La
beauté est-elle essentielle à l’œuvre d’art ? A première
vue, l’art et la beauté ne sont-ils pas indissociables ? Et
pourtant n’existe-t-il pas des œuvres d’art qui ne sont pas
belles ? Mieux, la beauté n’est-elle pas qu’un simple signe
de distinction sociale ?
I - A première vue, la
beauté est absolument essentielle à l’œuvre d’art.
a – la beauté est la
qualité métaphysique caractéristique des beaux-arts : à
l’origine, l’art (tekhnê) n’est que l’habileté
proprement humaine à imiter un modèle : l’art est une
disposition productive accompagnée de raisonnement (Ethique
à Nicomaque, 1140a). Ce n’est qu’à partir du XVIII°
que l’on va distinguer l’habileté technique de l’artisan du
génie esthétique de l’artiste. Ainsi naissent les beaux-arts
qui sont les arts du génie (Critique de la Faculté de Juger,
V, 311), par opposition aux savoir-faire techniques qui sont les arts
de l’habileté. La beauté de l’œuvre d’art indique donc
premièrement un certain processus de production non-technique. La
production géniale apparaît d’abord comme un idéal d’aisance
et de liberté intellectuelle opposé à l’effort et à la
contrainte matérielle qui caractérisent l’habileté technique :
l’œuvre est belle à condition qu’on n’y sente pas l’effort
(Critique de la Faculté de Juger, V, 307). La production
artistique se signale ensuite pas son originalité qualitative, là
où la production artisanale (puis industrielle) est multiple, voire
standardisée. Le génie (de genius, divinité de la
naissance) est donc original en ce sens qu’il n’est pas
lui-même en mesure de décrire ou de montrer comment il crée ses
productions (Critique de la Faculté de Juger, V, 308). Ce
qui ne veut pas dire qu’il ne suit aucune règle, mais là où le
technicien se contente d’imiter des entités physiques (les choses)
par des règles techniques, le génie imite des entités
métaphysiques (les Idées) par des règles esthétiques. De sorte
que, même lorsque Léonard de Vinci peint la Joconde, ce
n’est pas Mona-Lisa, son modèle, qui est beau, il fait non la
représentation d’une belle chose mais la belle représentation
d’une chose (Critique de la Faculté de Juger, V, 311),
c’est-à-dire la représentation de l’Idée de beauté sur un
support matériel qui la rend perceptible (toile, peinture, etc.). La
beauté de l’œuvre d’art indique donc troisièmement le modèle
métaphysique idéal que le génie artistique parvient, de façon
tout à fait mystérieuse, à matérialiser. Cela dit, à quoi
reconnaît-on la beauté esthétique, à quoi reconnaît-on qu’une
entité métaphysique est correctement imitée, bref, quels sont les
critères de la beauté ?
