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samedi 10 octobre 2009

REEL-SCIENCE-HISTOIRE-THEORIE-EXPERIENCE-PERCEPTION-MATHEMATIQUES

Références des renvois dans les cours 2008-2012 (séries générales : B111-B327-DMB)
Le savoir du philosophe est-il un savoir théorique ?
La théorie n'est-elle qu'une abstraction de l'expérience ?
Quels sont les enjeux de la philosophie ?
La mathématisation de la science peut-elle entraîner la maîtrise de la nature ?
Pourquoi les sciences ont-elles besoin des mathématiques ?
Quel est le rôle de l'expérience sensible dans la connaissance ?
Pourquoi est-il si difficile de comprendre la nature du temps ?
Le caractère nécessaire des connaissances scientifiques est-il fourni par les mathématiques ?
N'y a-t-il de sciences que mathématisées ?
Le philosophe doit-il être un savant ?
Y a-t-il une vérité de l'expérience sensible ?
Les propositions mathématiques sont-elles vraies ?
Qu'apportent les mathématiques aux sciences ?
En quoi les sciences sociales se distinguent-elles des sciences de la nature ?
Le récit historique peut-il être objectif ?

EN QUOI LES SCIENCES SOCIALES ET HUMAINES SE DISTINGUENT-ELLES DES SCIENCES DE LA NATURE ?

L’émergence d'une sociologie visant à s’approprier les ob­jets traditionnels de la réflexion philosophique la fait apparaître comme agressive et gê­nante. / [Pour autant] elle n’est pas une simple critique : il y a des systèmes d’hypo­thèses, des concepts, des méthodes de vé­rification, tout ce que l’on attache à l’idée de science. // [Mais] une des difficultés majeures réside dans le fait que ses objets sont souvent des enjeux de lutte : comme le dit Weber, la sociologie désen­chante. / [Car], tandis que les dominés ont intérêt à la découverte du mécanisme social comme loi historique qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de son fonctionnement, les dominants ont intérêt à ce que ce mécanisme paraisse naturel et demeure inconscient.
Bourdieu, Questions de Sociologie, ii


B2 – En quoi les sciences sociales et humaines se distinguent-elles
des sciences de la nature ?


La question que paraît poser Bourdieu dans ce texte est : en quoi les sciences sociales se distinguent-elles des sciences de la nature ? En effet, les sciences sociales n'apparaissent-elles pas comme beaucoup plus embarrassantes que les sciences de la nature ? Et si tel est le cas, n'est-ce pas avant tout parce que les sciences sociales, contrairement aux sciences de la nature, participent au désenchantement du monde ? Nous essaierons de montrer que les sciences sociales se distinguent de prime abord des sciences de la nature par leur agressivité consistant à traiter de manière descriptive et expérimentale des objets que la tradition philosophique abordait de façon spéculative et métaphysique. Mais, beaucoup plus gravement, les sciences sociales, à la différence des sciences de la nature, contribuent au désenchantement du monde en essayant de comprendre les motivations cachées des agents sociaux, et donc en tentant de détruire l'illusio dans laquelle se complaisent tous les hommes, à commencer par ceux qui désirent acquérir ou conserver du pouvoir.



I - Les sciences sociales se distinguent de prime abord des sciences de la nature par leur agressivité consistant à traiter de manière descriptive et expérimentale des objets que la tradition philosophique abordait de façon spéculative et métaphysique.



"L’émergence d'une sociologie visant à s’approprier les ob­jets traditionnels de la réflexion philosophique la fait apparaître comme agressive et gê­nante."

Contrairement aux sciences de la nature, les sciences sociales (par exemple la sociologie) sont toujours apparues comme une menace pour la philosophie.

