Le
bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il
le désirera aussi pour les autres hommes, et avec d’autant plus de
force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu (Éthique,
IV, 37).
Le
bien que chaque homme désire pour lui-même, le désire-t-il
nécessairement aussi pour autrui ? Non, dit Spinoza, c'est pourquoi
il importe d'éduquer l'homme biologique qui n'est, originairement,
motivé que par son bien particulier.
"Le
bien que l’homme désire et aime pour lui, il l’aimera d’une
façon plus ferme, s’il voit que les autres l’aiment aussi ; et
par conséquent il fera effort pour que les autres l’aiment aussi ;
et comme ce bien est commun à tous et que tous en peuvent jouir, il
s’ensuit qu’il fera effort pour que tous en jouissent, et cela
avec d’autant plus de force que lui-même jouira davantage de ce
bien"
Le
bien commun est l'objet d'un amour plus ferme et plus constant que le
bien particulier.
Comme
"chacun
désire ou repousse nécessairement, d’après les lois de sa
nature, ce qu’il juge bon ou mauvais"(Spinoza,
Éthique,
IV, 19-31) (note54),
la nature particulière de l'un peut différer de la nature
particulière
de
l'autre. Il s'ensuit que ce que l'un juge bon en n'étant
guidé que
par
son
imagination
(note17)
peut
tout à fait, dans les mêmes conditions, être jugé mauvais par
l'autre. Il
n'y a pas à s'en étonner, encore moins à s'en scandaliser : il
suffit d'admettre que "les
hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affects passifs,
peuvent être de nature différente et même contraire"(Spinoza,
Éthique,
IV, 35) (§9).
Encore une fois, tout homme est naturellement, en tant qu'individu
biologique, enclin aux passions, c'est-à-dire à la diminution
tendancielle de sa puissance d'être
mais
à laquelle il importe pourtant
de
réagir,
le plus souvent dans l'isolement et dans l'urgence, bref, en ayant
recours à l'imagination de l'utile contingent. De ce point de vue,
si l'imagination oppose les hommes, nous avons vu que c'est la raison
qui, en tant qu'effort coordonné vers l'utile nécessaire, unit les
hommes. Il
importe donc
que le désir de chacun soit guidé, non par l'imagination
particulière mais par la raison commune
(§9).
Car "les
hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison, sont
réellement utiles l’un à l’autre. [...] Or le bien que désire
pour lui-même celui qui vit suivant la Raison, c’est-à-dire celui
qui pratique la vertu, c’est de comprendre. Donc ce même bien
qu’il désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres
hommes"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37) (note59).
En effet, dans la mesure où l'enjeu de la connaissance, pour
Spinoza, est conatif (§6),
comprendre veut dire tout à la fois saisir les idées (attribut
pensée) et réunir les corps (attribut étendue)
pour augmenter
sa puissance d'être. La
même dualité de sens se retrouve, d'ailleurs,
dans l'équivalent latin de "comprendre", intelligere,
qui veut dire tout à la fois mettre en relation des objets et
saisir intellectuellement les
relations entre les objets.
Donc
le "vrai bien capable de se communiquer aux hommes"
(note59),
c'est,
finalement,
la raison, i.e.
le désir de comprendre et rien d'autre. "Vrai
bien" que Spinoza qualifie aussi, dans sa perspective éthique,
de "vertu",
mot dont l'équivalent latin
(virtus)
dérive de vir,
"l'homme" qui, lui-même, vient de vis
"la
force". Suivre la raison, pratiquer la vertu, être en accord
avec la nature humaine
et faire effort pour augmenter nécessairement sa puissance, c'est
donc tout un. Car
alors, les hommes s'accordent nécessairement par nature et,
comprenant que c'est parce qu'ils s'unissent que leur puissance
d'être augmente, ils aiment fermement ce bien
commun inestimable que constitue, en l'occurrence, la raison ou
vertu.
Fermement
parce qu'on se rappelle que Spinoza "entend[...]
par
fermeté, ce désir qui porte chacun de nous à faire effort pour
conserver son être en vertu des seuls commandements de la
Raison"(Spinoza,
Éthique,
III, 59) (note57).
Spinoza
s'oppose aux libéraux pour qui la
nature
humaine
consiste
à jouir librement d'une
propriété privée (F212)
et non pas à faire effort collectivement pour rechercher l'utile
nécessaire.
Toutefois,
il s'accorde avec eux pour reconnaître qu'à l'état de nature, tout
individu biologique
n'est
préoccupé, égoïstement, que de son propre intérêt (E211),
ce qui risque toujours de dégénérer en conflit ouvert. À
l'inverse, Spinoza semble,
sur ce point
s'éloigner
de
Rousseau pour qui ce
dangereux
sentiment
égoïste ressortit, non de l'amour de soi que chacun éprouve à
l'état de nature, mais plutôt de l'amour propre généré par le
développement de la
société
(D323).
Toutefois,
à propos de l'appropriation privée des moyens d'existence comme
conséquence concrète de cet égoïsme, Spinoza partage avec
Rousseau
(F126)
et
contre les libéraux, l'idée qu'elle
nous éloigne
de l'état de nature (F125)
et
avec Marx l'idée qu'elle
engendre
le conflit et l'aliénation (B314).
Cependant, contre
Rousseau
encore pour qui
le seul moyen de restaurer
l'état de nature idéal
à
partir de l'état civil
effectif repose sur
"la
volonté générale, qui ne regarde qu’à l’intérêt commun,
[et] ne doit pas être confondue avec la volonté de tous, ni avec
une somme de volontés particulières"(Rousseau,
du
Contrat Social,
I, 3) (F116),
pour Spinoza, la ferme volonté de conserver le bien commun, c'est la
volonté de tous (la raison) et non la volonté générale, i.e.
la simple
volonté
particulière en tant qu'elle est en accord avec la loi.
Donc,
finalement, ce bien commun n'est-il pas la cohésion sociale
elle-même ?
"Tout
désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant
que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion.
J’appelle moralité le désir de faire du bien dans un Esprit que
la Raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de
l’amitié, quand il possède un Esprit qui se gouverne par la
Raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui
est l’objet des louanges des hommes que la Raison gouverne, comme
le malhonnête ce qui est contraire à la formation de l’amitié"
En
effet, le bien commun n'est autre que la fidélité, i.e.
l'amour rationnel et actif de la société.
