L'éthique
est-elle la science du bien ? Telle est la question sur laquelle se
penche l'auteur dans ce texte et à laquelle il répond que l'éthique
est typiquement le genre d'activité qui, contrairement à une
science, ne peut faire usage des capacités descriptives du langage.
J'adopterai
l'explication que le professeur Moore a donnée de [l'éthique] dans
ses Principia
Ethica
: "l'éthique
est l'investigation générale
de
ce qui est bien".
Je vais maintenant utiliser ce terme dans un sens un peu plus large
[...]. Pour
vous faire voir aussi clairement que possible ce que je pense être
le sujet propre de l'éthique, je vous soumettrai un certain nombre
d'expressions plus ou moins synonymes […]. En les énumérant, je
cherche à produire le même type d'effet que Galton lorsqu'il
photographiait sur la même plaque sensible un certain nombre de
visages différents afin d'obtenir une image des traits typiques
qu'ils avaient en commun [...].
L'éthique
est incapable de définir son objet, tout au plus peut-elle le
montrer.
Wittgenstein
se
réfère ici à
la conception intuitionniste de G.E. Moore qui, dans ses Principia
Ethica,
entend se démarquer des conceptions hédonistes et utilitaristes de
l'éthique d'après lesquelles celle-ci
vise l'obtention du maximum de plaisir (par exemple chez Bentham),
éventuellement pour le plus grand nombre (par exemple avec Mill). Ce
faisant, en disant que "nous
recherchons ce que de nombreux philosophes ayant étudié l'éthique
sont disposés à accepter comme une définition correcte du terme
"Éthique"
le
fait qu'il a quelque chose à voir avec la question de savoir ce qui
est bien ou ce qui est mal dans la conduite humaine [...]. J'utilise
ce terme dans le cadre d'une
[...] investigation générale sur ce qui est bien"(Principia
Ethica,
I, 2),
Moore en revient à une conception somme toute extrêmement classique
de l'éthique que n'aurait pas désavouée Platon : "l’idée
du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice
et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle
leur utilité et tous leurs avantages"(République,
VI, 505a).
Toutefois, contrairement à celui-ci qui définit le bien en disant
que "ce
qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la
vérité [...] c’est l’idée du bien"(République,
VI, 509a), Moore précise que l'objet final
de
la science éthique est indéfinissable : "l'objet
principal de l'Éthique,
comme science systématique, consiste à donner des raisons sérieuses
de
penser que ceci ou cela est bien [même si] lorsque
je demande "qu'est-ce
que le bien ?",
je réponds que le bien, c'est le bien [...], ma réponse étant que
cela ne peut pas être défini plus avant"(Principia
Ethica,
I, 5,
6).
En
ce sens, l'éthique est, pour Moore, la science d'un objet
intuitivement saisi
par l'esprit humain.
Wittgenstein
est d'accord avec Moore sur ce point : l'objet de l'éthique est
indéfinissable. Aussi se propose-t-il de nous "faire voir aussi
clairement que possible" quel est cet objet
au moyen, en quelque sorte, d'une définition extensive, celle qui
cite
des exemples de ce qui est subsumé sous un concept donné (la
définition intensive étant celle qui définit préalablement le
concept) et même, analogiquement, d'une définition ostensive
consistant à montrer du
doigt ce
dont il est question
dans ces différents exemples, un peu à la manière dont Galton s'y
prenait dans sa technique de photographie composite (superposition de
plusieurs clichés du même objet afin d'obtenir un morpho-type
signifiant). Wittgenstein pense
donc qu'il en va du bien
comme de
la plupart des objets philosophiques
: on en saisit directement les aspects significatifs sans qu'il soit
besoin de
les décrire, a
fortiori,
de les définir.
Ainsi,
de même que parler,
par exemple, de
la douleur qu'on a est "une
nouvelle manière de se comporter face à la douleur. De sorte que
l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit
rien du tout"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§244),
de même, parler du bien est une autre manière d'avoir, sans la
décrire, une attitude éthique caractéristique, laquelle attitude
est reconnue de manière intuitive chez celui qui l'adopte, de
la même manière que l'"on
voit [...]
immédiatement
un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein
d’ennui"(Wittgenstein,
Fiches,
§55).
Ce
qui ne veut pas dire que l'objet (indéfinissable) de l'éthique soit
pour lui (comme, d'ailleurs, pour Moore)
un objet contextuellement divers et variable. En d'autres termes, le
mot "bien" ne désigne pas un concept commun à plusieurs
jeux de langage différents qui n'ont entre eux que des airs de
famille. Par exemple, "les
processus que nous nommons "jeux".
Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de
balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? Ne dis
pas : il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils
ne s’appelleraient pas des "jeux"[...].
Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de
jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances. Et le
résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de
ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§66).
Bref, l'éthique a un objet unique dont on ne peut que montrer des
aspects et non pas dire ce qu'il est.
Quels
sont donc ces différents aspects ?
Ainsi
au lieu de dire "l'éthique
est l'investigation de ce qui est bien",
je pourrais avoir dit qu'elle est l'investigation de ce qui a une
valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j'aurais pu encore dire
que l'éthique est l'investigation du sens de la vie, ou de ce qui
rend la vie digne d'être vécue, ou de la façon correcte de vivre.
Je pense qu'en examinant toutes ces phrases, vous aurez une idée
approximative de ce dont l'éthique s'occupe.
L'éthique
désigne, en gros, ce qui est le plus important dans la vie d'un
homme.
Là
encore, le point de vue de Wittgenstein est d'un grand classicisme :
"peux-tu
me citer des choses plus importantes que le juste, le bien, le beau
et l’utile ?"(Platon,
Alcibiade,
118a)
demande Socrate. Et, parmi ces choses qui sont les plus importantes,
"ce
que le bien est à la sphère intelligible par rapport à
l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère
visible par rapport à la vue et à ses objets"(Platon,
République,
VI, 508c)
; "il
n'y a que le Bien dont on puisse dire qu'il est son propre tribunal
et n'a besoin d'aucun autre recours"(Iris
Murdoch, la
Souveraineté du Bien,
iii).
Cela est si vrai que tout amour, tout élan pour protéger et
conserver, voir pour produire et reproduire, est nécessairement
amour du bien : "si
l’amour en général est l’amour du bien, la possession du bien
est l’enfantement dans la beauté selon le corps et selon
l’esprit"(Platon,
Banquet,
206b).
Ce
que les uns appellent Bien ou Amour, d'autres le nomment Bonheur :
"l’acte
unique qui est le meilleur et le plus parfait, c’est ce que nous
appelons le bonheur [...] le bonheur est une certaine activité de
l’âme conforme à la vertu ; quant aux autres biens, ou ils se
trouvent nécessairement compris dans le bonheur, ou ils y
contribuent à titre d’auxiliaires"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
I, 1099b-1100b). D'autres,
Impératif Catégorique : "il
n'y a qu'un impératif catégorique : agis uniquement d’après la
maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle"(Kant,
Fondements
de la Métaphysique des Mœurs,
IV, 420) ; "le
seul impératif catégorique est l’impératif de bouleverser toutes
les conditions où l’homme est un être humilié, abandonné,
asservi, méprisable"(Marx,
Critique
de la Philosophie du Droit de Hegel).
