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lundi 4 janvier 1999

LE TRAVAIL EST-IL UN FACTEUR DE LIBERATION OU D'ALIENATION ?

D’après la Genèse (III, 17-19), Dieu se serait adressé à l’homme en ces termes : “le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie [...]. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été pris”. Il est donc clair que, au terme d’une tradition culturelle déjà très ancienne, le travail est perçu comme le type d’activité pénible par excellence. Mais dans cette tradition, le travail ne se contente pas d’être pénible, il est aussi aliénant. En effet il est la marque de la fatalité fondamentale de l’existence humaine suspendue entre la nécessité biologique de survivre ici-bas et la nécessité de recourir au secours divin pour survivre dans l’au-delà. Pourtant, le Préambule de la Constitution de 1946 précise que “chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi”. Du coup, il semble que la pénibilité du travail qui se manifeste par le devoir de travailler, s’accompagne d’un espace de liberté qui s’exprime dans le droit pour chaque citoyen d’obtenir un emploi. Ce qui supposerait que le travail n’est pas une fatalité mais plutôt une voie contraignante d’accès à la liberté. C’est pourquoi nous allons nous poser le problème de savoir si le travail n’est effectivement qu’une malédiction, ou au contraire une condition de possibilité de la liberté humaine. L’enjeu d’un tel problème est clairement politique. Car si le travail est un facteur d’aliénation, comment expliquer qu’il puisse être un devoir civique ? Et si le travail est un facteur de libération, comment des démocraties qui reconnaissent l’universalité du droit de l’homme à la liberté peuvent-elles tolérer qu’une part toujours croissante de citoyens soit privée d’emploi et donc d’une condition d’accès à la liberté ?


I - Le travail comme marque d’assujettissement au besoin, est une activité essentiellement servile.

A - le travail rend nécessairement l’individu étranger à lui-même.

Qu’est-ce qui, dans l’aspect extérieur d’une personne inconnue, nous fait en effet présumer qu’elle travaille ? Ses gestes sont mesurés, précis, réguliers, presque automatiques. Son visage exprime l’effort, le sérieux, le souci, voire la fatigue. Bref, tout son corps semble tendu, concentré, vers la réalisation d’une tâche. Il semble que, dans le moment où l’individu travaille, il soumette tout son corps à des règles de fonctionnement mécanique destinées à rendre l’activité efficace. D’où le regard réprobateur du passant qui surprend une personne supposée au travail dans une attitude de relâchement corporel, et, à l’inverse, la sympathie et la réputation de sérieux qu’emporte spontanément celui qui souffre en travaillant.

Dès lors peut-on dire que celui qui travaille soit encore lui-même ? Peut-on dire que celui qui travaille n’obéisse qu’à lui-même et soit donc un homme libre ? Peut-on dire enfin que le travail ne soit que la manifestation sensible d’une action en tant que celle-ci suppose de la liberté, des moyens et des fins ? Il semble au contraire que, dans le processus de travail, le travailleur, quel qu’il soit, ne fasse qu’appliquer mécaniquement un plan pré-établi. Le processus de travail ne consiste en rien d’autre, apparemment, qu’en une coordination des diverses fonctions sensori-motrices du travailleur afin que les fonctions efficaces soient favorisées, et, corrélativement, que d'autres fonctions moins pertinentes soient inhibées. Il suffit d’observer un entraînement sportif pour se rendre compte que toutes les parties du corps tendent à optimiser un fonctionnement mécanique du corps.

Mais dire cela n’est-ce pas reconnaître que celui qui travaille a tendance à se comporter de manière mécanique, donc sans liberté ? Pour illustrer cette thèse, comparons alternativement les professions dites manuelles d’une part aux métiers qualifiés d’intellectuels, d’autre part aux activités considérées comme artistiques. Qu’est-ce qui peut donc justifier le prestige attaché aux métiers intellectuels par rapport aux métiers manuels ? Si tout notre système social de sélection scolaire tend à faire émerger une soi-disant élite intellectuelle, c’est que précisément les métiers dits intellectuels sont considérés par l’opinion commune comme moins aliénants dans la mesure même où celui dont le travail consiste à concevoir est soumis à un processus de travail moins rigide que celui dont la tâche ne consiste qu’à exécuter. Qu’est-ce qui peut maintenant justifier la différence de prestige qui s’attache respectivement aux métiers manuels et aux activités artistiques ? L’origine doit, semble-t-il, se trouver dans le fait que, bien qu’il applique lui aussi un plan pré-établi, l’artiste a la faculté de changer de plan à sa guise afin de créer un objet toujours nouveau. Autrement dit, il manquerait à l’activité artistique la fixité du but et la répétitivité gestuelle qui caractérisent le métier manuel.

On peut donc dire que la réputation d’effort pénible qui s’attache au travail en général et qui contribue à lui donner ce caractère d’asservissement, se fonde sur le fait que le travailleur, pendant le temps où il travaille, est, à des degrés divers, non-libre, étranger à lui-même. G. Simondon dit dans l’Individu et sa Genèse Physico-biologique que le travail “est essentiellement l’opération commandée par l’homme libre et exécutée par l’esclave”. Et c’est précisément cette servilité fondamentale du travail manuel qui fait que, dans la Grèce antique par exemple, les esclaves se distinguent des artisans qui eux-mêmes se différencient des hommes libres : est libre celui qui ne travaille pas et, plus on doit travailler, moins on est libre. Mais alors ne doit-on pas dire que l’on se libère non pas par le travail, mais du travail ?

B - le caractère libérateur du travail réside dans sa fin.

Aristote, dans la Politique ( I, ch.4) résume le statut du travailleur de la manière suivante : “celui qui, par nature, ne s’appartient pas mais qui est l’homme d’un autre, celui-là est esclave par nature ; et est l’homme d’un autre celui qui, tout en étant un homme [...] est un instrument en vue de l’action [...] de celui qui s’en sert”. Le caractère servile du travail est donc dû au fait que le travailleur, pendant le temps que dure son travail, ne s’appartient pas mais n’est qu’un instrument qui applique mécaniquement des règles au profit d’un être différent de lui-même. D’où l’idée que la raison d’être du travail réside dans son achèvement, ce qu’Aristote appelle le loisir (skhôlè en grec).

