“Il
me parait triste de constater qu’à son stade actuel, la
terminologie de notre science politique est incapable de faire
nettement la distinction entre pouvoir,
puissance,
force,
autorité
et violence”(du
Mensonge à la Violence,
III). Arendt ne serait sans doute pas étonnée de constater que
l’utilisation obsessionnelle de la notion de violence est un
phénomène de société sans doute plus significatif de notre
civilisation que la violence elle-même. Qu’y a-t-il de commun en
effet entre la violence conjugale, la violence scolaire, la violence
routière, la violence verbale, la violence sociale, la violence
policière, la violence des couleurs et la violence du vent ? Sans
doute pas grand chose sinon, comme le fait remarquer H.Arendt, une
grande confusion avec les notions de pouvoir, de puissance, de force
ou d’autorité. D’où le problème d’essayer de définir ce
qu’est exactement la violence. L’enjeu étant de savoir s’il
n’existerait pas, comme le suggère le titre français de son
oeuvre, un rapport entre le mensonge politique et la violence.
I - La
violence n’est pas essentiellement destructrice.
A
- la violence n’est pas un phénomène de destruction naturelle.
Il
ne faut confondre la violence
ni avec la puissance
ni avec la force.
En effet “la
puissance est un élément caractéristique d’une entité
individuelle, elle est la propriété d’un objet ou d’une
personne et fait partie de sa nature”(C.C.,
III). La puissance
est donc la simple possibilité dont une entité (inerte ou vivante)
est dotée naturellement pour persévérer dans son existence, ce que
Spinoza appelle le conatus,
l’appétit, le désir. Et cette puissance
est un ensemble de causes réelles dont il résulte potentiellement
une force,
“c’est-à-dire
la qualification d’une énergie qui se libère au cours des
mouvements”(C.C.,
III). Bref, la force
(ou énergie)
n’est que la conséquence réelle de la puissance
que possède une chose : plus une entité aura de puissance
plus l’impact physique de cette puissance sera fort.
Ce sont des phénomènes essentiellement quantitatifs
que la science physique est à même de mesurer : la force (ou
énergie) se formulant comme ML2T-2,
la puissance comme ML2T-3,
ce qui veut dire que l’on passe de la puissance à la force (ou
énergie) en la faisant agir réellement dans le temps. L’une et
l’autre appartiennent donc au vocabulaire des sciences de la nature
et non pas à celui des sciences humaines.
On
pourrait alors penser qu’il y a de la violence
chaque fois qu’un phénomène possède un effet dévastateur. Ne
parle-t-on pas en effet d’un violent incendie ou d’un choc
violent ? Or il est facile de voir qu’il n’y a dans la notion de
violence
rien de plus que dans celle de force
: dire qu’un choc est violent, c’est dire que la puissance en jeu
a libéré une énergie considérable ; dire que les carnassiers sont
violents, c’est dire qu’ils imposent leur puissance physique à
d’autres animaux en faisant usage de leur force. C’est donc de
manière métaphorique que l’on affirme que la nature est violente
: la destruction
naturelle n’est pas une manifestation de la violence.
De même, lorsque Freud fait remarquer à quel point la guerre de
1914-1918 a été violente,
il veut dire que cet épisode de l’histoire a été l’occasion
d’un déchaînement anormal des pulsions
agressives normalement refoulées. Normalement car “par
suite de l’hostilité primaire des hommes les uns envers les
autres, la société et la culture est constamment menacée de
désagrégation”(Malaise
dans la Civilisation).
Autrement dit, ce pourquoi on dit que la guerre a été violente,
c’est qu’elle a brusquement fait régresser
l’homme à une sorte d’état
de nature
dans lequel chacun doit faire usage de sa puissance
naturelle puis de sa force
naturelle à l’égard d’autrui, soit pour détruire la vie, soit
pour la conserver. L’état de nature étant ici défini à la
manière de Hobbes comme “état
de guerre de chacun contre chacun”(Léviathan,
XII). Donc là encore, c’est de manière métaphorique que l’on
dit que la guerre est violente : l’agressivité
naturelle n’est pas une manifestation de la violence.
Est-ce à dire que la violence est un phénomène purement culturel ?
B
- la violence n’est pas non plus un phénomène de destruction
intentionnelle.
