En
octobre 1926, un bateau transportant l’Oiseau
dans l’Espace,
sculpture de Constantin Brancusi, arrive à New-York. Or
l’administration douanière américaine décide de taxer l’oeuvre
en la considérant comme un simple objet utilitaire. Le raisonnement
est le suivant : une oeuvre d’art est nécessairement belle, or cet
objet n’est pas beau, donc ce n’est pas de l’art et, à ce
titre, ne peut bénéficier de l’éxonération des taxes
douanières. Il s’ensuit un procès mémorable dont l’enjeu est
une tentative de définition juridique de l’essence de l’art.
D’où le problème de savoir si c’est la beauté de l’oeuvre
que l’on apprécie dans l’art.
I
- A première vue, ce que l’on apprécie, c’est la beauté de
l’oeuvre d’art.
a
- “le
goût est la faculté de juger et d’apprécier [...] par une
satisfaction [...] indépendante de tout intérêt ; on appelle beau
l’objet
d’une telle satisfaction”(C.F.J.,
V, 211) : lorsqu’on juge “c’est vrai”, on approuve une
relation de concordance entre la représentation et la réalité, ce
qui n’est pas forcément le cas lorsqu’on dit “c’est beau”.
Lorsqu’on juge “c’est agréable” on apprécie a
posteriori la
satisfaction d’un besoin procurée par un certain objet, tandis
qu’en disant “c’est beau” aucun besoin physiologique n’est
concerné et l’objet n’est pas consommé. Enfin, lorsqu’on juge
“c’est bien” on approuve a
priori une
action morale dont l’existence est réputée nécessaire, alors que
par “c’est beau” on ne souhaite aucune existence autre que
celle de l’objet lui-même. Donc ce qui est beau n’est ni une
connaissance, ni une action, ni un objet mais l’effet sensible
(esthétique) procuré par ce que représente ou symbolise un certain
objet appelé oeuvre d’art. Comment une telle appréciation
désintéressée est-elle possible ?
b
- “est
beau ce qui plaît universellement mais sans concept”(C.F.J.,
V, 219) : “c’est beau” n’est pas un jugement particulier
comme “c’est agréable”, car on peut vouloir convaincre
quelqu’un par des arguments qu’une oeuvre d’art est belle, mais
pas qu’un vêtement ou qu’une odeur sont agréables. Donc le
jugement de goût a une prétention à l’universalité : “on
parlera du beau comme si la beauté était une propriété de
l’objet”(C.F.J.,
V, 211). On fait “comme si”, or “c’est beau” n’équivaut
pas à “c’est vrai”, le jugement de goût n’est pas un
jugement de connaissance. De sorte qu’il n’y a pas de propriétés
sensibles de l’objet qui pourraient amener la conclusion “c’est
beau” après confrontation avec les caractères a
priori d’un
concept de beauté. En d’autres termes, “il
ne peut y avoir de règle objective du goût”(C.F.J.,
V, 231). Or comment ce qui n’est pas objectif peut-il prétendre à
l’universalité ?
c
- “la
beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle
est perçue sans représentation d’une fin”(C.F.J.,
V, 236) : ce n’est pas la matière sensible qu’on apprécie,
sinon “beau” serait synonyme d’”agréable” et le jugement
ne serait pas universel. Mais ce n’est pas non plus la fonction
naturelle ou technique de l’oeuvre qui importe, sinon “beau”
serait synonyme de “parfait” ou d’”utile”. Or la perfection
d’une plante ou l’utilité d’un appareil sont des concepts
définissables et le jugement de goût est sans concept. Donc un
jugement universel et sans concept est tel que l’énonciateur
“exige
d’autrui cette adhésion”(C.F.J.,
V, 213), c’est-à-dire un accord a
priori
sans pouvoir définir ce sur quoi on estime devoir se mettre
d’accord. Bref, dire “c’est beau” c’est imaginer que “la
volonté de l’artiste ait été déterminée par une certaine
règle”(C.F.J.,
V, 220), une sorte de finalité mystérieuse et incompréhensible.
Mais comment la forme imaginaire d’une finalité obscure peut-elle
conduire à un accord ?
d
- “est
beau ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une
satisfaction nécessaire”(C.F.J.,
V, 240) : le jugement de goût n’est ni un jugement de perception
(“c’est agréable”) bien qu’il suppose le plaisir de la
satisfaction sensible, ni un jugement de connaissance (“c’est
vrai”) bien qu’il suppose l’universalité a
priori de
l’accord. “C’est beau” implique alors la nécessité d’une
émotion universelle. Il permet de “juger
ce qui rend universellement communicable, sans la médiation d’un
concept, le sentiment que nous procure une représentation
donnée”(C.F.J.,
§40), c’est-à-dire d’exiger l’accord autour d’un objet dont
nous considérons les propriétés sensibles dignes de nous émouvoir
mais dont l’originalité interdit que nous puissions définir sa
règle de conception. En ce sens, l’oeuvre d’art est “exemplaire,
c’est-à-dire nécessite l’adhésion de tous à une règle
universelle impossible à énoncer”(C.F.J.,
V, 237). Pourtant, toute beauté est-elle artistique et toute oeuvre
d’art est-elle belle ?