(B211) Les sciences sociales sont nées après la Révolution Française. Or, si Descartes (XVII° siècle) les avait connues, il y aurait eu une contradiction entre leur prétention à vouloir tenir un discours scientifique sur l’homme et ce qu’est l’homme en réalité. En effet, la sociologie, en tant qu’elle étudie et décrit les interactions entre des êtres humains au sein d’une même société, étudie et décrit les passions des hommes, c’est-à-dire les réactions mécaniques des corps humains en fonction de leurs besoins (A312). La sociologie se comporte donc comme une science qui étudierait et décrirait les interactions entre les rouages d’un mécanisme, rouages qui ne sont autre que les corps humains : par analogie, la sociologie serait au corps humain ce que la mécanique est à une machine. Donc, d'une part, on n'a pas besoin d'une sociologie pour étudier les interactions entre des corps puisque « il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique »(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203). D'autre part, ce faisant, on passe à côté de la vraie nature de l’homme. Car l’homme n’est pas un corps, il en possède un, mais il est une âme ou un esprit : «  [Qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense [...]. Il n’y a rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit] »(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203). Et, de fait, Descartes a montré que l’esprit est très facile à connaître moyennant une méthode pour bien conduire ses pensées. Et dans ce cas, ce n’est pas la physique, c’est la métaphysique qui y conduit (A313).

(B212) Pour Locke (XVII° également), la sociologie aurait aussi été "agressive et gênante" pour la philosophie, mais pour une tout autre raison que pour Descartes. Locke étant un empiriste (B111), ce n’est pas le fait que l’on s’intéresse aux interactions corporelles entre les hommes au sein d’un vaste mécanisme appelé "société" qui l’aurait dérangé. C’est plutôt la notion même de "société". En effet, qu’est-ce que la société pour Locke et pour les philosophes du même courant (et qu’on appelle aussi souvent des "libéraux") ? Pour eux la société n’est rien, elle n'existe pas. En tout cas, elle n'existe pas comme une réalité stable et donc comme objet d'étude pour une science. Car « [un homme] peut convenir, avec d’autres hommes, de se joindre et s’unir en société pour leur conservation, pour leur sûreté mu­tuelle, pour la tranquillité de leur vie »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §95). Un homme "peut convenir ...", ce n'est donc pas une nécessité. A contrario, la seule réalité humaine perceptible, dont on puisse avoir une expérience sensible, pour des empiristes, ce sont les individus, et, éventuellement les regroupements précaires et révocables que ces derniers opèrent en fonction de leurs intérêts du moment. Mais il n’existe nullement de réalité sociale comme objet d'observation durable et cohérent. En conséquence, une sociologie serait une science sans objet. Pour Locke et les libéraux, il n’y a guère que la philosophie et, peut-être, une psychologie, c'est-à-dire une science des états internes de l'homme, qui puissent contribuer à une connaissance de l’homme.

(B213) Wittgenstein enfin (XX° siècle) connaît l'existence des sciences sociales. Et elles étudient les rites qui ont cours dans les sociétés humaines. Le problème, souligne-t-il, c'est que les rites ne se laissent pas étudier scientifiquement. En effet, ce sont des activités instinctives, c'est-à-dire des activités qui sont profondément implantées dans nos coutumes ou "formes de vie". Dès lors, il s'avère particulièrement difficile de circonscrire précisément et objectivement des phénomènes d'une extrême complexité comme le mariage, le chômage, le suicide, etc. Il s'ensuit qu'il est quasiment impossible d'établir, à propos de tels phénomènes, des hypothèses scientifiques vérifiables. C'est pourquoi « tous les rites sont des actions que l'on peut nommer instinctives et une explication historique [ou sociologique] est une supposition superflue qui n'explique rien »(Wittgenstein, Remarques sur "le Rameau d'Or" de Frazer, 12). Une activité qui se donnerait pour objectif d'expliquer le chômage chez les hommes, par exemple, comme on expliquerait la photosynthèse chez les plantes, prétendrait donc faire de la science sans en avoir les moyens. « Certes, il y a bien une analogie entre une action humaine et un mouve­ment naturel, mais on ne peut rien constater de plus que cette analogie »(Wittgenstein, Remarques sur "le Rameau d'Or" de Frazer, 12), comme le montrent les expressions "vague de suicides", "explosion de colère", "flambée des prix", "effondrement de la croissance", etc. Du coup, une science qui se prétendrait "sociale" énoncerait non pas des conclusions après confrontation d'une hypothèse, éventuellement mathématisée, avec une réalité extérieure, mais des tautologies consistant à décrire, de l'intérieur, le rite en fonction des règles du jeu de langage qu'on a simplement coutume de pratiquer pour commenter ce rite : on prétend décrire scientifiquement l'avenir des retraites, mais en réalité, on ne fait que rabâcher un certain type de discours tautologique, donc invérifiable. Bref, pour Wittgenstein, la sociologie se réduit à de la philosophie dans le meilleur des cas, et, dans le pire des cas, à de la métaphysique (B128).