En effet, le travail est servile dans le sens où ces règles de fonctionnement que le travailleur applique sont considérées comme des nécessités extérieures, non choisies et non délibérées : nécessités extérieures qui sont imposées par la nature imparfaite, non divine, de l’homme qui reste tributaire du besoin. Ce qui veut dire qu’a contrario il doit être possible d’envisager idéalement un état où l’homme serait, comme les dieux, à l’abri du besoin. Or, cet état de plénitude, étranger à la nécessité, tout homme peut le connaître, au moins temporairement : c’est le loisir. C’est pourquoi Aristote dit dans l’Ethique à Nicomaque (X, ch.7) “le bonheur consiste dans le loisir : on ne travaille que pour arriver au loisir, on ne fait la guerre que pour abtenir la paix”. Le loisir est donc pour le travail ce que la paix est à la guerre : sa fin dans le double sens d’un achèvement qui se traduit par une situation d’équilibre, et d’une destination à atteindre par les moyens que sont, respectivement, le travail ou la guerre.

Pour autant le loisir comme fin du travail ne consiste pas seulement en un arrêt du travail, et ne doit donc pas être confondu avec le repos. En effet le repos n’est qu’une absence d’activité, tandis que le loisir, ou temps libre, est une activité que l’on choisit comme fin poursuivie pour elle-même et non en vue d’autre chose. C’est la raison pour laquelle le bonheur ne saurait être atteint que par et dans le loisir, car, dit Aristote dans l’Ethique à Nicomaque (X, ch.6), “le bonheur ne doit avoir besoin de rien , il doit se suffire parfaitement ; les actes désirables en soi sont ceux où on n’a rien à rechercher au-delà de l’acte lui-même ”. C’est donc dire que celui qui travaille est esclave et malheureux dans la mesure où il n’est jamais qu’un moyen technique au service de quelque chose qui le dépasse, en l'occurrence le bonheur de quelqu'un d'autre que lui-même, tandis que celui qui s’adonne au loisir est libre et heureux en ce qu’il ne sert à rien ni à personne, en ce qu’il est auto-suffisant, en ce qu’“il y a en lui quelque chose de divin” en lui, nous dit Aristote. Mais dire cela n’est-ce pas reconnaître que c’est le travail comme moyen de s’affranchir de la nécessité et non comme fin en soi qui est libérateur ?


II - Le travail n’est aliénant que s’il est abstrait du désir conscient qui l’engendre.

A - le travail consiste à utiliser la nature pour se libérer de la nature.

En tant que soumis à la nécessité naturelle de compenser perpétuellement les déperditions d'énergie et de substance de son être, l’homme est, à l’instar de tous les êtres vivants, un être de besoin. En effet, il éprouve dans son corps un besoin, autrement dit une sorte de souffrance diffuse, une impression de manquer de quelque chose d’indéfinissable, et ce n’est qu’avec le secours de l'instinct animal ou bien de la conscience humaine que cette chose indéfinissable devient un objet positif qui est supposé pouvoir combler le manque ressenti. Mais, lorsqu'elle est consciemment envisagée, cette chose déterminée n’est, dans un premier temps, un objet que pour la propre imagination de celui qui en est conscient. En ce sens, cet objet n’a donc pas d’existence réelle mais il est uniquement un objet possible, bref un objet de désir. Autrement dit l’homme va devoir entreprendre, par son activité consciente, de rendre réel un objet de prime abord imaginaire mais qu’il présume devoir combler un manque réel.

Or, comment faire jaillir du réel à partir de l’imaginaire ? Il ne peut se contenter d’attendre que le cours normal de la nature le mette au contact de l’objet convoité, c’est-à-dire parier sur le hasard des rencontres, car alors la conscience du manque se confondrait avec le manque lui-même, et le besoin se confondrait avec le désir. Il va donc travailler c’est-à-dire faire violence au cours normal de la nature pour, sinon provoquer, du moins hâter la survenance de l’objet désiré par une utilisation détournée des éléments que la nature met à sa disposition. C’est ainsi qu’on oppose classiquement les peuples chasseurs ou cueilleurs aux peuples cultivateurs : les premiers sont nomades et comptent sur d’heureuses rencontres pour combler leurs besoins, les seconds sont sédentaires et entendent aller à l’encontre du cours normal de la nature pour lui faire produire ce qui sera à même de satisfaire leurs désirs. Les premiers attendent tout de la nature, les seconds travaillent dans la culture.

Mais il semble bien que pour cultiver, c’est-à-dire aller à l’encontre de la nature, il faille utiliser la nature contre elle-même. En effet, l’exemple du cultivateur montre bien que si, en un sens, il contrarie la nature en lui faisant produire ce qu’elle n’a pas prévu de produire ici et maintenant, en un autre sens il ne fait qu’utiliser les forces naturelles en en détournant le cours. Un bon exemple nous est fourni par celui qui détourne un cours d’eau pour le faire irriguer son champ : il contrarie certes la nature en faisant passer la rivière là où elle ne serait peut-être jamais passée, mais il l’utilise aussi puisque c’est bien l’eau naturelle d’une rivière naturelle qui va irriguer une terre naturelle pour faire pousser des légumes naturels.

Autrement dit, il semble bien que tout travail consiste à contrarier une nature plutôt consentante, c’est-à-dire, en fait, à s’opposer aux forces naturelles par d'autres forces naturelles. Or, pour opposer aux forces de la nature d'autres forces de la nature, deux conditions supplémentaires au moins sont requises : être conscient de la possibilité de cette opposition, et produire soi-même une autre force naturelle appelée force de travail qui changera la direction de la force naturelle contre laquelle on veut lutter (comme dans un parallélogramme des forces où les deux forces concourantes seraient la force primitive de la nature et la force de travail, et la force résultante serait le mouvement mécanique visé par le travailleur). Ce qui a deux conséquences :
- d’abord, seuls les hommes, en tant qu’ils sont conscients, peuvent prétendre travailler ; les animaux, s’il leur arrive de changer la direction de la force naturelle (par exemple les autruches en transférant l’essentiel de leur masse musculaire des ailes vers les pattes ou bien les abeilles en transformant le nectar des fleurs en miel) c’est par évolution spécifique ou par adaptation individuelle
- ensuite on s’aperçoit que la force de travail, comme force naturelle consciemment orientée vers le détournement d’une autre force naturelle possède, par hypothèse, la finalité d’affranchir son utilisateur d’un cours primitif de la nature générateur de besoin corporel et de désir conscient.

C’est ainsi que Marx, dans le Capital (I, 1) définit le travail comme “un acte qui se passe entre l’homme et la nature ; l’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle”. Cependant, il n’échappe à personne que, même ainsi analysé, le travail comporte encore souvent un aspect contraignant. Quelle peut donc être l’origine de la persistance de ce sentiment de contrainte ?

