La
D.D.H.C.
de 1789
énonce dans son article 1 que “les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”,
puis dans son article 2 que “le
but de toute association politique est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de l’homme”.
Auquel cas le citoyen n’est que l’homme naturel dont les droits
innés sont reconnus et protégés par une organisation politique
publique. Ce qui voudrait dire que l’Etat est fondé sur la volonté
rationnelle des hommes de conserver leurs droits naturels. Or l’homme
peut-il avoir des droits avant d’être citoyen d’un Etat ? Et
dans l’affirmative, de tels droits conduisent-ils nécessairement
et rationnellement à la fondation de l’Etat ? Donc dans quelle
mesure l’homme possède-t-il des droits naturels ?
I - Le
désir est l’expression du droit de nature de chaque homme à se
conserver.
A
- “chacun
existe par le droit souverain de la Nature, et par conséquent,
chacun, par le droit souverain de la Nature, fait ce qui suit de la
nécessité de sa nature”.
Tout
ce qui existe n’est que modification
particulière d’une unique substance,
“cet Etre
éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature”(Ethique,
IV, préf.). En effet, toute chose existe par l’enchaînement
nécessaire
des causes
et des effets
: “dans
la Nature, il n’y a rien de contingent mais toutes choses sont
déterminées par la nécessité de la nature divine”
(Ethique
I, 29). En d’autres termes, il y a une parfaite homogénéité
de la Nature dans le sens où les seules relations
pertinentes entre les représentations
des parties
de la Nature sont des relations rationnelles.
Et en vertu du parallélisme
selon lequel “l’ordre
et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la
connexion des choses”(Ethique,
II, 7), il s’ensuit que les seules relations
pertinentes entre les parties
de la Nature sont des relations causales.
On en déduit que l’existence
de toute chose particulière
ne peut s’expliquer que par la puissance
d’une
causalité
interne
qui lui permet de compenser la puissance
de la causalité
externe
qui autrement la détruirait. Cette puissance, c’est le conatus
(ou appétit)
par quoi “toute
chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et
s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de
persévérer dans son être”
(Ethique,
III, 6). C’est en ce sens que“chacun
existe par le droit souverain de la Nature”.
Le droit
souverain de la nature,
c’est-à-dire “les
lois mêmes ou règles de la Nature par lesquelles tout arrive,
c’est-à dire la puissance même de la Nature”(T.P.,
II, 4). Le droit
de nature
d’un être, c’est donc sa puissance,
ou si l’on préfère ce qui, par le jeu naturel des causes
et des effets,
rend cet être apte à se conserver.
Il s’ensuit que le droit
de toute
chose en général, en particulier de tout individu
ou groupe
social humain, “s’étend
jusqu’où s’étend sa puissance”(-id-).
C’est pourquoi, le droit
de nature
de chaque individu consiste à faire “ce
qui suit de la nécessité de sa nature”.
Le droit de
nature d’un
être, c’est toute la puissance
physique
qu’il est capable d’opposer
ce qui tend à limiter ou à détruire son existence : telle est sa
nature
ou son essence.
En quoi ce droit de nature consiste-t-il dans le cas particulier de
l’homme ?
B
- “ainsi,
par le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon et
de ce qui est mauvais, songe à son utilité selon son propre naturel
et s’efforce de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il
hait”.
L’homme
aussi fait effort
pour se conserver, possède un droit
de nature
ou puissance
naturelle : tel est le désir,
“l’appétit
accompagné de la conscience de lui-même”(Ethique,
III, 9). Donc ce qui constitue l’essence
(ou nature)
de l’homme c’est le désir
en tant
qu’il est l’expression de son droit
de nature
à se conserver, joint à sa représentation consciente
: “le
désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort
par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son
être”(Ethique,
IV, 18). Il s’ensuit que “de
cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à sa
conservation”(Ethique,
III, 9) et “chacun
selon les lois de sa propre nature, désire nécessairement ce qu’il
juge être bon ou mauvais, ou éprouve de l’aversion pour
lui”(Ethique,
IV, 19) : chacun a une représentation
consciente
de ce qu’il imagine
devoir le
maintenir en vie
en lui procurant de la joie,
et que, pour cela, il désire conserver.
De même, ce qu’il imagine
devoir lui
nuire
en lui procurant de la tristesse,
il désire le détruire.
