Il n'y a pas de pur "voir", de pur "percevoir", de pure faculté sensorielle débarrassée de toutes les pesanteurs sociales et historiques (cf. Sentir et Percevoir : une Distinction Problématique, ainsi que Quine, Durkheim et la "Perception" de Dieu). C'est faire de l'empirisme naïf que de croire que l'oeil, par exemple, n'est qu'une plaque photographique qui enregistre passivement des bombardements incessants de photons. Comme le dit Merleau-Ponty, "le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il faut apprendre à voir" (le Visible et l'Invisible).
Prenons un exemple qui était familier à Merleau-Ponty : la Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves peinte par Cézanne en 1904. Si on demande aujourd'hui à un spectateur lambda éduqué sous nos latitudes quelle est la couleur dominante de ce tableau, la réponse sera probablement : le bleu. Or les touches de bleu, d'une part sont très minoritaires (il y a beaucoup plus de vert, de brun et de gris que de bleu), d'autre part sont disséminées un peu partout dans le tableau (il y en a un peu dans le ciel où il y a d'ailleurs beaucoup plus de vert et de blanc que de bleu, par contre la montagne est, quant à elle, composée de plus de bleu que de gris ou de brun). Pourquoi donc voit-on ce paysage bleu ? En réalité, nous ne le voyons pas bleu, plutôt nous le voyons "comme" bleu, pour parler comme Wittgenstein pour qui "le "voir comme" ne relève pas de la perception" (Recherches Philosophiques). Comment expliquer cette bizarrerie ?
Disons d'abord que, influencé par les impressionnistes, Cézanne a peint, non pas des couleurs, mais un réseau inextricable et mouvant de taches de couleurs qui crée l'illusion du mouvement de la lumière d'été qui se déforme en permanence sous l'effet de la chaleur de l'air. Cézanne ne peint pas ce qui existe, mais fait exister ce qu'il peint : ce que le spectateur a devant lui, ce n'est pas une figuration de la montagne Sainte-Victoire, c'est la montagne Sainte-Victoire elle-même qui n'est pas re-présentée mais bel et bien présentée, c'est-à-dire rendue présente. La couleur n'est plus un ornement, mais la substance, la "chair" même, pour parler comme Merleau-Ponty, du paysage provençal dans la campagne aixoise. Et cette "chair" n'est jamais, en réalité, faite de pur bleu (sauf parfois le ciel par jour de grand mistral), ne fût-ce que parce qu'il y a quelque paradoxe à rendre la chaleur d'été par une couleur froide. Pourquoi, dans ces conditions le voyons-nous "comme" bleu alors ?
"Nombre de gens vivent encore avec l’idée que la psychologie expliquera un jour tous nos jugements esthétiques, et ils entendent par là la psychologie expérimentale. C’est vraiment une drôle d’idée. Il ne me semble pas y avoir la moindre liaison entre ce dont s’occupent les psychologues et le jugement qui porte sur une œuvre d’art. Pourquoi ne pas examiner ce que pourrait bien être cette chose que nous appellerions explication d’un jugement esthétique ? [...] Ce n'est pas seulement difficile de décrire en quoi consiste l'appréciation, c'est impossible. Pour décrire en quoi elle consiste, nous devrions décrire tout son environnement [...]. Les mots que nous appelons expressions de jugement esthétique jouent un rôle très compliqué, mais aussi très défini, dans ce que nous appelons la culture d'une époque. Pour décrire leur emploi, ou pour décrire ce que nous entendons par le goût, vous avez à décrire une culture : décrire un ensemble de règles esthétiques de façon complète signifie en fait que l'on décrive la culture de toute une période."(Wittgenstein, Leçons et Conversations)
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Une première réponse à la question pourrait consister à s'intéresser à des mécanismes psychologiques dont l'analyse permettrait, dans l'idéal, d'expliquer pourquoi telle nuance chromatique prend subjectivement l'importance qu'elle n'a pas objectivement. Mais on ferait fausse route : substituer un mécanisme psychique profond à un mécanisme empirique superficiel, ce serait rester dans le mécanisme et déplacer le problème de la réalité objective à la réalité subjective, ce serait déplacer le problème de la couleur réelle de l'objet à l'image mentale de l'objet. Mais, derechef, on n'expliquerait nullement pourquoi cette image mentale nous "apparaît comme" bleue. De même, nous dirait Wittgenstein, on pourra donner toutes les descriptions psycho-physiologiques que l'on voudra, cela ne rendra jamais compte du caractère mélancolique d'un lied de Schubert. Entendre une mélodie "comme" mélancolique ou voir un paysage "comme", cela ressortit au même problème. Bref, on tourne en rond.