B - le travail destiné à combler des besoins abstraits est facteur d’aliénation.

On a vu que, pour forcer la nature à réaliser un objet de désir forgé par l’imagination, il est nécessaire de contrarier une force naturelle au moyen d’une autre force naturelle contrôlée celle-là par le désir conscient et à laquelle on donne le nom de force de travail. Et c’est donc cette force de travail qui va s’actualiser en travail tout court (rappelons que Impulsion = MLT-1 ; Force = MLT-2 ; Travail ou Energie = ML2T-2 ; Puissance = ML2T-3) dans le but de produire un objet désiré.

Cela semble vouloir indiquer que le travail n’est que le processus d’actualisation de la force (on passe de la force au travail en appliquant la force à un espace donné, cf. ci-dessus), c’est-à-dire l’étape intermédiaire entre la force comme simple possibilité d’action engendrée par le désir et le produit comme objet effectivement réalisé. Ce serait donc dire que le travail, comme processus de production effective, ne vise pas seulement à combler des besoins en général, mais un besoin précis ayant engendré un certain désir de le combler. Bref, le travail serait l’instrument, non réellement du besoin mais plutôt du désir. Mais on se rend bien compte que cela n’est vérifié qu’à condition de supposer que le détenteur de la force de travail (le travailleur) et le destinataire de l’objet final du processus de travail (le consommateur) sont, soit la même personne, soit des personnes proches et égales. C’est ce que dit Rousseau : “l’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut” (Emile, II). C’est-à-dire qu’il ne désire que ce qu’il peut accomplir par lui-même. Pourquoi ?

Imaginons une société égalitaire où chacun est spécialisé dans la réalisation d’un seul type d’objet sensé combler un seul type de besoin. Supposons que dans cette société tous les besoins soient comblés par une division du travail et un partage des fruits du travail qui soient équitables : chacun serait dit alors libéré du besoin, c’est-à-dire de la nécessité naturelle, par personne interposée. Or, à supposer que les besoins objectifs soient scientifiquement déterminés, peut-on en dire autant des désirs ? Non, car ce serait nier précisément la dimension imaginaire et subjective du désir. Dès lors, lorsque je travaille à combler un besoin abstrait, c’est-à-dire qui est déterminé par le désir au lieu d'être déterminant du désir, je prends le risque de produire ce qui, ne correspondant à aucun besoin réel, ne comble qu'un besoin imaginaire (d’où le problème des surproductions : on produit des choses dont les gens n'ont que faire) et donc qui ne libère personne. En ce sens, en travaillant à combler des besoins abstraits, et en confiant les miens à un producteur abstrait, disparaît le désir de me libérer d’un besoin par mon travail. Disparaît ainsi l’adéquation du travail à un désir précis dans le but de combler un besoin précis. 
 
C’est ce qui se passe, le plus souvent, dans une économie où règne la division sociale du travail. Le travailleur ignore quel sera le destinataire du produit de son travail. La continuité consciente entre le besoin réel et le travail par l’intermédiaire du désir conscient est désormais rompue. Cela entraîne alors, comme le dit Marx dans l’Idéologie Allemande, que “les forces productives semblent être totalement indépendantes et détachées des individus, comme un monde en soi”. Ce qui veut dire que le travail comme simple processus de production d’objets destinés à combler des besoins, n’a plus rien à voir avec l’individu conscient animé de désirs : d’un côté l’ensemble des moyens de production déterminés par des besoins, de l’autre celui des fins déterminées par des désirs. Bref, dans une économie de division du travail, le monde du travail constitue, hélas le plus souvent, un monde technique de production étranger au monde humain.

A la limite, le travail comme processus productif destiné à combler des besoins abstraits, est lui-même assimilable à un processus mécanique et le travailleur à une machine sans désirs, c’est-à-dire à un simple processus physique, sans conscience, commandé de l’extérieur et constitué de tâches répétitives. Le travailleur n’est plus considéré que comme le détenteur d’une force de travail qu’il vend pour pouvoir subsister (le produit de cette vente étant le salaire) et qui sera dès lors utilisée comme une force mécanique banale. Séparé du désir subjectif qui est sa raison d’être, le travail devient alors, comme le montre Marx, d’autant plus aliénant qu’il n’est plus qu’une activité sans fin, c’est-à-dire, littéralement, tournée vers l’accumulation perpétuelle de moyens (le capital) au lieu de viser une fin (la satisfaction du désir). Mais, si l’on admet que c’est le désir subjectif et non le besoin objectif qui pousse l’homme à travailler, ne doit-on pas dire que le travail vise la construction d’un espace imaginaire de liberté ?


III - Le travail vise la construction d’un espace imaginaire de liberté.

A - le travail n’est servile qu’en apparence.

Nous avons jusqu’à présent dit que, de prime abord, le travail est une activité dictée par une nécessité extérieure et objective qui dépossède l’individu qui travaille de sa marge de délibération. Mais nous avons ajouté que cette acception du travail comme activité destinée à nous affranchir du besoin inhérent à notre finitude, n’est pas satisfaisante dans la mesure où elle n’a plus rien de spécifiquement humain. Or, nous avons remarqué que le travail est commandé par le désir subjectif plus souvent que par le besoin objectif. Autrement dit, il dépend plutôt de l’imagination d’une conscience qui se représente telle action comme nécessaire pour matérialiser tel objet supposé combler tel besoin. On doit donc à présent se demander dans quelle mesure le travail est nécessaire et donc aliénant, mais d’un point de vue subjectif cette fois-ci.

Première objection : le travail est-il subjectivement nécessaire ? Référons-nous à une définition classique de la nécessité comme “l’idée de quelque chose d’inflexible [...], le contraire du mouvement résultant du choix et du calcul” (Aristote - Métaphysique - D, 5). Or, si la nécessité stricto sensu se manifeste sensiblement par l’inflexibilité, c’est-à-dire par l’invariabilité des processus déterminés de manière causale, le travail ne correspond pas à cette idée de la nécessité objective dans la mesure où il est relayé par le désir. Sinon, le travail humain ne se distinguerait pas des activités animales instinctives, ce qui est le cas lorsque l’individu désolé (c’est-à-dire dans une solitude physique et morale totale) est confronté au problème de sa survie immédiate. Auquel cas le comportement laborieux de l’individu est impérieusement déterminé par le seul besoin et non par le désir. Ce qui veut dire que l’activité de l’esclave mû par la seule nécessité de survivre n’est pas, à proprement parler, un travail, mais une activité instinctive de survie.

