiquer une fonction épistémique5 à la fois authentique et spécifique : "Proust pense qu'il y a un mode de connaissance de la ''réalité des choses'' (de celles qui nous importent le plus, en tout cas) à la fois plus immédiat et plus profond que celui de la métaphysique et, a fortiori, de la science, qui a l'avantage d'être, en outre, au moins théoriquement, à la portée de tout le monde et pour lequel la littérature constitue à la fois un mode d'expression privilégié et une méthode de découverte"(Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §29). Nous allons donc nous demander d'une part de quelle manière l'oeuvre d'art et, tout particulièrement, l'oeuvre littéraire nous met en connexion avec cette "réalité des choses" et, d'autre part, bien entendu, en quoi consiste précisément cette réalité à laquelle nous sommes dits connectés par l'oeuvre d'art.
jeudi 30 janvier 2014
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE.
LIRE IV : COMPREHENSION, INTERPRETATION ET AUTORITE CHEZ ARENDT, BOURDIEU ET WITTGENSTEIN.)
Il revient notoirement à la philosophie analytique d'avoir contribué à clarifier le statut sémantique de phrases comme "sept est un nombre premier", "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit", "Dieu créa le ciel et la terre" ou encore "je déclare la séance ouverte", dans le sens où leurs conditions de satisfiabilité sont totalement différentes d'autres telles que "César fut assassiné aux Ides de Mars 44", "l'or est l'élément dont le numéro atomique est 79" ou bien "nous sommes aujourd'hui mercredi". Mais ce qui est extrêmement curieux, pour un courant dont il est à peu près admis que "ce qui [le] distingue [...] en ses divers aspects d’autres courants philosophiques, c’est en premier lieu la conviction qu’une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication philosophique de la pensée et, en second lieu, la conviction que c’est là la seule façon de parvenir à une explication globale"(Dummett, les Origines de la Philosophie Analytique), c'est qu'il ne se soit guère risqué, tout au moins jusque très récemment1, à soumettre le langage littéraire à son analyse, langage dont le statut sémantique demeure obscur, lors même que le langage éthique, le langage juridique, le langage politique, le langage économique et le langage religieux ont fini par trouver grâce aux yeux des philosophes analytiques. L'objectif de cet article est d'essayer de comprendre les raisons de cette réticence mais aussi de montrer qu'il y a dans la philosophie de Wittgenstein, tous les éléments conceptuels d'une approche analytique approfondie de la spécificité sémantique2 des propositions littéraires.
Il revient notoirement à la philosophie analytique d'avoir contribué à clarifier le statut sémantique de phrases comme "sept est un nombre premier", "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit", "Dieu créa le ciel et la terre" ou encore "je déclare la séance ouverte", dans le sens où leurs conditions de satisfiabilité sont totalement différentes d'autres telles que "César fut assassiné aux Ides de Mars 44", "l'or est l'élément dont le numéro atomique est 79" ou bien "nous sommes aujourd'hui mercredi". Mais ce qui est extrêmement curieux, pour un courant dont il est à peu près admis que "ce qui [le] distingue [...] en ses divers aspects d’autres courants philosophiques, c’est en premier lieu la conviction qu’une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication philosophique de la pensée et, en second lieu, la conviction que c’est là la seule façon de parvenir à une explication globale"(Dummett, les Origines de la Philosophie Analytique), c'est qu'il ne se soit guère risqué, tout au moins jusque très récemment1, à soumettre le langage littéraire à son analyse, langage dont le statut sémantique demeure obscur, lors même que le langage éthique, le langage juridique, le langage politique, le langage économique et le langage religieux ont fini par trouver grâce aux yeux des philosophes analytiques. L'objectif de cet article est d'essayer de comprendre les raisons de cette réticence mais aussi de montrer qu'il y a dans la philosophie de Wittgenstein, tous les éléments conceptuels d'une approche analytique approfondie de la spécificité sémantique2 des propositions littéraires.
jeudi 2 janvier 2014
VIDEOS
J. Bouveresse : les intellectuels et les médias (film de Gilles L'Hôte - 2008)
J. Bouveresse, C. Tiercelin : la raison et le réel (CitéPhilo - Lille - 17 novembre 2012)
J. Bouveresse : Musil, l'homme sans qualités (CitéPhilo - Lille - 17 novembre 2012)
J. Bouveresse, R. Pouivet : qu'est-ce que croire ? (CitéPhilo - Lille - 18 novembre 2012)
J. Bouveresse : désir, vérité et connaissance chez Foucault (Collège de France - 27 mai 2013)
P. Engel : la diversité du domaine des raisons (Collège de France - 28 mai 2013)
R. Pouivet : l'irrationalisation de la religion (Collège de France - 28 mai 2013)
E. Todd, A.Badiou : sur l'"esprit" du 11 janvier 2015 (Contre-Courant - Médiapart)
J. Bouveresse, C. Tiercelin : la raison et le réel (CitéPhilo - Lille - 17 novembre 2012)
J. Bouveresse : Musil, l'homme sans qualités (CitéPhilo - Lille - 17 novembre 2012)
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