B1
- Y A-T-IL UNE VÉRITÉ DE L'EXPÉRIENCE SENSIBLE ?
Voici le
recensement de tous les actes de notre entendement qui nous
permettent de parvenir à la connaissance des choses, sans
aucune crainte de nous tromper. Il n’y en a que deux à admettre,
savoir l’intuition et la déduction. Par intuition,
j’entends non la confiance flottante que donnent les sens ou le
jugement trompeur d’une imagination aux constructions
mauvaises1,
mais le concept que l’intelligence pure et attentive forme avec
tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument
aucun doute sur ce que nous comprenons. Ou bien, ce qui est la même
chose, le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans
doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison
et dont la certitude est plus grande, à cause de sa plus grande
simplicité, que celle de la déduction elle-même […]. Maintenant,
on peut se demander pourquoi nous avons ajouté ici à l’intuition
un autre mode de connaissance consistant dans la déduction,
par laquelle nous entendons toute conclusion nécessaire tirée
d’autres choses connues avec certitude. Il a fallu le faire parce
qu’on sait la plupart des choses sans qu’elles soient évidentes,
pourvu seulement qu’on les déduise de principes vrais et connus,
et au moyen d’un mouvement continu et sans aucune interruption de
la pensée qui voit nettement par intuition chaque chose en
particulier.
Descartes
– Règles
pour la Direction de l’Esprit
Contexte : Descartes est
un philosophe français du XVII° siècle (1596-1650), contemporain
de Pascal (1623-1662). Comme lui, Descartes est non seulement
philosophe mais encore mathématicien et scientifique.
Dans ce texte Descartes s'oppose à l'idée qu'il pourrait exister
une vérité dont l'origine serait notre expérience sensible. En
revanche, il défend l'idée que toute vérité ne peut provenir que
de notre raison (ou intelligence, ou entendement), que ce soit sous
forme d'intuition ou sous forme de déduction.
"Voici le
recensement de tous les actes de notre entendement qui nous
permettent de parvenir à la connaissance des choses, sans
aucune crainte de nous tromper"
Descartes annonce qu'il va faire l'inventaire ("le
recensement") de toutes les situations au cours desquelles
notre intelligence ou notre raison ("notre entendement")
est en position active ("tous les actes") et non
passive. Et il ajoute que de telles situations sont de nature à nous
conduire à une connaissance certaine, hors de doute ("sans
crainte de nous tromper"). Au terme de cette première
phrase, on peut donc constater que Descartes, comme Pascal, va
s'opposer aux pyrrhoniens (cf. A2).
"Il n’y en a que deux à admettre,
savoir l’intuition et la déduction"
L'inventaire de ces situations où notre intelligence est en
position active est vite fait. Il n'y en a que deux : "l'intuition
et la déduction". On comprend que, pour Descartes tout
comme pour Pascal il y a deux sources de vérités hors de doute (le
coeur et la raison chez Pascal, l'intuition et la déduction pour
Descartes). Mais on voit aussi que, contrairement à Pascal, ces deux
sources de vérité concernent exclusivement la raison pour
Descartes.
"Par intuition,
j’entends non la confiance flottante que donnent les sens ou le
jugement trompeur d’une imagination aux constructions
mauvaises,
mais le concept que l’intelligence pure et attentive forme avec
tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument
aucun doute sur ce que nous comprenons"
Dans cette très longue phrase, Descartes va donner une double
définition de l'intuition : une définition négative d'abord (ce
que l'intuition n'est pas), une définition positive ensuite (ce que
l'intuition est).
Dans la définition négative, Descartes commence par confirmer que
l'intuition ne concerne que la raison ou l'entendement en soulignant
qu'elle est incompatible avec "les sens" et
"l'imagination". En effet (cf. note 1), il est
impossible de faire une distinction claire entre les perceptions
sensibles (de la vue, l'ouïe, le toucher, le goût, l'odorat) que
nous éprouvons lorsque nous sommes éveillés et celles que nous
éprouvons lorsque nous rêvons : "il n'y a point d'indices
concluants ni de marques assez certaines par où on puisse distinguer
nettement la veille d'avec le sommeil"(Descartes,
Méditations Métaphysiques). Lorsque nous rêvons, nous
rêvons que nous sommes dans le réel et non pas que nous sommes dans
un rêve. Les impressions visuelles, auditives, tactiles, olfactives,
gustatives que nous éprouvons lorsque nous croyons être éveillés
ne sont donc peut-être qu'un rêve. D'ailleurs, même lorsque nous
prétendons être éveillés, nous reconnaissons parfois être
victimes d'illusions. Par
exemple un bâton rectiligne paraît rompu dès lors qu'on le plonge
dans un liquide. C'est une sorte de mirage. Bref, nos sens (synonyme
: notre "imagination",
c'est-à-dire notre faculté à former des images) sont
potentiellement trompeurs. On remarque là que Descartes s'oppose à
Pascal : là où ce dernier proclame que "nous
sentons que nous ne rêvons point",
Descartes reprend l'argument du rêve tel que l'utilisent les
pyrrhoniens.