Etc.
Si,
donc, Wittgenstein n'a pas de reproche majeur à adresser, sur ce
point, à la grande tradition philosophique, c'est néanmoins des
conceptions
éthiques
de Spinoza et
d'Aristote qu'il
est sans doute le plus proche. Pour Spinoza,
en effet, "la
connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un
sentiment de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes
conscients"(Éthique,
IV, 8).
Or, ajoute-t-il, "la
joie est la passion par laquelle l’esprit passe à une perfection
plus grande ; la tristesse est la passion par laquelle il passe à
une perfection moindre,
[de sorte que] l’esprit
s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la
puissance d’agir du corps"(Éthique,
III, 12). En ce sens, l'éthique ne peut être confondue avec une
série de prescriptions morales à laquelle on a trop souvent
tendance à la réduire. Deleuze, en parlant, justement, de l'éthique
de Spinoza, fait remarquer que "dans
une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. [...] Le point
de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que
tu peux ?"(Deleuze,
Cours
du 21/12/80).
La morale évalue un degré de réalisation, de perfection d'un être
rapporté à son essence
théorique et, éventuellement, le corrige. Tandis que l'éthique est
une tendance,
non seulement à réaliser son essence naturelle, mais aussi et
surtout à la réaliser le mieux possible : "la catégorie de la morale embrasse seulement nos obligations envers
autrui. Mais [...] il existe d'autres questions qui dépassent la
morale, qui revêtent pour nous une importance capitale et qui
appellent une évaluation forte. Ces questions concernant la manière
dont je vais vivre ma vie, touchent au genre de vie qui mérite
d'être vécue"(Taylor,
les
Sources du Moi,
1.4). On pense, évidemment à Aristote lorsqu'il dit que s'il "ce
n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien,
qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité
d’animaux"(Aristote,
Politique,
1252b-1280a).
Comme le montrent les personnages d'Alceste et, surtout, de Dom Juan chez Molière, on peut tout à fait avoir une éthique, et même une éthique exigeante, sans pour autant adhérer à une morale. C'est que l'éthique
n'est pas, à
l'instar de la morale, principalement,
un système de récompenses et de châtiments : "la
première pensée qui vient en posant une loi éthique de la forme :
« Tu
dois… »
est celle-ci : et si je ne fais pas ainsi ? Il est pourtant clair que
l’éthique n’a rien à voir avec le châtiment et la récompense
au sens usuel. Cette question touchant les conséquences d’un acte
doit donc être sans importance. – Du moins faut-il que ses
conséquences ne soient pas des événements. Car la question posée
doit malgré tout être par quelque coté correcte. Il doit y avoir,
en vérité, une espèce de châtiment et une espèce de récompense
éthiques, mais ils doivent se trouver dans l'acte lui-même. (Et
il est clair aussi que la récompense doit être quelque chose
d’agréable, le châtiment quelque chose de
désagréable.)"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.422).
Comparer avec ce que dit Spinoza : "le
bonheur n’est donc pas la récompense de la perfection, mais la
perfection elle-même, et nous n’en éprouvons pas de la joie parce
que nous parvenons à réprimer nos penchants, c’est au contraire
parce que nous en éprouvons de la joie que nous parvenons à
réprimer nos penchants"(Éthique,
V, 42). L'éthique
est une certaine attitude générale à
l'égard de
la vie, de
ce qui est le plus important dans la vie,
de sorte que, si récompense ou châtiment il doit y avoir, ceux-ci sont immanents
à la vie elle-même et ne découlent pas, comme la morale, d'un
jugement de valeur. Ce que Dorian Gray, dans le roman éponyme de Wilde, a bien compris qui préfère faire supporter à son propre portrait les stigmates de ses infâmies.
En
ce sens, l'éthique peut-elle encore être considérée comme une
science ?
[Toutefois],
tout ce à quoi je tend[s] -et, je crois, ce à quoi
tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d'écrire ou de
parler sur l'éthique ou la religion- c'[est] d'affronter les bornes
du langage. C'est parfaitement, absolument sans espoir
de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. Dans
la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la
signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une
valeur absolue, l'éthique ne peut être une science. Ce qu'elle dit
n'ajoute rien à notre savoir, en aucun sens.
L'éthique
ne peut être une science.
Nous
avons vu que pour Platon ou pour Moore, il ne faisait aucun doute que
l'éthique fût une science et même, dans un certains sens, la
science la plus élevée qui soit. De
même chez Aristote : "la
sagesse pratique [hè
phronèsis],
c’est ce mode d’être qui, guidé par la vérité et la raison,
détermine notre action à l’égard des choses qui peuvent être
bonnes pour l’homme en général. [Elle] ne
se borne pas à savoir seulement des formules générales, il faut
qu’elle sache aussi les solutions particulières
[...]. L’homme
[qui
possède cette sagesse pratique]
est celui qui sait trouver par le raisonnement ce qu’il peut
réaliser de meilleur"(Éthique
à Nicomaque,
VI, 1141b).
L'éthique apparaît ici comme un savoir pratique, plus précisément,
comme la capacité à appliquer à une situation particulière donnée
un grand principe général au moyen d'un syllogisme pratique dont la
conclusion est
une action qui est,
elle-même, un moyen au service du bien-vivre, du bonheur comme fin
ultime. Et
chez Spinoza : "aussi
longtemps que nous ne sommes pas en proie à des affects qui sont
contraires à notre nature, aussi longtemps nous avons le pouvoir
d'ordonner et d'enchaîner les affections du corps suivant un ordre
de l'intellect [...]. Qui s’applique à gouverner ses affections et
ses désirs selon l’amour de la liberté s’efforcera autant qu’il
peut de connaître les vertus et leurs causes, et de remplir son âme
de la joie qui naît de la connaissance vraie"(Éthique,
V, 10). Là encore, l'éthique est la connaissance vraie qui, soit à
l'aide de raisonnements déductifs (2° genre de connaissance), soit
par science intuitive (3° genre), permet à l'esprit et,
parallèlement, au corps, de participer à l'ordre général de cet
être éternel et infini qu'on appelle Dieu ou la Nature.
Wittgenstein
est en désaccord complet avec ces
deux
grands
prédécesseurs. Car, "à
supposer que toutes les questions théoriques possibles soient
résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore
intacts"(Tractatus,
6.52).
En effet, la science est l'ensemble des propositions vraies que nous
formulons pour décrire des faits accidentels du monde auxquels elles
sont
confrontables.
Dans le monde, il n'y a que des faits et aucune valeur, a
fortiori,
aucune valeur supérieure. Du coup, "il
est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est
transcendantale"(Tractatus,
6.421).
Pour Wittgenstein, lorsqu'on qualifie l'éthique de science, on est
typiquement dans la confusion philosophique.
Tandis que
"la
philosophie [elle
non plus] n’apprend
rien car elle ne recherche aucune loi ni aucun fait nouveau [mais]
se contente de
lutter
contre l’ensorcellement de nos formes de pensée par notre
langage"(Recherches
Philosophiques,
§109),
un exemple frappant dudit ensorcellement consiste à oublier que
"les
frontières de mon langage sont les frontières de mon
monde"(Tractatus,
5.6),
c'est-à-dire que l'on ne peut rien dire, a
fortiori,
rien dire de scientifique, lorsqu'on prétend utiliser le langage
pour autre chose qu'une description de faits du monde. L'éthique
ne peut rien dire. Elle ne peut que montrer, indiquer,
plus
ou moins adroitement avec des mots "ce
qui peut être montré [et]
ne
peut être dit"(Tractatus,
4.1212).