Ce
n’est pas parce que la guerre
est destructrice qu’elle est violente, puisqu’elle ne fait que
concentrer
en un lieu et en un temps très restreints des puissances
puis des forces
naturelles
ordinairement incompatibles avec la survie des organismes (ex. des
armements nucléaires ou chimiques ou biologiques). Mais ce n’est
pas non plus parce qu’elle déchaîne des pulsions
agressives
naturelles et mal refoulées que la guerre est violente, puisque les
pulsions ne sont rien d’autre que “les
représentants psychiques des excitations
physiques”(Métapsychologie),
bref les représentations psychiques de phénomènes naturels. Bref,
la violence
ne peut être naturelle
ou alors elle se confondrait avec la puissance
puis la force
qui se dégage nécessairement
d’un
enchaînement causal aveugle. Au contraire, il faut admettre que la
violence est liée à la culture de l’homme, plus particulièrement
au fait qu’il existe dans une communauté sociale où les relations
ne sont nullement nécessaires,
où les rapports
entre ses membres ne sont pas nécessairement
des rapports de force.
En d’autres termes, il n’y a de violence
qu’en relation avec un être conscient
désirant agir
indépendamment de la nécessité naturelle. Mais alors, il faut
admettre ausssi qu’il ne peut y avoir violence
sans intention
de
poursuivre une certaine fin,
laquelle étant non-nécessaire,
exige pour être atteinte des moyens
appropriés car “si
l’acte involontaire est fait par nécessité ou par hasard, l’acte
volontaire semblerait être l’acte dont le principe est dans
l’agent lui-même qui sait en détail toutes les conditions que son
action renferme”(E.N.,
1111a). L’acte non-naturel
se distingue donc du simple comportement naturel,
nécessaire ou aléatoire, par le fait qu’il est intentionnel.
Et c’est en ce sens que la violence
“exige
toujours des instruments”
: elle exige des moyens
délibérément choisis au service d’une fin
délibérément choisie qui ne doit rien ni au hasard
ni à la nécessité
: il n’existe donc pas de violence
aveugle.
Ce
qui ne veut pas dire que la violence
soit un phénomène de destruction
intentionnelle. Et en effet, H.Arendt fait remarquer que ce qui
caractérise les guerres
modernes (à partir de la 1° guerre mondiale), c’est qu’elles
profitent de “la
révolution technologique, révolution dans la fabrication des outils
a revêtu une importance particulière dans le domaine
militaire”(M.M.,
III). C’est-à-dire que l’on y constate une modification radicale
des moyens
et non pas du but
poursuivi, lequel reste toujours l’agression ou la destruction
programmée. Mais même si le raffinement technologique “a
revêtu une importance particulière dans le domaine
militaire”(-id-),
si le choix
de moyens
de plus en plus efficaces de destruction massive des populations et
des matériels, on ne dira rien de plus en qualifiant la guerre de
violente
ou en la qualifiant de destructrice.
Or la guerre
reste fréquemment associée à la violence,
quand ce n’est pas à la violence aveugle. Il doit donc demeurer
une relation entre guerre
et violence
qui explique la fréquence de cette confusion. Quelle peut donc bien
être cette relation ?
C - la violence a un rapport avec le pouvoir et l’autorité.
Il
semble qu’on puisse voir dans le pouvoir
et dans l’autorité
l’origine de l’amalgame qui est souvent fait entre violence
et guerre.
En effet “le
pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir de façon
concertée”(-id-).
Autrement dit, le pouvoir
caractérise l’action
essentiellement politique,
c’est-à-dire effectuée en commun
en vertu du fait qu’existe une communauté dotée de structures
durables (institutions)
fondées sur des règles
et reconnues par des membres conscients
qui tentent par là-même d’échapper à la simple détermination
naturelle.
C’est en ce sens qu’Aristote dit que “l’homme
est par nature un animal politique”(Politique,
1252b). Cela implique que le pouvoir
est toujours la forme générale d’une action
collective,
que celle-ci ait été décidée explicitement,
ou bien implicitement.
De sorte que “sitôt
que plusieurs personnes se rassemblent et agissent de concert, le
pouvoir est manifeste et il tire sa légitimité du fait initial du
rassemblement”(-id-).
Ce que H.Arendt appelle le pouvoir,
c’est la source de la légitimité,
ce que Rousseau appelle la souveraineté,
c’est-à-dire “l’exercice
de la volonté générale”(du
Contrat Social,
II, i) : celui qui a le pouvoir
détient donc la légitimité
ou souveraineté.
