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samedi 2 janvier 1999

COMMENT PEUT-ON ÊTRE DE MAUVAISE FOI ?

(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii)

Pour Descartes, la connaissance de soi est nécessairement ce qui permet l’accès de l’âme à la vérité, à la liberté et à la justice. En effet, c’est dans l’âme que, après avoir reconnu la certitude inébranlable de ma pensée et donc de mon existence, je trouve l’idée de perfection, donc celle de l’infini qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu (Méditations IV). C’est donc que la connaissance claire et distincte en générale est primordialement connaissance claire et distincte de moi-même.
Mais, Freud va avancer l’idée que l’histoire personnelle de chacun, avec son cortège de frustrations dues à l’application des règles morales, rend impossible une connaissance complète de soi-même. En effet, les frustrations entravent précocement la tendance égocentrique au plaisir et créent ainsi des traumatismes psychiques auxquels la conscience réplique en censurant les épisodes les plus douloureux. Dès lors l’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité (l’Interprétation des Rêves), c’est-à-dire que ma connaissance de moi-même est rendue opaque par les différentes couches de censure accumulées depuis la petite enfance.
Or, pour Sartre ces deux points de vue ne s’opposent qu’en apparence. Dans les deux cas en effet, l’existence du moi est prédéterminée, que ce soit par ma nature (Descartes) ou par mon histoire (Freud), de sorte que je peux me connaître extérieurement (avec l’aide de Dieu pour l’un, du thérapeute pour l’autre), mais je n’ai jamais conscience de moi-même. A quoi servirait en effet une conscience de moi-même qui ne serait qu’un simple constat des déterminations qui pèsent sur moi (Dieu ou l’inconscient) ? Dès lors, c’est la possibilité même de dire “je” qui est incompréhensible, puisqu’il semble nécessaire de supposer que pour dire “je”, il me faut une conscience de moi-même, c’est-à-dire une connaissance en première personne.
Mais on sent bien poindre une difficulté : comment pourrais-je avoir un accès cognitif à moi-même comme objet déterminé, si je suis en même temps le sujet déterminant ? Donc la conscience de soi peut-elle être une connaissance de soi ? La thèse de Sartre dans le ch.II de la I° partie de l’Etre et le Néant consiste à dire que la conscience de moi-même est avant tout une connaissance indirecte de moi-même, en l’occurrence moi-même-vu-par-autrui. Le moi est donc à la fois libre parce que sujet conscient et aliéné parce qu’objet connu. Ce qui me permet d’user et d’abuser de cette dualité dans une attitude caractéristique : la mauvaise foi. L’enjeu est une interrogation sur l’attitude humaine en face de la responsabilité écrasante que lui confère une liberté de conscience illimitée.


I - La tromperie suppose la dualité du trompeur et du trompé.

A - dans le mensonge, il y a dualité de conscience.

Il arrive qu’une conscience nie intentionnellement une réalité. Or ce que nous appelons une réalité, c’est ce que la conscience en général, celle d’autrui, institue comme étant définitivement déterminé. Donc les choses ou les faits (états de choses) sont des entités que les habitudes sociales incitent à ne pas modifier. Et on comprend bien pourquoi : d’une part il n’y aurait pas d’entente inter-subjective possible, si les consciences individuelles n’étaient pas tacitement d’accord sur un certain découpage du réel et sur l’usage des symboles qui y font référence ; d’autre part le fait qu’il y ait des réalités prédécoupées par autrui soulage ma conscience de l’effort de les découper moi-même, c’est donc une facilité pour moi.