Celui
qui, étant guidé par la raison, désire avec fermeté le bien
commun,
celui-là
fait en sorte d'être
utile, prévisible, fiable à autrui, il
ne
pâtit pas mais agit. Car "quand
quelque chose arrive, en nous ou hors de nous, dont nous sommes la
cause adéquate, [...] j’appelle cela agir"(Spinoza,
Éthique,
III, déf.2) (note30).
Et, en effet, le
bien qu'il fait à ses semblables par
honnêteté (qui est, pour Spinoza, une amitié rationnelle, ou une
rationalité amicale, comme on voudra),
il se le fait aussi à lui-même,
d'une part
en étant directement
et immédiatement l'objet
de louanges qui justifient
sa propre estime de soi, d'autre part en bénéficiant indirectement
et sur le plus long terme d'une solidarité sociale qui ne peut
qu'augmenter
sa propre puissance d'être. C'est en ce sens qu'il sera
dit agir,
i.e.
qu'il sera
dit être
la "cause adéquate" (totale, unique) de ce qui lui arrive
: il en est la cause adéquate en
ce qu'il est affecté
non
pas de l'extérieur,
mais de l'intérieur de lui-même.
Car
"la
Raison [...] demande à chaque homme de s’aimer soi-même,
c'est-à-dire de chercher ce qui lui est utile
véritablement"(Spinoza,
Ethique,
IV, 18) (note55).
Sauf que
le "soi-même" dont il est question ici n'est plus l'être
biologique isolé mais l'être social reflétant et exprimant la Cité
dont il est membre.
Dès lors, en désirant le
bien commun, l'être social est en même temps un être éthique
(Spinoza, suivant l'usage du XVII° siècle, dit plutôt "moral",
mais il ne faut pas être dupe, cf. §8).
Du
coup,
en étant honnête et moral, il a nécessairement l'idée de Dieu
comme limite de perfection ou de réalité vers laquelle tendre. En
ce sens, il est fidèle (du latin fides,
"foi), il suit la vraie religion (du latin religo,
"relier"). Dès lors, puisque l'amour n'est que la joie
accompagnée de l'idée de la cause de cette joie (note41),
on peut définir la vraie religion comme l'amour actif et rationnel
de Dieu ou de la Nature, i.e.
l'effort de se lier d'amitié à autrui afin de constituer une
société solidaire dont la perfection ou réalité (note14)
se rapproche asymptotiquement
de
celle de Dieu ou de la Nature.
Spinoza
semble s'opposer là à la fois à Freud et à Marx qui considèrent
respectivement la religion comme la "névrose obsessionnelle
universelle de l'humanité" (C112)
et l'"opium du peuple" (C111),
bref, comme des symptômes de maladie plutôt que de bonne santé
sociale. Or, d'une part Freud et Marx ne nient pas le rôle que joue
l'oppression religieuse dans la cohésion sociale, d'autre part la
vraie religion dont parle ici Spinoza n'est justement pas la religion
superstitieuse (§2)
qu'il eût sans doute qualifiée à
la manière de
Freud et de
Marx.
En tout cas, en disant que la vraie religion n'est
rien
d'autre
qu'un amour plus ou moins actif de la société, c'est encore de
Durkheim (D225)
et
de Bourdieu (D325)
que
Spinoza se rapproche le plus.
Le
rôle de la (vraie) religion dans la manifestation de la rationalité
vertueuse rappelle la démarche des personnages cornéliens qui
résolvent souvent leur dilemme, qui n'est que l'intériorisation
d'un conflit social, en recourant à l'idée de Dieu. E.g.
Polyeucte qui dit à Pauline : "je
vous aime, bien moins que mon Dieu mais bien plus que
moi-même"(Corneille,
Polyeucte,
IV, iii). En tout cas, qu'ils sollicitent
ou non le
secours explicite de la religion, les personnages cornéliens tels
que Rodrigue, Horace, Polyeucte, Auguste, etc. sont, effectivement,
des personnages qui agissent, au sens spinozien
du terme,
par opposition à la plupart des personnages raciniens (Andromaque,
Phèdre,
Britannicus, Iphigénie, etc.),
par exemple,
qui sont, de ce point de vue, typiquement ballottés par leurs
passions.
Mais
alors,
que faire de l'homme prisonnier de ses passions qui ne désirerait
pas le bien commun ?
"[Pourtant]
tout homme existe par le droit suprême de la Nature, et en
conséquence, tout homme accomplit par ce même droit les actions qui
résultent de la nécessité de sa nature. [...] Or, comment
pourra-t-il arriver que les hommes, qui sont nécessairement sujets
aux passions, et par suite inconstants et variables, puissent
s’inspirer une mutuelle sécurité, une confiance mutuelles ? C’est
ce qu’on a clairement montré [en disant] qu’aucune passion ne
peut être empêchée que par une passion contraire et plus forte, et
que chacun s’abstient de faire du mal à autrui par crainte de
recevoir un mal plus grand. La société pourra donc se consolider à
condition qu’elle dispose du droit primitif de chacun de se venger
et de juger de ce qui est bien et de ce qui est mal, et qu’elle
aura aussi le pouvoir de prescrire une manière commune de vivre, et
de faire des lois, en leur donnant pour sanction, non pas la Raison,
qui est incapable de contenir les appétits, mais la menace d’un
châtiment. Cette société, fondée sur les lois et sur le pouvoir
qu’elle a de se conserver, c’est l’État ; et ceux qu’elle
couvre de la protection de son droit, ce sont les Citoyens"
C'est
le conatus
de la société toute entière qui va éduquer les passions de chaque
citoyen.
Nous
avons vu (§9)
qu'il convient de distinguer la nature rationnelle de l'homme social
et la nature passionnelle de l'homme particulier. Or cette
dernière
fait partie intégrante de ce que Spinoza appelle le "droit de
nature" : "par
droit naturel [...] nous n’entendons pas autre chose que les lois
de la Nature de chaque individu"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
xvi) (note61).
Bref, le "droit de nature" d'un individu, c'est son
conatus,
sa puissance.
Or "la
puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à
l’homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu,
c’est-à-dire de la Nature. [Donc] l’essence de l’homme est une
partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature"(Spinoza,
Éthique,
IV, iv) (D111).
Dès
lors, ce
"droit de nature" est tout à fait nécessaire
("inaliénable et sacré" comme dit la Déclaration
des Droits de l'Homme),
même si
la
conformité du "droit de nature" particulier de chacun avec
celui d'autrui est aléatoire.
