Le progrès économique a-t-il fait disparaître l'esclavage ? A première vue, l'esclavage n'est-il pas inhérent à un système économique archaïque qui fait de la main d'oeuvre un instrument de production animé ? A l'inverse, la modernisation économique des échanges n'a-t-elle pas substitué le salariat à l'esclavage comme rapport de production dominant ? Or, justement, l'obsession de la modernité ne pousse-t-elle pas à instrumentaliser à outrance la main d'oeuvre salariée ?
I
– A première vue, l’esclavage est le type de rapport de
production spécifique de l’économie de subsistance.
A
– Il est naturel et avantageux que l’instrument obéisse à la
pensée.
Outre la pensée, parmi les activités humaines non nécessaires,
i.e.
qui permettent de vivre bien et non seulement de vivre, « il
faut distinguer deux modalités : la production et l’action »
(Éthique
à Nicomaque,
1140a) ; la différence est que « le
but de la production est toujours extérieur à la chose produite,
tandis que le but de l’action n’est que l’action elle-même, sa
fin, c’est le bien-être »
(Éthique
à Nicomaque,
1140a) ; or la fin n’étant jamais nécessaire, toute action
« doit
recourir à des moyens appropriés si l’on veut que le but soit
atteint »(Politique,
1253b) : d’abord la pensée qui fixe le but et délibère sur
la meilleure manière de l’atteindre, ensuite « la
main qui est un instrument qui tient lieu d’instruments »(Parties
des Animaux,
687a), puis les instruments produits par ce premier instrument, et
enfin les biens et services, dont la fabrication est menée à bien.
On voit par là qu’« il
est à la fois conforme à la nature et avantageux que le corps soit
commandé par l’âme »(Politique,
1254b) ; conforme à la nature au sens où « la
matière est à la pensée ce que la femelle est au mâle dans la
reproduction »(de
la Génération et de la Corruption) :
la pensée s’impose à la matière qu’elle transforme comme le
mâle à la femelle qu’il féconde ; avantageux au sens où
« ce n’est
pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent
des êtres, mais c’est parce qu’il est intelligent que l’homme
a des mains »(Parties
des Animaux,
687a) : la perfection de la pensée se transmet à la main
autant qu’à ses outils, de sorte que « les
instruments sont soit animés, soit inanimés »
(Politique,
1253b).
En
quoi ce constat permet-il de justifier l’esclavage ?
B
– Dans l’économie antique, l’esclave est un instrument parmi
d’autres.
L’articulation pensée/instrument n’étant pas biologique, il
n’est pas nécessaire que pensée et main appartiennent au même
corps ; on peut même dire que « l’exécutant,
dans les différentes activités, entre dans la catégorie
instrument »
(Politique,
1253b), ce qui veut dire qu’« il
ne possède pas en lui-même le principe de son propre
mouvement »(Physique,
192b) : il est naturel qu’il soit fécondé et avantageux
qu’il soit dirigé par une pensée ; bref, l’exécutant est
« une
sorte de propriété animée au service d’autrui, comme un
instrument qui tient lieu d’instruments »(Politique,
1253b), c’est une main ; il va de soi que « si
chaque outil était capable, sur simple injonction, d’accomplir le
travail qui lui est propre, les chefs de famille n’auraient pas
besoin d’esclaves »(Politique,
1253b) : le besoin d’esclave se justifie par la nécessité de
fabriquer, tenir et entretenir les outils.
Aristote décrit une réalité sociale où « l’administration
familiale a pour but de nous procurer les denrées indispensables
sans lesquelles sont impossibles et la vie et la vie
heureuse »(Politique,
1253b) : pour vivre bien, il faut agir, mais pour agir, il faut
d’abord vivre, donc procéder à une production économique dans le
cadre « de
la famille où, primitivement, les femmes et les enfants sont les
esclaves de l’homme, c’est-à-dire sa propriété »(l’Idéologie
Allemande) ;
ainsi, dans la vie de la Cité antique, « ce
qui détermine les rapports sociaux de domination, c’est la forme
économique spécifique dans laquelle du travail gratuit est imposé
aux producteurs immédiats »(le
Capital,
III) : elle correspond à une économie de subsistance (non
d’échange) familiale (non politique) esclavagiste (non
domestique) ; bref, l’esclavage « est
lié à l’état des forces productives : en les modifiant,
les hommes changent leur mode de production et leurs rapports
sociaux »(Misère
de la Philosophie,
ii).
