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jeudi 14 avril 2011

TRADUIRE "GLAUBE" ET "AUFHEBEN" CHEZ KANT.

Soit le passage suivant, extrait de la Critique de la Raison Pure :
"Je ne peux donc jamais admettre Dieu, la liberté, l'immortalité en faveur de l'usage pratique nécessaire de ma raison, sans enlever en même temps à la raison spéculative ses prétentions injustes à des vues transcendantes. Car, pour arriver à ces vues, il faut qu'elle emploie des principes qui, ne s'étendent en fait qu'aux objets de l'expérience possible, mais qui, dès qu'on les applique à ce qui ne peut pas être un objet d'expérience, transforment réellement aussitôt cette chose en phénomène et déclarent impossible toute extension pratique de la raison pure. J'ai dû par conséquent supprimer le savoir pour y substituer la croyance." (Kant, Critique de la Raison Pure, AK III, 19 ; trad. Tremesaygues-Pacaud ; c'est moi qui souligne)
La dernière phrase pose problème. En allemand, cela donne : Ich mußte also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen. En fait, elle pose deux problèmes liés à la traduction, respectivement, de Glauben et de aufheben.


Premier problème : traduction de Glauben. Il arrive que l'on traduise l'usage que fait Kant de der Glaube par "la foi". Par exemple Léon Brunschvicg :
"Le revirement par lequel Kant outrepasse la norme de la sagesse, qui définit dans sa pureté ascétique l’idéalisme transcendantal, en déclarant lui-même son dessein de substituer la foi au savoir, ne trouve pas sa place, comme on le dit communément, entre la Raison spéculative et la Raison pratique, mais, à l’intérieur de la Raison pratique, entre l’Analytique strictement conforme à l’exigence de la critique et la Dialectique égarée à nouveau dans le rêve d’une ontologie. Kant parle d’une foi rationnelle ; cela ne signifie nullement que la foi ait son origine dans la raison ; bien plutôt, c’est la foi qui ramènerait la raison." (L.Brunscvicg, la Raison et la Religion)
En général, ce sont des traducteurs qui ne cachent pas leur orientation chrétienne qui traduisent, intentionnellement der Glaube par "la foi". Or, tel n'est pourtant pas le cas de Léon Brunschvicg, représentant de l'idéalisme français du début du XX° siècle qui place la science au coeur de sa réflexion en y voyant le fondement de tout progrès. Cependant, sa lecture pascalienne des rapports qu'entretiennent, pour lui, la foi religieuse et la raison scientifique le conduit à traduire, dans le passage de Kant cité supra der Glaube par "la foi". De même, dans l'énorme Kant-Lexikon de Rudolf Eisler, on trouve traduit Glaube par "foi ou croyance". Dualité de sens qui, après tout, est conforme à l'usage de la langue allemande : der Glaube an jemand oder an etwas, c'est "la croyance en quelqu'un ou en quelque chose" ; der christiche Glaube, c'est "la foi chrétienne", etc. Sauf que, dans le corps de l'article, Eisler écrit de manière un peu ambiguë : 
"il ne peut exister de conflit entre la foi et le savoir, car le domaine du savoir est le monde de l'expérience et des phénomènes, tandis que la foi s'adresse à quelque chose qui se situe au-delà de l'expérience et de ses formes, et que l'on est amené à admettre par un "besoin" de la raison." (R.Eisler, Kant-Lexicon)
Certes, pour Eisler, la "foi" est un besoin de la "raison" alors que pour Brunschvicg, c'est la "foi" qui amène la "raison". Cependant, il y a chez ces deux auteurs, la même atmosphère de religiosité diffuse qui se manifeste à la fois dans la même traduction de Glaube par "foi", mais aussi par un commun usage d'un champ lexical caractéristique de la phraséologie monothéiste ("ascétisme", "égarement", '"au-delà"). Or, si la "foi", au sens religieux du terme, ne doit pas être bannie, loin de là de la traduction de celui qui nous dit, entre autres choses, que
"la loi morale limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur [...]. Or comme nous ne pouvons es­pérer obtenir que d’une volonté moralement parfaite et en même temps toute puissante, le souverain bien que la loi morale nous fait un devoir de nous proposer comme objet de nos efforts, la morale conduit à reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins, non comme des sanctions, c’est-à-dire des commandements arbitraires d’une volonté étrangère, mais comme des lois essentielles de toute volonté libre. L’espoir d’obtenir le bonheur ne commence donc qu’avec la religion." (Kant, Critique de la Raison Pratique, AK V, 129 ; souligné par moi)
cela me paraît néanmoins un faux-sens (je ne dis pas "contre-sens") de traduire Glauben par "foi" dans Ich mußte also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen. En effet, Kant nous dit dans le passage cité in initio que la raison n'a pas à faire un usage "transcendant" (dogmatique) des termes comme "Dieu", "liberté", "immortalité", sous peine de discréditer toute "raison spéculative" (toute métaphysique) en la confondant avec la faculté de connaître, à savoir l'entendement, tandis que la raison est seulement la faculté des principes, et non celle des concepts, entre autres, des principes de la connaissance : "qu'on fasse de l'entendement le pouvoir d'unification des phénomènes au moyen de règles, alors la raison est le pouvoir d'unification des règles de l'entendement sous des principes" (Kant, Critique de la Raison Pure, AK III, 238-239). 