(B214) Descartes, Locke et Wittgenstein s'accordent donc pour admettre que la philosophie suffit à décrire le phénomène humain et n'a pas besoin de soi-disant "sciences sociales". Bourdieu constate ces très fortes résistances que les philosophes opposent aux sciences sociales, alors qu'ils n'en ont que peu ou pas opposé aux sciences de la nature. Mais de telles résistances s'expliquent pour lui très simplement : les philosophes sont, depuis toujours, conditionnés par leur statut social qui les incline à considérer les phénomènes humains comme des phénomènes supérieurs émanant de la pure conscience, par opposition aux phénomènes matériels qui caractérisent les autres êtres de la nature tenus pour inférieurs à l'homme (A133). Rien d'étonnant donc, si « l'affirmation de l’irréductibilité de la conscience [...] est une manière de définir et défendre la fron­tière entre ce qui appartient en propre à la philosophie et ce qu’elle peut abandonner aux sciences »(Bourdieu, Choses Dites). Pour Bourdieu, les philosophes ne manifestent donc rien d'autre que l'habitus philosophique consistant à voir dans les phénomènes spécifiquement humains, donc, en particulier, dans les phénomènes de conscience, une sorte de chasse gardée pour les philosophes. Et cet habitus, comme tout habitus, proviennent des « conditionnements as­sociés à une classe particulière de conditions d’existence [...], sys­tèmes de dispositions durables et transposables [...], principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentat­ions »(Bourdieu, Choses Dites), lesquels perpétuent le point de vue le plus favorable à la conservation de l'ordre social existant et donc, en particulier, le statut privilégié des philosophes au sein de cet ordre social. Voilà pourquoi, selon Bourdieu, les philosophes ont tendance à parler des sciences sociales en termes péjoratifs, voire méprisants (A131).

Fort bien, mais en quoi les sciences sociales, et la sociologie en particulier, sont-elles de véritables sciences plutôt que de simples critiques philosophiques des phénomènes spécifiquement humains ?

"[Pour autant] elle n’est pas une simple critique : il y a des systèmes d’hypo­thèses, des concepts, des méthodes de vé­rification, tout ce que l’on attache à l’idée de science."

Bourdieu répond que les sciences sociales, et la sociologie en particulier, ont adopté tous les critères caractéristiques des sciences de la nature depuis Kant.