Pourtant, il arrive que je mente. Qu’est-ce que cela signifie ? Lorsque je mens, c’est-à-dire lorsque j’affirme sciemment ce que je sais n’être pas le cas (ce qui est différent de l’erreur), je réalise en fait une triple opération :
- d’abord ma conscience a le choix de viser (me représenter) intentionnellement le réel soit en vertu de ce qui est pertinent pour autrui (je vois le feu rouge comme m’intimant l’ordre de m’arrêter), soit en vertu de ce qui est pertinent pour moi seul (je vois le feu rouge comme ce qui va me mettre en retard à un rendez-vous)
- ensuite, une fois choisie la représentation pertinente pour moi (le feu rouge comme obstacle), je choisis l’attitude (le référent) correspondant logiquement à ma représentation (j’accélère et je “brûle” le feu rouge)
- ensuite je choisis de me justifier en disant que mon comportement réel a été déterminé par une autre représentation du réel (“Excusez-moi, je n’ai pas vu le feu”), de sorte que je nie avoir eu à faire les deux choix précédents.

C’est pourquoi, dit Sartre, qu’il est nécessaire que le menteur doive faire en toute lucidité le projet du mensonge et qu’il doive posséder une entière compréhension du mensonge et de la vérité qu’il altère (E.N., I, ii, 1). C’est donc que le mensonge suppose la présence d’autrui : c’est parce que je sens une divergence d’intérêt entre moi et autrui que je mens. Mais est-il concevable de me mentir à moi-même ? Se peut-il que ma conscience choisisse de se tromper elle-même ?

Mais, dans un tel cas de figure, il manque une condition essentielle à l’existence du mensonge : celle de la dualité du trompeur et du trompé, puisque, par hypothèse, en se mentant à soi-même, le trompeur et le trompé sont la même conscience. On devrait donc dire qu’il n’y a pas mensonge puisque, en l’occurrence, moi et autrui sommes ici la même personne. On pourrait tenter de résoudre la difficulté en disant que la dualité trompeur-trompé n’est pas dans l’espace mais dans le temps : c’est-à-dire que l’on pourrait admettre que, s’il y a eu un événement marquant consécutivement à mes agissements, le moi-avant et le moi-après ne sont pas le même moi. On ferait ainsi l’hypothèse qu’il y ait eu un projet de mentir mais qui a disparu de ma réflexion : je ne me souviens plus très bien si je l’ai vu ou non, ce feu rouge.

Or ça ne va pas non plus car évidemment je ne puis faire la négation d’avoir choisi représentation (étape 1) et attitude (étape 2), si je n’ai pas choisi et donc si je n’ai pas eu conscience des possibilités qui s’offraient à moi : dire que je n’ai pas eu le choix entre deux pensées, c’est reconnaître implicitement que je l’ai pensé, donc que j’ai eu le choix. Autrement dit, il faudrait en même temps que je sois celui qui a fait le projet conscient de tromper et celui qui est la victime de la tromperie. Ce qui est contradictoire. Mais justement la psychanalyse ne fournit-elle pas une solution à cette difficulté ?

B - la censure inconsciente rend compte de cette dualité.

Freud propose en effet un cadre théorique qui permette de justifier la possibilité qu’un sujet se mente à lui-même : il suffit d’admettre que l’esprit n’est pas une entité simple et unitaire mais qu’il comporte deux instances cloisonnées : le moi (ou conscient) et le ça (ou inconscient). La raison qu’il en donne dans son Introduction à la Psychanalyse est la suivante : lorsque le moi conscient vit une expérience douloureuse, celle-ci finit par être mémorisée mais de telle sorte que sa représentation pénible (qui risquerait de menacer la santé mentale du sujet qui en est victime) soit effacée. De telle sorte que la scène traumatisante est enfouie dans le ça inconscient, hors d’atteinte donc du moi conscient : ainsi la conscience ne peut plus penser à cette pénible réalité puisque celle-ci n’a plus de représentation consciente possible.

Il est donc tout à fait possible d’admettre une dualité du trompeur et du trompé dans la personnalité même du sujet : dans ce cas le trompeur c’est le ça inconscient et le trompé c’est le moi conscient. Dès lors, on pourrait dire que l’inconscient est en quelque sorte autrui en moi-même. Le ça inconscient, dans la mesure où sa raison d’être est de censurer certains aspects de la réalité au moi conscient, pourrait être une source de tromperie pour le moi conscient en lui faisant croire que telle représentation sensible vise une réalité consciente alors qu’elle vise une autre réalité inconsciente. Par exemple si je dis “fraise” au lieu de “phrase”, le terme ne vise pas la suite de mot qui est présente à ma conscience, mais profite de sa proximité phonétique pour viser un objet refoulé dans mon inconscient mais pas pour autant tombé dans l’oubli. 
 
