La pensée est-elle une
activité mentale ? L’activité de la pensée n’est-elle pas de
celles qui sont entourées d’une mythologie fascinante ? Et si tel
est le cas, n’est-ce pas fondamentalement un cas typique de
confusion grammaticale ?
I – Si la pensée est
une activité, ce n’est pas une activité mentale mais une activité
physique.
a - il
est donc trompeur de parler de la pensée comme d’une ‘activité
mentale’ ; nous pouvons dire que la
pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer
avec des signes : s’il est trompeur de parler de la
pensée comme d’une activité mentale, c’est parce que nous
ne pouvons nous empêcher de nous dire que c’est le nom d’un
objet éthéré (le Cahier Bleu, 47). Ce qui a conduit à
considérer par exemple que l’intelligence humaine a je ne sais
quoi de divin (Règles pour la Direction de l’Esprit,
IV). Or, cette tendance, qui est la véritable source de la
métaphysique, conduit le philosophe en pleine obscurité (le
Cahier Bleu, 18). Dès lors, si la philosophie est un combat
contre la fascination que des formes d’expression exercent sur nous
(le Cahier Bleu, 27), une manière de rompre l’envoûtement
métaphysique consiste à se demander par exemple si la
multiplication de deux nombres est produite par la pensée de la
multiplication (Grammaire Philosophique, I, §66). Non car
penser la multiplication et effectuer la multiplication ne font
qu’un. En revanche, il est tout-à-fait possible de justifier le
calcul en récitant une table de multiplication. On se rend compte
alors que la pensée n’a servi qu’à justifier, c’est-à-dire à
donner une raison du calcul. Et en effet, donner une raison, c’est
exposer un calcul par lequel vous êtes arrivés à un résultat
donné (le Cahier Bleu, 15). Donc dire que nous pensons ce
que nous faisons ou disons, c’est dire que nous sommes capables de
justifier nos actes ou nos paroles par référence à des règles. Or
se justifier par une règle est du même genre que l’acte de
dériver un résultat à partir d’une donnée, du même genre que
le geste qui montre des signes placés sur un tableau (Grammaire
Philosophique, I , §61). Bref, plutôt que de dire que la
parole physique n’est là que pour faire entendre à ceux qui
n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les
divers mouvements de notre âme (Grammaire Générale et
Raisonnée, II, 1), c’est-à-dire rendre physique une
mystérieuse activité mentale préalable, il vaut mieux dire que
l’acte de penser comme son application se déroulent pas à pas
comme un calcul (Grammaire Philosophique, I, §110). Il
s’ensuit que, si la pensée est essentiellement l’activité
qui consiste à opérer avec des signes, ce n’est pas parce que
les hommes ont eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se
passe dans leur esprit (Grammaire Générale et Raisonnée,
II, 1), mais parce que penser c’est donner une raison de ce
qu’on a fait ou dit, montrer un chemin qui conduit à cette action
(le Cahier Bleu, 14). Doit-on dire alors que ce qui nous
permet de penser est cela même qui nous permet d’écrire ou de
parler ?
