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lundi 9 novembre 2009

LA COHESION SOCIALE REPOSE-T-ELLE SUR LA RESPONSABILITE OU SUR LA CULPABILITE ?


C2 - La cohésion sociale repose-t-elle sur la responsabilité ou sur la culpabilité ?


La cohésion sociale repose-t-elle sur la responsabilité ou sur la culpabilité ? Apparemment, la cohésion sociale ne repose-t-elle pas à la fois sur la responsabilité et sur la culpabilité individuelles ? Toutefois, la cohésion sociale ne suppose-t-elle pas plutôt une responsabilité politique collective indépendante du sentiment individuel de culpabilité ? Or, s'il s'avérait que l'éducation visât la contrainte plutôt que la liberté, la cohésion sociale ne pourrait-elle pas reposer, en réalité, sur une culpabilité inconsciente ? Nous verrons en effet que, apparemment, la cohésion sociale repose sur ce que chacun se sent responsable de son propre bonheur en tâchant d'éviter d'être en proie au sentiment pénible de sa propre culpabilité. Toutefois, la cohésion sociale étant un fait politique destiné à garantir la liberté individuelle d'agir, elle suppose une responsabilité collective à l'égard d'un monde commun et non pas une culpabilité individuelle à l'égard d'une conscience de soi. Or, s'il s'avère que l'éducation ne vise pas à garantir la liberté individuelle mais au contraire à faire intérioriser des interdits sociaux, la responsabilité, qu'elle soit individuelle ou collective n'est que l'autre nom de la culpabilité inconsciente qu'éprouve chacun à l'égard des pulsions interdites.



I - Apparemment, la cohésion sociale repose sur ce que chacun se sent responsable de son propre bonheur en tâchant d'éviter d'être en proie au sentiment pénible de sa propre culpabilité.

La liberté de conscience est une caractéristique essentielle de la citoyenneté dans les démocraties libérales. Aussi se voit-elle affirmée dans des textes fondamentaux comme, par exemple, l'article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, ou le premier amendement à la Constitution des Etats-Unis.

(C211) Locke dénonce l'abus commis par « ceux qui supposent que la domination est fondée sur la grâce »(Locke, Lettre sur la Tolérance), c'est-à-dire par les membres du clergé et certains fidèles. Ceux-ci, sous prétexte d'être les interprètes, voire les dispensateurs, de la grâce divine, « prétendent [...] jouir en maîtres de tous les biens que les autres possèdent »(Locke, Lettre sur la Tolérance), autrement dit empêcher leurs semblables d'être libres de conduire leur vie comme ils l'entendent. Or, pour le courant libéral dont Locke est le fondateur historique, tout individu doit pouvoir se conduire conformément à ce que lui dicte sa propre conscience. C'est pourquoi Locke écrit un ouvrage intitulé Lettre sur la Tolérance, justement pour dénoncer l'immixtion de ceux « qui s'attribuent à eux-mêmes un pouvoir tout particulier dans les affaires civiles, et qui, sous prétexte de religion, veulent do­miner sur la conscience des autres »(Locke, Lettre sur la Tolérance). En effet, la tolérance est, à l'inverse de l'attitude qu'il dénonce, la liberté de conscience, autrement dit la liberté pour chaque citoyen de choisir sa manière de vivre. C'est en ce sens que chaque citoyen a droit à la liberté de conscience, tandis que ceux qui veulent nier cette liberté de conscience « n'ont droit à aucune tolérance de la part du magistrat »(Locke, Lettre sur la Tolérance). Et si le magistrat, autrement dit l'autorité en général, doit veiller au respect de la liberté de conscience, c'est bien parce que cette liberté est la condition de possibilité de l'exercice des différentes fonctions d'une conscience de soi pleinement humaine.