Mais peut-on considérer que le ça inconscient et le moi conscient se comportent comme des choses qui n’entretiennent que des relations de cause à effet ? Peut-on dire que le ça inconscient ne soit qu’un pur filtre déformant et opaque pour la conscience en l’empêchant de se rendre compte des référents authentiques de ses représentations ? Non, car, comme le dit Sartre, l’inconscient oppose à la cure psychanalytique une résistance qui n’est pas passive. En effet, lorsque le moi conscient entend prendre conscience des représentations inconscientes qui sont enfouies dans le ça, il semblerait que celui-ci ne se laisse pas faire par le thérapeute, qu’il se défende : c’est ce qui rend la tâche du psychanalyste difficile et incertaine. Or une chose ne saurait s’opposer puisque, par définition, elle n’est pas consciente de ce à quoi elle s’oppose.

On doit donc admettre que le ça n’est pas un inconscient, mais plutôt un autre conscient qui se comporte comme un menteur cynique qui sait quel est le référent de telle représentation mais qui choisit sans scrupule de ne pas dire la vérité. Car, en effet, on prétend que le ça exerce une censure à propos des contenus psychiques susceptibles d’être traumatisants pour la conscience. Mais cette censure est nécessairement intentionnelle : il ne suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle, à tout le moins, une représentation de son activité (E.N., I, ii, 1). On doit donc admettre que l’opposition du conscient et de l’inconscient comme systèmes psychiques distincts n’est pas consistante puisque l’on a, apparemment, deux systèmes conscients qui, tous deux, choisissent leurs actes. Mais alors, faut-il admettre qu’il existe deux systèmes conscients concurrents au sein du même esprit ?


II - La mauvaise foi consiste pour la conscience à oublier sa dualité.

A - la mauvaise foi est une attitude consciente qui n’est pas un mensonge.

Supposons cette jeune fille qui s’obstine à ne comprendre les paroles de son partenaire que dans sa représentation littérale en ignorant tout le contexte dont elle pourrait inférer une représentation métaphorique. Par exemple si on lui dit “Venez donc prendre un verre à la maison”, elle comprend cette phrase comme une invitation à prendre un verre chez son partenaire, et non comme une manoeuvre d’approche destinée à suggérer le désir sexuel de son partenaire. Certes, la possibilité de la signification littérale n’est pas à exclure de l’intention du partenaire, mais la signification métaphorique non plus : et ce n’est qu’en fonction du contexte général de l’entretien que l’on peut donner plus de crédit à l’une ou à l’autre supposition. Mais supposons précisément que le contexte incline plutôt à interpréter métaphoriquement les paroles prononcées comme une manoeuvre de séduction. S’ensuit-il que la jeune fille va automatiquement conclure de ces indices qu’il faut prendre les paroles de son partenaire dans leur représentation métaphorique?