(B215) Durkheim est considéré comme le fondateur de la sociologie descriptive. Pour lui, en effet, « la première règle est de considérer les faits sociaux comme des choses »(Durkheim, les Règles de la Mé­thode Sociologique). Autrement dit, la règle fondamentale que doit suivre une activité qui se prétend "science sociale", c'est celle de l'objectivité : ce dont va s'occuper la sociologie doit avoir le statut d'"objet", doit donc pouvoir être observé de l'extérieur comme un objet, comme une chose, et non pas de l'intérieur comme le prétend Wittgenstein. Pour Durkheim, donc, la sociologie sera une science à part entière à condition d'être capable d'objectiver ce dont elle parle. Ce qui, pour Durkheim, veut dire, comme chez Kant, qu'il va s'agir, au moyen des mathématiques, de formuler des hypothèses a priori qui ne deviendront des lois qu'après confrontation expérimentale avec des faits mesurables (B126). Or, en quoi va consister l'intrusion des mathématiques dans les sciences sociales ? Durkheim répond que, s'agissant des "objets" des sciences sociales, « [c’est] la statistique qui nous fournit le moyen de les isoler »(Durkheim, les Règles de la Mé­thode Sociologique), plus précisément la statistique descriptive, notamment le concept de corrélation statistique. Cette idée de corrélation statistique naît au XVIII° avec le scepticisme humien qui propose de substituer l'idée de conjonction constante probable entre deux phénomènes (A et B sont en corrélation) à l'idée de causalité nécessaire entre deux phénomènes (A est la cause de B) (B125). Par exemple, Durkheim lui-même va chercher à établir (c'est là son hypothèse) qu'il existe (en Europe au début du XX° siècle) une corrélation (une conjonction constante) entre le taux de suicides et le taux de pénétration de la confession protestante dans une population donnée : en gros, plus il y a de protestants dans une population donnée, plus il y a de suicides. Pour vérifier son hypothèse, il va donc recueillir deux séries de données statistiques (nombre de suicides ; nombre de protestants) et il va remarquer qu'il existe entre ces deux séries une forte corrélation linéaire positive (i.e. la représentation graphique de ces deux séries, l'une en abscisse, l'autre en ordonnée, donne un "nuage de points" très aplati, qui a presque la forme d'une fonction affine croissante). Au moyen de la statistique, Durkheim fait donc apparaître un objet social (B123) qui s'appelle "le suicide" et dont les variations obéissent à des lois : comme il le dit lui-même, toute société est disposée à fournir un certain contingent de morts volontaires ! Ce qui est la preuve que le suicide, par exemple, est bien un fait extérieur et public, et non pas intérieur et privé. D'une manière générale, pour Durkheim, « la plupart de nos idées, de nos ten­dances ne sont pas éla­borées par cha­cun d'entre nous, mais sont des manières d'agir, de penser, de sentir, qui s’imposent à l'individu »(Durkheim, les Règles de la Mé­thode Sociologique).

(B216) Bourdieu est, de ce point de vue, l'héritier direct de Durkheim et de Hume. Par exemple, « la sociologie dévoile la corrélation entre la réussite scolaire et l’origine sociale »(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii), ce qui veut dire, au sens de Durkheim, que, si l'on recueille des données statistiques sur le nombre d'années d'études supérieures des membres d'une population donnée et le revenu moyen de la famille dont ils sont issus, on va encore constater une forte corrélation positive, une "conjonction constante" dirait Hume. Et cela aura pour effet de constituer la "réussite scolaire" en objet scientifique d'étude, donc de donner une "objectivité" à la réussite scolaire. Car, pour Bourdieu comme pour Durkheim, les sciences sociales en général et la sociologie en particulier, peuvent et doivent adopter les méthodes qui ont fait le succès des sciences de la nature. Cependant Bourdieu, un demi-siècle après Durkheim, emploie un vocabulaire différent de ce dernier. Par exemple, il dit que la sociologie "dévoile" la corrélation entre deux faits sociaux. Or, lorsqu'on dit qu'on dévoile une vérité, on ne se contente pas de décrire des faits, on soulève un voile, c'est-à-dire qu'on fait disparaître l'obstacle que d'aucuns avaient intérêt à interposer devant la vérité. Et, pour Bourdieu, cet obstacle est évident : c'est la relation de domination. De sorte que « la fonction scientifique de la sociologie est de décrire le monde social, à commencer par les relations de pouvoir. »(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii). Bref, tout en décrivant des faits sociaux comme des choses (objectivement), la sociologie ne peut s'empêcher de dévoiler des relations de domination. Or, ajoute Bourdieu, dévoiler ces relation n'est pas neutre mais constitue une menace pour l'existence de ces relations inégalitaires. Finalement, la description objective du monde social, contrairement à la description objective du monde naturel, est une « opération qui n’est pas neutre socialement et qui remplit sans doute une fonction sociale. Entre autres parce qu’il n’est pas de pouvoir qui ne doive une part de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent »(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii).

Mais alors, n'est-ce pas cet enjeu de pouvoir, que les sciences sociales devraient avoir pour fonction de dévoiler, qui permet de distinguer les sciences de la nature et les sciences sociales ?