C'est ce que font le prince Mychkine (dans
l'Idiot
de Dostoïevski) ou Zeno (dans la
Conscience de Zeno
de Svevo) : ils parlent beaucoup, rationnellement,
mais
en pure perte, de ce qui est susceptible de conduire à la vie bonne
mais sont, néanmoins, malheureux et fou (comme le premier),
malheureux et cynique (comme le second). À vouloir à tout prix
rapprocher l'éthique d'une autre activité humaine, il
semble
à Wittgenstein beaucoup pertinent
de le faire avec la religion
: "les
hommes ont bien vu qu'il y a un lien, et ils l'ont exprimé de la
façon suivante : Dieu le Père a créé le monde, le fils de Dieu
(ou la parole qui vient de Dieu) est ce qu'il y a d'éthique"(Leçons
et Conversations).
Et, en effet, pour Wittgenstein, "une
question religieuse est seulement, ou bien une question de vie, ou
bien un bavardage (vide)"(Carnets
de Cambridge et de Skjolden)
dans
le sens où "l’on
distingue une croyance religieuse à ce que tout dans la vie d’un
individu obéit à la règle que fournit cette croyance"(Leçons
sur la Croyance Religieuse,
i). Comme l'écrit Louis Guilloux : "il y a dans le Notre Père une parole inouïe : que ta volonté soit faite. [...] Il faut ajouter : et non la mienne. C'est donc en nous-même qu'il faut faire triompher la volonté de Dieu. [...] C'est terrible. Mais il n'y a de vie possible et de joie qu'à ce prix"(Lettre à G. et E. Robert, 8 mai 1928).
Finalement,
le
fait que l'objet de l'éthique soit, non seulement indéfinissable,
mais indicible est la preuve que l'éthique, tout en désignant une
activité de recherche de ce qu'il y a de supérieur dans la vie,
n'est pas, elle-même une science, mais plutôt, à l'instar de la
religion, une activité qui montre ce
qu'il y a de plus important pour une vie humaine.
Wittgenstein
se demande ici en quel sens les prescriptions éthiques peuvent être
qualifiées d'absolues. À quoi il répond qu'il
n'existe pas d'état de choses qui puisse justifier ce caractère
absolu qui ne peut alors entretenir
qu'une relation interne avec l'éthique.
Supposons
que, si je savais jouer au tennis, l'un d'entre vous, me voyant
jouer, me dise : "vous
jouez bien mal !"
et
que je lui réponde : "je
sais que je joue mal mais je ne veux pas jouer mieux !".
Tout ce que mon interlocuteur pourrait
dire serait : "ah
bon, dans ce cas, d'accord !".
Mais supposons que j'aie raconté à l'un d'entre vous un mensonge
extravagant, qu'il vienne me dire : "vous
vous conduisez en goujat !"
et
que je réponde : "je
sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux
aucunement mieux me conduire !".
Pourrait-il dire alors : "ah
bon, dans ce cas, d'accord !"
?
Certainement pas. Il dirait : "eh
bien, vous devez vouloir mieux vous conduire !"
[...].
Dans
une prescription éthique, il y a l'idée d'une contrainte exercée
sur la volonté.
D'après
la conception de la volonté comme libre arbitre héritée, entre
autres, de Descartes, "la
volonté est absolument nécessaire à ce que nous donnions notre
consentement à ce que nous avons aperçu"(Principes
de la Philosophie,
I, art.34) : l'entendement juge, plus ou moins bien, et la volonté
donne (ou refuse) son assentiment, avec plus ou moins de fermeté, à
ce qui a été jugé. Lorsqu'il
s'agit d'action
plutôt que de connaissance,
il en va de même, à la différence près que le jugement est
précédé (et parfois remplacé) par une passion : "le
principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et
disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent
le corps, en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir
fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi de
suite"(Traité
des Passions,
art.40). Toujours est-il que,
même si, en
fait, elle est souvent à la merci d'un jugement mauvais ou
d'une passion excessive, la
volonté est, en droit, toujours
souveraine, au
point que "c’est
la volonté qui me fait connaître que je porte l’image et la
ressemblance de Dieu"(Méditations
Métaphysiques,
IV, 9). Il
y a donc là l'idée que la volonté est libre au sens cosmologique
que lui donnera Kant plus tard : "j’entends
par liberté, au sens cosmologique, la faculté de commencer par
soi-même un état dont la causalité ne rentre pas à son tour,
suivant la loi naturelle, sous une autre cause qui le détermine dans
le temps"(Critique
de la Raison Pure, III, 363).
La plupart des critiques philosophiques de cette doctrine du libre
arbitre vont justement concerner l'aspect métaphysique
(cosmologique) de la souveraineté de la volonté plutôt que son
aspect modal, c'est-à-dire la
pertinence de la distinction entre ce qui est et ce qui doit
(devrait) être.
De telle sorte
qu'on ne voit
pas pourquoi la phrase "je
sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux
aucunement mieux me conduire !"
poserait plus de problèmes que "je
sais que je joue mal mais je ne veux pas jouer mieux !".
Hume
va être l'un des premiers à remarquer que "notre
idée de nécessité [...]
naît entièrement de l’observation d’une uniformité dans les
opérations de la nature où des objets semblables sont constamment
conjoints les uns avec les autres et l’esprit déterminé par
accoutumance à inférer l’un de l’apparition de l’autre. Ces
deux circonstances forment le tout de la nécessité que nous
attribuons à la nature. En dehors de la constante conjonction
d’objets semblables et de l’inférence qui en résulte, nous
n’avons aucune notion d’aucune nécessité ou connexion"(Enquête
sur l’Entendement Humain,
viii,
1)
Le problème, pour lui, n'est donc pas de savoir si la volonté est
souveraine
ou pas,
mais plutôt de savoir s'il existe
des faits nécessaires, s'il y a bien quelque chose qui, en un
certain sens, ne se limite pas à être mais doit
être. Et, même si sa réponse est, globalement sceptique sur ce
point, il reste que certains cas concrets
de l'action quotidienne l'intriguent.
Par exemple celui de la promesse : "ce
qui importe dans la promesse [...] c’est nécessairement de vouloir
cette obligation qui vient de la promesse"(Traité
de la Nature Humaine,
III, ii, 5).
Bref, que la volonté soit, en un sens quelconque, libre ou non,
qu'il existe ou non un univers du devoir-être parallèle à celui de
l'être, qu'il
soit ou non pertinent de parler de connexion nécessaire, il
reste que certaines choses doivent
être voulues.
On
connaît la solution éthique
de
Kant : "si
une action accomplie par devoir doit exclure complètement
l’influence de l’inclination et, avec elle, tout objet de la
volonté, il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer,
si ce n’est objectivement, la loi morale, et subjectivement, un pur
respect pour cette loi, par suite, la maxime d’obéir à cette loi,
même au préjudice de toutes mes inclinations"(Fondements
de la Métaphysique des Mœurs,
IV, 400).