b – l’appréciation
de la beauté de l’œuvre d’art est une nécessité
intellectuelle : lorsqu’on parle de la beauté d’une œuvre,
on indique le sentiment que nous procure une représentation
donnée (Critique de la Faculté de Juger, V, 218), qui
n’est pourtant pas la représentation consciente d’un besoin par
la consommation d’une chose agréable. D’autre part, ceux qui
jugent autrement, on les blâme et on leur reproche de manquer de
goût (Critique de la Faculté de Juger, V, 213),
autrement dit on fait comme si le jugement esthétique était exigé
par une finalité objective, sauf que celle-ci n’est pas une
utilité finale. Bref, le goût est la faculté de juger et
d’apprécier un objet par une satisfaction indépendante de tout
intérêt pour l’objet : on appelle beau l’objet d’une
telle satisfaction (Critique de la Faculté de
Juger, V, 211). Aussi, bien que n’étant pas complètement
subjectif, puisqu’il est nécessaire, le jugement de goût n’est
pas non plus complètement objectif car ce n’est pas dans l’objet
que l’on va trouver la beauté, mais dans un certain consensus
social à son propos : en fait on s’attache
indirectement à la beauté, par l’intermédiaire d’un penchant
pour la société (Critique de la Faculté de Juger, V,
296). Et pourtant on parlera du beau comme si la beauté était
une propriété de l’objet (Critique de la Faculté de
Juger, V, 211), comme si le jugement esthétique était objectif,
sauf qu’il n’y a pas de définition conceptuelle a priori de
la beauté. Résultat : bien qu’il ne puisse y avoir de
règle objective du goût (Critique de la Faculté de Juger,
V, 231), la société considère favorablement à la fois celui qui
produit l’œuvre d’art (de bon goût) et celui qui sait en
apprécier la beauté (l’homme de goût). La beauté esthétique
est donc le symbole culturel d’une société qui croit à la
nécessité et à l’universalité de ses valeurs : on dira par
exemple que le beau est le symbole du bien moral, et rien que de
ce point de vue, il plaît en prétendant être approuvé par tous
(Critique de la Faculté de Juger, V, 353). Autrement dit, les
beaux-arts sont le support matériel servant de test social à
l’appréciation des Idées absolues que sont le beau et surtout le
bien : le goût rend possible le passage de l’attrait
sensible à l’intérêt moral (Critique de la Faculté de
Juger, V, 205). Est-ce à dire qu’il est inconcevable qu’une
œuvre d’art ne soit pas belle ?
II – En réalité, la
beauté correspond à une conception particulière de l’œuvre
d’art.
a – la beauté
artistique n’est pas universelle : en octobre 1926, l’Oiseau
dans l’Espace (C.Brancusi) est taxé par la douane américaine
comme objet utilitaire au motif qu’une œuvre d’art est
nécessairement belle et que cet objet n’est pas beau. Conception
caractéristique de la société bourgeoise qui veut que la seule
chose qui nous console de nos misères est le divertissement
(Pensées, B171). Les beaux-arts font donc partie des
nécessités d’une société du spectacle orientée vers le
divertissement qui fait oublier l’ennui de l’existence privée.
Mais alors, on peut dire de la beauté ce qu’on dit de la vérité :
vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà (Pensées,
B294), à savoir qu’elle est toujours relative à un contexte
socio-historique déterminé. En effet, l’individu replié sur
lui-même n’aime pas demeurer avec soi, il faut donc qu’il
cherche ailleurs de quoi aimer ; il ne peut le trouver que dans
la beauté de quelque chose qui lui ressemble (Discours sur
les Passions de l’Amour). Et, cette recherche individuelle de
la beauté comme miroir valorisant de soi, la coutume la restreint
et l’enferme dans la différence du sexe (Discours sur les
Passions de l’Amour) dont la passion fournit une source de
divertissement inépuisable. C’est pourquoi, à la satisfaction
débridée de la pulsion sexuelle, se substitue un objectif plus
élevé et de plus haute valeur sociale (cinq Leçons sur la
Psychanalyse, V) : l’exigence de beauté esthétique.
Bref, celle-ci n’est qu’une satisfaction sublimée, donc
symbolique des pulsions sexuelles qui naissent de l’amour
narcissique que chacun se porte à soi-même par ennui. C’est donc
bien la coutume bourgeoise qui produit un certain modèle
d’agrément et de beauté, un certain rapport entre notre nature et
la chose qui nous plaît (Pensées, B32) : la beauté
n’est pas un absolu, une Idée abstraite, mais la relation que nous
avons à la coutume artistique. Ainsi s’explique le
désintéressement du spectacle artistique, puisque c’est soi-même
et non l’œuvre que chacun y admire. Plus précisément, ce que
nous accoutumons de trouver beau, c’est une représentation si
naturelle et si délicate de nos passions qu’elle les émeut et les
fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour
(Pensées, B134). Est-ce à dire que l’art bourgeois
exige que l’œuvre soit belle ?