(C212) Le problème, pour Locke et les libéraux, c'est donc la conscience de soi. Or pour les libéraux, qui sont aussi des empiristes, la conscience de soi est loin d'être une évidence comme pour les dogmatiques. Pour Descartes, en effet, l'existence de la conscience de soi est tellement évidente que c'est la première vérité métaphysique à laquelle il parvient au terme de son doute méthodique (B211). Tandis que pour un empiriste qui considère que l'esprit est une tabula rasa qui acquiert toutes ses idées par l'expérience, la question qui se pose est : comment puis-je avoir l'expérience de moi-même ? En effet, les sensations internes que j'ai de moi-même sont diverses et variables en fonction du temps et du lieu. Alors comment puis-je percevoir une unité (le "moi-même") dans cette diversité et acquérir ainsi l'idée d'une identité personnelle ? Locke répond que « partout où un homme découvre ce qu’il appelle “lui-même”, un autre homme pourra dire qu’il s’agit de la même per­sonne  »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii). C'est-à-dire que, pour avoir l'expérience d'un "moi-même", je dois obligatoirement passer par autrui. L'expérience de mon identité personnelle ne peut être qu'une expérience indirecte : je dois avoir l'expérience d'autrui qui a l'expérience de moi-même comme il aurait l'expérience de n'importe quel objet extérieur à lui. Sauf que ce "moi-même" n'est pas un objet banal dans la mesure où autrui va me percevoir sous l'angle de mes propriétés et de la valeur sociale de mes propriétés. 
 
D'où l'analogie : autrui est pour moi-même ce que le juge est pour l'accusé : dans les deux cas, on se voit reconnaître des propriétés (qu'elles soient physiques, "tu es brun", morales, "tu es courageux", intellectuelles, "tu es bon en maths", ou matérielles "tu possèdes cette maison") et la valeur de celles-ci (c'est un bien, ou c'est un mal). Aussi, le terme de "personne" (en latin persona, qui désigne le masque de l'acteur, de per sonare, "parler à travers") « est un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii). Or, cette capacité à comprendre le jugement d'autrui «  n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii). En effet, sans intelligence (du latin inter-ligare, "mettre en relation"), sans respect de la norme commune, sans sensibilité en terme de bonheur ou de malheur, je ne puis être affecté par ce que m'impute autrui, à savoir une propriété et la valeur de celle-ci sur la base d'une loi commune appliquée par autrui et non d'un caprice de sa part. Mais, si ces trois conditions (intelligence, sens des valeurs, sensibilité) sont réunies, je deviens conscient de moi-même, car «  c’est uniquement par la conscience que cette personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente : par là elle de­vient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii). C'est-à-dire que, après qu'autrui m'a affecté de bonheur ou de malheur en m'imputant certaines propriétés et la valeur de celles-ci, je deviens capable de m'auto-affecter de ce même bonheur ou de ce même malheur, simplement en me remémorant, en me rappelant le jugement d'autrui, et cela, même en l'absence d'autrui.

« Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi, s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pour­rait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été ac­complis »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii), c'est-à-dire qu'une quatrième condition est nécessaire à la conscience de soi-même : la mémoire. Auquel cas je ne vais pas seulement me rappeler le jugement d'autrui pour mes actes passés, mais je vais aussi l'anticiper pour mes actes futurs en tâchant de faire mon bonheur plutôt que mon malheur. Donc, être conscient de soi, pour Locke, c'est être soucieux de son propre bonheur, c'est-à-dire se rappeler les conséquences de ses actes passés et, à la lumière de cette expérience, anticiper les conséquences de ses actes à venir en maximisant ses chances d'être heureux. L'enjeu de la conscience de soi n'est donc ni la recherche de la vérité comme chez Descartes (A213), ni la participation à l'Esprit Absolu comme chez Hegel (A122), mais la libre recherche du bonheur. Cette liberté est, d'ailleurs, pour Locke et les libéraux, si fondamentale, qu'elle est présumée même en l'absence d'une ou plusieurs des quatre conditions énumérées ci-dessus. Par exemple, lorsqu'une personne est sous l'emprise d'une substance psychotrope : « un homme tantôt saoul, tantôt sobre ne sont-ils pas la même personne ? Sinon pourquoi cet homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il était saoul, même s’il n’en a plus eu conscience ensuite ? »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii). La réponse de Locke et des libéraux est qu'une telle personne était libre de se mettre ou non dans une telle situation. Voilà pourquoi, elle est jugée responsable de ses actes et condamnée en conséquence. Car, si un tel individu ne se sentait pas coupable des faits qui lui sont reprochés, il ne pourrait pas, à l'avenir s'en sentir responsable. De sorte que la liberté de conscience de l'un (se saouler) pourrait empiéter sur la liberté de conscience de l'autre (vivre paisiblement), ce qui eût immanquablement menacé la cohésion sociale telle que la conçoivent les libéraux (B212). Donc, chez les libéraux, la cohésion sociale repose nécessairement sur la responsabilité personnelle d'un être conscient de soi-même à l'égard de sa liberté d'agir, laquelle n'est possible qu'à condition que le souvenir d'un sentiment de culpabilité à l'égard des fautes jadis commises soit assez vivace pour être dissuasif pour l'avenir.

