Le
dictionnaire philosophique Lalande
définit la substance comme ce qu'il y de permanent dans les choses
qui changent : l'arbre a perdu ses feuilles, quelques-unes de
ses branches mais, au fond, il reste le même arbre ; mon
quartier a vu surgir de nouveaux bâtiments, de nouveaux commerces
amis, au fond, il demeure le même quartier ; quant à moi-même,
depuis ma conception, j'ai grandi, grossi, vieilli, etc. mais, au
fond, je suis réputé toujours le même. Il semble donc évident
qu'il y a, "au fond" de tout changement, une réalité
homogène et permanente qui, elle, ne change pas, qui est immuable et
incorruptible, un "même" qui résiste vaillamment aux
assauts de l'"autre". Cependant, moi, par exemple, en quoi
suis-je toujours le "même" puisque, à l'instar du
bateau de Thésée, la totalité de mon matériau biologique se
renouvelle en moyenne tous les 7 à 10 ans ? Et ce qui vaut pour
moi ne pourrait-il pas s'étendre à toute réalité ? Se
pourrait-il alors que toute permanence ne fût qu'illusion et que,
comme le disait déjà Héraclite
d'Éphèse
(VI°
siècle a.e.c.),
"rien
n'est permanent [πάντα
ῥεῖ],
sauf le changement. Seul le changement est éternel"(Héraclite,
Fragments,
142).
Et nous pouvons faire, quant à l'homogénéité dans l'espace, le
raisonnement que nous avons fait pour la permanence dans le temps :
qu'est-ce qui fait que moi, cet arbre, ce quartier, cette communauté
soyons considérés comme "un" alors que nous sommes
manifestement composés de substrats divers et variés. Se
pourrait-il que, comme le soulignait Hume, "nous
feign[i]ons
l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer
la discontinuité pour
aboutir
aux notions d’âme, de moi et de substance"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
I, iv, 6) ? Pour autant, il y doit bien y avoir en tout
phénomène quelque chose qui, à défaut d'être homogène et
permanent, soit néanmoins, à quelque degré, subsistant, faute de
quoi, comment le localiserait-on, comment l'identifierait-on, comment
le reconnaîtrait-on ? Et, au-delà, si tout n'est qu'apparition
ou illusion, que reste-t-il de la réalité puisque, précisément,
la réalité est censée être ce qui résiste à l'illusion ?
Nous allons voir que c'est pour contourner ce genre de mise en abîme
vertigineuse que s'est constituée une onto-théologie, la
métaphysique, qui s'est donné pour mission d'imposer la notion
fondamentale de substance comme une nécessité. Pourtant,
en quelque vingt-cinq siècles d'existence, la métaphysique n'a
jamais réussi
à convaincre
les
sotériologies indienne ou chinoise d'une
telle nécessité. On
peut même dire que le
riche débat qui a
toujours eu lieu
entre
le brahmanisme et le bouddhisme
à
propos des notions de "soi" (âtman)
et de permanence (nitya)
prouve
le caractère non-universel de la notion de substance. Mais,
ce qui est beaucoup plus surprenant, c'est
encore dans le développement de l'épistémologie occidentale depuis
la fin du XIX° siècle que la notion de substance s'est révélée
n'être qu'une illusion, certes
nécessaire,
mais
une illusion tout
de
même.