Deuxième objection : le travail est-il subjectivement aliénant ? Si tel était le cas, on constaterait une ligne de partage absolu entre travail et loisir : il y aurait une essence du travail absolument distincte de celle du loisir. Or, rappelons-nous que, même dans la mythologie grecque, on trouve des héros qui confondent loisir et travail (dans l’Odyssée par exemple, Ulysse bâtit sa maison, Nausicaa lave le linge, etc.). De nos jours, couper du bois ou repeindre un appartement peuvent constituer des loisirs. Ce sont donc bien les mêmes activités qui, selon le cas, peuvent être subjectivement considérées comme travail ou bien comme loisir. C’est ce que dit Hannah Arendt dans la Condition de l’Homme Moderne (ch.III) : “la même activité peut être signe de servilité s’il ne s’agit plus d’indépendance mais de salut pur et simple, si elle n’exprime plus la souveraineté mais la soumission à la nécessité”. L’esclave n’est alors plus celui qui travaille mais celui qui accomplit les gestes nécessaires à sa seule survie.

On voit donc bien que si l’on refuse de lier la notion de travail, en tant que type d’activité spécifiquement humaine, à celle de nécessité, l’argument de l’aliénation de la liberté de l’individu par le travail tombe aussi. Si cet argument a pu connaître un tel succès, c’est essentiellement pour deux raisons qu’Aristote reconnaît lui-même :
- l’existence dans la Grèce antique d’une catégorie d’individus que l’on supposait naturellement destinée à des travaux serviles (les esclaves) et donc à qui on refusait la possibilité d’être libres (hoi barbaroi)
- une conception du loisir, de la liberté et du bonheur entièrement fondée sur l’activité intellectuelle qui, supposait-on, ne pouvait être que l’apanage des meilleurs, c’est-à-dire des hommes libres (hoi aristoi).

Donc l’argument de la servilité du travail n’est valide que si l’on considère, comme le fait Aristote, que certains hommes sont naturellement voués au travail (les esclaves) et d’autres au loisir (les hommes libres), bref si l’on considère les individus humains déterminés génétiquement à exercer un certain type d’activité, à l’instar des animaux. Mais cela n’a plus de sens si l’on constate, comme c’est heureusement le cas aujourd’hui, que ce sont les mêmes hommes qui passent alternativement du travail au loisir, et inversement. La difficulté ne vient-elle donc pas de l’oubli de la destination imaginaire du travail humain ?

B - le travail est une activité imaginaire de reconnaissance politique des individus.

Prenons l’exemple du travail agricole qui, en apparence est commandé par la nécessité objective d’assurer la survie biologique des membres d’une communauté. Peut-on imaginer que l’homme seul travaille la terre ? Certes il la travaillera s’il est momentanément seul : exilé, ermite, naufragé, rescapé, etc. Autrement dit l’homme momentanément seul, travaillera la terre avec des outils, des méthodes, des concepts, des préférences, des interdits, etc. hérités d’une communauté humaine. Mais l’homme moralement désolé comme l’est le prisonnier du camp, ne cultivera rien : il sera soumis aux exigences impérieuses de sa survie immédiate et ne prendra donc pas le temps de travailler. D'où l'aspect monstrueusement sarcastique du slogan "Arbeit macht frei [le travail rend libre]" qui était apposé à l'entrée de la plupart des camps de concentration nazis afin qu'aucun déporté ne pût l'ignorer !

Travailler consiste en effet à prendre le temps d’agir sur le monde, en dehors de toute urgence objective. Ce qui n’est possible qu’à deux conditions :
- d’abord n’être pas soumis à une nécessité biologique animale qui commanderait non pas d’agir consciemment mais de réagir instinctivement à un stimulus pour satisfaire un besoin, or nous avons vu que celui qui travaille a plus qu’un besoin puisque sa conscience lui représente un objet de désir qu’il a pris le temps d’imaginer
- ensuite appartenir à une communauté morale, c’est-à-dire à une communauté humaine qui fournit au travailleur les moyens techniques et conceptuels de travailler, et, parmi ces moyens conceptuels, la notion de finalité, c’est-à-dire l’idée que l’on travaille pour quelque chose, et donc l’idée que la travail a une utilité.

Ce qui signifie que, quelle que soit la nature du travail effectué, celui-ci, n’est jamais l’expression d’un simple stimulus causal, mais manifeste au contraire une utilité finale. Et cette utilité consiste non pas dans la lutte contre la mort biologique, mais dans le refus de la mort politique qui se manifeste par l’indifférence et l’oubli de celui qui survit dans l'urgence et replié sur lui-même. C’est parce que j’entends être reconnu comme un être différent des animaux par mes désirs et ce, au sein d’un espace public dont, comme le dit Aristote, la survie biologique n'est pas la seule finalité, que je travaille consciemment afin de donner un sens à ma vie qui ne peut donc plus dès lors se résumer à mon entretien biologique. C’est pourquoi Hannah Arendt écrit dans la Crise de la Culture (ch.II) : “chaque fois que les hommes poursuivent leurs buts, labourant la terre qui ne peine pas, contraignant le vent qui souffle librement à venir gonfler les voiles, [...] ils coupent en travers un mouvement qui est sans but et tourne à l’intérieur de soi”. C’est donc clairement parce que la vie biologique n’est pas humaine que l’homme essaie avec le secours de sa conscience d’aménager le monde de telle sorte qu’il s’y ajoute une vie publique qui elle est dotée d’une nécessité finale de se voir reconnu comme une personne, reconnaissance qui conditionne l'estime de soi de chacun et le sens de sa vie. Et c’est pourquoi, seule peut être libératrice l’activité humaine orientée vers la réalisation d’un monde commun qui ne soit pas pré-déterminé comme une société d’insectes, mais où chaque individu apporte la nouveauté de la réalisation de ses propres désirs.

Nous avons vu que la Constitution fait la différence entre travail et emploi : il est clair que ce que demandent les chômeurs aujourd’hui, ce n’est pas un tant un travail qu’un emploi. Dans le sens où ils désirent non pas libérer quiconque de l’assujettissement à la nécessité naturelle mais plutôt être reconnus sur la place publique comme des citoyens, c’est-à-dire comme ceux qui, d’une part ont des désirs originaux qu'ils entendent, au moins dans une certaine mesure, satisfaire (ce qui suppose l'accès à ce medium de satisfaction des désirs spécifique à la société capitaliste : l'argent), et qui, d’autre part oeuvrent utilement, grâce à leurs compétences propres, à la construction et au maintien de la Cité. C’est également le sens des revendications de tous les exclus : les sans-papiers, les sans-domicile, etc. Or, comme le seul moyen d’y parvenir est, dans notre société capitaliste, de faire la preuve de son aptitude à produire, alors tous ces gens demandent d’accéder à l’emploi par le travail.