Et c'est ce dont
le "droit de nature" de la société,
elle aussi "chose singulière",
partie de Dieu ou de la Nature, ne
peut se satisfaire. Dès lors, il va s'agir de socialiser des
particuliers qui ne sont pas,
de prime abord,
disposés à l'être, "non par la Raison, qui est incapable de
contenir les appétits, mais par la menace d’un châtiment".
En effet, "les
hommes ne naissent pas propres ou impropres à la condition sociale,
ils le deviennent : [...] les passions naturelles des hommes sont les
mêmes partout [l'espoir et la crainte]"(Spinoza,
Traité
Politique,
V, 2) (note63).
Si les hommes naissaient "propre à la condition sociale",
ils seraient,
au sens de Spinoza,
tous déjà
rationnels.
Comme ce n'est pas le cas, il va s'agir de maîtriser les passions
problématiques car
particulières en
leur opposant des passions communes
qui le sont moins
(§8)
: e.g.,
dans les
Misérables
de Hugo,
opposer à la haine
féroce
de Jean Valjean pour une
société
qui l'a injustement condamné,
à la fois une
crainte de retourner au bagne, et un
espoir de reconnaissance sociale. Ainsi, le conatus
ou "droit de nature" de la société finit-il
par "recycler"
les passions problématiques (c'est-à-dire
celles qui contrarient le conatus
de
la société) en
conditionnant les particuliers qui en sont prisonniers à se
comporter comme s'ils agissaient rationnellement, autrement
dit, comme s'ils étaient affectés d'une action venant d'eux-mêmes,
sauf
que ce n'est pas le cas. Il n'est donc pas nécessaire d'être
rationnel pour être citoyen. Il suffit qu'il y ait un État, i.e.
un conatus
ou "droit de nature" de la société à se conserver,
qui impose, par la force, l'apparence de la rationalité.
Il
en va de
même, pour Freud
:
"les
névroses sont des formations asociales qui réalisent par des moyens
individuels ce que la société réalise avec des activités
collectives"(Freud,
Totem
et Tabou)
(DMD).
C'est
ainsi que l'hystérie devient oeuvre d'art, l'obsession religion et
la paranoïa philosophie. Mais
c'est là le versant "positif",
correspondant
à l'espoir chez Spinoza,
que Freud considère dans le processus de sublimation des pulsions
préalablement refoulées : "parmi
les forces instinctives ainsi refoulées, les pulsions sexuelles et
agressives jouent un rôle considérable. Celles-ci peuvent subir une
sublimation, c’est-à-dire être détournées de leur but sexuel ou
agressif et orientées vers des buts socialement supérieurs"(Freud,
Métapsychologie)
(C231).
Or, il existe aussi, chez Freud, un versant purement "négatif"
du même
processus
(correspondant à la crainte chez Spinoza)
: "un
sentiment de culpabilité qui a son origine, soit dans l’angoisse
devant l’autorité (le père) qui punit, soit dans l’angoisse
devant le surmoi (le substitut du père, l'intériorisation de tous
les interdits) qui pousse le sujet à se punir"(Freud,
Malaise
dans la Culture,
viii)
(C232).
Donc,
comme l'homme n'est pas nécessairement, par nature, guidé par la
raison à désirer conserver le tout dont il fait partie, d'autant
qu'il est nécessairement
doté d'un "droit de nature" souverain à désirer
conserver son seul être biologique en se réglant,
à la limite,
sur sa
seule
imagination, il doit être éduqué par l'État ou conatus
de
la société, à désirer le bien commun à travers l'espoir
de la récompense et/ou la crainte du châtiment.
La
chose du monde à laquelle un homme libre pense le moins, c’est la
mort, et sa sagesse n’est point la méditation de la mort, mais de
la vie (Éthique, IV, 67).
L’homme qui se dirige d’après la Raison est plus libre dans
l'État où il vit sous la loi commune, que dans la solitude où il
n’obéit qu’à lui-même (Éthique,
IV, 73).
Le
courage consiste-t-il à affronter la mort dans le sacrifice de soi ?
Au contraire, dit Spinoza, le courage, c'est la fermeté et la
générosité de celui qui désire vivre heureux en aimant soi-même
et autrui.
"L’homme
libre, c’est-à-dire celui qui vit suivant les seuls conseils de la
Raison, n’est point dirigé dans sa conduite par la crainte, mais
il désire directement le bien, en d’autres termes, il désire
agir, vivre, conserver son être d’après la règle de son intérêt
véritable ; et par conséquent, il n’est rien à quoi il pense
moins qu’à la mort, et sa sagesse est la méditation de la vie."
Un
homme est d'autant plus libre, notamment à l'égard de la mort,
qu'il est plus guidé par la raison.
Nous
avons déjà dit (§1)
que, pour Spinoza, être libre ne consiste pas à échapper à toute
détermination mais "une
chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa
nature et n'est déterminée à agir que par soi-même"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.7) (note6).
De sorte que seul
Dieu (la
Nature)
peut
être dit absolument libre
en tant qu'effectivement, il n'est jamais affecté que de l'intérieur
de lui-même et que, pour cette raison, il ne pâtit jamais
mais agit
toujours.
Tandis que, comme toute partie de la Nature, l'homme est toujours
plus ou moins contraint
dans
la mesure où il
est nécessairement
le jouet des affects
extérieurs ou passions qui
le conduisent toujours vers l'affaiblissement et, in
fine,
vers la mort
(§6).
Cependant, un homme peut toujours être conduit vers moins
de contrainte
ou plus
de liberté,
lorsque ses passions tristes sont empêchées par d'autres passions
joyeuses (§8),
ou
bien
lorsqu'il
évite,
sous l'effet d'autres
passions tristes,
une
tristesse plus grande encore (§9),
ou encore lorsque ce qui eût été une passion si
elle eût été
déterminée
par l'imagination particulière, devient,
sous l'effet de la raison commune, une
action (§10).
Dans les
deux
premiers
cas, de
loin les
plus fréquents,
"chacun
s’abstiendra de faire un mal par crainte d’un mal plus grand et
accomplira un bien par espoir d’un bien plus grand"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37) (note49).
Or l'espoir et la crainte restent des passions, donc des affects
contingents : "l’espoir
[la crainte] est une joie [une tristesse] inconstante qui provient de
l’idée d’une chose future ou passée dont l’événement nous
laisse quelque doute"(Spinoza,
Éthique,
III, 59, déf.12-13) (note65).