Or, toute responsabilité est-elle nécessairement une responsabilité individuelle, autrement dit, ne peut-il pas exister une responsabilité collective dissociable du sentiment individuel de culpabilité ?



II - Toutefois, la cohésion sociale étant un fait politique destiné à garantir la liberté individuelle d'agir, elle suppose une responsabilité collective à l'égard d'un monde commun et non pas une culpabilité individuelle à l'égard d'une conscience de soi.


(C221) Nous avons vu que pour Locke, tout comme pour Descartes, la liberté concerne avant tout la conscience de soi comme espace intérieur et privé. Pour Descartes, liberté de chercher la vérité sans être perturbé par les injonctions mécaniques et potentiellement illusoires du corps. Pour Locke, liberté de chercher son bonheur en jouissant des propriétés reconnues par autrui sans être entravé par la même recherche chez autrui. Pour Hannah Arendt, en revanche, qui s'inspire très fortement de la philosophie grecque, et notamment de celle d'Aristote, la liberté n'est ni une liberté de penser sans agir comme chez Descartes, ni une liberté de penser avant d'agir comme chez Locke. Plus précisément, « cette liberté [...] est l'opposé même de la "liberté intérieure", cet espace intérieur dans le­quel les hommes peuvent échapper à la contrainte extérieure et se sentir libres [...]. Nous ne traitons pas ici du liberum arbi­trium [libre arbitre], liberté de choix qui décide entre deux données, l'une bonne, l'autre mauvaise, et dont le choix est prédéterminé par un motif qui n'a pas besoin d'être exprimé pour commencer d'opérer »(Arendt, la Crise de la Culture, iv). Et si la liberté dont parle Arendt n'est pas une "liberté intérieure", un "libre arbitre" (du latin arbitrari, "vouloir"), c'est parce qu'elle ne s'exerce que dans l'espace public de la Cité, et cela, au sens d'Aristote pour qui "l'homme est naturellement un animal politique", c'est-à-dire un animal qui vit dans une Cité (DMA). Aussi, « la liberté [...] est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle, la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l'action »(Arendt, la Crise de la Culture, iv). En effet, pour Arendt, être libre, ce n'est pas être libre de vouloir (libre arbitre), mais c'est être libre d'agir, c'est-à-dire être libre de pouvoir augmenter le bien être commun de la Cité en prenant des initiatives individuelles. Autrement dit, on n'est libre que si on est "quelqu'un" qui se définit par son action et non pas "quelque chose" qui se définit par sa capacité à vouloir posséder des propriétés métaphysiques ("que suis-je ? une chose qui pense") comme chez Descartes ou empiriques comme chez Locke ("que suis-je ? une chose qui perçoit et qui sent") : « la liberté, envisagée dans ses rapports avec la poli­tique, n'est pas un phénomène de la volonté [ce serait confondre le qui et le quoi] »(Arendt, la Crise de la Culture, iv). Concrètement, ce n'est qu'à condition d'avoir fait usage de ma liberté pour laisser des traces mémorables de mon existence, que je serai quelqu'un, que j'aurai une existence comme sujet (un qui) et non seulement comme objet (un quoi) (B312).