D’une manière générale, si la joie
et la tristesse
sont “des
affections du corps par lesquelles la puissance d’agir est
augmentée ou diminuée [...] et en même temps les idées de ces
affections”(Ethique,
III, déf.3), nous désirons nécessairement minimiser la tristesse
par laquelle “l’esprit
passe à une perfection moindre”
(Ethique,
III, 11), et maximiser la joie
par laquelle “l’esprit
passe à une perfection plus grande”
(-id-). Donc nous ne désirons
pas conserver
une chose “parce
que nous jugeons qu’elle est bonne, c’est le contraire : nous
jugeons qu’elle est bonne parce que nous la désirons”(Ethique,
III, 9), et de même, nous ne désirons
pas détruire
une chose parce qu’elle est mauvaise,
mais le contraire. Donc le bien et le mal, et toutes les valeurs
en général, ne sont que des catégories
linguistiques
sous lesquelles l’être
conscient
qu’est l’homme classe
ce qu’il désire
conserver
ou ce qu’il désire
détruire.
C’est pourquoi “chacun
[...] songe à son utilité selon son propre naturel”
: tout
homme,
selon le contexte causal
ou rationnel
dans lequel il est placé, tend à utiliser sa propre puissance
ou droit de
nature
pour persévérer
en son être. Ainsi, “par
le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon et de
ce qui est mauvais”,
c’est-à-dire que chacun “s’efforce
de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il hait”.
Cela suffit-il à l’homme pour se conserver ?
C
- “si
les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun possèderait
son droit sans aucun dommage pour autrui”.
Les
biens
et les maux
sont l’expression du droit
de nature
par lequel chacun fait effort
pour désirer
conserver ce qu’il aime
et détruire ce qu’il hait.
Les biens et les maux sont donc imaginaires,
ils font l’objet d’une représentation
contingente car
“il
dépend de l’imagination seule que nous considérions les choses
comme contingentes”(Ethique,
II, 44), c’est-à-dire comme non
nécessaires.
Et la preuve en est que le droit
de nature
de l’un risque d’être incompatible
avec celui de l’autre. Car si un individu imagine
ce qui est bon
pour lui, et que ce qui est bon pour lui est mauvais
pour un autre, alors son propre droit
de nature
à se conserver est précaire
car toujours menacé par un conflit
virtuel. D’autant plus que “l’esprit
s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la
puissance d’agir du corps”
(Ethique,
III, 12). Dans la mesure où on préfère la joie
à la tristesse,
“chacun
voudrait faire adopter aux autres sa règle personnelle de vie, leur
faire approuver ce que lui même approuve et rejetter ce que lui-même
rejette”(T.P.,
I, 5) Donc, pour que le droit
de nature
de chacun à se conserver
dans la joie
puisse concorder
avec celui
de l’autre de manière nécessaire,
c’est-à-dire définitive, et non pas contingente,
c’est-à-dire aléatoire, il faudrait que la représentation
consciente du droit
de nature
de chacun soit rationnelle
et non imaginaire.
Et en effet, “il
est de la nature de la Raison de percevoir les choses [...] non comme
contingentes mais comme nécessaires”(Ethique,
II, 44). De telle sorte que si les individus étaient naturellement
rationnels,
alors “chacun
possèderait son droit sans dommage pour autrui”.
Pourquoi donc n’est-ce pas le cas ?
D
- “Mais
comme ils sont soumis à des sentiments qui surpassent de beaucoup la
puissance ou vertu humaine, ils sont tdonc iraillés en tous sens et
s’opposent les uns aux autres alors qu’ils ont besoin d’un
mutuel secours.
Hélas
les hommes ne sont pas naturellement
rationnels
: “s’agissait-il
de prendre un cerf, chacun sentait bien qu’il devait pour cela
garder fidèlement son poste ; mais si un lièvre venait à passer à
la portée de l’un d’eux, il ne faut pas douter qu’il ne le
poursuivît sans scrupule et qu’ayant atteint sa proie, il ne
souciât fort peu de faire manquer la leur à ses
compagnons”(Discours
..., II).
Ce paradoxe s’analyse ainsi : chacun tend naturellement à imaginer
ce qui
peut maximiser sa joie
et minimiser sa tristesse
; mais comme l’imagination
“est une
idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente et
qui indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la
chose extérieure”(Ethique,
IV, 8), le désir
qui va suivre sera d’autant plus fort que la chose
désirée
sera présente ici
et maintenant
et qu’elle concernera le corps
désirant ;
de sorte que si le corps
désirant
se réduit à un corps
individuel,
celui-ci sera incapable de renoncer
à une joie
ou d’accepter
une tristesse,
même s’il se révèle ultérieurement que c’est ce qu’il
aurait fallu faire pour maximiser
la joie
ou minimiser
la tristesse.