Si
nous appelons, comme Spinoza, "bien" un
simple sentiment de joie en tant que nous en sommes conscients
(note54),
alors nous devons admettre que, par
l'espoir ou la crainte, nous désirons,
certes,
faire le bien, i.e.
nous procurer ce qui augmente notre puissance d'être, mais de
manière contingente
et non nécessaire
(§9).
Tandis que "plus
nous faisons effort pour vivre sous la conduite de la Raison, plus
nous diminuons notre dépendance à l’égard de l’espoir et de la
crainte"(Spinoza,
Éthique,
IV, 47) (note65).
La raison guide notre désir vers ce qui nous est utile de manière
nécessaire (§10).
D'une
part, elle
nous fait désirer le bien "directement" et non pas via
l'espoir et la crainte. À
ce titre,
la raison nous libère d'abord de l'alternance crainte/espoir,
notamment crainte d'une mort violente et pénible/espoir
superstitieux d'une vie future (§2).
Et,
d'autre part, en faisant adhérer chaque
être biologique à un être social commun plus puissant que chacun
d'entre eux
en particulier, la raison nous procure un bien beaucoup plus durable
(la raison
ou vertu)
que celui auquel nous eussions pu prétendre par imagination. Ce qui,
derechef, nous
éloigne de la mort,
à la fois en augmentant notre espérance statistique de vie
biologique, et à la fois en ce que l'être commun auquel nous
participons demeure lors même que ses parties disparaissent et se
renouvellent progressivement (§3).
C'est en ce sens que Spinoza n'a de cesse de répéter que la raison
ou
vertu est
le mode de vie par lequel nous désirons ce qui nous est réellement
utile.
Inutile
de dire que tous les philosophes sont loin de partager la conception
conative et éthique que Spinoza se fait de la raison. Pour
Platon, contrairement
à Spinoza, dans la mesure où le Bien est
l'objet
métaphysique suprême,
la
finalité de
la rationalité est
directement
cognitive
: "l’Idée
du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime, au point que
la justice et les autres vertus qui réalisent cette Idée,
empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages"(Platon,
République,
VI, 474a-511b)
(A112).
Avec, toutefois, un enjeu éthique puisqu'elle
commence,
comme chez Spinoza,
par une libération de la crainte de la mort corporelle considérée
comme la fin d'un emprisonnement pour l'âme, "[car]
l’âme est véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée
de considérer les réalités à travers le corps comme à travers
les barreaux d’un cachot"(Platon,
Phédon
66b-82e)
(D216).
Tandis
que,
pour Kant, à l'inverse, la rationalité nous est dévolue comme
faculté directement pratique et, indirectement, théorique. Aussi
consiste-t-elle
à
nous guider dans la recherche du souverain bien (E312),
sauf que, contrairement à Spinoza,
il ne
s'agit pas pour
Kant de
chercher à être heureux mais plutôt à être digne du bonheur
(E311).
Toutefois, ce qui est commun à Platon
et à
Kant, c'est,
pour reprendre la formule de Montaigne, "que
philosopher, c'est apprendre à mourir"(Montaigne,
Essais,
I, 20), autrement dit que la plus haute expression de la rationalité
est, in
fine,
une méditation sur la meilleure manière de combattre la crainte de
la mort, tandis que, pour Spinoza, "[l]a
sagesse est la méditation de la vie".
Est-ce
à dire que, pour Spinoza, le courage consiste à affronter la vie
plutôt que la mort ?
"Toutes
ces qualités de l’homme libre que nous venons d’exposer se
rapportent au courage, c’est-à-dire à la fermeté et à la
générosité. Et je ne crois pas nécessaire d’expliquer l’une
après l’autre toutes les propriétés du courage, bien moins
encore de faire voir que l’homme courageux n’a pour personne ni
haine, ni colère, ni envie, ni indignation, ni mépris, et qu’il
ne se laisse point exalter par l’orgueil. [...] Je veux dire que la
haine doit être vaincue par l’amour, et que tout homme que la
Raison conduit désire pour les autres ce qu’il désire pour
soi-même."
Le
courage, c'est la fermeté eu
égard
à
sa propre vie, et la générosité eu
égard
à
la vie d'autrui.
Celui
qui désire directement le bien, et non pas via
l'espoir et la crainte, fait preuve de "vertu", que Spinoza
nomme aussi "force d'âme" ou "courage"
(fortitudo),
"c’est-à-dire à la fermeté
(animositas)
et à la générosité
(generositas)".
Car "j’entends
par fermeté, ce désir qui porte chacun de nous à faire effort pour
conserver son être en vertu des seuls commandements de la Raison.
J’entends par générosité, ce désir qui porte chacun de nous, en
vertu des seuls commandements de la Raison, à faire effort pour
aider les autres hommes et se les attacher par les liens de
l’amitié"(Spinoza,
Éthique,
III, 59) (note57).
Pour Spinoza, donc, la "force d'âme" ou "courage",
c'est la vertu qui consiste, non pas à se montrer surhumain, au
mépris de sa propre vie. Un tel comportement est celui de l'homme
biologique,
isolé, passif et victime de son imagination,
celui
qui éprouve pour soi-même, soit
de l'orgueil, i.e.
un amour excessif (orgueil), soit
de la honte, i.e.
une haine impossible (§7).
En
conséquence,
Spinoza
ne reconnaîtrait
comme courageuse
aucune de ces deux
attitudes
mythiques que
sont,
d'une part, l'agonie
impassible
de Socrate,
d'autre part, l'agonie
sacrificielle
du Christ.
Pour Spinoza, quelqu'un qui meurt, quelles que puissent être ses
qualités par ailleurs, ne peut être dit courageux puisque, dans le
délitement terminal que constitue son
agonie et, a
fortiori,
sa mort,
il ne peut plus être utile ni à lui-même, ni à autrui. Tandis
que le véritable "courage", la véritable vertu appartient
au contraire à l'homme social
plein de vie et d'énergie
qui est conduit par la raison, car "le
bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il
le désirera aussi pour les autres hommes"(Éthique,
IV, 37) (§10).
L'homme courageux, c'est l'homme ferme avec lui-même, généreux
avec autrui, i.e.
qui s'aime lui-même et qui aime autrui, mais d'un amour nécessaire
et non pas contingent, d'un amour qui est une action et non pas une
passion (§9).