Oui mais Descartes n'est pas un
pyrrhonien puisqu'il annonce, dans la partie positive de la
définition, que l'intuition est telle que "il ne reste
absolument aucun doute sur ce que nous comprenons". Or on se
souvient que les pyrrhoniens sont ceux qui doutent de tout, tout le
temps et ne tout lieu. Le doute est donc pour Descartes, non pas une
fin en soi, une conclusion, mais n'est qu'une méthode : il faut
douter, dit-il, pour voir ce qui résiste au doute. Le doute est
ainsi une sorte de filtre qui est destiné à retenir les vérités
pures. Mais alors, s'il faut douter de ses sens, qu'est-ce qui va
résister au doute ? En quoi va consister cette fameuse "intuition"
? Première vérité absolument hors de doute : j'existe comme être
pensant. Parce que, même si tout n'est qu'illusion ou que rêve
autour de moi, dans la mesure où je doute, c'est que je pense.
Deuxième vérité hors de doute : Dieu existe. Parce que, si je
doute, c'est que je suis imparfait, et si je suis imparfait, c'est
qu'il existe de la perfection (au XVII° siècle on appelle Dieu
cette perfection). Troisième vérité hors de doute : mon
entendement ou ma raison doit pourvoir me conduire à la vérité.
Parce que, si Dieu existe et bien que je sois imparfait, Dieu ne peut
pas avoir créé mon intelligence pour que je me trompe tout le temps
; je dois donc moi-même posséder des traces de la perfection
divine. Ces trois vérités absolument hors de doute, Descartes les
appelle "vérités intuitives" ou encore "vérités
métaphysiques". Voilà donc en quoi consiste "l'intuition".
"Ou bien, ce qui est la même
chose, le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans
doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison
et dont la certitude est plus grande, à cause de sa plus grande
simplicité, que celle de la déduction elle-même"
Descartes rappelle dans cette
phrase que, pour parvenir aux trois "vérités métaphysiques"
ou "vérités intuitives", il importe au plus
haut point que l'intelligence (ou entendement ou raison) soit "pure
et attentive". Pure, c'est-à-dire sans être mélangée à
des informations sensibles toujours potentiellement trompeuses.
Attentive, c'est-à-dire sans être distraite par des informations
qui viendraient d'une autre source qu'elle-même. Descartes fait
alors une analogie pour montrer que la raison est vraiment la source
de vérité la plus éminente qui soit : il parle de "la
seule lumière de la raison". Ce qui veut dire que la vérité
est à la raison et au monde de l'esprit ce que la lumière est au
soleil et au monde matériel. Ou encore : de même que la lumière du
soleil guide notre corps, de même la vérité de la raison guide
notre esprit. Il est remarquable que les philosophes des Lumières,
au XVIII° siècle, reprendront cette analogie à leur compte.
"Maintenant,
on peut se demander pourquoi nous avons ajouté ici à l’intuition
un autre mode de connaissance consistant dans la déduction,
par laquelle nous entendons toute conclusion nécessaire tirée
d’autres choses connues avec certitude"
On peut se demander effectivement
pourquoi on aurait besoin de la déduction", c'est-à-dire
d'une autre source de vérité que "l'intuition",
puisque celle-ci nous conduit déjà à des vérités hors de doute
(nos trois "vérités intuitives" ou "vérités
métaphysiques"). La réponse de Descartes tient dans la
définition de "la déduction" comme "toute
conclusion nécessaire tirée d'autres choses connues avec
certitude". L'exemple le plus significatif de ce que
Descartes appelle "déduction" concerne ce qu'on a
l'habitude d'appeler la "loi de Descartes" : de ce que deux
droites x'x et y'y sécantes en O déterminent deux angles xÔy et
x'Ôy' opposés par le sommet et donc égaux, angles qui peuvent être
subdivisés en quatre sections égales par une bissectrice m'm, je
déduis que xÔm=y'Ôm'. D'où, si xO et y'O sont des rayons de
lumière, la loi optique que l'angle d'incidence est égal à l'angle
de réflexion. Et on remarquera, en effet, que pour arriver à cette
conclusion, nous ne faisons intervenir que le raisonnement et jamais
l'expérience sensible (comparer avec Pascal, texte A2, questions 4
et 6).
"Il a fallu le faire parce
qu’on sait la plupart des choses sans qu’elles soient évidentes,
pourvu seulement qu’on les déduise de principes vrais et connus,
et au moyen d’un mouvement continu et sans aucune interruption de
la pensée qui voit nettement par intuition chaque chose en
particulier"
En effet, on se souvient d'une
part que Descartes est un mathématicien et un scientifique. De ce
fait, comme Pascal, il lui importe au plus haut point de justifier la
vérité de ses connaissances et de ses découvertes et de les
immuniser contre les attaques pyrrhoniennes. Et on se souvient
d'autre part que la troisième vérité métaphysique consiste, pour
Descartes, à accorder sa confiance à la raison ou entendement. En
conséquence, toutes les vérités mathématiques et/ou scientifiques
qui ne proviendront que de l'exercice de notre intelligence pure et
attentive ("sans aucune interruption de la pensée")
seront elles aussi hors de doute. Voilà pourquoi on ne peut se
contenter des trois "vérités intuitives" ou
"vérités métaphysiques", mais qu'on a besoin
aussi de "vérités déductives" ou encore "vérités
physiques". Car la physique, au XVII° siècle, ce n'est
rien d'autre que l'autre nom de la science.
1
"Combien
de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce
lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu,
quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? […] Il n’y a
point d’indices concluants ni de marques assez certaines par où
on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, j’en
suis tout étonné, et mon étonnement est tel qu’il est presque
capable de me persuader que je dors."(Descartes
- Méditations
Métaphysiques)