II - Mais, beaucoup plus gravement, les sciences sociales, à la différence des sciences de la nature, contribuent au désenchantement du monde en essayant de comprendre les motivations cachées des agents sociaux, et donc en tentant de détruire l'illusio dans laquelle se complaisent tous les hommes, à commencer par ceux qui désirent acquérir ou conserver du pouvoir.

"[Mais] une des difficultés majeures réside dans le fait que ses objets sont souvent des enjeux de lutte : comme le dit Weber, la sociologie désen­chante."

Le problème spécifique que posent les sciences sociales, et donc la sociologie en particulier, c'est qu'elles ne se contentent pas de décrire objectivement des faits sociaux, mais aussi qu'elles désenchantent, c'est qu'elles font cesser l'enchantement dont sont victimes les agents sociaux en dévoilant les enjeux de lutte qui sont, en quelque sorte, les dessous cachés du monde social.

(B221) Si Durkheim est le fondateur de la sociologie "descriptive", Weber est le fondateur de la sociologie "compréhensive". À l'opposé de Durkheim, il ne s'agit pas, pour Weber, de décrire les faits sociaux "comme des choses", c'est-à-dire de décrire objectivement une réalité extérieure et publique, mais plutôt de comprendre subjectivement les motivations intérieures et privées d'une action sociale : «  nous appelons so­ciologie une science qui se propose de comprendre par interprétation l'action sociale »(Weber, Sociologie des Reli­gions). Il importe donc, pour Weber, de comprendre une action, et non pas simplement la décrire, autrement dit se mettre à la place de l'agent social pour saisir le sens que l'agent lui-même communique à son comportement. Weber veut dire par là qu'il ne suffit pas, si l'on veut adopter une position scientifique à l'égard des comportement sociaux, de les décrire objectivement. Car, contrairement à ce qui se passe dans la nature, chez les humains, les agents sociaux comprennent ce qu'ils font et se communiquent mutuellement cette compréhension au moyen d'explication rationnelle. Bref, le sens subjectif qu'ils donnent à leur acte (e.g. : je fais brûler de l'encens pour chasser les mauvais esprits) a vocation à devenir inter-subjectif et donc, à terme, à modifier profondément la vie sociale : « la conduite de la vie, partout où elle a été ra­tionalisée, a vu son évolution profondément modifiée par ce sens subjectif »(Weber, Sociologie des Reli­gions). L'exemple le plus connu, c'est celui de la naissance du capitalisme à propos duquel Weber souligne l'importance qu'ont revêtue les motivations religieuses, complètement irrationnelles dans un premier temps, mais qui, dans la mesure où elles furent partagées, sont devenues des règles qui ont profondément transformé le monde social. Finalement, pour Weber, la sociologie "désenchante" le monde social, c'est-à-dire qu'elle met en pleine lumière en les communiquant au plus grand nombre les motivations subjectives que les agents sociaux ont tendance à se communiquer implicitement par empathie plutôt qu'à travers un discours explicite. A contrario, « est enchanté un monde social dépourvu de sens face à un cosmos [univers naturel] qui, lui, est doté de sens »(Weber, Sociologie des Reli­gions) : est "enchanté" un monde social auquel manque une activité de compréhension explicite des motivations subjectives, tandis que le monde naturel est forcément "désenchanté" puisqu'il existe une activité de description objective des phénomènes naturels (les sciences de la nature). Donc, pour Weber les sciences sociales font, pour le monde social ce que les science naturelles ont déjà fait pour le monde naturel, à savoir qu'elles font cesser l'enchantement, la pensée magique, elles lui donnent un sens, mais elles le font d'une tout autre manière que les sciences de la nature.