Eh bien non : elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache au discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu’elle envisage comme des qualités objectives (E.N., I, ii, 2). Ce qui implique trois choix (désarmer, attacher, envisager) :
- d’abord que, face à une situation forcément équivoque, la conscience de la jeune fille doit choisir entre deux représentations possibles des mêmes symboles prononcés, le sens littéral (une simple invitation à boire un verre), plutôt que le sens métaphorique (une invitation à répondre à un désir sexuel)
- ensuite que, après avoir fait le choix d’interpréter dans sa signification littérale les paroles de son partenaire, il va falloir choisir le comportement correspondant à ce premier choix (faire comme si de rien n’était et non pas répondre aux avances)
- mais que, malgré le choix délibéré qui aura été le sien, la jeune fille niera avoir fait ce choix, et se justifiera ensuite en invoquant la nécessité : “je n’avais pas le choix, il ne m’a proposé que de boire un verre, comment aurais-je pu deviner qu’il me désirait”.
Bref, nous sommes apparemment en face d’un cas de mensonge puisque nous en retrouvons les trois négations caractéristiques du mensonge. Mais à qui ment-on ? Pas à autrui puisqu’une telle conduite n’est pas destinée à induire en erreur. Pas à soi-même puisque nous avons vu que cela impliquait contradiction (on ne peut pas vouloir être trompé). Il ne reste qu’une possibilité : ce n’est pas un mensonge, mais ce que Sartre appelle une mauvaise foi. Cela consiste, nous venons de le voir, à prétendre ne pas faire un choix que j’ai pourtant fait en invoquant la nécessité. Mais n’y a-t-il pas de nécessité objective d’opter consciemment pour un comportement plutôt que pour un autre ?

B - le comportement que la conscience choisit de se représenter est déterminé par le regard d’autrui.

Prenons l’exemple du garçon de café qui adopte manifestement un comportement de garçon de café conformément à ce qu’on attend généralement d’un garçon de café. Que fait cette personne, sinon, encore une fois, de se comporter intentionnellement selon une représentation de ce que signifie être un garçon de café. Autrement dit cette personne donne une certaine représentation consciente de la réalité “garçon de café”. Il se représente, il se met en scène, bref il joue à être un garçon de café. C’est dire que ce garçon de café se donne en spectacle au regard d’autrui conformément à ce qu’autrui attend généralement d’un garçon de café : une certaine tenue, un certain langage, un certain comportement, etc. On peut donc dire que le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser (E.N., I, ii, 2) : comme un metteur en scène, il arrange les éléments de réalité qu’il possède pour donner un spectacle conforme à ce qu’attend le public.

Mais il y a là une difficulté : si j’adopte intentionnellement l’attitude qu’autrui s’attend à me voir adopter, si je me représente intentionnellement la situation qu’autrui imagine être la mienne, c’est la preuve, semble-t-il, que cette situation n’a pas de nécessité. Si je vise en effet un certain comportement en essayant de coïncider avec l’attente d’autrui, c’est qu’une telle réalité n’existerait pas indépendamment du regard d’autrui. Autrui voit un garçon de café comme ceci et comme cela. Mais de la même façon que le metteur en scène, au théâtre, voit aussi tel acteur dans tel ou tel rôle. Dès lors, je ne puis être garçon de café que comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécanqiuement les gestes typiques de son état, et en se visant comme garçon de café imaginaire (E.N., I, ii, 2). Autrement dit, ce comportement qui est le mien n’a qu’une réalité imaginaire, c’est-à-dire qu’il n’existe que parce que la conscience d’autrui l’imagine ainsi.

Il y a donc un malentendu lorsque je prétends jouer le rôle que je prétends imposé par ma situation sociale : ce rôle-là n’a de réalité que dans l’imaginaire du groupe social auquel j’appartiens. De sorte que, dire que je suis garçon de café, ce n’est pas au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre (E.N., I, ii, 2). Donc, dans un sens je ne suis pas garçon de café, j’ai à l’être : c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point [...] cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation” (E.N., I, ii, 2). Autrement dit, mon comportement, conforme à ce qu’autrui attend de moi, est absolument factice, c’est-à-dire injustifiable, puisque ce que je dis être moi, n’est en réalité que moi-vu-par-autrui.

C’est donc du regard d’autrui que je tire argument pour justifer le rôle que je joue, car, bien que la conscience d’autrui ne me contraigne en rien, puisque j’ai toujours l’obligation de choisir ce que j’ai à être, je fais comme si elle était quelque chose de déterminant pour moi. Or ma conscience, dans la mesure où elle a besoin de se représenter perpétuellement ce qu’elle doit être, reconnaît par là qu’elle n’est rien avant d’avoir choisi de l’être sous l’effet du regard d’autrui. N’est-ce donc pas dans ce refus du néant d’être de la conscience humaine que réside la raison d’être de la mauvaise foi ?