Est-ce
à dire que le perfectionnement technique des forces productives a
entraîné la disparition de l’esclavage ?
II
– Dans l’économie d’échange, l’esclavage disparaît mais le
prolétariat demeure sous la forme du salariat.
A
– Dans le mode capitaliste de production, la force de travail est
une marchandise comme une autre.
Historiquement, dans l’échange marchand « il
s’agit de vendre des marchandises en vue de l’achat d’autres
marchandises, et c’est l’argent qui sert d’intermédiaire »(le
Capital,
I, iv) ; c’est un progrès, car l’échange « rencontre
une limite dans la satisfaction des besoins »(le
Capital,
I, iv) ; or, la révolution industrielle a non seulement
engendré « de
meilleures machines, une plus grande dextérité et une division du
travail mieux entendue »(Richesse
des Nations,
II), mais aussi un système où « c’est
la marchandise, non l’argent qui sert d’intermédiaire »(le
Capital,
I, iv) : le capitalisme où « à
côté de la forme M1,A,M2,
transformation de la marchandise en argent et retransformation en
marchandise, nous en trouvons une autre tout à fait distincte :
A1,M,A2 »(le
Capital,
I, iv) ; dès lors « la
vente pour l’achat ne connaît plus de limite »(le
Capital,
I, iv), puisque, nécessairement, A2>A1,
d’où, A3>A2,
etc. ; appelons “capital” la somme A1
permettant
d’acquérir M
pour que A2>A1,
“capitaliste” le propriétaire de M
qui cherche max.A2-A1,
et “capitalisme” un mode de production visant l’accumulation du
capital.
Dans A1,M,A2,
« la
valeur du produit [A2]
s’est accrue sur la valeur avancée pour sa production [A1],
laquelle a engendré une survaleur [A2-A1] »(le
Capital,
I, vii) : donc M comprend ce qui reconstitue A1
dans
A2
(valeur
constante, c)
plus ce qui crée une survaleur SV=A2-A1
(valeur variable, v) ;
bref, A1=c+v,
et A2=c+v+SV ;
or si c,
c’est la valeur des matières premières, des machines, des locaux,
etc., qui va être amortie dans A2,
on croit que v,
c’est la valeur du travail dont l’« utilité
est d’être source de plus de valeur qu’il n’en possède »
(le
Capital,
I, vii) ; mais supposons A1=3.000
(avec v=1.000
et c=2.000)
et A2=9.000
donc SV=6.000 :
la valeur du travail de transformation de M,
c’est A2-c=v+SV=7.000,
sauf que « ce
que le travailleur vend contre un salaire, ce n’est pas son travail
mais sa force de travail »(Salaires,
Prix et Profits,
vii) puisque son salaire n’est pas v+SV
mais v,
contrepartie de « l’entretien
des facultés physiques et intellectuelles qu’un homme doit mettre
en mouvement pour produire »(le
Capital,
I, vi) ; bref « c’est
comme une marchandise que le travailleur vend sa force de travail sur
le marché »
(Capital,
I, vi), et (v)
a « la
même signification que l’usage et l’entretien de tout autre
instrument productif »(Manuscrits
de 1844).
Est-ce à dire
que la force de travail du salarié, c’est le nom que prend la main
de l’esclave dans le capitalisme ?
B
– Comme dans la prostitution, le salarié et l’esclave doivent
vendre une partie d’eux-mêmes pour subsister.
En reprenant le même exemple, on peut dire que pour 1 heure qui lui
est payée pour entretenir sa force de travail, « le
capitaliste le fera travailler 7h par jour, au-delà de la valeur de
sa force de travail, ce qui réalisera la survaleur
attendue »(Salaires,
Prix et Profits,
viii) ; en effet, soit le rapport SV/v=6.000/1.000=6,
« ce taux
de survaleur est l’expression exacte du degré d’exploitation de
la force de travail par le capital ou du travailleur par le
capitaliste »(le
Capital,
I, ix) : pour 1 heure payée (“travail”), le salarié devra
travailler 6 heures gratuitement (“surtravail”), ou encore, pour
la valeur créée pendant cette heure, et qui lui sera restituée
pour entretenir sa force de travail (“salaire”), il devra créer
de la valeur pendant 6 h supplémentaires pour enrichir le
capitaliste (“survaleur”) ; bref, “taux de survaleur”
équivaut bien à “taux d’exploitation de la force de travail”.