b - cette
activité est accomplie par la main quand nous pensons en écrivant,
par la bouche et le larynx quand nous pensons en parlant, et si nous
pensons en imaginant des signes ou des images, je ne peux vous
indiquer aucun agent qui pense : pour les idéalistes, l’âme
est l’agent de la pensée ; pour les psychologistes, c’est
le psychisme privé ; enfin pour la psychanalyse, c’est
l’inconscient. Ces conceptions ont en commun de croire qu’il y
a des choses cachées, que nous voyons les choses de l’extérieur
sans pouvoir en examiner l’intérieur (le Cahier Bleu,
6). Et en effet, même si l’on admet que penser n’est pas un
processus incorporel que l’on puisse détacher du langage
(Recherches Philosophiques, §339), penser et parler ne
sont pas synonymes puisque parler est un acte réel, tandis que
penser n’est qu’un acte virtuel, une simple disposition. Ce qui
est confirmé par des expressions comme ‘réfléchis avant
de parler’, ‘il parle sans penser à ce qu’il dit’,
‘ce que j’ai dit n’exprimait pas tout-à-fait ma pensée’,
‘il dit une chose mais il pense exactement le contraire’,
etc. (le Cahier Brun, II, 9), qui ont l’air d’indiquer
un agent pensant, un producteur spécialisé dans la disposition à
se justifier, de même qu’il en existe un pour l’écriture (la
main) et un pour la parole (la bouche). Or supposons par exemple que
vous vouliez apprendre à un enfant à faire une multiplication
mentalement, vous lui demandez d’abord de parler à haute voix,
puis de murmurer, et enfin de ne même plus murmurer (Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie). Auquel cas, si nous
pensons en imaginant des signes ou des images, je ne peux vous
indiquer aucun agent qui pense, car imaginer n’est pas une
activité réelle : c’est une activité virtuelle dont la
réalité sera les signes tracés ou les images montrées. Bref, dès
lors que penser nous intéresse en tant que calcul et non pas en
tant qu’activité métaphysique (Grammaire Philosophique,
I, §111), se demander s’il existe un agent pensant métaphysique
distinct de l’agent parlant ou de l’agent écrivant physiques,
n’a plus de sens. Certes, les matérialistes prétendent identifier
l’agent pensant au cerveau dont la pensée serait le produit de
processus physiques, chimiques et physiologiques (le Cahier
Bleu, 48). Or, bien que la réalité de tels processus ait été
confirmée par les neuro-sciences, les processus internes qui
accompagnent l’énonciation ou la compréhension ne nous
intéressent pas (Grammaire Philosophique, I, 6), car ce
n’est pas en observant et en décrivant scientifiquement le passage
de l’influx nerveux dans nos neurones que nous justifions nos actes
ou de nos paroles. Mais alors, que veut-on dire lorsqu’on dit que
c’est l’esprit qui pense ?
II – Dire que c’est
l’esprit qui pense, c’est faire usage d’un jeu de langage
mentaliste.
a - si vous
dites alors qu’en de tels cas c’est l’esprit qui pense,
j’attirerai simplement votre attention sur le fait que vous
utilisez une métaphore et que, ici, l’esprit est un agent en un
sens différent de celui dans lequel on peut dire que la main est
l’agent de l’écriture : soit P1 « ma
main écrit » et P2 « mon esprit pense ».
Supposons que je vérifie P1 en voyant dans un miroir ce
que je crois être ma main mais qui, en réalité, est celle de
quelqu’un d’autre. Bref, P1 implique la
reconnaissance d’un agent particulier, il y a donc possibilité
d’erreur (le Cahier Bleu, 67). En effet, ma main comme
agent de l’écriture est supposée la cause objective de l’écriture
c’est-à-dire un objet distinct de l’acte d’écrire. Et la
proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est
une hypothèse (le Cahier Bleu, 15), elle est donc
susceptible d’être infirmée par l’expérience. En revanche si
l’on veut vérifier P2 il n’est pas
question de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas aucune erreur
n’est possible (le Cahier Bleu, 67), car on ne peut
imaginer de circonstances dans lesquelles je pourrais dire que, tout
compte fait, ce n’est pas mon esprit mais celui d’un autre qui
est en train de penser, et cela, comme le remarque Descartes, quand
bien même tout ce que je pense serait faux ou illusoire. On comprend
pourquoi seule la pensée ne peut être détachée de moi
(Méditations Métaphysiques, II, §7) : toute erreur
d’identification du ‘‘moi’’ qui pense est exclue par