De sorte que ce n’est pas dans l’essence du travail que réside l’aliénation du travailleur, mais plutôt dans ce que Hannah Arendt appelle “le triomphe de l’animal laborans”. C’est-à-dire dans le fait que l’économie capitaliste ne fait pas du travail la condition de possibilité de la liberté politique à travers la reconnaissance publique de l’activité singulière de chaque individu. Au contraire, c’est le type de liberté politique caractéristique des sociétés capitalistes qui se met au service de l’entreprise industrielle, elle-même tournée vers une consommation de masse induite par la publicité, elle-même commandée par la nécessité de maximiser les profits d'une caste de privilégiés. De sorte que ce n’est plus la finalité du travail qui est la liberté, mais au contraire, la finalité de la liberté qui est le travail. On doit reconnaître une nouvelle fois, avec Aristote et Marx, que c’est lorsque le travail devient une fin en soi qu’il est irréductiblement aliénant.


Conclusion.

Nous avons pu voir que le travail semble par nature, une activité déterminée par une causalité extérieure et donc aliénante. De sorte que seule peut être considéré comme libératrice l’activité de loisir, c’est-à-dire d’indépendance à l’égard de la nécessité qui commande de travailler. Mais Marx nous montre que ce qui donne à l’activité laborieuse son caractère nécessaire, c’est le détournement du travail vers le comblement des besoins abstraits plutôt que vers la satisfaction des désirs conscients de celui qui ressent le besoin. Le travail apparaît alors comme une simple activité mécanique de production matérielle objective dépourvue de sens, c’est-à-dire du désir qui doit l’engendrer. Or, contrairement aux besoins qui manifestent la nécessité naturelle, les désirs sont parfaitement contingents, donc compatibles avec la liberté. C’est donc dans la mesure où le travail rend possible la satisfaction de ses désirs subjectifs dans un espace public où il est reconnu comme unique et utile, que l’homme peut, éventuellement, se libérer par son travail. Et c’est parce que cette dimension imaginaire du travail est largement oubliée au profit de son caractère productif que le travail est généralement perçu comme une aliénation et non une libération.

samedi 2 janvier 1999

COMMENT PEUT-ON ÊTRE DE MAUVAISE FOI ?

(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii)

Pour Descartes, la connaissance de soi est nécessairement ce qui permet l’accès de l’âme à la vérité, à la liberté et à la justice. En effet, c’est dans l’âme que, après avoir reconnu la certitude inébranlable de ma pensée et donc de mon existence, je trouve l’idée de perfection, donc celle de l’infini qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu (Méditations IV). C’est donc que la connaissance claire et distincte en générale est primordialement connaissance claire et distincte de moi-même.
Mais, Freud va avancer l’idée que l’histoire personnelle de chacun, avec son cortège de frustrations dues à l’application des règles morales, rend impossible une connaissance complète de soi-même. En effet, les frustrations entravent précocement la tendance égocentrique au plaisir et créent ainsi des traumatismes psychiques auxquels la conscience réplique en censurant les épisodes les plus douloureux. Dès lors l’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité (l’Interprétation des Rêves), c’est-à-dire que ma connaissance de moi-même est rendue opaque par les différentes couches de censure accumulées depuis la petite enfance.
Or, pour Sartre ces deux points de vue ne s’opposent qu’en apparence. Dans les deux cas en effet, l’existence du moi est prédéterminée, que ce soit par ma nature (Descartes) ou par mon histoire (Freud), de sorte que je peux me connaître extérieurement (avec l’aide de Dieu pour l’un, du thérapeute pour l’autre), mais je n’ai jamais conscience de moi-même. A quoi servirait en effet une conscience de moi-même qui ne serait qu’un simple constat des déterminations qui pèsent sur moi (Dieu ou l’inconscient) ? Dès lors, c’est la possibilité même de dire “je” qui est incompréhensible, puisqu’il semble nécessaire de supposer que pour dire “je”, il me faut une conscience de moi-même, c’est-à-dire une connaissance en première personne.
Mais on sent bien poindre une difficulté : comment pourrais-je avoir un accès cognitif à moi-même comme objet déterminé, si je suis en même temps le sujet déterminant ? Donc la conscience de soi peut-elle être une connaissance de soi ? La thèse de Sartre dans le ch.II de la I° partie de l’Etre et le Néant consiste à dire que la conscience de moi-même est avant tout une connaissance indirecte de moi-même, en l’occurrence moi-même-vu-par-autrui. Le moi est donc à la fois libre parce que sujet conscient et aliéné parce qu’objet connu. Ce qui me permet d’user et d’abuser de cette dualité dans une attitude caractéristique : la mauvaise foi. L’enjeu est une interrogation sur l’attitude humaine en face de la responsabilité écrasante que lui confère une liberté de conscience illimitée.


I - La tromperie suppose la dualité du trompeur et du trompé.

A - dans le mensonge, il y a dualité de conscience.

Il arrive qu’une conscience nie intentionnellement une réalité. Or ce que nous appelons une réalité, c’est ce que la conscience en général, celle d’autrui, institue comme étant définitivement déterminé. Donc les choses ou les faits (états de choses) sont des entités que les habitudes sociales incitent à ne pas modifier. Et on comprend bien pourquoi : d’une part il n’y aurait pas d’entente inter-subjective possible, si les consciences individuelles n’étaient pas tacitement d’accord sur un certain découpage du réel et sur l’usage des symboles qui y font référence ; d’autre part le fait qu’il y ait des réalités prédécoupées par autrui soulage ma conscience de l’effort de les découper moi-même, c’est donc une facilité pour moi.

Pourtant, il arrive que je mente. Qu’est-ce que cela signifie ? Lorsque je mens, c’est-à-dire lorsque j’affirme sciemment ce que je sais n’être pas le cas (ce qui est différent de l’erreur), je réalise en fait une triple opération :
- d’abord ma conscience a le choix de viser (me représenter) intentionnellement le réel soit en vertu de ce qui est pertinent pour autrui (je vois le feu rouge comme m’intimant l’ordre de m’arrêter), soit en vertu de ce qui est pertinent pour moi seul (je vois le feu rouge comme ce qui va me mettre en retard à un rendez-vous)
- ensuite, une fois choisie la représentation pertinente pour moi (le feu rouge comme obstacle), je choisis l’attitude (le référent) correspondant logiquement à ma représentation (j’accélère et je “brûle” le feu rouge)
- ensuite je choisis de me justifier en disant que mon comportement réel a été déterminé par une autre représentation du réel (“Excusez-moi, je n’ai pas vu le feu”), de sorte que je nie avoir eu à faire les deux choix précédents.