Or, déjà dans l’antiquité, « une
partie de sa journée de travail de l’esclave servait à compenser
la valeur de son propre entretien ; de même, le serf
travaillait e.g.
1 jour pour lui-même sur son propre champ, et 6 jours gratuitement
pour son seigneur »(Salaires,
Prix et Profits,
ix) ; en ce sens, « la
corvée est la forme primitive de la survaleur, elle correspond à du
travail non payé »(le
Capital,
III) ; certes, le salarié « est
une personne libre disposant à son gré de sa force de travail comme
de sa marchandise à lui »(le
Capital,
I, vi), mais comme, « être
libre, pour le travailleur, c’est être complètement dépourvu des
choses nécessaires à sa vie »(le
Capital,
I, vi), alors « le
salarié se vend lui-même et au détail en mettant aux enchères
huit, dix, douze, quinze heures de sa vie quotidienne »(Travail
Salarié et Capital)
au terme d’un contrat qui « donne
à l’employeur capitaliste le droit de s’approprier une certaine
quantité de travail impayé »(Salaires,
Prix et Profits,
xi) ; bref, il se prostitue, et « le
commerce sexuel n’est qu’un cas particulier de la prostitution
générale du prolétaire »(Manuscrits
1844),
i.e.
« celui
qui en est réduit à vendre sa force de travail pour
subsister »(Manifeste
Communiste,
i) sous quelque forme que ce soit.
Or, ne dit-on pas
que les progrès du système capitaliste doivent, à terme, faire
disparaître le prolétariat ?
III
– Accroître l’efficacité économique du capitalisme, c’est
accroître l’exploitation et la paupérisation du prolétariat.
A
– Les progrès de productivité ne remplacent pas la force de
travail mais la surexploitent.
Le capitalisme tend à maximiser la productivité du travail, i.e.
max.A2/A1=SV+c+v/c+v=(SV/c+v)+1,
ou max.SV/c+v
(“taux de profit”) ; il suffirait que c+v=k
et max.SV
en « s’efforçant
constamment d’allonger le surtravail jusqu’à la limite extrême
du possible »(Salaires,
Prix et Profits,
xiii) ; sauf que, d’abord, « une
journée comprend vingt-quatre heures déduction faite de quelques
heures de repos sans lesquelles la force de travail ne peut se
reconstituer »(le
Capital,
I, x, 5), ensuite « la
loi fixe le maximum du temps pendant lequel un homme a le droit de
vendre sa force de travail »(Salaires,
Prix et Profits,
vii) ; donc max.
SV/c+v
implique plutôt SV=k
et min.c+v=min.A1 ;
et comme c’est v
qui
crée SV,
il s’agit de trouver « le
meilleur moyen de prolonger la journée de travail au-delà de toute
limite »(Capital,
I, xv, 3), donc max.c/v
(“composition
organique du capital”).
Or
max.SV/c+v
et max.c/v,
c’est aussi max.SV/c+v
et max.c/v+1,
en particulier max.(SV/c+v)x(c/v+1),
donc max.
(SV/c+v)x(c+v/v),
c’est-à-dire max.SV/v
(“taux d’exploitation de la force de travail” = “taux de
survaleur”) ; « ainsi
se vérifie la loi selon laquelle la survaleur provient non des
forces de travail que le capitaliste remplace par la machine, mais au
contraire de celles qu’il y emploie »(le
Capital,
I, xv, 3) : le progrès technologique ne remplace pas la force
de travail, mais « transforme
le travail employé en travail plus efficace »(le
Capital,
I, xv, 3), c’est-à-dire en intensifie l’exploitation : « la
machine est le moyen le plus puissant d’accroître la productivité
du travail, c’est-à-dire de raccourcir le temps nécessaire à la
production des marchandises »(le
Capital,
I, xv, 3) ; multiplier la productivité par k,
ce n’est pas travailler k
fois moins, mais produire k
fois
plus.