Wittgenstein, pour sa part,
a contribué à résoudre les trois aspects du problème. L'aspect
métaphysique dogmatique
de
la
position de Descartes
et,
en même temps, l'aspect métaphysique sceptique de celle de Hume :
"comment
regarde-t-on en soi-même et comment éprouve-t-on en soi-même un
libre arbitre ?"(Cours
sur la Liberté de la Volonté,
438)
; "le
libre arbitre consiste en ce que les actions futures ne peuvent pas
être connues maintenant. Nous ne pourrions les connaître que si la
causalité était une nécessité intérieure, comme celle de la
déduction logique. L'interdépendance du connaître et du connu est
celle de la nécessité logique. [...] De
même qu’il n’est de nécessité que logique, de même il
n’y a de nécessité que dans la logique"(Tractatus,
5.1362-6.375).
Ce
qui lui permet de reconsidérer la position kantienne qui considère
la volonté comme le sujet de l'éthique
: "vouloir
le déroulement d'une action consiste à réaliser le déroulement de
cette action, non à faire quelque chose d'autre qui la
causerait"(Carnets
1914-1916,
162).
En
quoi consiste donc la réalisation volontaire des prescriptions
éthiques ?
La
différence entre les deux types de jugement semble consister en ceci
: tout jugement de valeur relative est un simple énoncé de faits,
et peut, par conséquent, être formulé de telle façon qu'il perd
toute apparence de jugement de valeur. Au lieu de dire : "c'est
là la bonne route pour Granchester !", j'aurais pu dire tout
aussi bien : "c'est là la route correcte que vous avez à
prendre si vous voulez arrivez à Granchester dans les délais les
plus courts !"[...].
La
route correcte est celle qui conduit à un but que l'on a
prédéterminé de façon arbitraire, et il est tout à fait clair,
pour chacun de nous, qu'il n'y a pas de sens à parler d'une route
correcte en dehors d'un tel but prédéterminé.
Vouloir
ce que prescrit l'éthique, c'est vouloir ce qui a de la valeur.
Curieux
destin que celui de la notion de valeur. Dans la société
capitaliste traversée par l'idéologie libérale, la valeur est,
depuis Locke,
la récompense ou le châtiment suprêmes du mérite personnel,
c'est-à-dire de l'effort personnel
: "la
propriété est fondée sur le travail. Certainement, c’est le
travail qui met différents prix aux choses. Qu’on fasse réflexion
à la différence qui se trouve entre un arpent de terre où l’on a
planté du tabac ou du sucre, ou semé du blé ou de l’orge, et un
arpent de la même terre qui est laissé commun, sans propriétaire
qui en ait soin. Et l’on sera convaincu entièrement que les effets
du travail font la plus grande partie de la valeur de ce qui provient
des terres"(Traité
du Gouvernement Civil,
§40).
Et même si, pour Smith "le
mot valeur a deux significations : quelquefois il signifie l’usage
d’un objet, et quelquefois il signifie la faculté que nous donne
la possession de cet objet d’en acheter d’autres"(la
Richesse des Nations,
I), qu'il s'agisse de la valeur d'échange ou bien de la valeur
d'usage, dans les deux cas la valeur est celle d'un fait,
voire d'un
objet matériel.
Pourtant
Hume, l'autre père fondateur de la pensée libérale s'étonnait que
l'on puisse parler pour
quoi
que ce soit d'une
valeur qui
dépasse le simple
fait
empirique : "tous
les objets de la raison humaine peuvent naturellement se diviser en
deux genres, à savoir les relations de faits et les relations
d’idées [...]. Nous
trouverons toujours que chaque idée que nous examinons est copiée
d’une impression semblable.
[Même]
l’idée de Dieu, en tant qu’elle signifie un être infiniment
intelligent sage et bon, naît de la réflexion [...] quand nous
augmentons sans limite ces qualités de bonté et de sagesse"(Enquête
sur l’Entendement Humain,
i-ii).
Bref, bien que la valeur puisse trouver son origine psychologique
dans le fait, comment la valeur naît-elle du fait ?
"On
réclame un moyen terme qui puisse rendre l’esprit capable de tirer
une telle conclusion si, en vérité, il la tire par raisonnement et
argumentation. Quel est ce moyen terme ? Il me faut l’avouer, cela
dépasse ma compréhension"(Enquête
sur l'Entendement Humain,
iv).
Car, enfin, "tout
ce qui est peut ne pas être, il n’y a pas de fait dont la négation
implique contradiction
[…]
; les
questions de fait et d’existence, on ne peut évidemment pas les
démontrer"(Enquête
sur l’Entendement Humain,
xii,
2-3).
Dans
le domaine de l'action humaine, Kant va établir une distinction
fameuse entre deux sortes de motivations contraignantes pour la
volonté : "tous
les impératifs commandent soit hypothétiquement, soit
catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent
la nécessité
pratique d'une action possible, considérée comme moyen d'arriver à
quelque chose d'autre
que l'on veut [...]. L'impératif catégorique serait celui qui
représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans
rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement"(Fondements
de la Métaphysique des Moeurs,
IV, 414).
Ainsi, "tu dois prendre cette route pour aller à Granchester"
serait, en ce sens, un impératif hypothétique, c'est-à-dire une
prescription relative à un fait (aller à Granchester), fait qui
n'est lui-même que possible ("si tu veux aller à Granchester")
et pour la réalisation duquel, l'indication donnée n'est qu'une
parmi d'autres possibles. Aussi, la volonté dont il est question ici
n'est-elle qu'une volonté empirique ou psychologique, c'est-à-dire
une volonté purement factuelle qui, après tout, pourrait ne pas
être. Tout comme "je
sais que je joue mal mais je ne veux pas jouer mieux !",
"je sais que ce n'est pas la bonne route pour Granchester mais
je ne veux pas prendre la bonne" n'a rien de choquant. Or,
nous savons depuis Aristote qu'il existe des actes qui doivent être
désirés absolument (impérativement, dira Kant) et non pas
relativement (hypothétiquement) à une production quelconque, car
"le
but de la production [poïèsis]
est
toujours différent de la chose produite, tandis que le but de
l’action [praxis]
n’est
toujours que l’action elle-même, puisque la fin qu’elle se
propose ne peut être que de bien agir"(Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a-b).
En particulier
si, comme pour Wittgenstein, vouloir ce qui a de la valeur, c'est
vouloir agir
conformément au sens de notre vie.
Car, dans la mesure où "
dans
le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive. Il
n'y a en lui aucune valeur, et s'il y en avait une, elle serait sans
valeur. S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être
extérieure à tout ce qui a lieu et à tout état particulier. Car
tout ce qui a lieu et tout état particulier est accidentel. Ce qui
le rend non accidentel ne peut pas être dans le monde, car ce serait
retomber dans l’accident. Ce doit être hors du
monde"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.41),
vouloir ce qui importe pour notre existence humaine, c'est vouloir
nécessairement, et non pas relativement à ce qui arrive.
Oui
mais, si vouloir quelque chose, c'est la réaliser, en
quel sens doit-on donc réaliser absolument
ce
qui n'est pas un fait mais une valeur ?