Il s’ensuit que “les
sentiments humains naturels sont toujours les mêmes”(T.P.,
V, 2), à savoir “l’espoir
qui est une joie contingente et la crainte qui est une tristesse
contingente”(Ethique,
III, 59). Dès lors chacun est incapable de comprendre
ce qui lui serait réellement
utile,
c’est-à-dire une joie
nécessaire
plutôt qu’un simple espoir
et une tristesse
nécessaire
plutôt qu’une simple crainte.
Bref, les hommes ne désirent
pas ce qui leur est réellement utile
et “s’opposent
les uns aux autres alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours”
car “ils
sont soumis à des sentiments qui surpassent de beaucoup la puissance
ou vertu humaine”.
Ce seront donc toujours l’espoir
ou la crainte
qui détermineront leur désir,
alors que “la
vertu, qui est l’effort même pour conserver son être”(Ethique,
IV, 18) réside dans son usage de la raison
car “la
raison exige que chacun s’aime soi-même, c’est-à-dire cherche
ce qui lui est réellement utile”.
En effet, ce qui leur est réellement
utile,
c’est l’effort
rationnel
pour se conserver durablement,
en d’autres termes, “est
utile ce qui conduit à la société commune des hommes, autrement
dit ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde”(Ethique,
IV, 40). Seulement “la
puissance naturelle des hommes, c’est-à-dire leur droit de nature,
doit être défini non par la raison mais par tout appétit qui les
détermine à agir et par lequel ils s’efforcent de se
conserver”(T.P.,
II, 5). Comment leur faire entendre raison ?
II - Le droit civil n’est autre que le droit de nature de l’être
social commun.
A
- “donc
pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en
aide, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit de nature
et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse
faire du mal à autrui”.
Comme
tout homme est naturellement
enclin à
se conserver dans l’espoir
ou la crainte,
il va de soi que si ces affections
ne concernent que le moi ici et maintenant, il n’y a que peu de
chances que le droit
de nature
de l’un concorde
avec celui de l’autre, car “tout
ce qu’un individu soumis au seul empire de la Nature juge lui être
utile [...] il lui est loisible de le désirer [...] et de s’en
saisir par quelque voie que ce soit [...] et aussi de tenir pour
ennemi celui qui veut l’empêcher de se satisfaire”(T.T.P.,
XVI). Et en généralisant, lorsque le désir
de l’un ne concorde
que de manière contingente
avec celui de l’autre, “ils
sont entraînés dans des directions différentes et entrent en
conflit les uns avec les autres”(T.P.,
II, 14). Auquel cas, il est impossible
que chacun désire
enfin ce qui lui est réellement
et
durablement
utile, c’est-à-dire ce qui est utile à un être
social
commun.
Pour que chacun désire
conserver un être
commun,
imagine
un bien commun,
il est nécessaire que les hommes “renoncent
à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne
feront rien qui puisse faire du mal à autrui”.
Cela signifie
que l’association
des hommes en un corps
social commun est
le seul moyen
pour que, désirant conserver
leur être
tout en étant mû par le désir,
ils désirent en fait conserver un être
commun, en
étant mû par un désir
commun.
Car un corps
a ceci de
remarquable que ses parties ne rentrent pas normalement
en conflit
les unes avec les autres mais entretiennent des rapports réglés
les unes avec les autres. Donc si le corps
commun
doit être une communauté de corps
individuels,
il faut le supposer doté d’une régularité
de relations
entre ses
membres afin qu’ils ne se nuisent
pas mutuellement. Le problème étant encore une fois que le corps
individuel est
bien réel tandis que le corps
social est
toujours virtuel. Il va donc s’agir d’instituer
cette régularité
de relations
dans le corps
social.
Comment donc des êtres naturellement dominés par leur imagination
contingente vont-ils pouvoir partager une commune raison nécessaire
?
B
- “or
comment peut-il se faire que les hommes qui sont soumis aux
sentiments inconstants et divers, puissent se donner cette assurance
réciproque et avoir foi les uns dans les autres ?”.
On
a l’habitude de dire que les hommes “parvenus
à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans
l’état de nature l’emportent sur les forces que chaque individu
peut employer pour se maintenir à cet état”(C.S.,
I, vi), décident
de renoncer volontairement
à leur droit
de nature
particulier. Les protagonistes concluraient alors une sorte de pacte
de
non-agression qui définirait “une
forme d’association qui défende et protège de toute la force
commune la personne et les biens”(-id-).
De sorte que “cet
acte d’association produit un corps moral et collectif, [...] un
moi commun doté de vie et de volonté”(-id-).