(C222) Dès lors, la responsabilité ne peut pas avoir tout à fait la même signification pour Locke et pour Arendt qui, pourtant, se réclame elle aussi du courant libéral. Pour Locke, on est avant tout responsable de soi-même devant sa propre conscience (responsabilité morale en l'absence d'autrui) et ce n'est qu'en cas de défaillance de ladite conscience qu'on est responsable devant le magistrat (responsabilité juridique en présence d'autrui). Arendt ne nie évidemment pas que la responsabilité individuelle soit une forme de responsabilité politiquement pertinente à l'égard des actes que nous avons commis. Mais, ajoute-t-elle, ce n'est pas la seule forme de responsabilité : « il existe une responsabilité pour des choses que nous n’avons pas commises, mais dont on peut néanmoins être tenu pour responsable »(Arendt, Ontologie et Politique). En effet, pour Hannah Arendt, nous allons être responsables, non pas individuellement, mais collectivement, des conséquences de la vie politique de la Cité toute entière, tant à l'égard de ses propres membres qu'à l'égard des autres Cités : ainsi, chaque citoyen doit se sentir responsable des dettes financières contractées aujourd'hui par l'État, chaque citoyen français doit se sentir responsable de la colonisation de l'Afrique du Nord dans le passé, etc. Et de s'en sentir responsable, non pas en tant qu'auteurs de ces actes (ça, c'est la responsabilité individuelle dont parle Locke), mais en tant que nous avons agi et nous continuons d'agir ensemble dans l'espace public d'une Cité (d'un État) qui a pris un certain nombre de décisions ayant posé et continuant de poser problème. Dès lors, « être ou se sentir coupable pour des choses qui se sont produites sans que nous y prenions une part active est impossible [...]. Et pourtant on nous tient toujours pour responsable des fautes de nos pères, de même que nous récol­tons les lauriers dus à leur mérite, mais nous ne sommes évidemment pas coupables de leurs forfaits »(Arendt, Ontologie et Politique). Le fait d'être collectivement responsable consiste non pas à éprouver un sentiment personnel de malaise, car celui-ci traduirait un "souci pour son propre bonheur", comme dirait Locke, donc, encore une fois, renverrait à la responsabilité individuelle. Non : se sentir collectivement responsable, c'est contribuer, dans la mesure du possible, à rembourser la dette financière de l'État, ou bien à réparer les dégâts qui ont été éventuellement commis lors de la colonisation de l'Afrique du Nord, etc. Bref, encore et toujours, cela consiste à agir dans l'espace public de la Cité. La position d'Arendt, très originale pour une philosophe libérale, peut paraître paradoxale : comment puis-je être tenu pour responsable de ce dont je ne suis pas coupable ? Mais « cette res­ponsabilité d’actes que nous n’avons pas commis, cette façon d’endosser les conséquences d’actes dont nous sommes entière­ment innocents, est le prix à payer parce que nous ne vivons pas seuls, mais parmi d’autres hommes, dans une communauté po­litique [...]. Nous ne pou­vons échapper à cette responsabilité politique et purement collective qu’en quittant la communauté »(Arendt, Ontologie et Politique). Ce qui veut dire que ce type de responsabilité collective, de loin la plus importante pour Arendt puisqu'elle conditionne le lien social constitutif de notre existence politique, donc de notre existence humaine, ne peut pas reposer sur le sentiment de culpabilité. Cette responsabilité est la conséquence de la conception arendtienne de la liberté comme action dans le monde commun : je ne puis vivre mon existence humaine d'"animal politique" simplement pour le meilleur (mon propre bonheur), en refusant l'éventualité du pire. Or, c'est ce que prétendent les libéraux comme Locke lorsqu'ils revendiquent le droit pour tout individu de se retirer de la communauté dès lors que celle-ci ne défend plus ses propres intérêts (B212), autrement dit ne lui procure plus le bonheur auquel il aspire. Car, pour Arendt, "quitter la communauté", c'est quitter la vie authentiquement humaine.