Or,
comme le détenteur collectif du pouvoir
ne peut pas toujours agir directement, il lui arrive d’exercer sa
souveraineté indirectement
par l’intermédiaire d’une instance déléguée,
laquelle se trouve par là investie d’une autorité
: “l’autorité
implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur
liberté”(C.C,
IV). C’est que l’exercice du pouvoir réclame, pour être
effectif, une instance qui soit capable de prendre des décisions
rapides et efficaces, au nom de l’intérêt
général,
sans nécessairement consulter la communauté de manière explicite,
mais dans le décret
de laquelle “chacun
n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre
qu’auparavant”(du
Contrat Social,
I, vi). Le délégué
est alors dépositaire de l’autorité
dans le sens où ses décisions sont, jusqu’à preuve du contraire,
considérées comme conformes à l’intérêt général et à la
volonté générale (légitimes)
sans qu’il soit recouru à de quelconques moyens d’incitation,
qu’ils soient imaginaires (persuasion)
ou réels (contrainte).
Peu importe la forme de désignation de l’autorité,
ce qui importe c’est qu’elle soit reconnue
comme légitime
par ceux à qui s’imposent ses décisions : l’autorité,
c’est littéralement la personne
individuelle ou collective qui est autorisée,
qui est l’auteur
de ses décisions (de auctor
qui vient de augere,
augmenter). D’où la formule de Cicéron “potestas
in populo, auctoritas in senatu”(des
Lois, III,
xii, 38) qui signifie que le pouvoir
populaire ne peut s’exercer que par l’intermédiaire de
l’autorité
politique. On peut donc dire analogiquement que l’autorité
est la conséquence du pouvoir,
de même que la force
est l’effet de la puissance.
Est-ce à dire que le violence est le moyen d’action de l’autorité
politique ?
II - L’action violente est essentiellement réaction contre le mensonge
politique.
A - la violence n’est pas le moyen normal de l’action politique.
La
violence
n’est nullement naturelle
et donc elle ne peut se confondre ni avec la puissance,
ni avec la force.
Pourtant, dans la mesure où la violence caractérise une action
typiquement humaine,
elle doit en général avoir de l’affinité avec les manifestations
typiques de la vie culturelle que sont le pouvoir,
l’autorité
et la guerre.
On a coutume de considérer que c’est l’autorité
à laquelle est délégué le pouvoir
politique qui, en général, se signale par son usage, au moins
potentiel, de la violence.
C’est ce que dit par exemple Weber : “la
violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’Etat
[...] mais elle en est le moyen spécifique”(le
Savant et le Politique).
Ce qui signifie clairement que le recours à l’action
violente
dans le choix des moyens
pour atteindre une fin
donnée est une caractéristique essentielle de l’Etat,
c’est-à-dire ici, de l’autorité
à laquelle est confié l’exercice du pouvoir
politique.
Pour Weber, en effet, autoriser l’Etat à faire usage de violence
pour atteindre sa fin,
à savoir le maintien
de la paix
aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses
frontières, est l’un des moyens
qui visent à éviter que des particuliers ou d’autres Etats
fassent usage de violence
pour leur propre profit et tendent donc à désagréger cet Etat. Ce
qui lui permet de conclure que l’Etat “revendique
avec succès pour son propre compte le monopole de la violence
physique légitime”(le
Savant et le Politique).
Parmi les attributions déléguées par le pouvoir
commun à l’autorité
représentative, figurerait le droit de contraindre par violence
éventuellement les autres Etats
mais également les citoyens
eux-même
sous prétexte que “pour
maintenir l’Etat dans son autorité les moyens, quels qu’ils
soient paraîtront toujours honorables”(le
Prince,
XVIII). La violence
serait la contrainte
consciente et instrumentée que toute autorité pourrait utiliser
pour parvenir à ses fins.
Or
ceci est contradictoire car le détenteur du pouvoir
ne peut par avance autoriser quiconque à aliéner
son pouvoir
: “même
si chacun pouvait s’aliéner lui-même, il ne peut pas aliéner ses
enfants [...] leur liberté leur appartient, nul n’a le droit d’en
disposer”(du
Contrat Social,
I, 3). En d’autres termes, il est absurde de penser que les
citoyens exerçant le pouvoir
puissent légitimement
décider
d’autoriser une autorité
à être ce que Weber appelle “l’unique
source du droit à la violence”(le
Savant et le Politique)
pour le motif qu’ils autoriseraient alors à la limite leur
représentant à leur interdire d’exercer le pouvoir
dès que l’autorité
l’aurait jugé utile au nom de ce que tous les dictateurs appellent
“la raison
d’Etat”
: “c’est
supposer un peuple de fous, et la folie ne fait pas droit”(du
Contrat Social,
I, 3). Dès lors de deux choses l’une : ou bien l’utilisation de
la violence
comme moyen
de gouvernement met constamment l’Etat hors la loi, ou bien les
moyens
de coercition légitimes de l’Etat ne sont pas de la violence.