Ce pacte,
cet acte
d’association,
c’est ce qu’on appelle le contrat
social. Or
“pour
2+2=4, c’est comme si une convention avait été passée c’est
comme si un contrat de ce genre avait été conclu mais nous savons
qu’il n’y a pas eu de contrat réel”(W.L.C.),
un tel contrat
est autrement dit purement virtuel et “la
situation est comparable dans la théorie du contrat social”(-id-).
Il s’ensuit que le contrat
social est
l’ensemble “des
principes de la justice que des personnes rationnelles
choisiraient”(T.J.,
§3), ou encore “comme
l’impératif catégorique kantien qui s’applique à un être
rationnel, libre et égal aux autres”(T.J.,
§40), bref qu’il présuppose la rationalité,
la liberté
et l’égalité
des contractants. Or “plus
nous considérons l’homme comme libre, moins il peut s’abstenir
de raisonner et choisir le pire au lieu du meilleur”(T.P.,
II, 7), donc “est
libre celui qui est conduit par la raison seule”(Ethique,
IV, 68). En particulier “tout
ce qui en l’homme est signe de faiblesse ne saurait être rapporté
à sa liberté”(T.P.,
II, 7). Or “plus
on néglige ce qui nous est réellement utile, plus on est
faible”(Eth.,
II, 41). Celui qui s’associe à autrui sous l’effet d’un désir
imaginaire plutôt que d’un désir rationnel est donc d’autant
plus faible et d’autant moins libre que “sa
capacité de juger pourra facilement tomber sous la dépendance d’un
autre”(T.P.,
II, 11). Inversement, “un
esprit ne jouit d’une pleine indépendance que s’il est capable
d’un raisonnement correct”(-id-).
Bref il ne peut pas exister de contrat
social
entre des individus irrationnels, aliénés et inégaux. Alors,
comment faire ?
C
- “cela
paraît évident : à savoir que nul sentiment ne peut être
contrarié que par un sentiment plus fort et opposé au sentiment à
contrarier, et que chacun s’abstient de faire du mal par crainte
d’un mal plus grand”.
Contrairement
à ce qu’affirme Aristote, l’homme n’est pas naturellement un
animal
politique.
La seule qualité qui lui soit naturelle,
c’est le désir
par lequel il tend à persévérer
dans son être. Il s’ensuit que, contrairement à ce qu’affirme
Rousseau, l’homme n’est pas naturellement capable de s’associer
par contrat
social,
car celui-ci présuppose les qualités sociales (liberté
et égalité)
qu’il a précisément pour fonction de lui faire acquérir. Si l’on
veut expliquer comment des individus
irrationnels
peuvent fonder une société
rationnelle,
il faut donc admettre que “les
hommes ne naissent point membres de la société mais s’éduquent à
ce rôle”(T.P.,
V, 2) : les individus
deviendront
des citoyens
à
condition d’y être éduqués
par des institutions
appropriées, c’est-à-dire par des règles
communes
qui vont avoir pour tâche d’orienter
le désir
par lequel tout homme tend naturellement
à se conserver dans la direction de la conservation
d’un être
social commun qui
englobera et conservera
mieux et plus longtemps l’être
individuel particulier que
si celui-ci avait été livré à lui-même. Mais si c’est la
crainte
et l’espoir
qui déterminent naturellement le désir,
c’est aussi par la crainte
et l’espoir
“et non
par la raison qui ne peut contrarier ces sentiments”(Ethique,
IV, 37) que des corps biologiques désireront s’associer.
Car en effet “un
sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment
contraire et plus fort que le sentiment à contrarier”(Ethique,
IV, 7). Concrètement, à la crainte
contingente
de voir contrarier le droit
de nature
de son corps
biologique particulier,
il va falloir opposer la crainte
nécessaire d’enfreindre
le droit de
nature du
corps
social commun.
De même, à l’espoir
contingent
de voir satisfait son droit de nature particulier,
il va falloir opposer l’espoir
nécessaire de
voir satisfait un droit de nature commun.
Concrètement, “aucun
acte auquel jamais ni espoir de récompense ni menace de châtiment
ne saurait être ordonné par une législation afin de décider
quelque individu que ce soit”(T.P.,
III, 8) : en d’autres termes, l’éducation
ne sera efficace qu’à la condition d’exploiter le désir
naturel de
l’individu à espérer
des récompenses et à craindre
des châtiments. Simplement, il s’agit là d’orienter
le désir
de telle sorte que “dans
la société, les motifs d’espoir ou de crainte soient les mêmes
pour tous”(T.P.,
III, 3), c’est-à-dire que l’espoir
ou la crainte
soient respectivement ceux d’un bien
commun ou
d’un mal
commun
nécessaires. C’est en ce sens que l’éducation
suppose des institutions,
c’est-à-dire la pratique
de
relations
régulières faites
de raisons
nécessaires
pour l’esprit et de causes
nécessaires
pour le corps. Quelles doivent en ce sens être les prérogatives des
institutions ?