Qui plus est, la raison, nous dit Kant, n'a pas simplement pour fonction d'engendrer les principes a priori de toute connaissance, autrement dit n'a pas une fonction exclusivement théorique, mais "la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté" (Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, AK IV, 396). C'est pourquoi, selon Kant, la raison va aussi engendrer les postulats de la raison pure pratique que sont l'existence de Dieu, la liberté de l'homme, l'immortalité de l'âme. "Postulats de la raison pratique", cela veut dire que "Dieu", "liberté", "immortalité", ne sont pas des noms qui désignent des phénomènes, autrement dit des objets d'expérience, mais plutôt ce que Kant appellera dans la Critique de la Faculté de Juger des idées régulatrices qui ont une destination pratique et non théorique. D'où la nécessité d'aller plus loin que le savoir positif, domaine exclusif de l'entendement, et de laisser une place à ... la croyance, et non pas la foi. C'est une nécessité, non pas de croire tout court, mais de croire en l'existence de Dieu et en la liberté de l'homme et en l'immortalité de l'âme. Il me semble donc, pour conclure, que der Glaube doive être traduit ici par "croyance" pour désigner ce qui dépasse le savoir ou la connaissance (das Wissen) stricto sensu.


D'où, deuxième problème : traduction du verbe aufheben. Si j'ouvre mon Großwörterbuch, je constate que ce verbe a lui aussi, en langue allemande ordinaire, deux usages. Un de ces usages consiste à employer le mot pour signifier la "conservation", la "préservation", la "sauvegarde", le "redressement", etc. E.g. lorsqu'on dit jemand hebt etwas von der Erde auf, cela peut se traduire par "quelqu'un ramasse quelque chose par terre" ; ou bien hebe mir ein Stück Kuchen auf "garde-moi, mets-moi de côté un morceau de gâteau". Un autre usage consiste à employer ce même verbe dans le sens de "supprimer", abroger", "abolir", "annuler", etc. E.g. si j'entends das Gesetz ist aufgehoben, je dois comprendre "la loi est abolie", das Urteil ist aufgehoben "le jugement est cassé". Hegel fera remarquer que
"par aufheben nous entendons d'abord la même chose que par hinwegräumen (abroger), negieren (nier), et nous disons en conséquence, par exemple, qu'une loi, une disposition, etc., sont aufgehoben (abrogées). Mais, en outre, aufheben signifie aussi la même chose que aufbewahren (conserver), et nous disons en ce sens, que quelque chose est bien wohl aufgehoben (bien conservé). Cette ambiguïté dans l'usage de la langue, suivant laquelle le même mot a une signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle et l'on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche de prêter à confusion, mais on a à reconnaître ici l'esprit spéculatif de notre langue, qui va au-delà du simple "ou bien-ou bien" propre à l'entendement." (Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, I ; c'est moi qui souligne)
Autrement dit, pour Hegel, ce double sens du verbe aufheben peut et doit être respecté pour ce qu'il est afin d'indiquer un mouvement dialectique tout à la fois de suppression et de conservation. Certes, Kant n'est pas Hegel et il faut bien se garder de plaquer sur l'un le jeu de langage de l'autre. Cependant, ce qu'écrivent respectivement Kant, puis Hegel à une petite trentaine d'années d'intervalles, ressortissent à la même imprégnation linguistique caractéristique d'une commune culture faite d'idéalisme philosophique et de romantisme littéraire. Je veux dire par là que, avant Hegel, Kant n'a pas pu ne pas être lui-même imprégné de cette ambiguïté caractéristique que relève Hegel. C'est pourquoi je pense qu'il faut traduire, chez Kant comme chez Hegel, le verbe allemand aufheben par le français "dépasser" (Derrida a proposé "relever", mais, de toute évidence, sa proposition n'a pas été reprise), c'est-à-dire "aller plus loin que", et donc, tout à la fois "abolir-nier" et "conserver-affirmer". Les traductions trop unilatérales de aufheben par "supprimer" ou "abolir" que l'on trouve, par exemple, chez Trémesaygues-Pacaud ou chez Barni-Archambault me semblent en conséquence fautives. En effet, ces verbes, en français, ne font pas droit à l'une des intentions fondamentales que manifeste Kant dans ses trois Critiques : la destination pratique de la raison "dépasse" sa destination théorique dans le sens où est niée l'exclusivité de celle-ci mais affirmée en celle-là l'unité d'une faculté des principes a priori. Certes, il est clair que Hegel n'est pas Kant et il est flagrant que c'est surtout à partir de Hegel que la traduction de aufheben par "supprimer" semble s'imposer : 