III - La conscience est à la fois libre transcendance et injustifiable facticité.

A - la conscience de soi est de mauvaise foi lorsqu’elle croit pouvoir renoncer à sa libre transcendance.

Qu’est-ce que la conscience ? C’est une négation, un pouvoir de dire non. Quelle est la finalité de la négation ? C’est la liberté, la possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l’isole (E.N. I, i, 5). De quoi en effet suis-je conscient lorsque je pratique cette expérience banale de me rendre compte de ce que je suis ? Je suis conscient de quelque chose : ce que je constate dans toute expérience consciente, c’est la présence de quelque chose qui n’est pas moi.

Que se passe-t-il par exemple lorsque que je réfléchis sur moi-même en essayant d’analyser une expérience passée par exemple ? L’objet de ma pensée, de ma réflexion est bien moi-même, mais le moi dont il est question n’est pas un moi isolé, abstrait de son contexte, mais un moi en situation, doté de qualités et de relations. C’est à partir de cette situation que ma conscience va avoir le pouvoir de trier, de classer, de choisir, au milieu d’une masse indéterminée, un être que je vais intentionnellement isoler de son contexte. Ma conscience fonctionne donc comme une entité qui découpe, dans un contexte indéterminé, les choses dont j’ai momentanément besoin parce qu’elles sont pertinentes. Dès lors, être conscient de soi ne signifie pas autre chose qu’être en mesure de nier tout ou partie d’un contexte réel pour en abstraire ce moi qui, certes, m’intéresse, mais qui, à l’origine n’était rien puisque noyé dans une masse indéterminée.

Donc, cette possibilité de nier le réel pour en faire ressortir une chose momentanément isolée de son contexte, implique que la conscience, en elle-même, n’est rien. On doit donc dire que la conscience est une pure activité déterminante et non pas une chose déterminée. Bref, le moi n’est rien avant d’avoir été déterminé abstraitement par une conscience qui elle-même n’est rien, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une chose mais une activité. Autrement dit, la conscience de soi n’est pas conscience d’un objet définitif qu’on appellerait le moi, mais simplement conscience d’une pure activité de découpage logique des objets dans une masse originellement indéterminée. La conscience est donc cette activité qui dépasse, qui transcende librement l’ordonnance nécessaire de la nature : elle est une libre transcendance.

C’est pour cela que l’auteur dit que la conscience est un être pour lequel il est, dans son être, conscience du néant de son être(E.N., I, ii, 1). Mais si la conscience est un néant d’être, la mauvaise foi consiste précisément à croire qu’il est possible de combler ce néant en considérant celle-ci comme une chose définitivement déterminée qui est soumise aux lois de la causalité naturelle. Bref, je suis de mauvaise foi lorsque j’oublie que ma conscience est transcendante, c’est-à-dire une liberté absolue de tout nier autour de moi pour construire un moi qui autrement ne serait rien. Car la liberté c’est précisément le néant qui est au coeur de l’homme et qui contraint la réalité humaine à se faire au lieu d’être (E.N. IV, i, 1). Mais pour quelle raison la conscience décide-t-elle, de mauvaise foi, d’oublier cette libre transcendance ?

B - la conscience est de mauvaise foi en ce qu’elle fuit la responsabilité due à son injustifiable facticité.

On peut donc dire que pour être de mauvaise foi il faut et il suffit de justifier une de ses actions par la phrase “je suis P” où P est une qualité ou une relation quelconque qui appartient nécessairement au sujet “je”. C’est dire que, chaque fois que je dis “je fais ceci parce que je suis cela”, je suis de mauvaise foi. C’est une foi (ou croyance) dans la mesure où, nous l’avons vu, ma conscience croit pouvoir renoncer à sa transcendance : si je dis “j’aime le vin parce que je suis français”, on voit immédiatement que cette tentative de justification a pour but d’éviter de prononcer une banalité comme “j’aime le vin parce que j’ai librement choisi d’aimer le vin”. Mais cette foi est mauvaise dans la mesure où elle manifeste une volonté d’aliéner ma liberté au profit d’un déterminisme illusoire qui va me satisfaire et donc me faire fuir les éventuelles responsabilités résultant de mes choix.