Voyons
maintenant
ce que nous pourrions bien entendre par l'expression "la
route absolument correcte".
Je pense que ce serait la route que chacun devrait prendre, mû par
une nécessité logique, dès qu'il la verrait, sinon il devrait
avoir honte. Similairement, le bien absolu, si toutefois c'est un
état de chose susceptible de description, serait un
état dont chacun, nécessairement, poursuivrait la réalisation,
indépendamment de ses goûts et inclinations, ou dont on se
sentirait coupable de ne pas poursuivre la réalisation. Et je tiens
à dire qu'un tel état de choses est une chimère.
Ce
qui a de la valeur ne se réalise qu'en tant que manifesté
nécessairement dans la volonté.
L'éthique,
avons-nous vu (§13),
est plutôt une attitude
orientée vers la
manière optimale de réaliser une
essence
ou, plus exactement,
ce qu'Aristote appelle la nature (hè
phusis)
humaine. Car, justement, "la
nature d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme qui est
tirée de sa matière"(Aristote,
Physique,
II, 193b). Dès lors, l'attitude éthique,
au sens de Wittgenstein, consiste à vouloir ce qui a absolument de
la valeur, c'est-à-dire à commencer
de réaliser cette
nature proprement humaine qui
n'est
nullement un fait. Le problème est alors déplacé vers la question
: en quoi consiste ce qui doit être éthiquement
voulu
comme réalisation
optimale
de
la
nature humaine ? On
connaît la réponse d'Aristote à ce problème : "c'est
le bonheur
[eudaïmonia],
selon la masse et selon l'élite, qui suppose que bien vivre et
réussir sont synonymes de vie heureuse. […] Ce qui se suffit à
soi-même, c'est ce qui par seul rend la vie souhaitable et complète.
Voilà bien le caractère que nous attribuons au bonheur […]
puisqu'il est la fin de notre activité,
[car]
est absolument parfait celui qu’on choisit toujours pour lui-même
et jamais pour un autre"(Ethique
à Nicomaque,
1094a-1097b).
Pour
Aristote, l'attitude éthique consiste à vouloir être heureux. Et
vouloir être heureux est,
en soi, une praxis,
une activité, et non pas un état, encore moins une lubie
: "cette
vie de la pensée est la seule qui soit aimée pour elle-même, car
il ne résulte rien de cette vie que la science et la contemplation,
tandis que dans toutes les autres activités, on poursuit toujours un
résultat plus ou moins étranger à l’activité. On peut donc dire
que le
bonheur consiste dans le loisir [skhôlè]
:
on ne travaille que pour arriver au loisir, on ne fait la guerre que
pour obtenir la paix"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
X, 1177a-b).
Toutefois
Kant
est tout à fait fondé à objecter
que
"bien
que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain
Bien, comme dans celui d’un tout […], ce n’est pas lui mais la
loi morale (qui au contraire limite par des conditions rigoureuses
mon désir illimité de bonheur) qui est le principe déterminant de
la volonté recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien.
C’est bien pourquoi la morale n’est pas à proprement parler la
doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux,
mais comment nous devons devenir dignes du bonheur"(Critique
de la Raison Pratique,
V, 129-130).
Par "bonheur",
ou "loisir",
veut dire Kant, il
faut bien se garder d'entendre un fait, celui de l'opulence, de la
quiétude, de la sérénité ou de quoi que ce soit d'autre,
mais plutôt l'attitude qui, le cas échéant, nous rend digne de
tels faits mais qui, après tout, pourrait tout aussi bien s'en
passer.
Ce
qui donne de la valeur à l'existence humaine n'est
pas un fait du monde. Car "le
monde est tout ce qui a lieu
[...].
Ce
qui a lieu, le fait, est l’existence d’états de chose
[...].
L'état de chose est la connexion d'objets (entités, choses)
[...]
La totalité des états de choses subsistants est le
monde"(Wittgenstein,
Tractatus,
1-2-2.01-2.4).
Or,
précisément, ce que nous voulons lorsque nous adoptons une attitude
éthique, c'est ce qui n'est pas et qui,
nécessairement,
ne sera jamais. Le
Bien en tant que tâche, non pas à accomplir
mais à vouloir,
à accomplir en la voulant,
n'est pas et ne sera jamais un état de choses. C'est pourquoi,
encore une fois, Kant a raison de souligner que "de
tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde et même, en
général, en dehors du monde, il n’est rien qui puisse sans
restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne
volonté"(Fondements
de la Métaphysique des Mœurs,
IV, 393). Le
Bien, le bonheur, la valeur absolue de l'existence humaine, ce qui
réalise de manière optimale notre nature humaine, réside dans le
vouloir lui-même. "Et
si, maintenant, je me demande pourquoi je devrais vouloir être
heureux, la question apparaît de soi-même être tautologique : il
semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu'elle est
l'unique vie correcte [...]. Quelle est la marque objective de la vie
heureuse, harmonieuse ? Il est à nouveau clair ici qu'il ne peut y
avoir de telle marque qui se laisse décrire"(Wittgenstein,
Carnets
1914-1916,
147-148). En
d'autres termes, la relation entre une volonté éthique et le Bien
ou le bonheur est une relation interne, grammaticale, et non pas
externe, empirique
: "une
propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la
possède pas"(Tractatus,
4.123).
Le Bien, le bonheur, n'est pas ce que l'on constate être plus ou
moins désirable, en fonction des circonstances : c'est, par
définition,
ce qui est digne d'être voulu absolument, ce qu'on se sentirait
honteux ou coupable de ne pas vouloir.
De
là provient sans doute le malaise qui saisit le lecteur lorsqu'il
s'aperçoit que les personnages principaux de l'Étranger
de Camus ou des Bienveillantes
de Littell sont totalement
dépourvus
de volonté en ce sens
et, plus encore, lorsqu'il constate que celui de la
Conscience de Zeno
de Svevo ne comprend pas ce qu'il dit lorsqu'il répète, ad
nauseam,
qu'il entend être bon.
Si
on admet, en effet, que
le
Bien est la
valeur
absolue pour un être pensant, ce Bien ne peut consister
que dans une volonté d'accomplir
ce qu'il peut y avoir de plus parfait dans une existence humaine.
Raison
pour laquelle la
volonté éthique
ne peut que se montrer
: celui
qui la
manifeste apparaît comme
un modèle à imiter,
celui qui y déroge est réprouvé et incompréhensible, mais,
rigoureusement
parlant,
"du
vouloir comme porteur de l'éthique, on ne peut rien
dire"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.423).
On
ne peut rien en dire parce que la volonté n'est pas une cause : ni
une cause mentale plus
ou moins mystérieuse, ni
une
cause physique accompagnée, le cas échéant, d'effets physiques
observables distincts de la volonté elle-même.
Et ce n'est pas une cause parce que la volonté éthique est une
relation interne
qui
unit tous
les actes bons en soi et qui, à l'instar des relations logiques ou
mathématiques, ne peut que se manifester dans les faits (les actes
en question). Il
y a, dans l'attitude éthique telle que la conçoit Wittgenstein, la
même sorte de nécessité que l'on trouve dans la logique et dans
les mathématiques
:
c'est une nécessité grammaticale et non pas métaphysique.