(C223) Il va de soi que, pour Hannah Arendt, philosophe allemande juive qui a dû fuir l'Allemagne nazie, ce n'est pas là une simple position de principe. "Quitter la communauté", cela mène pour elle directement à la situation de décomposition dans laquelle se trouvent les sociétés humaines juste avant de sombrer dans le totalitarisme. Lorsqu'une quantité significative de citoyens ne se sentent plus concernés par la responsabilité collective du monde commun auquel pourtant ils participent et dont ils retirent les bienfaits, le lien social n'est plus assuré, chacun est en quelque sorte coupé des autres membres de la communauté à l'égard desquels il n'éprouve plus que de l'indifférence, voire de l'hostilité. Situation catastrophique qu'Arendt nomme "désolation" (en anglais loneliness) : « est désolé [lonely, deserted] celui qui se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contacts ou à l’hostilité desquels il est exposé »(Arendt, le Système Totalitaire, iv). Et, pour bien souligner l'importance de cette forme de responsabilité, elle précise que « la désolation [loneliness], fonds commun de la terreur totalitaire, est liée étroitement au déracinement et à l’inutilité : c’est ne pas avoir de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres »(Arendt, le Système Totalitaire, iv). Sans responsabilité collective à l'égard du monde commun, il n'y a donc tout simplement plus de vie politique possible, bref, plus de vie authentiquement humaine possible, le totalitarisme parachevant la déshumanisation en traitant les hommes comme des machines ou des bêtes, mais plus comme des hommes. Le totalitarisme, quelle que soit sa forme, c'est la gestion d'un troupeau, ce n'est pas de la politique !

Toutefois, ne se pourrait-il pas que cette forme de responsabilité collective sans culpabilité apparente dont parle Arendt, ne fût rien d'autre que l'expression confuse d'une culpabilité refoulée, autrement dit inconsciente ?

III - Or, s'il s'avère que l'éducation ne vise pas à garantir la liberté individuelle mais au contraire à faire intérioriser des interdits sociaux, la responsabilité, qu'elle soit individuelle ou collective n'est que l'autre nom de la culpabilité inconsciente qu'éprouve chacun à l'égard des pulsions interdites.

(C231) Contrairement à Locke ou Arendt, Freud ne considère pas que la liberté individuelle soit l’enjeu de l’éducation. Freud n'est pas un libéral : le processus d’éducation consiste, pour lui, à permettre le passage du "principe de plaisir" qui est, rappelons-le, le principe selon lequel toute pulsion exige une satisfaction immédiate sanctionnée par du plaisir, au "principe de réalité" qui consiste en ce que la satisfaction de certaines pulsions problématiques (notamment les pulsions sexuelles -inceste- et les pulsions agressives -meurtre-) ou bien est différée dans le temps et dans la manière, ou bien débouche sur la névrose. Donc, dans la mesure où « dans le processus d’éducation, le principe de plaisir cède la place au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, nous consentons à en différer la réalisation »(Freud, Métapsychologie), nous pouvons dire que toute notre vie psychique est déterminée par la censure sociale qui s’exerce sur nos pulsions. En effet, « un acte psychique comporte donc deux phases entre lesquelles s’intercale une sorte d’examen (censure) : au cours de la première phase, l’acte est in­conscient ; si la censure le rejette, le passage à la seconde phase lui est inter­dit, il prend alors le nom de refoulé et doit rester inconscient. Parmi les forces instinctives ainsi refoulées, les pulsions sexuelles et agressives [cf. le complexe d'Oedipe] jouent un rôle considérable »(Freud, Métapsychologie). De sorte que, lorsque des pulsions sont refoulées par le surmoi (l'intériorisation psychique et majoritairement inconsciente de tous les interdits sociaux), elles demeurent inconscientes, quoique latentes (cachées) dans le ça. Par conséquent, le moi conscient n’a sur ces pulsions aucune prise possible. Cela dit, après retour du refoulé (rappelons qu'une pulsion refoulée n'est pas supprimée), certaines de nos pulsions maudites «peuvent subir une sublimation, c’est-à-dire être détournées de leur but sexuel ou agressif et orientées vers des buts socialement supérieurs »(Freud, Métapsychologie). Premier cas, le plus favorable : la sublimation. C’est la situation dans laquelle se trouve le moi conscient lorsque, par exemple, il élabore des stratégies de réussite dans le cadre d’une activité sociale valorisante et valorisée (études, politique, profession, sport, art, etc.) sans se rendre compte qu’en réalité, il ne fait que satisfaire de manière symbolique (détournée) des pulsions refoulées par le surmoi dans le ça. Autre cas possible : « on peut aussi dire du rêve qu'il est la réalisation latente d'une pulsion refoulée »(Freud, Métapsychologie). Le moi conscient se trouve, au réveil, conscient d’avoir eu une activité onirique dont il peut même faire le récit. Sauf que, là encore, il ne se rend pas compte qu’il est le jouet du surmoi qui a autorisé une ou plusieurs pulsions préalablement refoulées dans le ça à se satisfaire symboliquement. Il y a donc plusieurs manières, pour les pulsions refoulées d’être satisfaites de manière indirecte et donc de procurer du plaisir. La pire des situations est évidemment celle où aucune solution de substitution n’est trouvée pour la pulsion refoulée. Et comme on ne peut pas supprimer une pulsion autrement qu’en la satisfaisant, la pulsion refoulée et non indirectement satisfaite engendrera un sentiment de frustration inconsciente qui, à la longue, deviendra pathologique : c’est ce que Freud appelle la névrose. D'où, chez Freud, l'exemple de la religion comme "névrose obsessionnelle universelle de l'humanité", c'est-à-dire pathologie psychique qui affecte nécessairement l'humanité à un certain stade de son développement qui, comme un enfant, préfère croire au merveilleux qu'à la raison (C112).