(B222) Or, s'il s'agit de révéler, comme le dit Weber, les motivations subjectives des agents sociaux, une redoutable difficulté va se dresser devant le sociologue. En effet, dans la mesure où il doit se pénétrer des motivations subjectives pour tenter de les rationaliser en les explicitant, le sociologue, le spécialiste de sciences sociales doit s'installer dans l'ensemble des coutumes des agents sociaux dont il veut comprendre le comportement. Or, ces coutumes sont partagées de manière "mystique", c'est-à-dire muette, implicite. De sorte qu'il est, non seulement difficile d'en prendre conscience pour en parler explicitement (les coutumes sont ressenties de manière confuse dans nos actions, et donc difficilement isolables de celles-ci), mais que, le faire, risque de discréditer ces coutumes en incitant au pyrrhonisme : après tout, pourquoi se marie-t-on ? « Qui voudra examiner le motif de la coutume le trouvera si faible et si léger, que, s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle [une époque] lui ait tant acquis de pompe et de révérence »(Pascal, Pensées, B294) (A223). Il existe donc indéniablement une très forte pression qui va peser sur le sociologue pour l'empêcher de rendre compte des coutumes qui conditionnent le sens subjectif que les agents donnent à leurs actions. À partir de là, deux positions sont possibles pour le sociologue : ou bien il devindra un "ignorant savant", ou bien il restera un "demi-savant". En effet, « les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance où se trouvent tous les hommes en nais­sant. L'autre extré­mité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien [...] ; mais c'est une ignorance savante qui se connaît »(Pascal, Pen­sées, B327). Autrement dit, dans la mesure où un sociologue est nécessairement quelqu'un qui a quitté le stade de l'"ignorance naturelle", ou bien il aura conscience qu'il existe des "premiers principes", simplement ressentis par le coeur, qui échapperont nécessairement à toute tentative de rationalisation explicite, ou bien au contraire il n'en aura pas conscience, imaginant qu'il est en mesure de tout saisir, tout comprendre, tout rationaliser (A221). Auquel cas, ce ne sera qu'un "demi-savant", et « ceux qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, [les demi-savants] troublent le monde, et jugent mal de tout »(Pascal, Pen­sées, B327).

(B223) Or, pour un spécialiste de sciences sociales, le fait de n'être qu'un "demi-savant" est incompatible avec l'une les deux fonctions des sciences sociales : comprendre et décrire. Prenons l'exemple de l'une des notions les plus connues de l'économiste américain Milton Friedman, la notion de "taux de chômage naturel" (natural rate of unemployment). A quoi cela correspond-il ? Soit it le taux d'inflation à un endroit donné pendant une certaine période à l'instant t et it+n le taux d'inflation au même endroit pendant la même période à l'instant t+n. La "loi de Friedman" dit que la différence entre it+n et it sera positive (donc les prix auront tendance à augmenter) si le taux de chômage u est inférieur au taux de chômage "naturel" u*. En termes mathématiques, cela se formule de la manière suivante : it+n - it = -k (u - u*), avec k, constante réelle strictement positive. On pourrait croire que, à la manière de Durkheim, cet économiste décrit statistiquement le phénomène social du chômage en le mettant en corrélation avec le phénomène social de l'inflation, en traitant ces deux phénomènes "comme des choses". Il va même jusqu'à considérer que le chômage est inscrit dans la nature, puisqu'il existe un "taux de chômage naturel" tel que, si un État ignore cette réalité naturelle en voulant faire baisser le chômage au dessous de u*, cela causera mécaniquement une flambée inflationniste. Or, premier problème, il ne "comprend" nullement, au sens de Weber, ce qu'il avance. Car il ne se rend pas compte de la motivation subjective des membres de la classe capitaliste dominante : ceux-ci ont en effet tout intérêt à ce que le chômage ne soit pas trop bas et, a fortiori, ne disparaisse pas, car alors ils auront du mal à trouver de la main d'oeuvre disponible et devront donc mieux la rémunérer, diminuant d'autant leurs profits. Mais, second problème, on peut dire aussi que Friedman ne "décrit" même pas correctement, au sens de Durkheim, le phénomène dont il parle dans la mesure où il confond la corrélation avec la causalité : dire "il y a corrélation positive entre le baisse du chômage et la hausse de l'inflation" n'est absolument pas la même chose que dire "la baisse du chômage est la cause de la hausse de l'inflation". Par exemple, il existe une forte corrélation positive entre le montant du loyer payé par un ménage et le nombre de jours de vacances à la neige que prend annuellement ce ménage, mais il serait ridicule de dire que, pour que ce ménage parte plus souvent à la neige, il faut augmenter son loyer ! Pour ces deux raisons, « nombre de ceux qui se désignent comme sociologues ou éco­nomistes sont des ingénieurs so­ciaux qui ont pour fonction de fournir aux membres de la classe dominante la connais­sance pratique ou demi-savante dont ils ont besoin pour rationaliser leur domina­tion, [instaurant] une violence symbolique par laquelle les dominés contribuent à leur propre domination »(Bourdieu, Questions de Sociologie, pro.). Bourdieu emprunte donc à Pascal l'idée que nombre de ceux qui se désignent comme des sociologues ou des économistes ne sont que des "demi-savants" (des "ingénieurs sociaux") qui ont pour fonction, non pas de "désenchanter" le monde social, mais au contraire de l'"enchanter" au moyen d'une "violence symbolique", celle qui s'exerce non pas physiquement du fort au faible, mais qui s'exerce symboliquement à travers le langage par lequel les dominants justifient leur domination et réussissent à la rendre légitime auprès des dominés. Il est clair en tout cas que le spécialiste de sciences sociales ne pourra « compter sur les pa­trons, les évêques ou les journalistes pour louer la scientifici­té de travaux qui dévoilent les fondements cachés de leur do­mination et travailler à en divulguer les résultats »(Bourdieu, Questions de Sociologie, pro.), bref, pour "désenchanter" le monde social.