Or si l’Etat totalitaire
ou absolu
est effectivement au-dessus des lois, il ne peut en être de même,
par définition, de l’Etat de droit,
c’est-à-dire celui qui précisément tient sa légitimité de la
volonté générale dont il est l’autorité
déléguée. Donc l’usage de la violence
ne peut pas sans contradiction être rendu politiquement légitime,
c’est-à-dire conforme aux principes
reconnus et acceptés par la communauté. Car précisément, c’est
le pouvoir
politique lui-même qui est source de légitimité
et il ne peut pas rationnellement risquer consciemment que la
violence
se retourne contre lui et lui retire l’exercice de la légitimité.
On
doit donc admettre que la violence
ne peut pas être ce que Weber appelle “le
moyen normal du pouvoir”
pour la raison qu’il ne peut y avoir de “violence
physique légitime”.
Plutôt que de violence,
c’est encore une fois de force
qu’il est question ici, plus exactement, de force
publique :
“la
garantie des droits de l’homme et du citoyen exige une force
publique”(D.D.H.C.,
art.12). C’est ce dont parle Weber quand il dit que les personnes
“n’ont
le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’Etat
le tolère”(le
Savant et le Politique),
ce qui veut dire que le maintien de la paix interne comme externe,
est une fin
dont la réalisation est parfois assurée par le recours à une
accumulation de moyens
techniques dont la puissance
ne laisse planer aucun doute sur la force
qui en résultera. Mais l’emploi de la force
publique,
contrairement à l’usage de la violence,
est légitime
puisqu’il est expressément prévu par des normes de droit
: le Code
Pénal en
France définit les conditions
d’utilisation de la force publique contre les personnes ; au niveau
international, le pacte Brian-Kellog
de 1928, la Charte
des Nations Unies
(art.2, §4) et le Traité
de l’O.T.A.N.
(art.5), réglementent
le recours à la guerre à la fois dans ses motifs et dans ses
procédures. Cette légitimité
se fonde non pas sur une décision irrationnelle
du
détenteur du pouvoir pour se priver le cas échéant de ce pouvoir,
mais plutôt dans sa décision rationnelle
de se
faire sanctionner dans les cas prédéterminés où il reconnaît a
priori qu’il
ne sera plus digne d’exercer ce pouvoir (ce sont ces cas que
prévoit le Code
Pénal,
par exemple). Est-ce à dire que la violence est injustifiable ?
B
- la violence est un moyen d’action justifiable mais illégitime.
Aristote
fait remarquer que ce qui caractérise la prudence
et
l’habileté
humaines réside moins dans la fin
qui est poursuivie que dans le choix des moyens
d’atteindre cette fin : “nous
ne délibérons pas tellement sur le but que nous nous proposons,
c’est plutôt sur les moyens qui doivent nous y conduire”(E.N.,
1112b). Et ceci s’explique aisément par le fait que la fin
est toujours entrevue confusément
dans la mesure où elle appartient au futur
et qu’on ne peut pas prédire
le futur.
Car en effet ce que nous appelons futur
ne sera que la réalisation
de ce que la nature
ou le hasard
ou encore notre volonté
prolongée par des moyens techniques
utilisés aura causés.
Mais, s’agissant des effets du hasard
et de ceux de la technique
humaine, on peut difficilement les prédire
car, contrairement aux effets de la nature,
ils ne sont nullement nécessaires.
C’est en ce sens que H.Arendt dit que “il
est impossible de prédire valablement quelle peut être la fin d’une
action humaine en tant qu’entité distincte des moyens de sa
réalisation”(M.M.,
III). Ce qui veut dire qu’une action aussi bien objectivement que
subjectivement se manifeste concrètement par l’emploi de moyens,
la fin
n’étant qu’une intention.
D’où
la tendance à donner la préférence aux moyens
sur les fins
: les uns sont actuels,
concrets,
présents,
les autres sont virtuelles,
abstraites,
futures.
Or réaliser
dans le détail la fin délibérée en commun est l’essentiel de la
tâche que confie tout détenteur d’un pouvoir
à l’autorité
qui est censée le représenter. Il s’ensuit que tout détenteur
d’un pouvoir
souhaite que l’autorité
déléguée s’entoure du maximum de garanties
quant aux moyens
techniques de réaliser les fins.