(C232) Cela dit, le problème le plus grave que pose la névrose est qu’elle rend asocial celui qui en est atteint, c'est-à-dire tous les hommes en tant que certaines de leurs pulsions demeurent nécessairement impossibles à satisfaire, même symboliquement. En effet, le névrosé est tourmenté, il souffre, il se replie sur lui-même en attendant désespérément une satisfaction qui lui est refusée tout autant par la société que par son représentant psychique, le surmoi. Sous l’effet de la névrose, il y a donc clairement un risque de désintégration de la société. Or, Freud nous a déjà donné (C112) un exemple de récupération sociale des névroses individuelles : la névrose universellement partagée que constitue, selon lui, la religion. Or, « toute névrose dissimu­lant un montant de sentiment de culpabilité inconscient qui, à son tour, consolide les symp­tômes en les utilisant comme puni­tion, on est porté à formuler cette thèse : si une tendance pulsionnelle succombe au refoulem­ent, ses éléments libidinaux [érotiques] sont transposés en symptômes névrotiques, ses composantes agressives en senti­ment de culpabili­té »(Freud, Malaise dans la Culture, viii). Autrement dit, dans une névrose, il faut, nous dit Freud, considérer deux éléments : la composante sexuelle (érotique) de la pulsion refoulée, et sa composante agressive. De sorte que la névrose est un complexe de deux malaises : le malaise de la frustration de la composante sexuelle (érotique) qui consiste en un empêchement du plaisir, le malaise de la culpabilité qui consiste en ce que le sujet à tendance à retourner l'agressivité refoulée contre lui-même et, ainsi, à se punir lui-même. Au final, « la cohé­sion [névrotique] du groupe contraint donc l’homme à renoncer à ses pulsions en instau­rant un sentiment de culpabilit­é qui a son origine, soit dans l’angoisse devant l’autorité (le père) qui punit, soit dans l’angoisse devant le surmoi (le sub­stitut du père, l'intériorisation de tous les interdits) qui pousse le sujet à se punir »(Freud, Malaise dans la Culture, viii). C’est-à-dire que, sous la contrainte de l'autorité du père au cours de la petite enfance, puis celle du surmoi plus tard lorsque l'enfant commence à être éduqué, le sujet est inconsciemment prédisposé à accepter les contraintes sociales qu'il identifie à des remparts nécessaires contre tous les débordements de son propre être. Car, nous dit Freud, chacun se sent toujours potentiellement coupable, sans savoir évidemment de quoi. Voilà comment s'explique la rigueur des religions en général lorsqu'il s'agit de prévenir et, a fortiori, de punir le péché, et celle de la religion chrétienne en particulier avec sa notion de "péché originel" ! Mais peu importe, car la névrose, qui risquait de détruire le lien social, le renforce au contraire à travers la tendance de tout individu éduqué à se punir en acceptant l’autorité, d'où qu'elle vienne. Il s’ensuit que, pour Freud, la cohésion sociale ne peut se passer d’un sentiment névrotique de culpabilité à l’égard de l’autorité en général, tandis que le besoin d’une responsabilité consciente des individus face à eux-mêmes (Locke) ou face à la société (Arendt) ne joue qu'un rôle marginal.