En fait, si nous voyons "comme" bleue la Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves, c'est que ... nous sommes familiarisés, à notre insu avec des jeux de langage qui nous inclinent à juger bleu un paysage provençal d'été. Mais, comme le fait remarquer Wittgenstein, il est impossible de dresser une liste exhaustive des conditions de ce "voir comme bleu", tant ce jeu de langage est profondément enraciné dans une culture dont il faut pourtant avoir été préalablement imprégné. Il faudrait, nous dit Wittgenstein, "décrire toute une culture". Il n'y a donc pas, à proprement parler de symbolisme du bleu, dans le sens où on pourrait décrypter de manière bi-univoque la mystérieuse signification de cette couleur, un peu comme la psychanalyse a parfois été tentée de le faire pour le rêve. Cela veut dire que nous (le peintre ou le spectateur placé dans un contexte culturel déterminé) ne voyons pas le bleu d'un objet, bien plutôt, nous voyons comme bleu cet objet. Ce qui explique que l'artiste, ou, plutôt le courant artistique, finisse toujours, en tant qu'institution culturelle, par modifier profondément ce "voir comme". Comme le dit Oscar Wilde, personne n'aurait jamais trouvé le moindre charme aux brouillards londoniens sans la peinture de Turner, Whistler ou Monet. C'est que, en effet,
En fait, si nous voyons "comme" bleue la Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves, c'est que ... nous sommes familiarisés, à notre insu avec des jeux de langage qui nous inclinent à juger bleu un paysage provençal d'été. Mais, comme le fait remarquer Wittgenstein, il est impossible de dresser une liste exhaustive des conditions de ce "voir comme bleu", tant ce jeu de langage est profondément enraciné dans une culture dont il faut pourtant avoir été préalablement imprégné. Il faudrait, nous dit Wittgenstein, "décrire toute une culture". Il n'y a donc pas, à proprement parler de symbolisme du bleu, dans le sens où on pourrait décrypter de manière bi-univoque la mystérieuse signification de cette couleur, un peu comme la psychanalyse a parfois été tentée de le faire pour le rêve. Cela veut dire que nous (le peintre ou le spectateur placé dans un contexte culturel déterminé) ne voyons pas le bleu d'un objet, bien plutôt, nous voyons comme bleu cet objet. Ce qui explique que l'artiste, ou, plutôt le courant artistique, finisse toujours, en tant qu'institution culturelle, par modifier profondément ce "voir comme". Comme le dit Oscar Wilde, personne n'aurait jamais trouvé le moindre charme aux brouillards londoniens sans la peinture de Turner, Whistler ou Monet. C'est que, en effet,
"un grand artiste invente un type que la vie, comme un éditeur ingénieux, s’efforce de copier et de reproduire sous une forme populaire […]. Voilà ce qu’avait bien compris le vif instinct des Grecs, qui plaçaient dans la chambre conjugale une statue d’Hermès ou d’Apollon, pour que l’épouse donnât le jour à des enfants beaux comme l’œuvre d’art offerte à ses yeux aux heures de volupté et de souffrance. Ils savaient que la vie n’emprunte pas seulement à l’art la spiritualité, la profondeur de pensées ou de sentiments, le tourment ou la paix de l’âme, mais qu’elle peut façonner selon les lignes mêmes et les couleurs de l’art, mais qu’elle peut reproduire la majesté de Phidias, comme la grâce de Praxitèle. [...] La vie imite l’art beaucoup plus que l’art n’imite la vie"(Wilde, le Déclin du Mensonge).
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Finalement, nous regardons les paysages (par exemple celui de la campagne aixoise) avec un regard profondément déterminé et conditionné par notre culture. Nous voyons comme bleu le tableau de Cézanne parce que, nous sommes profondément et inconsciemment influencés par l'histoire de l'art, notamment par le développement récent de l'impressionnisme. Et, bien entendu, Cézanne l'a été tout autant, sinon plus, que nous. Et dire cela n'enlève évidemment rien au génie de Cézanne. Bien au contraire, puisque, comme le dit Wilde, "l'artiste invente la vie". On pourrait aussi dire, par allitération, que l'artiste invente la vue. Dans le film de Robert Guédiguian la Ville est Tranquille, à un moment donné, le personnage interprété par Jean-Pierre Daroussin fait remarquer, à propos du quartier de l'Estaque où se passe une partie de l'action, que ses habitants habitent une oeuvre d'art. Encore une référence à Cézanne. Et un hommage à Oscar Wilde.