Est-ce à dire que la tâche finale des sciences sociales est définitivement vouée à l'échec ?

"[Car], tandis que les dominés ont intérêt à la découverte du mécanisme social comme loi historique qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de son fonctionnement, les dominants ont intérêt à ce que ce mécanisme paraisse naturel et demeure inconscient."

La réponse ne laisse, à l'évidence, que peu d'espoir : les uns (les dominés) ont intérêt à ce que les sciences sociales non seulement décrivent, mais aussi comprennent ("désenchantent"), les autres (les dominants) admettent la description, mais craignent la compréhension. Le problème, c'est que, par définition, ce sont les dominants qui sont les plus forts, en tout cas sur une période historique donnée, souligne Bourdieu.

(B224) Le problème devient donc : cette prise de conscience des rapports sociaux de domination sous-jacents à tout phénomène social significatif est-elle possible ? À cette question, Freud répond par la négative. En effet, « la psychanalyse se refuse à considérer la conscience comme formant l'essence même de la vie psychique »(Freud, Essais de Psychanalyse, II). Pour Freud, contrairement à une longue tradition philosophique qui considère comme une évidence que l’homme est essentiellement un être pensant et que cet être pensant est essentiellement un être conscient, l’homme n’est pas essentiellement un être pensant mais un être désirant, et sa pensée n’est pas essentiellement consciente mais inconsciente. Et si tel est le cas, c’est parce qu’une quantité significative de ses contenus de pensée consciente est censurée par des forces qui dépassent les efforts de pensée de chacun d’entre nous : « c'est en ce point qu'intervient la théorie psychanalytique, pour déclarer que si certaines représentations sont incapables de de­venir conscientes, c'est à cause d'une certaine force de refoulement qui s'y oppose, que sans cette force elles pour­raient bien devenir conscientes »(Freud, Essais de Psychanalyse, II). Impossible donc pour le sociologue comme pour tout homme de s'opposer à ces "forces de refoulement" qui l'empêchent de prendre conscience d'un certains nombre de réalités.