En effet, chaque fois que je prétends justifier mon action par la phrase “je suis P”, je prétends en même temps que le prédicat P fait partie de la nature du sujet je. Ce qui signifie que je prétends avoir scruté mon moi objectivement, jusqu’à y avoir trouvé cette qualité P dont j’affirme que mon action se déduit. Ainsi, celui qui a dénoncé des Juifs parce qu’il prétend être antisémite s’illusionne en ce qu’il choisit de se représenter comme antisémite plutôt qu’humaniste ou champion de tennis. Dès lors, ayant choisi la représentation qui correspond à ce qu’autrui attend de lui (la famille par exemple), il ne reste plus qu’à mettre en scène cette représentation en se comportant en antisémite. Mais bien entendu, contrairement à l’acteur de théâtre qui reconnaît jouer le personnage qu’on attend de lui, l’antisémite nie avoir choisi quoi que ce soit : il prétend au contraire que ce sont les Juifs qui sont la cause et son antisémitisme l’effet (cf. Lucien Fleurier dans l’Enfance d’un Chef).

On voit donc que la mauvaise foi manifeste une démission face à sa propre facticité, c’est-à-dire au fait que la conscience est perpétuellement en face de l’injustifiabilité de ses choix. Or de tels choix sont injustifiables dans le sens où ils ne découlent pas mécaniquement des relations causales qui existent entre les choses puisque le moi n’est pas une chose. Dès lors, être de mauvaise foi, c’est se complaire dans l’illusion qu’il est possible, au motif que je suis parmi les choses, de justifier l’injustifiable (la facticité) en faisant porter la responsabilité de l’acte sur les choses qui m’environnent (a fortiori si ces choses sont d’autres consciences). C’est donc bien cela l’enjeu éthique de la mauvaise foi : elle est une attitude qui a pour but de vivre dans l’illusion de l’irresponsabilité, c’est-à-dire l’illusion que la conscience n’est ni transcendante, autrement dit libre, ni factice, autrement dit injustifiable. D’où la condamnation de Sartre : Les uns, qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai des lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur [activité] était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même [...], je les appellerai des salauds (l’Existentialisme est un Humanisme).


Conclusion.

Nous avons donc vu que la conscience ne peut pas s’empêcher de choisir entre ce qui est pertinent pour elle et ce qui est pertinent pour autrui. A tel point que la conscience ne se retrouve jamais face à elle-même dans une parfaite transparence, mais plutôt dans une situation où les motifs du choix sont toujours obscurs. Mais cela ne prouve pas l’existence d’un inconscient car le mécanisme même de censure qu’il opérerait à l’égard du conscient serait à son tour le preuve d’un choix intentionnel donc conscient.
Cela montre plutôt que la conscience n’est jamais conscience d’elle-même mais conscience d’elle-même-vue-par-autrui, c’est-à-dire qu’elle n’est rien avant d’avoir reçu des déterminations contingentes et injustifiables de la part d’elle-même. C’est pourquoi le moi doit toujours jouer à être, c’est-à-dire choisir librement ce qu’il a à être. Et c’est précisément cette double condition de libre transcendance et d’injustifiable facticité que la conscience tente de fuir dans la mauvaise foi.
On doit donc dire que la mauvaise foi est une attitude de fuite, de renoncement irresponsable mais dérisoire à ce qui fait la condition de la conscience humaine : irresponsable parce qu’elle traduit un refus d’assumer la liberté et l’injustifiabilité de ses choix, mais dérisoire dans la mesure où ce refus est encore un choix, donc une manifestation de liberté et d’injustifiabilité.