Bref, l'homme courageux ou vertueux n'est pas celui qui risque sa
vie, mais celui qui aime vivre intensément et qui, pour cela, voit
sa haine (désir de détruire) surpassée par son amour (désir de
conserver et de construire) (note41).
Descartes
a,
au même titre que Spinoza, érigé les qualités de fermeté et de
générosité au rang de vertus rationnelles
suprêmes
: "la
seconde [règle
de la morale par provision] est
d’avoir une ferme et constante résolution d’exécuter tout ce
que la raison conseille"(Descartes,
Discours
de la Méthode,
iii)
; "la
vraie générosité qui fait qu’un homme s’estime au plus haut
point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement
partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement
lui appartienne que cette libre disposition de ses
volontés"(Descartes,
Traité
des Passions,
art.153). Mais on voit bien que l'enjeu de sa rationalité
est
clairement cognitif en ce qu'elle elle
réside,
métaphoriquement,
dans les racines métaphysique et le tronc scientifique de l'arbre
philosophique, tandis que, seules, les branches (mécanique, médecine
et morale) s'intéressent à la vie bonne (E121),
et encore, indirectement (E123).
Tandis
que, chez Aristote
aussi, "le
trait distinctif de l’homme prudent [phronimos]
:
être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui
peuvent être bonnes et utiles"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a-b)
(E111).
La
prudence (phronèsis)
aristotélicienne est donc clairement une rationalité éthique au
sens de Spinoza. Ce
qui explique que le courage que les héros tragiques ou épiques
affichent face à la mort au moment du dénouement,
ne
consiste ni en une impassibilité socratique, ni en un sacrifice
christique, mais, d'une part en une récapitulation de sa vie (le
héros se souvient, regrette, pleure, enrage, etc.) et surtout,
d'autre part, en un modèle de vie que le spectateur est invité à
imiter (mimestaï).
Aussi,
"la
tragédie est l'imitation d'une action de caractère noble et
complète
[...] qui
est faite par des personnages en action
[...] et
qui, suscitant pitié et crainte, [il] opère la purification
[katharsis]
propre à pareilles émotions"(Aristote,
Poétique,
1448b-1450a) (C321).
Toutefois,
chez
Aristote,
l'éthique reste
au service de la connaissance puisque "l’autarcie
[autarkheïa]
se trouve dans l'activité intellectuelle du sage [qui] est la seule
qui soit aimée pour elle-même, car il ne résulte rien de cette vie
que la science et la contemplation"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
1100-1337b)
et non l'inverse comme c'est le cas chez Spinoza.
Est-ce
à dire alors
que
le courage peut se passer de connaissance
?
"Ajoutez
que l’homme courageux, ainsi que nous l’avons remarqué, [...]
médite sans cesse ce principe, que toutes choses résultent de la
nécessité de la nature divine, et en conséquence, que tout ce
qu’il juge mauvais et désagréable [...] vient de ce qu’il
conçoit les choses avec trouble et confusion, et par des idées
mutilées ; et dans cette conviction, il s’efforce par-dessus tout
de comprendre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et
d’écarter les obstacles qui nuisent à la vraie connaissance,
comme la haine, la colère, l’envie, la moquerie, l’orgueil, et
autres mauvaises passions que nous avons expliquées. L’homme
courageux s’efforce donc, par cela même, autant qu'il est
possible, de bien agir et de vivre heureux."
Non,
car le mode de connaissance de l'homme vertueux (la
raison)
est supérieur à celui de l'homme
faible
(l'imagination).
L'enjeu
conatif de la connaissance chez Spinoza (§6)
consiste
en ce qu'elle
"affirme
l’existence actuelle de son Corps, [...] il s’ensuit que l’Esprit
passe a une perfection plus grande ou plus petite quand il lui arrive
d’affirmer de son Corps quelque chose qui implique une réalité
plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant [...]
car la supériorité des idées et la puissance actuelle de penser se
mesurent à la supériorité des objets pensés."(Spinoza,
Éthique,
III, 59, déf. grale)
(note35).
Ce qui fait la supériorité de la vertu sur le vice, c'est la
supériorité du corps courageux, ferme et généreux, i.e.
puissant
en ce qu'il s'est attaché un objet solide,
sur le corps lâche, mou et avare, i.e.
faible
car lié à un objet insignifiant ou périlleux.
Ce
n'est pas un
hasard si Molière
donne
toujours aux
êtres vicieux (Harpagon,
Tartuffe, etc.) les traits d'un vieillard fatigué,
tandis que les héros stendhaliens sont, à l'inverse, des jeunes
gens pleins de vie.
Celui
qui affirme sa puissance dans l'attribut de l'étendue, est en même
temps celui qui, dans l'attribut de la pensée, a l'idée de Dieu
comme limite infinie de perfection ou de réalité vers laquelle
tendre (§10).
Si celui-ci "fait un effort pour comprendre les choses telles
qu'elles sont en elles-mêmes", et non telles qu'elles sont pour
lui seul lorsqu'il ne connaît que les effets derniers
des
causes extérieures sur son propre corps, c'est qu'il est guidé par
la raison et non par l'imagination (§6).
C'est en ce sens que "celui
qui a bien compris que toutes choses résultent de la nécessité de
la nature divine, [...] s’efforcera toujours [...] de bien agir et,
comme on dit, de se tenir en joie"(Spinoza,
Éthique,
IV, 50) (note72).
Car le deuxième mode de connaissance (la raison) n'est autre qu'un
désir de comprendre
(intelligere),
à
la fois
du point de vue du corps (le
corps qui s'unit
à
d'autres corps), et à
la fois du
point de vue de l'esprit (l'esprit
qui saisit
d'autres idées), bref un désir de joie (§10).
Une
vie heureuse est une vie qui désire tout à la fois augmenter la
puissance d'exister du corps et la puissance de penser de l'esprit.
Une vie heureuse ne peut donc pas être une vie d'ignorant. Il n'y a
pas d'imbécile heureux, pour Spinoza
qui ne peut, évidemment pas adhérer au principe chrétien selon
lequel seraient
"heureux
les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux [beati
pauperes spiritu quoniam ipsorum est regnum caelorum]"(Évangile
selon Saint Matthieu,
v, 3).