Mais en quoi
l’intensification de l’exploitation de la force de travail
rapproche-t-elle le salariat de l’esclavage ?
B
– Les progrès de productivité supposent et impliquent une
paupérisation généralisée et cumulative des salariés.
On a vu que max.A2/A1=max.SV/c+v
(“taux de profit”) et que, comme SV=k,
c’est SV/v
et non SV
dans l’absolu qui est maximisé ; or maximiser le taux de
survaleur (ou taux d’exploitation de la force de travail), cela
revient à « produire
une survaleur relative en dépréciant directement la force de
travail et la rendant indirectement meilleur marché par la baisse de
prix qu’elle occasionne dans les marchandises d’usage commun »(le
Capital,
I, xv, 3) ; en effet, l’innovation technologique dans c
destinée à se substituer à v
dans
A1,
a nécessité conception, fabrication et distribution préalables ;
bref, tout capital constant (c)
« n’est
que du travail humain cristallisé »(le
Capital,
I, i, 3), travail en amont qu’il convient de minimiser afin que
min.c+v=min.A1 ;
et comme le coût A1
pour les uns, c’est un revenu A2
pour les autres, min.A1
suppose une baisse générale des prix en amont.
De plus, le salaire (v)
sert « non
seulement à l’entretien de l’existence physique, mais aussi à
la satisfaction de certains besoins naissant des conditions sociales
dans lesquelles les hommes vivent et ont été élevés »(Salaires,
Prix et Profits,
xiv), i.e.
la
valeur v’
des
marchandises qui entretiennent la force de travail (nourriture,
logement, habillement, soins), plus la valeur v’’
de l’éducation correspondant « comme
celle de toute autre marchandise, par la quantité de travail
nécessaire à sa production »(Salaires,
Prix et Profits,
vii) et qui lui aura ajouté une qualification (survaleur) ;
bref, v=v’+v’’,
et si v’’
tend vers 0, « le
prix de la force de travail est réduit à la valeur des moyens de
subsistance physiologiquement indispensables à la vie du
travailleur »(le
Capital,
I, vi), i.e.
à
v’ ;
et comme « plus
la productivité du travail est grande, moins il y a de travail
employé à une quantité déterminée de produits, et plus la valeur
du produit est faible »(Salaires,
Prix et Profits,
vi), et plus son prix tend à baisser ; ce qui, en alimentant la
baisse généralisée des prix (A2),
entraîne nécessairement une baisse généralisée des salaires (v).
Cette tendance s’alimente de « l’armée
de réserve industrielle pèse sur l’armée active pour en réfréner
les prétentions salariales »(le
Capital,
I, xvi), et de la concurrence internationale qui engendre une
exploitation mutuelle des salariés « d’autant
plus exploités qu’il leur est plus difficile de dépenser leurs
revenus en achetant un ensemble de marchandises qui incorpore autant
de travail qu’ils en ont eux-mêmes fourni »(General
Theory of Exploitation) :
e.g.
W,
payé 1.000 pour 7h, ne peut acheter 9.000 de marchandises
incorporant 7h de son travail, mais peut acheter 900 de marchandises
incorporant 7h du travail de W’ payé 100 ; finalement,
« l’enrichissement
capitaliste a pour condition l’appauvrissement du travailleur »(le
Capital,
I, xiv), et pour effet « le
pourrissement passif des couches les plus basses de la
société »(Manifeste
Communiste,
i), non leur bonheur.
Conclusion.
A première vue, donc, l'esclavage est un mode de rapport de production indissociable d'une économie de subsistance où il importe d'établir un lien d'obéissance de l'esclave au maître sur le modèle de l'obéissance de la main à l'esprit. Cependant, s'il est manifeste que le capitalisme moderne a fait disparaître l'esclavage pour le remplacer par le salariat, il n'a pas désintrumentalisé la main d'oeuvre qui demeure, plus que jamais, une marchandise qui a un coût (le salaire) correspondant à la stricte reproduction de la force de travail efficace. On peut même dire que le "progrès" économique consistant à maximiser des profits a, à la fois pour condition et pour effet, l'exploitation de la force de travail du salariat bien au-delà des limites physiques naturelles qui étaient, autrefois, celles de l'esclavage.