principe. De même que dire ‘j’ai mal’ n’est pas
plus un énoncé à propos d’une personne que ne l’est le fait de
gémir (le Cahier Bleu, 67), dire « je pense »
ne décrit personne. Le ‘‘je’’ synonyme de ‘‘mon esprit’’
ne désigne pas une personne déterminée par ses caractéristiques
physiques (le Cahier Bleu, 69). De même que « j’ai
mal », « je pense » manifeste l’état typique
d’un homme ou de ce qui lui ressemble (Recherches
Philosophiques, §360). Dire « je pense qu’il va
pleuvoir » est une autre manière de penser qu’il va
pleuvoir, à la place, j’aurais pu prendre un parapluie. Tandis que
dire « j’écris sur une feuille » n’est pas une autre
manière d’écrire sur une feuille. On voit qu’il y a deux cas
différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘mon’
ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation
comme sujet (le Cahier Bleu, 66). Le ‘‘je’’ de
« j’écris » est un agent identifiable par des critères
objectifs et la phrase décrit ce que fait une personne : elle
trace des signes avec sa main. Tandis que dans le cas de « je
pense », ce que je veux dire par ‘je’, c’est
quelque chose que les autres ne peuventpas voir (le Cahier
Bleu, 66) : la seule chose qu’ils peuvent voir, c’est le
fait que je pense et non pas qu’une certaine personne fait quelque
chose avec son esprit. Bref, le ‘‘je’’ sujet n’existe que
comme sujet d’un verbe. Dès lors, dire que penser est une
activité de notre esprit comme écrire est une activité de la main,
c’est travestir la vérité (Grammaire Philosophique, I,
§64). N’est-il pas absurde alors de localiser l’esprit
dans la tête ?
b - la raison
principale pour laquelle nous sommes si fortement enclins à parler
de la tête comme du lieu de nos pensées est peut-être la suivante
: l’existence des mots ‘penser’ et
‘pensée’ aux côtés des mots dénotant des
activités (corporelles), tels que ‘écrire’,
‘parler’, etc., nous fait chercher une
activité différente de celles-ci mais qui leur soit analogue et qui
corresponde au mot ‘penser’ : dire
que ma main est l’agent de l’acte d’écrire, c’est dire
qu’elle en est la cause objective et mécanique, car nous
cherchons une cause en essayant de repérer un mécanisme (Leçons
sur l’Esthétique, II, §34), lequel se déroule nécessairement
dans un espace physique. Donc, si je veux dire que ma pensée se
réduit à l’acte de tracer des signes sur le papier, alors nous
parlons du lieu où la pensée se déroule et nous sommes fondés à
dire que ce lieu est le papier sur lequel nous écrivons (le
Cahier Bleu, 7). Mais si je veux dire que ma pensée est
indissociable de mon esprit, je n’énonce pas la cause mais la
raison de ma pensée, la raison n’étant pas une explication
conforme à une expérience, mais simplement une explication acceptée
(Leçons sur l’Esthétique, II, §39). Auquel cas, mon
esprit n’existe que dans le langage et non dans un lieu physique.
Or il y a un préjugé mentaliste tenace selon lequel il existe
des processus mentaux bien définis (le Cahier Bleu, 3)
qui rendraient compte de l’acte de penser, lequel aurait lieu
dans un milieu bien étrange, l’esprit (le Cahier Bleu,
3) : l’âme pour les idéalistes, le cerveau pour les
matérialistes, le psychisme pour les psychologistes, l’inconscient
pour les psychanalystes. Dans tous les formes de ce préjugé
mentaliste, nous sommes fortement enclins à parler de la tête
comme du lieu de nos pensées. Mais, là encore, si nous
disons de la tête ou du cerveau qu’ils sont le lieu de la pensée,
c’est en utilisant l’expression ‘lieu de la pensée’
en un sens différent (le Cahier Bleu, 7), à savoir,
métaphoriquement, comme lieu non-localisable d’un espace
non-physique pour un agent non-corporel. Cette métaphore montre
notre fascination pour une activité spirituelle conçue sur le
modèle des activités corporelles : la mécanique étant
l’idéal des sciences, on imagine une psychologie ayant pour modèle
une mécanique de l’âme (Leçons sur l’Esthétique,
IV, 1). Ce qui nous fait chercher une activité différente de
celles-ci mais qui leur soit analogue : nous dotons l’esprit
de propriétés chimériques, à la fois métaphysiques et physiques,
un mécanisme dont nous ne comprenons pas très bien la nature
mais qui peut produire ce qu’aucun mécanisme corporel ne peut
produire (le Cahier Bleu, 3). Comment expliquer la
survivance d’une telle superstition ?