De sorte que, ce que le détenteur du pouvoir
souhaite et ce que l’autorité
déléguée s’efforce de réaliser, c’est la substitution de la
gestion
à l’action
: on fait en sorte que “l’avenir
ne soit que les projections des automatismes et des processus du
présent, autrement dit de ce qui se produira probablement si les
hommes s’abstiennent d’agir et si n’intervient aucun événement
imprévu”(-id-).
Gérer,
contrairement à agir,
consiste à accumuler les moyens
techniques de reproduction à l’identique du présent
dans le futur
et, pour cela, consiste à minimiser le risque d’irruption de
l’imprévu, autrement dit du hasard
ou de la volonté
humaine. On aboutit au paradoxe que l’objectif
d’action
politique, à force d’accumuler les moyens de réalisation,
s’enlise dans la gestion
de ces moyens
: c’est la naissance de la bureaucratie
qui est “une
forme de gouvernement où chacun est entièrement privé de la
liberté politique et du pouvoir d’agir”(-id-).
C’est ce sentiment d’inutilité
de l’action
politique condamnée à la gestion
impuissante du présent en regard des moyens
techniques accumulés qui engendre la violence
: “plus
la vie publique tend à se bureaucratiser et plus s’accroît la
tentation du recours à la violence”(-id-).
De
fait, la violence
est toujours une action
contre un ordre
politique d’autant plus haï qu’il avait été placé en lui plus
d’espoirs. Bref, l’action violente est toujours une action de
révolte contre une trahison
de la confiance que le pouvoir avait placé dans l’autorité, ou
encore du mensonge
de l’autorité au pouvoir. Mais on ne peut pas demander à une
action violente,
fût-elle révolutionnaire,
d’avoir plus d’efficacité politique que les institutions
légitimes
déjà largement dotées des moyens
d’atteindre leurs objectifs.
Si la violence
est une action illégitime
dirigée contre l’absence d’action légitime,
elle lui est en revanche étrangement assimilée en ce qui concerne
l’inefficacité politique consistant à édifier un avenir
commun.
Dans le cas de l’action violente, la fuite en avant dans la
débauche de moyens techniques pour renverser
l’ordre établi est l’exact correspondant de l’immobilité dans
la débauche de moyens techniques pour le conserver.
Donc même si “la
violence est l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte
une nouvelle dans ses flancs”(Engels,
Anti-Dühring),
l’action
révolutionnaire semble n’être pas plus rationnelle
que la gestion
conservatrice. Car “la
violence, instrumentale par nature, est rationnelle dans la mesure où
elle atteint le but qu’elle s’était fixé”(M.M.,
III). Et si être rationnel
consiste à se donner les moyens
d’atteindre une fin
donnée, alors il y a nécessairement ce que Weber appelle une
rationalité
instrumentale
(Economie
et Société)
de la violence. Alors, dans la mesure où les conséquences
à long terme d’une action violente sont imprévisibles
“la
violence ne saurait être rationnelle que si elle se fixe des
objectifs à très court terme”(-id-).
La rationalité
de la violence
est alors le degré le plus faible possible de la rationalité. Bref,
c’est la rationalité
minimale
de ceux qui “n’ont
aucune place dans le monde qui soit reconnue et garantie par les
autres”(le
Système Totalitaire,
IV), c’est-à-dire de ceux que l’absence d’avenir politique
exclut de la rationalité élargie qui caractérise l’homme comme
animal politique.
Conclusion.
La
violence se distingue à la fois de la puissance naturelle par
laquelle une entité tend à se conserver et de la force ou énergie
naturelle qui résulte de l’application concrète de cette
puissance. Mais s’il ne suffit pas non plus qu’un acte
intentionnel soit destructeur pour qu’il soit violent, en revanche
la violence doit avoir de l’affinité avec les formes d’existence
politique typiquement humaines que sont le pouvoir et l’autorité.
Pour autant, il est inexact de prétendre que l’autorité politique
est le lieu normal d’exercice de la violence, car cela voudrait
dire que le détenteur du pouvoir légitime autorise l’instance
déléguée à se doter d’un ensemble de moyens susceptibles de le
priver de son pouvoir. La violence est plutôt la réaction
illégitime et désespérée d’une partie du pouvoir politique
contre l’inefficacité de l’autorité à tenir des promesses qui
apparaissent alors comme des mensonges.