(B225) Et pour savoir en quoi consistent ces "forces de refoulement" qui menacent l'objectivité du chercheur en sciences sociales, il faut aller voir chez Marx. Ces "forces de refoulement" ne sont rien d'autre que les résistances que les classes dominantes ont toujours interposées devant toute tentative de révéler les fondements réels de leurs privilèges. Or, souligne Marx, les classes dominantes ont en quelque sorte les moyens matériels de brouiller les pistes en maintenant le mystère sur l’origine de leur statut : elles disposent non seulement des moyens de production économique, mais aussi des moyens de production intellectuelle (e.g. à travers les media, l’enseignement, la culture, etc.) : « la classe qui est la puis­sance matérielle dominante de la société [...] dispose des moyens de la production matérielle et, en même temps, des moyens de la production intellectuelle. »(Marx, l’Idéologie Allemande). Or, si ce que dit Marx est vrai, il est facile d’en conclure que la classe dominante fera toujours son possible pour que les sciences sociales ne fassent pas de révélations gênantes qui pourraient menacer leur domination. En effet, si « à toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes [...].Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes »(Marx, l’Idéologie Allemande), comment les sciences sociales, qui pensent à travers les idées de la classe dominante, pourraient-elles être autre chose que des sciences de "demi-savants" tant qu’il existera une classe dominante ?
(B226) Bourdieu partage très largement les craintes et les perplexités de Freud et de Marx dont il revendique par ailleurs l’héritage. Mais il avoue aussi avoir été influencé par Wittgenstein et par Marcuse. À Wittgenstein, il emprunte l’idée que les rapports sociaux sont régis par des "jeux de langage" qui, comme le dit Wittgenstein, obéissent à des "règles du jeu" qu’on applique souvent sans s’en rendre compte (A333). Or, ce que Wittgenstein appelle "jeu de langage", Bourdieu le nomme "illusio" en rappelant que ce mot latin vient de la contraction de l’expression in ludo, qui veut dire "dans le jeu". Être dans l’illusio, c’est donc être dans le jeu, autrement dit tellement pris par les enjeux (gagner, ou en tout cas, être le mieux placé possible dans la compétition) du jeu social, qu’on n’est plus en état de penser, encore moins de contester, les règles qui gouvernent notre comportement (l’exemple de Milton Friedman est particulièrement significatif) : « la croyance collective dans le jeu (illusio) et dans la valeur sacrée de ses enjeux est à la fois la condition et le pro­duit du fonctionnement même du jeu »(Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 2). Donc, pour Bourdieu, pas de jeu social sans illusio. Or, tant qu’il y aura illusio, pas de prise de conscience des règles du jeu et, par conséquent, pas de sciences sociales capables de désenchanter le monde social. Jusque là, Bourdieu dit la même chose que Marx et Freud. La seule petite différence, qui fait que, au final, Bourdieu est un peu moins pessimiste qu’eux, c’est que, en considérant les relations sociales comme des jeux, on suppose qu’il y a néanmoins possibilité d’observer le jeu de l’extérieur, comme un spectateur et non comme un acteur. Pour prendre une analogie, on dira que pour pouvoir comprendre la stratégie d’un joueur d’échecs, il faut évidemment connaître le mieux possible les règles du jeu d’échecs, mais, en plus, il vaut mieux ne pas participer à la compétition dans laquelle ce joueur est impliqué. De même, si l’on veut comprendre la relation qui existe entre l’inflation et le chômage, il faut évidemment être un économiste, mais il vaut mieux ne pas partager les mêmes intérêts que les patrons. Pour Bourdieu, donc, « on ne peut donc fonder une véritable science […] qu’à condition de s’arra­cher à l’illusio et de suspendre la relation de complicité et de connivence qui lie tout homme cultivé au jeu culturel pour constituer ce jeu en objet »(Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 2). Bourdieu parle de "science" en général, non pas de science sociale en particulier, rejoignant par là Marcuse (B127) pour qui toutes les sciences, dans la mesure où elles ont tendance à ignorer les conditions sociales de leur exercice, sont nécessairement concernées par l’illusio qui, de fait, les met au service de la classe dominante.
Nous avons donc pu voir que les sciences sociales et humaines se distinguent des sciences de la nature en ce qu'elles détruisent l'hégémonie de la philosophie sur les phénomènes humains, notamment sur les phénomènes de conscience, qui sont descriptibles scientifiquement, comme des choses, au moyen d'hypothèses mathématisées qui ont tendance à révéler l'aspect inégalitaire des relations sociales. Dès lors, et plus profondément, les sciences sociales et humaines se distinguent des sciences de la nature par l'exigence de dépasser la simple description pour la compréhension des motivations de domination des agents sociaux, ce qui suppose que les chercheurs soient capables de s'arracher à l'illusio qui les empêchent d'objectiver les règles implicites du jeu social dans lequel ils sont eux-mêmes impliqués.