D
- “par
cette loi donc, la Société pourra se rendre ferme pourvu qu’elle
revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de
juger du bon et du mauvais et qu’elle ait par conséquent le
pouvoir de prescrire une règle de vie commune”.
La
loi
fondamentale
de toute société
humaine
est que “l’homme
agit toujours conformément aux lois de sa nature et songe à son
intérêt propre, et il est amené par l’espoir ou la crainte à
réaliser certaines actions et à n’en pas réaliser
d’autres”(T.P.,
III, 3). L’éducation
ne contrarie
donc pas sa nature,
mais au contraire la cultive
dans le sens où “si
deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à
l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que
chacun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que
l’homme”
(Ethique,
IV, 18). L’effet attendu de l’éducation
sera que “le
bien que l’homme désire pour lui-même et qu’il aime, il
l’aimera de façon plus constante en voyant que d’autres l’aiment
aussi”(Ethique,
IV, 37). Les institutions
engendrent donc des coutumes
sociales
de coordination des comportements
individuels
de telle sorte que “le
droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais”
est garanti par la loi
de l’être
social commun et non plus par celle de l’être individuel
particulier : on ne se venge
plus selon un désir
particulier
imaginaire et contingent, mais on punit
selon un désir
commun
rationnel et nécessaire. Mais rien dans ce transfert
n’est le résultat d’une lutte de la raison
contre l’imagination
: au contraire, c’est l’imagination
particulière et contingente qui devient raison
commune et nécessaire par l’effet d’une pratique
institutionnelle
à laquelle est éduqué
l’individu. Dès lors, “cette
société affermie par des lois et par le pouvoir de se conserver
s’appelle Etat et ceux qui sont protégés par ses lois s’appellent
Citoyens”(Ethique,
IV, 37). Le citoyen
est donc celui qui est éduqué
à agir par crainte
d’un
châtiment ou espoir
d’une
récompense auxquels il a été accoutumé
par diverses institutions
(famille, école, justice, profession, religion, sports, etc). Pour
autant, le droit
civil,
l’ensemble des rapports institutionnalisés
par des pratiques
communes,
“n’est
autre chose que le droit de nature, lequel se définit par la
puissance non de chacun des citoyens pris à part, mais de la masse
conduite en quelque sorte par une même pensée”(T.P.,
III, 2). Or la rationalité
n’est rien d’autre que cette pensée
commune,
de sorte que “l’homme
qui est conduit par la raison est plus libre dans l’Etat où il
obéit au décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à
lui seul”(Ethique,
IV, 73). Car même si la pensée
commune
présente comme un bien
ce qui n’est un bien rationnel
que pour une minorité
de citoyens en cachant que c’est un bien imaginaire
mais un mal rationnel
pour la majorité
d’entre eux, le risque existe que celle-ci finisse par raisonner
correctement.
C’est alors que “la
crainte ressentie jusque là par ces citoyens ferait place à la
révolte et l’Etat se dissoudrait de lui-même”(T.P.,
IV, 6) : en effet, comme “sous
la conduite de la raison, nous recherchons de deux biens le plus
grand et de deux maux le moindre”(Ethique,
IV, 65), la majorité deviendrait à elle seule un corps
social
dont l’espoir
de vivre libre
serait plus fort que l’espoir
de survivre en restant dominé
et dont la crainte
de la mort serait atténuée par le droit
de nature,
ici la puissance
de la majorité. Donc le seul Etat
qui soit rationnel
et nécessaire,
c’est “la
démocratie dont la fin est de soustraire les hommes à la domination
pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix”(T.T.P.,
XVI).
Conclusion.
Le
droit de nature de chacun s’étendant jusqu’à la limite de sa
puissance naturelle, l’homme désire naturellement conserver ce
qu’il considère être un bien, et détruire ce qu’il considère
être un mal. Mais faute d’accord rationnel et nécessaire entre
les désirs individuels, chaque homme espère ou craint des biens ou
des maux imaginaires et contingents. Pour faire cesser les conflits
et fonder un être social commun, il ne faut donc nullement compter
sur un contrat social qui présupposerait la rationalité des
individus. C’est plutôt en éduquant le désir naturel de
l’individu que l’on institue le citoyen par la pratique d’un
droit de nature commun orienté vers la conservation de l’Etat
comme corps social commun.