"Pour la traduction délicate d'aufheben, nous avons proposé les choix suivants. Lorsque le sens d'aufheben est surtout négatif, comme cela arrive presque toujours avant 1804, il peut se rendre par "supprimer" ou "abolir". Mais à chaque fois que le terme est employé par Hegel avec son sens dialectique, ce qui est exemplairement le cas dans les leçons de 1804/05, il veut dire tout à la fois "négation", "conservation" et "élévation" (tollere). Aufheben peut alors se traduire par "dépasser" au sens où dépasser signifie le supprimer sans le nier totalement, en le "laissant derrière", comme conservé, et exprime en même temps l'idée de "surpasser", d'accomplir une progression, une élévation. Cette traduction, qui a l'avantage d'être un terme courant de la langue française, et de s'employer sans difficulté dans une forme réfléchie (sich aufheben = "se dépasser") rappelle de plus le caractère temporel de l'Aufhebung à l'oeuvre dans les textes de la philosophie de la nature d'Iéna : ce qui est dépassé est en effet rendu passé, c'est-à-dire nié et conservé dans un passé concret, relié au présent, comme passé encore présent." (Christophe Bouton, Temps et Esprit dans la Philosophie de Hegel : de Francfort à Iéna, p.132)
 Or, à moins de tenir à tout prix à préserver une spécificité dialectique de Hegel prétendument ignorée de Kant,  c'est précisément l'idée d'une raison pratique qui "dépasse" le savoir positif qui est manifestement en jeu, par exemple dans ce fameux passage de Kant :
"La raison, dans une créature, est un pouvoir d'étendre les règles et les desseins qui commandent l'usage de routes ses forces, bien au-delà de l'instinct naturel, et elle ne connaît aucune limite à ses projets. Or elle n'agit pas elle-même instinctivement mais a besoin d'essais, d’exercices, d'enseignements, pour progresser peu à peu d'un degré d'intelligence à l'autre. C'est pourquoi il faudrait à chaque homme une vie démesurément longue pour lui apprendre à taire un plein usage de toutes ses dispositions naturelles ; ou bien, si la nature n'a assigné à sa vie qu'une courte durée (ce qui s'est effectivement passé), elle a alors besoin d'une série, peut-être indéfinie, de générations, dont l'une transmet à l'autre ses lumières, pour porter enfin les germes mis dans notre espèce au degré de développement pleinement conforme à son dessein." (Kant, Idée d’une Histoire Universelle du point de vue Cosmopolitique, AK VIII, 19-20)
Pour conclure, il me semble que, si l'on traduit Ich mußte also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen par "j'ai donc dû abolir la connaissance pour lui substituer la foi", on commet un double faux-sens.

PS : Labarrière et Jarczyck traduisent aufheben chez Hegel par "sursumer". Le gros reproche que l'on peut adresser à ce terme est d'être une création ad hoc. Ce n'est qu'une déformation de sub-sumer en remplaçant le préfixe sub qui correspond à la préposition latine qui signifie "sous" par la préposition française "sur" directement préfixée. A l'instar de Wittgenstein, je ne vous cache pas que j'éprouve une certaine irritation face à ce genre de manipulation lexicale ! Je crois que nos langues naturelles sont suffisamment riches et souples pour autoriser des traductions, certes approximatives et ambiguës, mais, dont l'approximation et l'ambiguïté sont justement, comme le fait remarquer Hegel, signifiantes par elles-mêmes. Donc, traduire aufheben par "dépasser", "surpasser", "relever", "transcender", etc. pourquoi pas. Mais "sursumer", franchement, ça me laisse perplexe. En tout cas pour Kant : "J'ai donc dû sursumer le savoir pour laisser une place à la croyance" ... non. Décidément, ça ne me plaît pas.