Comme le souligne Elisabeth Anscombe, "la
connexion conceptuelle entre "vouloir" [...] et "bon"
peut être comparée à la connexion conceptuelle entre "jugement"
et "vérité". La vérité est l'objet du jugement, et le
bon est l'objet du vouloir"(l'Intention,
§40).
Finalement,
l'attitude
éthique,
n'ayant
pas pour objet une réalisation factuelle dont on évaluerait le
degré de conformité à des normes plus ou moins contingentes mais
le vouloir lui-même en tant qu'il est (ou n'est pas) vouloir de cela
seul qui donne un sens à l'existence authentiquement
humaine,
une telle attitude manifeste une nécessité grammaticale.
En
quels termes puis-je parler de
l'expérience éthique, se demande ici Wittgenstein. La
réponse qu'il donne est que cela n'est possible qu'en se heurtant
aux bornes du langage et en proférant donc des non-sens.
Je
crois que le meilleur moyen de décrire
[la
valeur
éthique
ou valeur
absolue],
c'est de dire que, lorsque je fais cette expérience, je m'étonne de
l'existence du monde.
Et je suis enclin alors à employer des phrases telles que "comme
il est extraordinaire que quoi que ce soit existe !"
ou
"comme
il est extraordinaire que le monde existe !".
Une
expérience
éthique caractéristique consiste à s'étonner du monde sub
specie aeterni.
Nombreux
ont été les philosophes qui ont manifesté une capacité hors du
commun à s'étonner. Si l'on en croit Aristote, l'étonnement est
même la conditio
sine qua non de
l'acte même de philosopher : "c'est,
en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers
penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement
porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à
l'esprit
;
puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration
à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la
Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de
l'Univers"(Métaphysique,
A, I, 1).
Ainsi,
remarque Aristote, l'étonnement
est philosophiquement en ceci pertinent qu'il ne se contente pas du
spectacle des "difficultés de l'esprit", mais qu'il se
porte bientôt sur celui du cosmos,
lequel, comme l'a montré Koyré (du
Monde Clos à l'Univers Infini)
est une totalité supposée
close
sur elle-même.
Et
cette attention portée au monde comme totalité
ne vise
pas son apparaître phénoménal, mais bien son être métaphysique.
Comme l'a admirablement exprimé Leibniz, ce dont s'étonne le
métaphysicien dans une attitude que Wittgenstein qualifie d'éthique,
c'est qu'il y ait de l'être : "jusqu’ici
nous n’avons parlé qu’en simples physiciens
:
maintenant il faut s’élever à la métaphysique,
en
nous servant du grand
principe, peu
employé communément, qui porte que rien
ne se fait sans raison suffisante,
c’est-à-dire que rien n’arrive sans qu’il soit possible à
celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui
suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas
autrement. Ce principe posé, la première question qu’on a droit
de faire sera
:
pourquoi
il y a plutôt quelque chose que rien
?"(Principes
de la Nature et de la Grâce fondés
en
Raison,
§7).
L'étonnement de Leibniz
se muera,
chez Kant,
en admiration et en vénération à la fois pour le monde physique
et
pour la loi morale (que
Kant
ne distingue pas de
l'éthique)
son analogon
mental
:
"deux
choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération
toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la
réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus
de moi et la loi morale en moi"(Critique
de la Raison Pratique).
Mais nul étonnement
à l'égard du monde n'égalera celui de Spinoza
dont la première partie de l'Éthique
est
tout entière
consacrée à "cet
Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la
nature"(Éthique,
IV, préf.).
Il
en va de même pour Wittgenstein
: "ce
n’est pas comment
est le monde qui est le mystique, mais le
fait qu’il
est.
[...] La
contemplation du monde sub
specie aeterni
est sa contemplation comme totalité – limitée –.
Le
sentiment du monde comme totalité limitée est le sentiment
mystique"(Tractatus,
6.44-6.45).
Ce qui, à première vue, peut surprendre de la part de celui qui a
ouvert le Tractatus
en proclamant que "le
monde est tout ce qui a lieu. Le monde est la totalité des faits non
des choses. Le
monde est déterminé par les faits, et par cela qu’ils sont tous
des
faits"(Tractatus,
1-1.1-1.11).
Sauf
que c'est
justement parce que "les
faits appartiennent tous seulement au problème, non pas à la
solution"(Tractatus,
6.4321)
que la meilleure manière de vouloir globalement
solutionner
le problème que
posent les faits à l'existence humaine consiste
à appréhender le monde sub
specie aeterni,
autrement dit, à la manière de Spinoza. Car, à la limite, c'est en
dehors du temps et de l'espace que se pourrait seule concevoir une
solution définitive au problème de la vie. Or "l’éternité
ne peut s’expliquer par la durée. Donc l’Âme n’a pas, en tant
qu’elle conçoit l’existence présente de son corps, le pouvoir
de concevoir les choses comme ayant une sorte d’éternité
;
mais
il
est de la nature de la Raison de concevoir les choses sub
specie aeternitatis"(Spinoza, Éthique,
V, 29). Toutefois,
la solution qui, pour Spinoza, est métaphysique donc
éthique, ne peut être, pour Wittgenstein, qu'éthique et
non pas métaphysique.
Car "l'immortalité
de l'âme humaine, c'est à dire la survie éternelle après la mort,
non seulement n'est en aucune manière assurée, mais encore et
surtout n'apporte nullement ce qu'on a toujours voulu obtenir en en
recevant la croyance. Car quelle énigme se trouvera résolue du fait
de mon éternelle survie ? Cette vie éternelle n'est-elle pas aussi
énigmatique que la vie présente ? La solution de l'énigme de la
vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps.
(Ce
ne sont pas des problèmes de la science de la nature que ici nous
avons à résoudre.)"(Tractatus,
6.4312).
Cette
expérience éthique n'est-elle pas alors aussi une expérience de
l'impassibilité ?
Sans
m'arrêter à cela, je poursuivrai par cette autre expérience que je
connais également et qui sera sans doute familière
à
nombre d'entre vous : celle que l'on pourrait appeler l'expérience
de se sentir absolument en sécurité. Je désigne par là cette
disposition d'esprit où nous sommes enclins à dire "j'ai la
conscience tranquille, rien ne peut m'atteindre, quoi qu'il arrive
!"[...].
Voir
le monde sub
specie aeterni
implique l'impassibilité à l'égard de ce qui arrive.
Il
appartient aux stoïciens d'avoir, en quelque sorte laïcisé
l'indifférence de Socrate à l'égard de son sort terrestre.
À preuve le conseil que Sénèque donne à son ami : "comme
le malheureux qu’entraîne un torrent s’accroche aux ronces et
aux pointes des rochers,
la
plupart [des
hommes] flottent
misérablement entre les terreurs de la mort et les tourments de
l’existence ; ils ne veulent plus vivre ; et ne savent point
mourir. Veux-tu que la vie te soit douce ? Ne sois plus inquiet de la
voir finir. La possession ne plaît qu’autant qu’on s’est
préparé d’avance à la perte. Or quelle perte plus facile à
souffrir que celle qui ne se regrette point ? Exhorte donc, endurcis
ton âme contre tous les accidents, possibles même chez les maîtres
du monde"(Lettres
à Lucilius,
iv).