Si,
chez
Spinoza, vertu, connaissance et bonheur sont indissociables, pour
Pascal, en revanche, "les
grandes âmes, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir,
trouvent qu'ils ne savent rien [...] ; mais c'est une ignorance
savante"(Pascal,
Pensées,
B327) (B222)
:
l'homme vertueux est savant, mais il n'est pas heureux, il reste
obsédé par sa mort, bref, il s'ennuie.
De même, pour Rousseau, l'homme, à l'état de nature, est vertueux
et heureux, mais il reste ignorant, car sa
conscience est alors
le
"guide
assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et
libre"(Rousseau,
Profession
de Foi du Vicaire Savoyard)
(DMC).
Pour
Wittgenstein,
vertu et bonheur sont liés, mais cette liaison est tautologique et
ne peut donc, en aucun cas, faire l'objet d'une connaissance : "si,
maintenant, je me demande pourquoi je devrais vouloir être heureux,
la question apparaît de soi-même être tautologique : il semble que
la vie heureuse se justifie par elle-même, qu'elle est l'unique vie
correcte"(Wittgenstein,
Carnets
1914-1916,
147-148)
(A232). On retrouve peut-être, en revanche, la trilogie spinozienne de la vertu
de la connaissance et du bonheur dans les propos du Narrateur de la Recherche du Temps Perdu lorsqu'il dit que "seule
l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si
invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause
de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit, car elle
est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener
à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2272). Sauf que, d'une part, il ne s'agit que de la connaissance de soi, et, d'autre part (§6), d'une connaissance partielle et aléatoire, fruit de l'imagination (la connaissance du 1° genre pour Spinoza, cf. note17). L'éthique de Proust est donc une éthique de la sérendipité et non de la rationalité comme chez Spinoza.
Nous
avons remarqué que la vertu ou courage ne peut consister à faire
effort pour oublier tout ou partie de soi-même, mais au contraire
pour désirer ce qui augmente notre puissance
d'être,
tout à la fois sous l'attribut de la pensée (raisonner) et sous
l'attribut de l'étendue (aimer soi-même et autrui).
Plus
une chose a de perfection, plus elle agit et moins elle pâtit, et
réciproquement, plus elle agit, plus elle est parfaite (Éthique,
V, 40). La béatitude [beatitudo]
n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même, et ce
n’est point parce que nous contenons nos passions excessives
[libidines] que nous la possédons, c’est
parce que nous la possédons que nous sommes capables de contenir nos
passions excessives (Éthique, V,
42).
Le
bonheur est-il la récompense d'un effort ? Non : ce n'est pas parce
que nous faisons un effort que nous méritons d'être heureux,
plutôt, la puissance de notre effort exprime la pureté de notre
bonheur.
"Plus
une chose a de perfection, plus elle a de réalité, et en
conséquence, plus elle agit et moins elle pâtit ; [...] il en
résulte qu’une chose est d’autant plus parfaite qu’elle agit
davantage. Il suit de cette Proposition que la partie de notre Esprit
qui survit au Corps, si grande ou si petite qu’elle soit, est
toujours plus parfaite que l’autre partie. Car la partie éternelle
de l’Esprit, c’est l'Intellect, par quoi seul nous agissons, et
celle qui périt, c’est l’imagination, principe de toutes nos
facultés passives ; d’où il suit que cette première partie de
notre Esprit, si modeste qu’elle soit, est toujours plus parfaite
que l'autre."
La
partie de notre être par quoi nous agissons, si peu que ce soit, est
nécessairement éternelle.
Dire
qu'"une
chose est d'autant plus parfaite qu'elle agit davantage"
ou, ce qui revient au même, qu'elle est moins sujette à pâtir,
c'est
dire,
ainsi que nous l'avons vu dans le §9,
qu'elle est d'autant
plus parfaite qu'elle est moins
contrainte par les causes extérieures qui tendent à la détruire.
En
particulier, "nous
dirons que les hommes sont plus ou moins parfaits [...] suivant
qu’ils se rapprochent ou s’éloignent plus ou moins [du] modèle
de la nature humaine
que nous nous proposons"(Spinoza,
Éthique,
IV, préface) (note58).
Or, ce "modèle" (en latin exemplar,
qui suggère l'idée d'une esquisse, d'une hypothèse, plutôt que
d'un absolu) qui a vocation à être éduqué et donc perfectionné
(§10),
peut
et doit se rapprocher graduellement de la limite, évidemment
inatteignable
car infinie,
de la réalité ou perfection absolue, car aucune chose n'est
absolument
réelle
ou parfaite, si ce n'est Dieu ou la Nature (§1).
C'est
en ce sens que, pour Spinoza, "perfection" est synonyme de
"réalité" (note14).
Or,
nous avons vu (§9)
que ce "modèle
de
nature humaine" est
celui d'une communauté humaine
au
sein de laquelle chacun s'efforce,
fût-ce sous l'aiguillon de l'espoir et/ou de la crainte, de désirer
et aimer
pour autrui ce qu'il désire et aime pour lui-même. De
là, un surcroît
de perfection avec, d'une part, le moi qui ne se réduit plus à la
seule enveloppe
biologique mais comprend la société dont on fait partie, d'autre
part des affects sociaux qui ne sont plus externes (passions
guidées par l'imagination)
mais internes (actions
guidées par la raison)
(§10).
Or, dans l'attribut pensée, la perfection
qualifie
le second genre
de connaissance (la raison), a
fortiori le
troisième
(l'intellection),
par quoi nous ne nous limitons pas à l'idée de l'effet perceptibles
des
causes extérieures
sur notre corps biologique,
mais nous comprenons,
avec plus ou moins de profondeur,
ces
causes elles-mêmes. C'est en ce sens,
tandis que "la
connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté
des idées"(Spinoza,
Éthique,
II, 41) (note20),
que
"la
connaissance [...] du second et du troisième genre est
nécessairement vraie"(Spinoza,
Éthique,
II, 18) (note17).
Nécessairement vraie, i.e.
intemporellement
vraie.
Bref, par la raison et, a
fortiori,
par l'intellection,
"nous
sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels."(Spinoza,
Éthique,
V, 21-23) (note74).
Finalement, chacun a une part de son être qui reste éternelle, à
proportion de sa capacité à agir.