C’est pourquoi, dit Sartre, qu’il est nécessaire que le menteur doive faire en toute lucidité le projet du mensonge et qu’il doive posséder une entière compréhension du mensonge et de la vérité qu’il altère (E.N., I, ii, 1). C’est donc que le mensonge suppose la présence d’autrui : c’est parce que je sens une divergence d’intérêt entre moi et autrui que je mens. Mais est-il concevable de me mentir à moi-même ? Se peut-il que ma conscience choisisse de se tromper elle-même ?

Mais, dans un tel cas de figure, il manque une condition essentielle à l’existence du mensonge : celle de la dualité du trompeur et du trompé, puisque, par hypothèse, en se mentant à soi-même, le trompeur et le trompé sont la même conscience. On devrait donc dire qu’il n’y a pas mensonge puisque, en l’occurrence, moi et autrui sommes ici la même personne. On pourrait tenter de résoudre la difficulté en disant que la dualité trompeur-trompé n’est pas dans l’espace mais dans le temps : c’est-à-dire que l’on pourrait admettre que, s’il y a eu un événement marquant consécutivement à mes agissements, le moi-avant et le moi-après ne sont pas le même moi. On ferait ainsi l’hypothèse qu’il y ait eu un projet de mentir mais qui a disparu de ma réflexion : je ne me souviens plus très bien si je l’ai vu ou non, ce feu rouge.

Or ça ne va pas non plus car évidemment je ne puis faire la négation d’avoir choisi représentation (étape 1) et attitude (étape 2), si je n’ai pas choisi et donc si je n’ai pas eu conscience des possibilités qui s’offraient à moi : dire que je n’ai pas eu le choix entre deux pensées, c’est reconnaître implicitement que je l’ai pensé, donc que j’ai eu le choix. Autrement dit, il faudrait en même temps que je sois celui qui a fait le projet conscient de tromper et celui qui est la victime de la tromperie. Ce qui est contradictoire. Mais justement la psychanalyse ne fournit-elle pas une solution à cette difficulté ?

B - la censure inconsciente rend compte de cette dualité.

Freud propose en effet un cadre théorique qui permette de justifier la possibilité qu’un sujet se mente à lui-même : il suffit d’admettre que l’esprit n’est pas une entité simple et unitaire mais qu’il comporte deux instances cloisonnées : le moi (ou conscient) et le ça (ou inconscient). La raison qu’il en donne dans son Introduction à la Psychanalyse est la suivante : lorsque le moi conscient vit une expérience douloureuse, celle-ci finit par être mémorisée mais de telle sorte que sa représentation pénible (qui risquerait de menacer la santé mentale du sujet qui en est victime) soit effacée. De telle sorte que la scène traumatisante est enfouie dans le ça inconscient, hors d’atteinte donc du moi conscient : ainsi la conscience ne peut plus penser à cette pénible réalité puisque celle-ci n’a plus de représentation consciente possible.

Il est donc tout à fait possible d’admettre une dualité du trompeur et du trompé dans la personnalité même du sujet : dans ce cas le trompeur c’est le ça inconscient et le trompé c’est le moi conscient. Dès lors, on pourrait dire que l’inconscient est en quelque sorte autrui en moi-même. Le ça inconscient, dans la mesure où sa raison d’être est de censurer certains aspects de la réalité au moi conscient, pourrait être une source de tromperie pour le moi conscient en lui faisant croire que telle représentation sensible vise une réalité consciente alors qu’elle vise une autre réalité inconsciente. Par exemple si je dis “fraise” au lieu de “phrase”, le terme ne vise pas la suite de mot qui est présente à ma conscience, mais profite de sa proximité phonétique pour viser un objet refoulé dans mon inconscient mais pas pour autant tombé dans l’oubli. 
 
Mais peut-on considérer que le ça inconscient et le moi conscient se comportent comme des choses qui n’entretiennent que des relations de cause à effet ? Peut-on dire que le ça inconscient ne soit qu’un pur filtre déformant et opaque pour la conscience en l’empêchant de se rendre compte des référents authentiques de ses représentations ? Non, car, comme le dit Sartre, l’inconscient oppose à la cure psychanalytique une résistance qui n’est pas passive. En effet, lorsque le moi conscient entend prendre conscience des représentations inconscientes qui sont enfouies dans le ça, il semblerait que celui-ci ne se laisse pas faire par le thérapeute, qu’il se défende : c’est ce qui rend la tâche du psychanalyste difficile et incertaine. Or une chose ne saurait s’opposer puisque, par définition, elle n’est pas consciente de ce à quoi elle s’oppose.

On doit donc admettre que le ça n’est pas un inconscient, mais plutôt un autre conscient qui se comporte comme un menteur cynique qui sait quel est le référent de telle représentation mais qui choisit sans scrupule de ne pas dire la vérité. Car, en effet, on prétend que le ça exerce une censure à propos des contenus psychiques susceptibles d’être traumatisants pour la conscience. Mais cette censure est nécessairement intentionnelle : il ne suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle, à tout le moins, une représentation de son activité (E.N., I, ii, 1). On doit donc admettre que l’opposition du conscient et de l’inconscient comme systèmes psychiques distincts n’est pas consistante puisque l’on a, apparemment, deux systèmes conscients qui, tous deux, choisissent leurs actes. Mais alors, faut-il admettre qu’il existe deux systèmes conscients concurrents au sein du même esprit ?


II - La mauvaise foi consiste pour la conscience à oublier sa dualité.

A - la mauvaise foi est une attitude consciente qui n’est pas un mensonge.

Supposons cette jeune fille qui s’obstine à ne comprendre les paroles de son partenaire que dans sa représentation littérale en ignorant tout le contexte dont elle pourrait inférer une représentation métaphorique. Par exemple si on lui dit “Venez donc prendre un verre à la maison”, elle comprend cette phrase comme une invitation à prendre un verre chez son partenaire, et non comme une manoeuvre d’approche destinée à suggérer le désir sexuel de son partenaire. Certes, la possibilité de la signification littérale n’est pas à exclure de l’intention du partenaire, mais la signification métaphorique non plus : et ce n’est qu’en fonction du contexte général de l’entretien que l’on peut donner plus de crédit à l’une ou à l’autre supposition. Mais supposons précisément que le contexte incline plutôt à interpréter métaphoriquement les paroles prononcées comme une manoeuvre de séduction. S’ensuit-il que la jeune fille va automatiquement conclure de ces indices qu’il faut prendre les paroles de son partenaire dans leur représentation métaphorique?