Loin de s'abandonner à la contemplation de l'au-delà
et à attendre la mort en espérant être délivré du
boulet
corporel,
la sagesse éthique consiste plutôt à vivre
comme
si l'éternité
se trouvait ici
et maintenant.
Spinoza fait remarquer que "la
moralité et la religion, les hommes les prennent pour des fardeaux
qu'ils espèrent déposer après la mort [...]. Et ce n'est pas cet
espoir seul, mais aussi et surtout la crainte d'être punis par
d'horribles supplices après la mort, qui les poussent à vivre selon
la prescription de la loi divine, autant que le permettent leur
faiblesse et leur impuissance"(Éthique,
V, 40). Du coup, "l’ignorant,
outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes
extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur,
est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et
des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être.
Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît
guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité
éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse
jamais d’être et possède le vrai contentement"(Spinoza,
Éthique,
V, 42).
Pour
Spinoza,
si
la
crainte du malheur (du mauvais sort) et, bien entendu la crainte
suprême, celle de la mort, est probablement
l'obstacle le plus grave à l'adoption d'une
saine attitude éthique,
a
contrario,
le sage
"ne
pense à rien moins qu’à la mort. [Il] n’est
pas conduit par la crainte de la mort, mais désire conserver son
être selon le principe qu’il
faut chercher l’utile qui nous est propre"(Spinoza,
Éthique,
IV,
67).
De même chez Pascal
: "nous
ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir
comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous
rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt : si
imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres,
et ne pensons point au seul qui nous appartient
[...].
Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous
disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne
le soyons jamais
[...]. Je
ne crains rien, je n’espère rien"(Pensées,
B172-920).
Et, bien entendu, chez Wittgenstein : "la
crainte de la mort est le meilleur indice d'une vie fausse,
c'est-à-dire mauvaise"(Carnets
1914-1916,
142). Et, si tel est le cas, c'est que "la
mort n'est pas un événement de la vie, on ne vit pas la mort.
Si
l’on
entend par éternité non l’immortalité mais l’intemporalité,
alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent. La
mort n’est pas un événement de la vie ; notre vie n’a pas de
fin comme notre champ de vision n’a pas de frontière"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4311).
La mort n'étant, pas
plus que le futur
dont il n'est qu'une espèce,
un fait du monde, sa crainte n'a pas d'objet,
ou plutôt, n'a d'autre
objet qu'elle même, comme le soulignaient déjà
les
stoïciens.
La
mort, souligne Wittgenstein, n'est pas un fait du monde, mais une
limite du monde,
au sens mathématique du terme : nous tendons vers la mort de la même
manière qu'une suite convergente tend vers une valeur numérique. Tolstoï a illustré cette conception mystique de la mort dans
les dernières lignes de la
Mort d'Ivan Ilitch
: "il
chercha son ancienne peur, sa peur habituelle de la mort et ne la
trouva pas. Où était-elle ? Quelle mort ? Il n'y avait pas de peut
parce qu'il n'y avait pas de mort. Au lieu de la mort, il y avait la
lumière. C'est
donc cela ! dit-il soudain à voix haute". Et Guilloux : "une paix lui venait, un grand sentiment de tendresse. Ce n'était pas, comme les autres fois, des larmes de regret. Il ne pleurait pas sur lui-même et sur sa mort prochaine. C'étaient des larmes de bonheur"(Compagnons).
Pourtant,
l'impassibilité à
l'égard des événements de la vie est-elle indifférence à tout
jugement transcendant ?
La
troisième expérience du même genre, celle du sentiment de
culpabilité, s'est trouvée également décrite par la phrase selon
laquelle Dieu
réprouve notre conduite.
Pour
autant, l'attitude éthique n'est pas incompatible avec la crainte
d'un
jugement suprême.
Tout
le monde connaît cette tirade célèbre de Dimitri Karamazov : "Que
faire si Dieu n'existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que
c'est une idée forgée par l'humanité ? Dans ce cas l'homme serait
le roi de la terre, de l'univers. Très bien ! Seulement, comment
sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. [...]
Alors
tout est permis ?"(Dostoïevski,
les
Frères Karamazov,
IV, xi, 4)
qui fait écho à
la fois au
troisième postulat de la raison pratique de Kant ("la
morale conduit [...] à reconnaître tous les devoirs comme des
commandements divins, non comme [...] des commandements arbitraires
[...] mais comme des lois essentielles de toute volonté libre […]
; nous ne pouvons espérer obtenir que d’une volonté moralement
parfaite [...] le souverain bien"
- Critique
de la Raison Pratique
I, II, ii, 5) et
au pari pascalien ("vous
avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à
engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre
béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la
misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un
que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point
vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant
croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous
gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il
est, sans hésiter
- Pensées,
B233). Le paradoxe est que, tout en se reconnaissant athée,
notamment pour des raisons anti-métaphysiques ("la
théologie n’est qu’une affaire de grammaire"
- Recherches
Philosophiques,
§373), Wittgenstein ait pu, néanmoins, écrire que "croire
en Dieu signifie comprendre la question du sens de la vie. Croire en
Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout.
Croire en Dieu signifie voir que la vie a un sens"(Carnets
1914-1916,
141). Paradoxe
mais non contradiction, puisqu'il admet, par ailleurs, que "la
manière dont tout a lieu, c'est Dieu"(Carnets
1914-1916,
148).
Le mot important ici est "tout". Voulant dire par là qu'il
n'y a aucune difficulté a nommer "Dieu" cette totalité
limitée (notamment
par la mort) qu'est
le monde et
dont
s'étonne celui qui adopte une posture éthique.
Ou, mieux encore, à appeler "Dieu" ce qui, étant bon en
soi, est l'objet de l'attitude éthique : "si
quelque chose est bon, alors c'est également divin. Voilà qui,
étrangement, résume mon éthique"(Remarques
Mêlées,
3).
C'est pourquoi l'idée d'une réprobation divine de nos conduites
absolument
mauvaises prend,
chez Wittgenstein, des accents dostoïevskiens : "si
le suicide est permis, alors tout est permis. Si tout n'est pas
permis, alors le suicide n'est pas permis"(Carnets
1914-1916,
167).
Mais
tout de même, à moins d'équivaloir à cette condamnation absolue du suicide, il y a quelque chose de
tout à fait surprenant
dans l'idée que le Dieu de Wittgenstein pourrait, en quelque
manière, juger la conduite humaine et, partant, la réprouver.
D'autant
que, dès le début du XX° siècle, certains des ressorts
sociologiques ou psychologiques de cette forme de culpabilité à
l'égard d'un juge suprême et transcendant ont été déjà évoqués.
Par exemple par Durkheim : "la
raison d'être des conceptions religieuses, c'est de fournir un
système de notions ou de croyances qui permette à l'individu de se
représenter la société dont il fait partie, et les rapports
obscurs qui l'unissent à elle [...]. En même temps qu'elle est
transcendante par rapport à chacun d'entre nous, la société nous
est immanente"(Cours
sur les Origines de la Vie Religieuse).