II
- Il n’est pas essentiel que l’oeuvre d’art fournisse une
émotion esthétique.
a
- tout ce qui est beau n’est pas art :
on peut expliquer que le jugement de goût s’étende à des objets
utilitaires, à des objets naturels, à des personnes, voire à des
actes par “le
jeu des deux facultés de l’esprit, imagination et entendement,
stimulées par leur accord réciproque”(C.F.J.,
V, 219) : l’entendement juge belle une oeuvre d’art qui plaît
aux sens, puis ce qui s’accompagne d’émotions analogues, un
objet naturel (“la
nature imite l’art”
- le
Portrait de Dorian Gray),
voire une production humaine. Donc le jugement de goût “est
désintéressé mais pourtant intéressant : il ne se fonde sur aucun
intérêt, mais il en produit un”(C.F.J.,
V, 205) : on a tendance à étendre le jugement de goût à des
événements de la vie sociale suffisamment intéressants pour exiger
un accord universel non fondé sur des preuves. En ce sens, “le
goût rend possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt
moral”
consistant à prendre autrui en général comme une fin respectable
et non comme un moyen. Or, si l’on peut admettre que tout ce qui
est beau est symboliquement comparé à une oeuvre d’art, doit-on
admettre aussi qu’une oeuvre d’art est toujours belle ?
b
- l’art n’est ni nécessairement beau, ni nécessairement sublime
: dans un
tableau intitulé les
Souliers,
Van Gogh a peint une paire de vieux souliers usés, déformés,
affaissés, posés par terre, dans une atmosphère jaunâtre
poussièreuse, sinon miséreuse. En quel sens ce tableau est-il beau
? Et que dire de la tirade de Lucky de la pièce de Beckett en
attendant Godot
qui n’est qu’une seule phrase très longue, complètement absurde
et débitée sur un ton monocorde ? Que dire enfin des ready-made de
Duchamp, objets banals, triviaux, voire vulgaires (Fountain,
le
Porte-bouteilles,
Roue de
Bicyclette,
L.H.O.O.Q.,
etc.) qui sont leur propre représentation ? L’oeuvre d’art
peut-elle alors être laide ? En effet, certaines oeuvres d’art
procurent peut-être une émotion, mais une émotion pénible (ex :
Nacht und
Nebel, de
Resnais, Guernica,
de Picasso, etc.). On pourrait dire alors que de tels objets ne sont
pas beaux mais sublimes, “le
sublime étant cette alternance rapide d’attraction et de répulsion
exercées par le même objet”(C.F.J.,
V, 258). Et pourtant certaines oeuvres d’art (les ready-mades de
Duchamp, les action-paintings de Pollock, l’art conceptuel de
Kosuth) ne procurent ni attrait, ni répulsion. Mais peut-être après
tout, n’avons-nous pas affaire à des oeuvres d’art ?
c
- l’art est ce qui est considéré comme tel sous l’autorité
d’une théorie :
la conception selon laquelle ce qui ne produit pas une émotion
esthétique n’est pas de l’art, n’est qu’une conception
bourgeoise visant l’intériorité mythique de l’esprit du
spectateur individuel : “le
bourgeois désire que l’art soit voluptueux et la vie ascétique ;
l’inverse serait préférable”(Théorie
Esthétique).
Dire que l’art doit être beau ou sublime, c’est dire qu’il
doit être capable de produire du consensus social au moyen d’une
contemplation désintéressée, c’est-à-dire “une
satisfaction insipide [...] destinée à nous libérer des urgences
pratiques de la vie réelle”(l’Assujettissement
...).
Ainsi s’expliquent les origines souvent communes de l’art et de
la religion comme deux aspects d’une même “espèce
de plaisir narcotique défini par l’absence de douleur”(-id-).
Mais on peut concevoir l’art d’une toute autre manière. Ainsi
par exemple “dans
l’art moderne, l’aspect harmonieux du laid s’érige en
protestation”(Théorie
Esthétique).
Dès lors, ce qui fait de Fountain
une oeuvre d’art, “c’est
le langage théorique à l’aide duquel les oeuvres d’art sont
identifiées, en ce sens que c’est l’interprétation qui
constitue l’objet en oeuvre”(la
Transfiguration du Banal,
V) : c’est la théorie artistique qui a autorité pour dire ce qui
est art, comme la théorie scientifique pour le réel, la théorie
religieuse pour le sacré, etc. Cela dit, en quoi peut bien consister
l’appréciation de l’oeuvre d’art, si elle ne consiste pas
nécessairement en une émotion esthétique ?
III-
En fin de compte, l’oeuvre d’art n’a pas à être appréciée
mais critiquée.
a
- le beau cantonne l’art bourgeois dans un rôle de figuration :
à l’origine, l’art n’est que l’habileté humaine à imiter
un modèle intelligible (le beau, le vrai, le juste, le bien, etc.).