Chez
Platon, "il
existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut
fixer son regard sur la vérité"(Platon,
République,
VI, 474a-511b) (A112),
i.e.
une
fonction intellectuelle dont l'objet est éternel et immuable. De
même, chez Spinoza, "les
yeux de l’Esprit, ces yeux qui lui font voir et observer les
choses, ce sont les démonstrations"(Spinoza,
Éthique,
V, 21-23) (note74),
"les démonstrations" de
la raison par
opposition aux perceptions de l'imagination. De
sorte que, pour Platon, à l'instar de Spinoza, "lorsqu’elle
examine quelque chose seule et par elle-même, [l'âme] se porte
là-bas vers les choses pures, éternelles, immuables"(Platon,
Phédon
82e), même si c'est au prix d'un dualisme que Spinoza réprouve
complètement (§1)
: "le
corps nous cause mille soucis par la nécessité où nous sommes de
le nourrir, à cause des maladies qui surviennent, des innombrables
sottises [qui] nous ôtent la possibilité de penser"(Platon,
Phédon
66b-82e) (D216).
Quant
à Wittgenstein, il s'accorde avec Spinoza pour considérer que la
méditation de la mort est l'indice irréfragable d'une vie mauvaise
(§11)
: "la
mort n'est pas un événement de la vie, on ne vit pas la mort.
[...]
Notre
vie n’a pas de fin comme notre champ de vision n’a pas de
frontière"
(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4311). La
vie ne peut être bonne (ou mauvaise) qu'ici et maintenant, non dans
une temporalité toujours
plus
ou moins propice à la superstition. Superstition dont fait toutefois
partie, pour Wittgenstein, l'idée mentaliste,
commune à Spinoza et à Platon, d'un "oeil de l'esprit"
qui participerait de l'éternité et de l'immuabilité par opposition
à la futilité et à la corruptibilité prétendument attachée à
la
matérialité du langage (A331).
Pour
tous,
néanmoins,
le bonheur ne
réside-t-il pas
dans cette participation
à
l'éternité ?
"La
béatitude consiste dans l’amour de Dieu, et cet amour naît de la
connaissance du troisième genre, et en conséquence, doit être
rapportée à l’Esprit, en tant qu’il agit. Cet amour est donc la
vertu même."
Le
bonheur suprême (béatitude) consiste dans "l'amour
intellectuel de Dieu".
Nous
avons dit que "l’Esprit
s’efforce, autant que possible, d’imaginer ces sortes de choses
[par lesquelles] la puissance de penser de l’Esprit est augmentée
ou favorisée"(Spinoza,
Éthique,
III, 12) (§7).
Mais, en tant que nous sommes nécessairement
toujours soumis
aux passions (note31),
notre joie se réduit souvent
à
un
plaisir plus
ou moins éphémère
et
notre bonheur reste aléatoire.
Pourtant,
lorsque, guidés parfois
par
la raison, nous désirons ce qui nous est utile
nécessairement
et
non de manière contingente
(§9),
nous éprouvons une joie nécessaire et atteignons donc une forme de
bonheur plus élevé, car plus constant,
plus durable.
On
peut donc dire que le
fait d'être vertueux nous donne déjà
un
avant-goût de l'éternité
à travers la solidité des structures communes
desquelles
nous participons
et qui garantissent la conservation de notre être
(§11).
Car,
"agir
par vertu, ce n’est autre chose que suivre la Raison dans nos
actions, dans notre vie, dans la conservation de notre être"(Spinoza,
Éthique,
IV, 24) (note77).
Mais il y a un degré de perfection encore plus élevé que la vertu
: ce que Spinoza appelle la "béatitude" et qui correspond,
du
point de vue de
l'attribut de la pensée, à la connaissance du troisième genre
(note17).
Par là, nous
communions avec le Tout et notre
puissance d'être est maximale : c'est celle de Dieu
même,
de la Nature
tout entière.
Nous jouissons alors d'une joie infinie, donc du bonheur le plus
élevé qui se puisse concevoir. Car "tout
ce que nous connaissons d’une connaissance du troisième genre nous
fait éprouver un sentiment de joie accompagné de l’idée de Dieu
comme cause de notre joie"(Spinoza,
Éthique,
V, 32) (note76).
Et comme la connaissance de la cause d'une joie engendre
nécessairement l'amour de cette cause (note41),
la béatitude consiste à aimer Dieu, i.e.
la Nature, i.e.
soi-même en tant qu'il comprend le Tout. "Or
cet amour est justement ce que j’appelle l’amour intellectuel de
Dieu"(Spinoza,
Éthique,
V, 32) (note76).
Spinoza
critique ici les hédonistes (du grec hèdonè,
"plaisir") qui "pensent
qu’ils ne sont libres qu’autant qu’il leur est permis d’obéir
à leurs passions"(Spinoza,
Éthique,
V, 41) (note75),
Freud
e.g.,
qui considère que le bonheur se réduit au plaisir, i.e.
la satisfaction des ses passions (pulsions) (C231).
Par là, il se rapproche des moralistes,
(Kant, par exemple, cf. E311)
pour
qui la vie terrestre du corps doit être une vie de restriction
morale du plaisir récompensée par le vrai bonheur éternel.
Sauf
que
ce bonheur suppose la croyance au Dieu "d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob", comme
dirait Pascal, autrement
dit l'adhésion
au
préjugé anthropo-finaliste propre à engendrer la superstition
(§2).
Bref,
pour les moralistes en général,
"la
moralité, la religion et toutes les vertus qui se rapportent à la
force d’Esprit sont donc à leurs yeux des fardeaux dont ils
espèrent se débarrasser à la mort, en recevant le prix de leur
esclavage"(Spinoza,
Éthique,
V, 41) (note75).
Or, pour Spinoza, en
tant qu'il est indissociable
de la crainte de la mort (§11),
l'espoir d'une vie post-mortem
signe l'hégémonie de notre imagination et manifeste donc notre
faiblesse. Ce n'est donc pas cela "l'amour intellectuel de
Dieu",
lequel peut être beaucoup mieux exemplifié par le
désir romantique de communion totale
avec
la nature en tant que celle-ci ne se reflète que dans le moi intime
de quelques êtres d'exceptions,
e.g.,
"ne
faire qu'un avec toutes les choses vivantes, retourner, par un
radieux oubli de soi, dans le Tout de la Nature"(Hölderlin,
Hyperion,
I,
2),
même si Spinoza n'eût certes pas cautionné la notion d'"oubli
de soi" qu'exalte
Hölderlin
et qui manifeste un souverain mépris pour la vie ordinaire.