Par exemple, de même que le Quattrocento impose la perspective, la peinture byzantine impose la majesté du bleu. Pureté du bleu dans les fresques byzantines qui font du bleu-outremer l'attribut de la sainteté. C'est pourquoi cette couleur est souvent celle du vêtement de la Vierge Marie (par exemple l'admirable Vierge en Prière de l'abside de la basilique Santi Maria e Donato de Murano tout entière drapée et voilée de bleu rehaussé de parements dorés, le tout se détachant sur fond d'or). Cette tradition consistant à faire du bleu l'accompagnement (et non pas le symbole) de la majesté et de la virginité sera assumée bien au-delà de la période byzantine par les maîtres du gothique allemand, notamment Stephan Lochner qui associera cette couleur à l'innocence en peignant en bleu-outremer non seulement le manteau de la Vierge mais aussi les ailes des anges. Le trecento et le quattrocento italiens vont en quelque sorte consacrer cette tendance. D'abord en étendant cet attribut chromatique au vêtement du Christ (Masaccio), de Saint François (Giotto), de Saint Jérôme (le Corrège), puis à celui de personnages profanes (Botticelli) qui sont cependant toujours au premier plan et qui se signalent par leur majesté (par exemple le personnage de la Reine de Saba dans l'Adoration du Bois Sacré de Piero della Francesca) ou par leur légèreté (par exemple le personnage de Zéphyr dans le Printemps de Botticelli).
Par exemple, de même que le Quattrocento impose la perspective, la peinture byzantine impose la majesté du bleu. Pureté du bleu dans les fresques byzantines qui font du bleu-outremer l'attribut de la sainteté. C'est pourquoi cette couleur est souvent celle du vêtement de la Vierge Marie (par exemple l'admirable Vierge en Prière de l'abside de la basilique Santi Maria e Donato de Murano tout entière drapée et voilée de bleu rehaussé de parements dorés, le tout se détachant sur fond d'or). Cette tradition consistant à faire du bleu l'accompagnement (et non pas le symbole) de la majesté et de la virginité sera assumée bien au-delà de la période byzantine par les maîtres du gothique allemand, notamment Stephan Lochner qui associera cette couleur à l'innocence en peignant en bleu-outremer non seulement le manteau de la Vierge mais aussi les ailes des anges. Le trecento et le quattrocento italiens vont en quelque sorte consacrer cette tendance. D'abord en étendant cet attribut chromatique au vêtement du Christ (Masaccio), de Saint François (Giotto), de Saint Jérôme (le Corrège), puis à celui de personnages profanes (Botticelli) qui sont cependant toujours au premier plan et qui se signalent par leur majesté (par exemple le personnage de la Reine de Saba dans l'Adoration du Bois Sacré de Piero della Francesca) ou par leur légèreté (par exemple le personnage de Zéphyr dans le Printemps de Botticelli).
Puis encore en assignant à la couleur bleue une fonction plus abstraite, connotant désormais non plus seulement la pureté morale, mais aussi la profondeur géométrique, voire métaphysique. Giotto invente en quelque sorte le ciel comme sujet à part entière et non plus comme arrière-plan neutre, et justement, il signale ce changement de paradigme en le peignant en bleu : c'est ainsi que la plupart de ses fresques incorporent un fond de ciel bleu et que le plafond de la nef de la chapelle Scrovegni (à Padoue) figure un ciel d'un bleu intense parsemé d'étoiles. Les peintres florentins généraliseront et banaliseront ensuite cette figuration du ciel, non sans avoir au passage fait pâlir sa tonalité, attachés qu'ils étaient à la forme et au dessin plus qu'à la substance chromatique proprement dite. Mais, tandis que, dans la Naissance de Vénus, le ciel est bleu et la mer presque blanche, il faudra attendre le XVII° baroque pour que la mer (Poussin, Lorrain) puis la nuit (la Fuite en Egypte d'Elsheimer) reçoivent à leur tour l'attribut de la profondeur. Car, comme le dit le poète, de la profondeur majestueuse et pure à l'abîme effrayant, il n'y a qu'un pas :
"Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer" (Baudelaire, les Fleurs du Mal). |
Il est en effet particulièrement significatif que la période bleue du jeune Picasso soit, de l'aveu même de son auteur, consécutive au suicide de son cher Casagemas : dans la Mort de Casagemas et l'Enterrement de Casagemas, deux toiles peintes en 1901, c'est-à-dire l'année même de la mort de son ami, le bleu est la couleur de la nuit éternelle, tandis que dans la Vie, toile peinte deux années plus tard, le bleu symbolise le destin qui s'abat sur le couple formé par Casagemas et Germaine pour laquelle il s'est tué.
Enfin, si l'on admet que
Enfin, si l'on admet que
"Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles, auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d'exister qui parle a la fois à tous mes sens."(Merleau-Ponty, Sens et Non-sens)
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on comprend alors mieux l'origine des expressions anglaises to have some blue devils, "avoir des idées noires", et to feel blue, "avoir du vague à l'âme" ("avoir le blues"), expressions qui auront fourni le nom de baptême d'un style musical né quelque part près de Memphis, Tenessee, dans les années 1910 et qui, à travers la recherche du vibrato et de la blue note célèbre la tristesse et la banalité de la vie des cueilleurs de coton. Bref, ainsi que nous le suggère un autre poète,
"La divinité nous guide, amicale
Avec du bleu pour commencer"
(Rainer Maria Rilke, la Promenade).