(C233) Pour Durkheim, l’inconscient n’est pas, comme chez Freud, une instance psychique, mais le processus de développement de soi-même dans le cadre de structures sociales données, bref, l'histoire incorporée en chacun de nous (B323). Cependant, pour Durkheim comme pour Freud, c'est avant tout l'inconscient (et non la conscience) qui se manifeste à travers le fonctionnement de la société et qui va fonder la cohésion sociale sur la base d'une prédisposition à la soumission. Durkheim complète donc Freud en remarquant que toute société se dote d’institutions spécialisées dans la lutte contre les débordements qui risqueraient de menacer la cohésion sociale, au premier rang desquelles se trouve l’institution juridique (le droit) : « la solidarité sociale est un phénomène moral qui, par lui-même, ne se prête pas à l’observation exacte ni surtout à la mesure ; pour procéder tant à cette classification qu’à cette comparaison, il faut substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbolise et étudier le premier à travers le second : ce fait visible, c’est le droit »(Durkheim, de la Division du Travail Social, I, ii). Comme pour Locke, c’est donc l’existence de l’institution du droit, en tant qu’elle se manifeste dans la tendance qu’a chacun d’entre nous de se référer à des règles communes, qui est le plus sûr garant de la cohésion sociale. Et, comme chez Freud, cette institution répond originellement au besoin de punir des coupables lorsque la société dysfonctionne de manière manifeste : « l'attachement général et indéterminé de l'individu au groupe [solidarité mécanique], produit partout les mêmes effets. Par conséquent, chaque fois que ces mécanismes entrent en jeu, les volontés se meuvent spontanément et avec ensemble dans le même sens. C'est cette solidarité qu'exprime le droit répressif [droit pénal, celui qui punit] »(Durkheim, de la Division du Travail Social, I, ii). Durkheim se réfère ici un autre mythe religieux extrêmement célèbre : le mythe judéo-chrétien du "bouc émissaire" qui montre que, contrairement à ce que craint Arendt, la société ne se désintègre jamais complétement. Pour Durkheim comme pour Freud, il existe toujours une sorte d'instinct de survie de la société, une forme minimale de cohésion sociale : la solidarité mécanique. Celle-ci repose non sur une responsabilité consciente comme chez Locke et Arendt, non plus que sur une culpabilité consciente comme chez Locke, mais sur un sentiment diffus et inconscient de culpabilité qui pousse les sujets à accepter les formes sociales de l’autorité, à commencer par l’institution du droit pénal, c’est-à-dire du droit répressif. C'est celui-ci qui permet à la société de se ressouder autour du spectacle de la punition, voire du sacrifice. Si Durkheim (qui est mort en 1917) avait vécu la Deuxième Guerre Mondiale, c'est probablement ainsi qu'il aurait analysé le phénomène du totalitarisme : non pas une absence de lien social, mais le lien social réduit à sa plus simple expression, celui d'une machine à tuer.

Finalement, il nous a semblé que la cohésion sociale dût nécessairement se fonder sur la responsabilité de chacun à l'égard des conditions morales et juridiques de son propre bonheur, responsabilité devant être perpétuellement ravivée par le souvenir cuisant du sentiment de culpabilité à l'égard des fautes passées. Toutefois, c'était faire peu de cas de la nature humaine comme animal politique soucieux de son propre bonheur, certes, mais aussi d'assurer la pérennité du monde politique commun comme cadre d'exercice de la liberté humaine au moyen d'une responsabilité collective dissociable du sentiment individuel de culpabilité. Cependant, il n'est pas impossible que la cohésion sociale repose plutôt sur l'incorporation d'un certain nombre de dispositions inconscientes dont la plus essentielle semble être une forme inconsciente de culpabilité qui pousse les membres de la société à se punir et donc à accepter par avance toute forme d'autorité.