Eh bien non : elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache au discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu’elle envisage comme des qualités objectives (E.N., I, ii, 2). Ce qui implique trois choix (désarmer, attacher, envisager) :
- d’abord que, face à une situation forcément équivoque, la conscience de la jeune fille doit choisir entre deux représentations possibles des mêmes symboles prononcés, le sens littéral (une simple invitation à boire un verre), plutôt que le sens métaphorique (une invitation à répondre à un désir sexuel)
- ensuite que, après avoir fait le choix d’interpréter dans sa signification littérale les paroles de son partenaire, il va falloir choisir le comportement correspondant à ce premier choix (faire comme si de rien n’était et non pas répondre aux avances)
- mais que, malgré le choix délibéré qui aura été le sien, la jeune fille niera avoir fait ce choix, et se justifiera ensuite en invoquant la nécessité : “je n’avais pas le choix, il ne m’a proposé que de boire un verre, comment aurais-je pu deviner qu’il me désirait”.
Bref, nous sommes apparemment en face d’un cas de mensonge puisque nous en retrouvons les trois négations caractéristiques du mensonge. Mais à qui ment-on ? Pas à autrui puisqu’une telle conduite n’est pas destinée à induire en erreur. Pas à soi-même puisque nous avons vu que cela impliquait contradiction (on ne peut pas vouloir être trompé). Il ne reste qu’une possibilité : ce n’est pas un mensonge, mais ce que Sartre appelle une mauvaise foi. Cela consiste, nous venons de le voir, à prétendre ne pas faire un choix que j’ai pourtant fait en invoquant la nécessité. Mais n’y a-t-il pas de nécessité objective d’opter consciemment pour un comportement plutôt que pour un autre ?

B - le comportement que la conscience choisit de se représenter est déterminé par le regard d’autrui.

Prenons l’exemple du garçon de café qui adopte manifestement un comportement de garçon de café conformément à ce qu’on attend généralement d’un garçon de café. Que fait cette personne, sinon, encore une fois, de se comporter intentionnellement selon une représentation de ce que signifie être un garçon de café. Autrement dit cette personne donne une certaine représentation consciente de la réalité “garçon de café”. Il se représente, il se met en scène, bref il joue à être un garçon de café. C’est dire que ce garçon de café se donne en spectacle au regard d’autrui conformément à ce qu’autrui attend généralement d’un garçon de café : une certaine tenue, un certain langage, un certain comportement, etc. On peut donc dire que le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser (E.N., I, ii, 2) : comme un metteur en scène, il arrange les éléments de réalité qu’il possède pour donner un spectacle conforme à ce qu’attend le public.

Mais il y a là une difficulté : si j’adopte intentionnellement l’attitude qu’autrui s’attend à me voir adopter, si je me représente intentionnellement la situation qu’autrui imagine être la mienne, c’est la preuve, semble-t-il, que cette situation n’a pas de nécessité. Si je vise en effet un certain comportement en essayant de coïncider avec l’attente d’autrui, c’est qu’une telle réalité n’existerait pas indépendamment du regard d’autrui. Autrui voit un garçon de café comme ceci et comme cela. Mais de la même façon que le metteur en scène, au théâtre, voit aussi tel acteur dans tel ou tel rôle. Dès lors, je ne puis être garçon de café que comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécanqiuement les gestes typiques de son état, et en se visant comme garçon de café imaginaire (E.N., I, ii, 2). Autrement dit, ce comportement qui est le mien n’a qu’une réalité imaginaire, c’est-à-dire qu’il n’existe que parce que la conscience d’autrui l’imagine ainsi.

Il y a donc un malentendu lorsque je prétends jouer le rôle que je prétends imposé par ma situation sociale : ce rôle-là n’a de réalité que dans l’imaginaire du groupe social auquel j’appartiens. De sorte que, dire que je suis garçon de café, ce n’est pas au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre (E.N., I, ii, 2). Donc, dans un sens je ne suis pas garçon de café, j’ai à l’être : c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point [...] cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation” (E.N., I, ii, 2). Autrement dit, mon comportement, conforme à ce qu’autrui attend de moi, est absolument factice, c’est-à-dire injustifiable, puisque ce que je dis être moi, n’est en réalité que moi-vu-par-autrui.

C’est donc du regard d’autrui que je tire argument pour justifer le rôle que je joue, car, bien que la conscience d’autrui ne me contraigne en rien, puisque j’ai toujours l’obligation de choisir ce que j’ai à être, je fais comme si elle était quelque chose de déterminant pour moi. Or ma conscience, dans la mesure où elle a besoin de se représenter perpétuellement ce qu’elle doit être, reconnaît par là qu’elle n’est rien avant d’avoir choisi de l’être sous l’effet du regard d’autrui. N’est-ce donc pas dans ce refus du néant d’être de la conscience humaine que réside la raison d’être de la mauvaise foi ?


III - La conscience est à la fois libre transcendance et injustifiable facticité.

A - la conscience de soi est de mauvaise foi lorsqu’elle croit pouvoir renoncer à sa libre transcendance.

Qu’est-ce que la conscience ? C’est une négation, un pouvoir de dire non. Quelle est la finalité de la négation ? C’est la liberté, la possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l’isole (E.N. I, i, 5). De quoi en effet suis-je conscient lorsque je pratique cette expérience banale de me rendre compte de ce que je suis ? Je suis conscient de quelque chose : ce que je constate dans toute expérience consciente, c’est la présence de quelque chose qui n’est pas moi.

Que se passe-t-il par exemple lorsque que je réfléchis sur moi-même en essayant d’analyser une expérience passée par exemple ? L’objet de ma pensée, de ma réflexion est bien moi-même, mais le moi dont il est question n’est pas un moi isolé, abstrait de son contexte, mais un moi en situation, doté de qualités et de relations. C’est à partir de cette situation que ma conscience va avoir le pouvoir de trier, de classer, de choisir, au milieu d’une masse indéterminée, un être que je vais intentionnellement isoler de son contexte. Ma conscience fonctionne donc comme une entité qui découpe, dans un contexte indéterminé, les choses dont j’ai momentanément besoin parce qu’elles sont pertinentes. Dès lors, être conscient de soi ne signifie pas autre chose qu’être en mesure de nier tout ou partie d’un contexte réel pour en abstraire ce moi qui, certes, m’intéresse, mais qui, à l’origine n’était rien puisque noyé dans une masse indéterminée.