c - quand des
mots de notre langage ordinaire ont à première vue des grammaires
analogues, nous avons tendance à essayer de les interpréter de
manière analogue ; c’est-à-dire que nous essayons de faire en
sorte que l’analogie tienne jusqu’au bout : bien entendu,
il n’y a pas aucun mal à dire que penser est un processus
incorporel, mais à condition de distinguer la grammaire du mot
‘‘penser’’ de celle du mot ‘‘manger’’
par exemple (Recherches Philosophiques, I, §339). C’est
une règle grammaticale que les verbes mentalistes comme ‘voir’,
‘croire’, ‘penser’, etc. ne dénotent pas des
phénomènes (Fiches, §471), contrairement aux verbes
physicalistes (“manger”, “écrire”, “parler”, etc.). Plus
précisément, ce qui caractérise les verbes mentalistes, c’est
que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation,
mais non la première (Fiches, §472) : c’est une règle
implicite des jeux de langage mentalistes que celui qui dit « je
pense p» ne puisse être contredit, puisque ‘‘penser’’
ne dénote aucun processus doté d’un agent causal objectivement
identifiable. Tandis que celui qui dit « Marie pense »
peut être contredit par la preuve que ce n’est pas Marie mais
Annie qui dort ; de même, celui qui montre une photo en disant
« là, c’est moi qui mange » peut constater que la
photo est truquée et que c’est un autre qui mange. On pourrait
donc dire que je suis une chose qui mange, ou que Marie est une chose
qui pense, mais non que je suis, une chose qui pense (Méditations
Métaphysiques, II, §9). Il est tout aussi faux qu’il n’y
ait rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit
(Méditations Métaphysiques, II, 18), puisque la
connaissance est corrélative de la possibilité de l’erreur.
L’origine du problème est en ce que l’esprit peut être conçu
comme une substance (5°Réponses, §548). Or un
substantif nous pousse à chercher une chose qui lui corresponde
(le Cahier Bleu, 1), car nous avons constamment à l’esprit
la méthode scientifique (le Cahier Bleu, 18). Entre P1
et P2, nous avons tendance à croire qu’il doit y
avoir quelque chose de commun à ces jeux de langage, alors qu’en
fait ils appartiennent à une famille dont les membres ont simplement
des ressemblances (le Cahier Bleu, 17). De même, les
dames ressemblent aux échecs, mais leurs règles sont différentes.
Et si nous essayons de faire en sorte que l’analogie tienne
jusqu’au bout, c’est que l’un des deux jeux nous fascine au
point d’imposer ses règles à un jeu qui lui ressemble et, ainsi,
de le dénaturer. C’est alors que la nature de la pensée nous est
sujet de perplexité.
Conclusion.
Le
mystère qui a toujours entouré la nature de notre pensée, a
conduit à forger la fiction d’une activité mentale autonome et
donc à occulter l’indissociabilité de la pensée et du langage
comme activité opérant sur des signes physiques. Cela dit, la
fascination pour le “je” de « je pense » s’explique
si on admet qu’il n’est qu’un sujet grammatical inséparable de
son verbe, et non un agent incorporel, ce qui est le cas de tous les
verbes mentalistes dont la spécificité est effacée par l’hégémonie
de la grammaire physicaliste.