Ou par Freud : "la
cohésion [névrotique] du groupe contraint donc l’homme à
renoncer à ses pulsions en instaurant un sentiment de culpabilité
qui a son origine, soit dans l’angoisse devant l’autorité (le
père) qui punit, soit dans l’angoisse devant le surmoi (le
substitut du père, l'intériorisation de tous les interdits) qui
pousse le sujet à se punir"(Malaise
dans la Culture,
viii).
Dans tous les cas, si
on admet avec Wittgenstein que "la
foi religieuse et la superstition sont tout à fait différentes.
L’une d’entre elles provient de la peur et est une sorte de
fausse science. L’autre est une confiance"(Remarques
Mêlées,
22),
il
semblerait que,
s'agissant du jugement divin,
le soupçon d'une superstition aliénante l'emporte sur la confiance
en une foi libératrice. Seuls,
en effet,
les superstitieux "ont
donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très
loin la portée de l'intelligence humaine. [Bref], nous sommes
obligés de nous réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de
l’ignorance.
[Et d'aucuns] savent
bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître
l'admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments,
l'unique appui de leur autorité"(Spinoza,
Éthique,
I, app.).
Toutes
ces manières
d'évoquer l'attitude
éthique ne
sont-elles pas, in
fine,
dépourvues de sens ?
La
première des choses que j'ai à en dire, c'est que l'expression
verbale que nous leur donnons [à ces expériences] est un non-sens !
Si je dis [par exemple] "je
m'étonne de l'existence du monde !",
je fais un mauvais usage du langage. Expliquons-le : cela a un sens
parfaitement clair et correct de dire que je m'étonne de quelque
chose qui arrive
[...]. Dans tous les cas, je m'étonne que se produise une chose dont
j'aurais pu concevoir qu'elle ne se produirait pas [...]. Mais c'est
un non-sens de dire que je m'étonne de l'existence du monde, parce
que je ne peux pas imaginer qu'il n'existe pas.
Il
n'existe pas et ne peut exister de propositions éthiques
sensées.
Wittgenstein
a fait remarquer que l'une des expériences fondamentalement éthiques
consiste à s'étonner de l'existence du monde comme totalité
limitée. Or, s'il y a, assurément un sens à s'étonner de
l'existence d'un être ou d'un fait,
à être surpris de les trouver là où quand
on
ne s'attendait
pas à les trouver et, donc, à voir réfuter une proposition qui les
eût conjecturés
dans d'autres circonstances,
en revanche, il n'y en a aucun à s'étonner de l'existence de la
totalité en tant que totalité. Un énoncé affirmant l'existence du
monde est irréfutable. Il est tautologique et n'est donc pas une
proposition. En effet, "la
proposition montre ce qu’elle dit ; la tautologie et la
contradiction, qu’elles ne disent rien. La
tautologie
n’a
pas de conditions de vérité, car elle est inconditionnellement
vraie
;
et la contradiction n’est vraie sous aucune condition.
La
tautologie et la contradiction sont vides de sens.
[...] Tautologie
et
contradiction ne sont pas image de la réalité. Elles ne
représentent aucune situation possible. Car celle-là permet toute
situation possible, celle-ci aucune"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.461-4.462).
De même, s'agissant de l'expérience consistant à vouloir être
absolument impassible face aux événements, il
est clair que le sens du verbe "vouloir" n'a pas, ici, son
sens ordinaire. Car, encore une fois, s'il est sensé de vouloir
qu'une chose ou un événement adviennent,
car c'est là le fonctionnement normal des jeux de langage de la
volition et de l'intentionnalité, en revanche, il n'y a pas de sens
à vouloir tout
ce qui est bon et, donc, de manifester une volonté absolument bonne.
Car
"même
si tous nos vœux se réalisaient, ce serait pourtant seulement, pour
ainsi dire, une grâce du destin, car il n’y a aucune
interdépendance logique entre le vouloir et le monde, qui
garantirait qu’il en soit ainsi, et l’interdépendance physique
supposée, quant à elle, nous ne pourrions encore moins la vouloir.
[...]
Si
le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent
changer que les limites du monde, non les faits
;
non ce qui peut être exprimé par le langage."(Wittgenstein,
Tractatus,
6.374-6.43).
Enfin, il en va de même de la crainte éthique limitée
au seul jugement
divin, puisqu'on fait alors usage des mots "crainte" et
"jugement" dans un sens tout à fait dérogatoire par
rapport au sens commun
où
on dit craindre
la survenance d'un
événement du monde ou le jugement d'un tribunal. Mais que peut bien
signifier "je crains le jugement de Dieu"
?
En
particulier,
comme
il n'est nullement nécessaire d'être croyant au sens religieux du
terme pour être dit adopter une attitude éthique, on peut se
demander qui
ou
ce
que désigne
ce terme pour le non croyant, par exemple pour Wittgenstein lui-même
qui reconnaît : "je
ne puis d'aucune façon l'appeler "Seigneur",
car cela ne veut rien dire pour moi. Je pourrais l'appeler
"l'Exemple""(Remarques
Mêlées,
33).
Et
c'est peut-être cette dernière remarque qui donne la clé de
l'énigme
en ce qui concerne l'éthique wittgensteinienne.
En effet, si on admet avec Iris Murdoch que "cette
capacité à diriger son attention n'est pas autre chose que
l'amour"(la
Souveraineté du Bien,
ii)
et, que, précisément, ce qui caractérise l'attitude éthique,
c'est une faculté
de
vouloir ce
qui a vraiment de la valeur pour une existence humaine, alors, une
telle attitude peut
tout à fait se manifester comme ce que Spinoza appelle amor
intellectualis Dei :
"le
bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il
le désirera aussi pour les autres hommes, et avec d’autant plus de
force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu"(Éthique,
IV, 37). Du
coup, comme le dit Kierkegaard,
"de
même que, du point de vue socratique, l'amour du maître ne serait
que celui d'un imposteur s'il laissait l'élève dans l'idée qu'il
lui doit quelque chose [...], de même l'amour du dieu
[...] ne doit pas être seulement un amour qui aide mais qui
engendre, par quoi le dieu fait naître le disciple"(Miettes
Philosophiques,
ii, 2).
La valeur supérieure de l'éthique n'est pas une valeur de
connaissance
: "il
ne peut donc y avoir de propositions de l’éthique. Les
propositions ne peuvent rien exprimer de supérieur"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.42).
C'est
une valeur d'exemplarité : le vivre bien ne s'énonce pas, il se
montre. Et,
le cas échéant,
il suscite
l'amour.
Voilà, en tout cas, qui explique pourquoi
"le
sens du [Tractatus]
est éthique [...]. Mon travail consiste en deux parties : l'une qui
est présentée ici, à quoi il faut ajouter tout ce que je n'ai pas
écrit. Et c'est précisément cette partie-là qui représente
l'essentiel. En effet, mon livre trace les limites de l'Éthique,
pour ainsi dire de l'intérieur, et je suis convaincu qu'elles ne
peuvent être tracées rigoureusement
que
de cette façon"(Wittgenstein,
Lettre
à Ludwig von Ficker,
20 oct. 1919).
Nous
avons ainsi souligné en quoi la manière de parler des expériences
éthiques fondamentales que sont l'étonnement devant l'existence du
monde, la volonté d'impassibilité à l'égard des événements et
la crainte d'un jugement divin, consiste réellement à "donner
du front contre les bornes du langage".