b – l’art bourgeois
moderne ne prétend pas à la beauté : l’obsession
bourgeoise de la beauté dans l’art montre que nous voulons
vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous
efforçons pour cela de paraître, aussi nous travaillons
incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et
négligeons le véritable (Pensées, B147). Et quel est
cet être réel dans une société bourgeoise sinon l’ennui, la
noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir
(Pensées, B131). Or supposons que la sublimation par la
beauté ne soit accessible qu’à une caste de privilégiés. Alors,
l’individu en mal d’amour-propre ne sera-t-il pas tenté de
sublimer son ennui en s’identifiant au banal, au trivial, voire au
vulgaire de son être réel plutôt qu’à une beauté inaccessible
au plus grand nombre ? Ainsi s’explique le succès des ready-made
de Duchamp (Fountain, le Porte-bouteilles, Roue de
Bicyclette, L.H.O.O.Q., etc.) qui sont des choses que
l’on ne regarde même pas, ou des choses que l’on regarde en
tournant la tête (Conversations). Ainsi se comprend le
succès des pièces de Beckett dans lesquelles rien n’est plus
réel que rien (Malone meurt) : rien à faire, rien à
dire, rien à voir. Rien à faire, telle est la première réplique
et le thème de en attendant Godot : ne faisons rien,
c’est plus prudent […] nous n’avons plus rien à faire ici, ni
ailleurs […] en attendant, il ne se passe rien. L’action
consiste par exemple à bouger son pied ou à ramasser une chaussure
(en attendant Godot), à plier un drap ou à regarder un mur
(Fin de Partie). Rien à dire, à peine un bavardage
insipide : dans ma vie il y eut trois choses, impossibilité
de parler, impossibilité de me taire et la solitude
(l’Innommable). Rien à voir, le décor se résume à un
arbre rabougri dans en attendant Godot, un fauteuil, deux
poubelles et un mur dans Fin de Partie, une étendue d’herbe
brûlée dans oh, les Beaux Jours. Pour Beckett, comme pour
Pascal, la société bourgeoise, en sacralisant l’individu,
sacralise aussi son néant, son abandon, son insuffisance, sa
dépendance, son impuissance, son vide (Pensées, B131),
sauf que le spectateur qui ne fait pas ou ne veut pas faire partie de
l’élite peut désormais sublimer son ennui par le spectacle de
l’ennui et non par celui de la beauté. Le spectacle de la beauté
n’est-elle plus alors qu’un signe de distinction sociale ?
III – En fait, la
beauté artistique n’est que l’aspect linguistique d’un
comportement de distinction sociale.
a – le sentiment
esthétique n’est pas intérieur : on dit que ce qui
caractérise la relation bourgeoise à l’œuvre d’art, c’est
l’intériorité de l’émotion esthétique. Or on voit
l’émotion, on décrit immédiatement un visage comme triste,
rayonnant de joie ou plein d’ennui (Fiches, §55). En
effet, l’émotion n’est pas ‘‘dans’’ l’esprit, et
lorsque vous parlez de ce qui est ‘’dans l’esprit’,
vous utilisez une métaphore (le Cahier Bleu, 6), vous
n’indiquez aucune intériorité, laquelle serait ou contradictoire
(l’émotion est communicable), ou tautologique (pas de possibilité
d’erreur). Pourtant, le résultat de la confusion c’est que les
spectateurs ont les yeux ouverts mais ils ne regardent pas, ils
portent leurs regards sur la scène, comme envoûtés (Petit
Organon pour le Théâtre, §26), ils sont fascinés par des
objets d’art supposés flatter leur amour-propre, c’est-à-dire
satisfaire des besoins psychiques, strictement intérieurs. Or, si le
beau est, comme le dit Kant, le symbole du bien, c’est au fond que
éthique et esthétique sont une seule et même chose (Tractatus,
6.421) : le sentiment esthétique possède, même dans la
conception bourgeoise, une finalité sociale et non pas seulement
narcissique. D’une part en effet, l’apprentissage des règles du
goût procure une raison de faire ce qu’on fait (le
Cahier Bleu, 14), c’est-à-dire un ensemble d’opinions
destinées à rendre communicable le sentiment esthétique en le
justifiant publiquement. D’autre part, comme un précepte moral,
une norme esthétique est en quelque sorte un poteau indicateur
(Recherches Philosophiques, §85), c’est une institution
qui détermine un certain type de comportement : la sérénité
qui naît de la solution des problèmes, mais aussi la colère en
laquelle la compassion pour les opprimés peut s’exprimer (Petit
Organon pour le Théâtre, §24). L’important dans l’art est
que le spectateur ne doit pas se mettre à la place de l’acteur
mais doit prendre position face à lui (Petit Organon pour le
Théâtre, §46). Le propre de l’art est d’être une
institution, certes, mais une institution qui provoque une réaction
extérieure et non pas qui incite à une identification soi-disant
intérieure. Or n’y a-t-il pas contradiction entre provocation et
institution ?