Donc, cette possibilité de nier le réel pour en faire ressortir une chose momentanément isolée de son contexte, implique que la conscience, en elle-même, n’est rien. On doit donc dire que la conscience est une pure activité déterminante et non pas une chose déterminée. Bref, le moi n’est rien avant d’avoir été déterminé abstraitement par une conscience qui elle-même n’est rien, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une chose mais une activité. Autrement dit, la conscience de soi n’est pas conscience d’un objet définitif qu’on appellerait le moi, mais simplement conscience d’une pure activité de découpage logique des objets dans une masse originellement indéterminée. La conscience est donc cette activité qui dépasse, qui transcende librement l’ordonnance nécessaire de la nature : elle est une libre transcendance.

C’est pour cela que l’auteur dit que la conscience est un être pour lequel il est, dans son être, conscience du néant de son être(E.N., I, ii, 1). Mais si la conscience est un néant d’être, la mauvaise foi consiste précisément à croire qu’il est possible de combler ce néant en considérant celle-ci comme une chose définitivement déterminée qui est soumise aux lois de la causalité naturelle. Bref, je suis de mauvaise foi lorsque j’oublie que ma conscience est transcendante, c’est-à-dire une liberté absolue de tout nier autour de moi pour construire un moi qui autrement ne serait rien. Car la liberté c’est précisément le néant qui est au coeur de l’homme et qui contraint la réalité humaine à se faire au lieu d’être (E.N. IV, i, 1). Mais pour quelle raison la conscience décide-t-elle, de mauvaise foi, d’oublier cette libre transcendance ?

B - la conscience est de mauvaise foi en ce qu’elle fuit la responsabilité due à son injustifiable facticité.

On peut donc dire que pour être de mauvaise foi il faut et il suffit de justifier une de ses actions par la phrase “je suis P” où P est une qualité ou une relation quelconque qui appartient nécessairement au sujet “je”. C’est dire que, chaque fois que je dis “je fais ceci parce que je suis cela”, je suis de mauvaise foi. C’est une foi (ou croyance) dans la mesure où, nous l’avons vu, ma conscience croit pouvoir renoncer à sa transcendance : si je dis “j’aime le vin parce que je suis français”, on voit immédiatement que cette tentative de justification a pour but d’éviter de prononcer une banalité comme “j’aime le vin parce que j’ai librement choisi d’aimer le vin”. Mais cette foi est mauvaise dans la mesure où elle manifeste une volonté d’aliéner ma liberté au profit d’un déterminisme illusoire qui va me satisfaire et donc me faire fuir les éventuelles responsabilités résultant de mes choix.

En effet, chaque fois que je prétends justifier mon action par la phrase “je suis P”, je prétends en même temps que le prédicat P fait partie de la nature du sujet je. Ce qui signifie que je prétends avoir scruté mon moi objectivement, jusqu’à y avoir trouvé cette qualité P dont j’affirme que mon action se déduit. Ainsi, celui qui a dénoncé des Juifs parce qu’il prétend être antisémite s’illusionne en ce qu’il choisit de se représenter comme antisémite plutôt qu’humaniste ou champion de tennis. Dès lors, ayant choisi la représentation qui correspond à ce qu’autrui attend de lui (la famille par exemple), il ne reste plus qu’à mettre en scène cette représentation en se comportant en antisémite. Mais bien entendu, contrairement à l’acteur de théâtre qui reconnaît jouer le personnage qu’on attend de lui, l’antisémite nie avoir choisi quoi que ce soit : il prétend au contraire que ce sont les Juifs qui sont la cause et son antisémitisme l’effet (cf. Lucien Fleurier dans l’Enfance d’un Chef).

On voit donc que la mauvaise foi manifeste une démission face à sa propre facticité, c’est-à-dire au fait que la conscience est perpétuellement en face de l’injustifiabilité de ses choix. Or de tels choix sont injustifiables dans le sens où ils ne découlent pas mécaniquement des relations causales qui existent entre les choses puisque le moi n’est pas une chose. Dès lors, être de mauvaise foi, c’est se complaire dans l’illusion qu’il est possible, au motif que je suis parmi les choses, de justifier l’injustifiable (la facticité) en faisant porter la responsabilité de l’acte sur les choses qui m’environnent (a fortiori si ces choses sont d’autres consciences). C’est donc bien cela l’enjeu éthique de la mauvaise foi : elle est une attitude qui a pour but de vivre dans l’illusion de l’irresponsabilité, c’est-à-dire l’illusion que la conscience n’est ni transcendante, autrement dit libre, ni factice, autrement dit injustifiable. D’où la condamnation de Sartre : Les uns, qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai des lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur [activité] était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même [...], je les appellerai des salauds (l’Existentialisme est un Humanisme).


Conclusion.

Nous avons donc vu que la conscience ne peut pas s’empêcher de choisir entre ce qui est pertinent pour elle et ce qui est pertinent pour autrui. A tel point que la conscience ne se retrouve jamais face à elle-même dans une parfaite transparence, mais plutôt dans une situation où les motifs du choix sont toujours obscurs. Mais cela ne prouve pas l’existence d’un inconscient car le mécanisme même de censure qu’il opérerait à l’égard du conscient serait à son tour le preuve d’un choix intentionnel donc conscient.
Cela montre plutôt que la conscience n’est jamais conscience d’elle-même mais conscience d’elle-même-vue-par-autrui, c’est-à-dire qu’elle n’est rien avant d’avoir reçu des déterminations contingentes et injustifiables de la part d’elle-même. C’est pourquoi le moi doit toujours jouer à être, c’est-à-dire choisir librement ce qu’il a à être. Et c’est précisément cette double condition de libre transcendance et d’injustifiable facticité que la conscience tente de fuir dans la mauvaise foi.
On doit donc dire que la mauvaise foi est une attitude de fuite, de renoncement irresponsable mais dérisoire à ce qui fait la condition de la conscience humaine : irresponsable parce qu’elle traduit un refus d’assumer la liberté et l’injustifiabilité de ses choix, mais dérisoire dans la mesure où ce refus est encore un choix, donc une manifestation de liberté et d’injustifiabilité.