Finalement, Spinoza serait sans doute assez d'accord avec
Wittgenstein lorsqu'il
dit que "si
quelque chose est bon, alors c'est également divin"(Remarques
Mêlées,
3)
c'est-à-dire
qu'à défaut de cette
béatitude
totale, absolue et permanente
réservée aux happy
few,
chacun
peut toujours
connaître, hic
et nunc,
des
instants de bonheur par lesquels, comme le dit le
poète,
"le
temps suspend son vol",
tant il est vrai qu'"il
a la vie éternelle celui qui vit dans le présent"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4311).
Est-ce
à dire alors
que
le vrai bonheur n'est pas une
récompense ?
"Dès
lors, à mesure que l’Esprit jouit davantage de cet amour divin ou
de la véritable béatitude, il exerce davantage son Intellect,
c’est-à-dire, il a plus de puissance sur ses passions, et il a
moins à pâtir des affects mauvais ; d’où il suit que l’Esprit,
dès qu’il jouit de cet amour divin ou de la vraie béatitude, a le
pouvoir de contenir ses mauvaises passions ; et comme la puissance
dont l’homme dispose pour cela est tout entière dans l’Intellect,
il faut conclure que personne ne jouit de la béatitude parce qu’il
a contenu ses passions, mais que le pouvoir de contenir ses passions
tire son origine de la béatitude elle-même."
En
effet, car le vrai bonheur, c'est l'effort (conatus)
lui-même en tant qu'il est irrésistible.
"Plus
nous comprenons les choses particulières, et plus nous comprenons
Dieu"(Spinoza,
Éthique,
V, 24) (note19)
: plus nous comprenons
(intelligimus),
sous l'attribut étendue ou sous l'attribut pensée (note74),
plus nous nous perfectionnons en ce
que, par cet effort, nous tendons
à reconstituer, sous un attribut ou sous un autre, l'unité de la
substance, l'unité de la Nature (§1).
Si donc nous parvenons, si peu que ce soit, à comprendre par le
troisième genre de connaissance (intellection), nous communions, ne
fût-ce qu'un bref
instant,
avec "cet
être éternel et infini que l'on appelle Dieu ou bien la
Nature"(Spinoza,
Éthique,
IV, préface) (note7).
Auquel cas, notre puissance d'être est maximale, puisqu'elle est
infinie. Nous éprouvons alors, comme nous l'avons vu supra,
le bonheur absolu, la béatitude. On voit par là que le véritable
bonheur n'est pas la récompense d'un effort, quel qu'il soit, mais
l'effort (conatus)
lui-même, le désir de vivre en tant que
ce
désir est irrésistible, puisqu'il est infini (§6).
C'est pourquoi "à
mesure que l’Esprit connaît un plus grand nombre de choses d’une
connaissance du second et du troisième genre, il est moins sujet à
pâtir sous l’influence des affects mauvais, et il a moins de
crainte de la mort"(Spinoza,
Éthique,
V, 38) (note78).
Que ce soit à
travers un
avant-goût de l'éternité (la
vertu
et le
2° genre
de connaissance)
ou par
l'expérience
même
de
l'éternité (la
béatitude
et le
3° genre), le bonheur est toujours ce qui nous permet de résister
activement aux passions. Être heureux, c'est vivre dans l'absolu
présent, c'est n'avoir besoin de rien, c'est ne rien attendre, et
certainement pas "Godot" (de l'anglais God,
"Dieu") comme les personnages de Beckett !
Comme le dit Pascal : "je
n'espère rien et ne crains rien"(Pascal,
Pensées,
B943).
Pour
Rousseau (D314)
et Aristote (D315)
aussi, le bonheur réside dans l'auto-suffisance, l'autarcie, mais
c'est pour eux un état
définitif à atteindre,
une situation d'équilibre,
et non un processus dynamique
toujours
précaire
comme
chez Spinoza. Pascal est,
sur ce point,
plus proche de Spinoza en ce que seul l'amour de Dieu peut rendre
l'homme infiniment actif et heureux en suspendant le temps, i.e.
la mort qui approche
: "le
membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n'a
plus qu'un être périssant et mourant. Cependant il croit être un
tout, il croit ne dépendre que de soi [...]. Mais, comme nous ne
pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui
soit en nous, et qui ne soit pas nous [...]. Or, le royaume de Dieu
est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous"(Pascal,
Pensées,
B455-483-485)
(D324).
Cependant,
les différences avec Spinoza sont manifeste en ce que
1°) il s'agit chez
Pascal du
Dieu transcendant des religions superstitieuses, 2°) aimer Dieu,
pour
Pascal, c'est
se haïr soi-même, 3°) le corps et l'esprit sont,
pour lui,
deux substances distinctes, 4°) l'union avec Dieu reste
l'apanage d'une élite (e.g.
Moïse,
Jésus, Mahomet, etc.). Tandis que, pour Spinoza, "notre
principal effort dans cette vie, c’est de transformer le Corps de
l’enfant [...] en un autre Corps qui soit propre à un grand nombre
de fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut degré de
la conscience de soi et de Dieu et des choses"(Spinoza,
Éthique,
V, 39) (note79).
Éducation de tout homme à l'amour de soi, de Dieu et des choses,
bref, éducation à la béatitude
ou à l'amour intellectuel de Dieu,
telle est l'ambition éthique
de Spinoza
qui rejoint Platon pour qui
"l’éducation
est donc l’art qui se propose [...] la conversion de l’âme, et
qui cherche les moyens les plus aisées et les plus efficaces de
l’opérer"(Platon,
République,
VII, 518d)
(DME).
Or,
pour l'un comme pour l'autre, et comme pour Iris
Murdoch,
"cette
capacité à diriger son attention n'est pas autre chose que
l'amour"(la
Souveraineté du Bien,
ii),
cet
amour de Dieu, certes, mais aussi, plus modestement, "de
soi-même et aussi des choses" les plus banales que, loin de ne
le réserver qu'aux seuls philosophes comme Platon, Spinoza met à la
portée de chacun.
Contrairement
à ce que nous imaginons, ce n'est pas parce que nous sommes capables
de lutter contre nos passions que nous méritons d'être heureux :
c'est au contraire parce que nous avons été
éduqués à la
capacité d'agir que nous faisons,
si peu et si rarement que ce soit,
l'expérience de l'éternité et
que
nous sommes alors
moins
sujets
aux passions.