b – l’œuvre d’art
provoque des réactions de distinction sociale : dire que
l’expérience artistique produit une émotion esthétique n’est
pas une explication causale corroborée par l’expérience mais le
fait qu’on vous a proposé quelque chose qui vous a satisfait
(Leçons sur l’Esthétique, III, 11) : parler de la
beauté d’un air, c’est justifier l’attendrissement de
l’auditeur ; parler de l’ennui d’une pièce de Beckett, c’est
justifier le malaise du spectateur, etc. De sorte que, ce qu’il
y a d’extrêmement important quand on enseigne [ces mots], ce sont
les gestes et les mimiques exagérées [qui] sont des manifestations
d’approbation (Leçons sur l’Esthétique, I, 5). En
effet, les adultes enseignent à l’enfant des exclamations et,
plus tard, des phrases : ils lui apprennent une nouvelle manière
de se comporter (Recherches Philosophiques, §244). Dès
lors, si vous vous demandez comment un enfant apprend “ beau ”,
“ magnifique ”, etc., vous trouverez qu’il les
apprend en gros comme des interjections (Leçons sur
l’Esthétique, I, 5) : « c’est beau », n’est
pas un jugement qui décrit une expérience intérieure, mais la
justification attendue d’un certain état caractérisé par une
attitude caractéristique du corps. De même, si je dis d’un
morceau de Schubert qu’il est mélancolique, cela revient à lui
donner un visage. Au lieu de cela, je pourrais tout aussi bien
employer des gestes ou danser (Leçons sur l’Esthétique,
I, 10) : dire « c’est mélancolique » n’est
qu’une manière de se comporter durant l’audition comme on le
ferait devant un visage mélancolique. Donc ce commentaire n’est ni
suffisant, ni même nécessaire car on dit aussi “faites
attention à cette transition ”, ou “ ce passage n’est
pas cohérent ”. Ou bien, parlant d’un poème en critique,
vous dites : “ son utilisation des images est précise’’
(Leçons sur l’Esthétique, I, 8). De sorte que
celui qui n’est pas capable de manifester un échantillon suffisant
des attitudes et commentaires exigés par le groupe social, nous
disons qu’il n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre […] non
plus que nous le disons du chien qui frétille de la queue en
entendant de la musique (Leçons sur l’Esthétique, I,
17). Car ce qu’il y a dans l’œuvre, ce sont des dispositions
inconscientes à réagir à ce que le groupe social considère comme
important, par un comportement caractéristique. Donc, « c’est
beau » fait partie d’une palette de réactions destinées à
marquer l’appartenance du spectateur à un groupe social déterminé.
Conclusion.
A première vue, la beauté
artistique procède d’un jugement de goût dont l’objet est une
émotion esthétique universelle. Pourtant, il n’y a là qu’une
coutume de satisfaction symbolique de l’amour-propre individuel par
des émotions socialement valorisées. En fait, l’expression
linguistique du sentiment esthétique de beauté fait partie d’un
ensemble d’indices extérieurs de distinction sociale.