Ce n’est qu’à partir du XVIII° que l’on va distinguer
l’habileté technique de l’artisan à suivre des règles, et le
génie artistique de l’artiste capable d’originalité. Ainsi
naissent “les
beaux-arts qui sont les arts du génie”(C.F.J.,
V, 311), par opposition aux techniques qui sont les arts de
l’habileté. Or, si le génie artistique se signale par sa capacité
créative digne d’être montée en exemple dans une société, “le
génie n’est pas lui-même en mesure de décrire ou de montrer
comment il crée ses productions”(C.F.J.,
V, 308) : le génie n’est pas celui qui n’imite rien, mais celui
qui ignore ce qu’il imite. Les beaux-arts reviennent donc à
l’idéal antique de la noble imitation des idées, tandis que la
technique n’est plus qu’une vulgaire imitation des choses. Les
beaux-arts visent “la
belle représentation d’une chose”(C.F.J.,
V, 311), c’est-à-dire la représentation de l’idée de beau
appliquée évidemment à une matière qui la rend perceptible au
commun des mortels (peinture, son, argile, etc.). C’est pourquoi si
l’appréciation de l’oeuvre d’art se limite au jugement de
goût, c’est que l’oeuvre d’art est une imitation, une
figuration : “c’est beau” veut dire “cela représente bien le
modèle”. Mais qu’apprécie-t-on dans l’art non-figuratif ?
b
- l’art n’est pas nécessairement un spectacle
: l’art bourgeois comme “plaisir
esthétique, consolation, enthousiasme qui efface les peines de la
vie”(le
Monde ...,
§53) convie un spectateur, le temps d’un concert ou d’une visite
au musée, à contempler passivement l’idéal de perfection que la
vie ne lui permettra jamais d’entrevoir autrement. Or il va de soi
qu’on ne regarde pas la
Joconde
comme on regarde Fountain.
Les ready-mades à la limite “sont
des choses que l’on ne regarde même pas, ou des choses que l’on
regarde en tournant la tête”(Duchamp,
Conversations).
Il n’appartient donc nullement à l’essence de l’art de réduire
son destinataire à l’état de spectateur. Nous sommes spectateurs
lorsque nous allons écouter un concerto pour piano de Beethoven et
que nous attendons la fin pour manifester notre admiration. Mais que
dirait-on de celui qui se contenterait de pousser un cri d’admiration
après un solo de piano de Count Basie au lieu de marquer le tempo
avec le pied et de siffler pendant l’éxécution ? “Nous
disons qu’il n’a pas vu ce qu’il y a dans l’oeuvre. ‘Cet
homme a le sens de la musique’
n’est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu’un
qui fait “ah!” quand on lui joue un morceau de musique, non plus
que nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de
la musique”(L.E.,
I, 17). Or, si l’art n’est pas un spectacle, est-il si important
de l’apprécier ?
c
- l’art est une pratique sociale auto-référentielle
: même si le spectateur est cantonné dans une contemplation
esthétique, la portée du jugement de goût prétend être
universelle et nécessaire. Or s’il est vrai que “les
règles de l’harmonie ont exprimé la façon dont les gens
souhaitaient entendre les accords sonner ”(L.E.,
I, 17), de telles règles ne se limitent pas à énoncer un jugement
de goût. D’abord parce que “si
vous vous demandez comment un enfant apprend “beau”,
“magnifique”, “bon”, etc., vous trouvez qu’il les apprend
en gros comme des interjections”(L.E.,
I, 5). Certes l’enfant peut apprendre à se comporter devant une
oeuvre d’art en disant “c’est beau”, mais “au
lieu de cela il pourrait aussi bien employer des gestes ou
danser”(L.E.,
I, 10), ce qui est le cas pour le jazz. Donc “c’est beau” n’est
pas un jugement, mais une simple interjection. Et de toute façon
“les
adjectifs esthétiques tels que ‘beau’,
‘magnifique’
ne jouent pratiquement aucun rôle. Pour la critique musicale [...]
vous dites : ‘faites
attention à cette transition!’
ou ‘ce
passage n’est pas cohérent!’
”(L.E.,
I, 8). Bref, l’art a pour fonction d’exercer le sens critique des
hommes qui trouvent là l’occasion de réfléchir à des règles
communes en les appliquant à des objets inutiles : “ce
qui ne choque pas n’est pas de l’art”(Duchamp,
Conversations).
Finalement, l’oeuvre d’art doit gêner, “et
la gêne prend la forme d’une critique [p.ex.]
en regardant un tableau : ‘qu’est-ce
qui ne va pas dans ce tableau ?”(L.E.,
II, 19).
Conclusion.
Pour
que l’on puisse parler d’appréciation esthétique, il faut,
semble-t-il, que l’oeuvre fasse l’objet d’une satisfaction
sensible mais désintéréssée, universelle mais sans concept,
formelle mais sans fin déterminée, subjective mais nécessaire. Si
ces quatre conditions sont réunies, alors on qualifie l’objet de
beau et on peut dire que c’est la beauté qui plaît dans l’art.
Mais comme l’oeuvre d’art n’est pas toujours reconnue comme
belle, on serait tenté de croire plutôt que c’est l’originalité
du point de vue sur le monde offert par l’oeuvre qui est apprécié,
originalité qui consisterait à rendre aux êtres et aux choses à
leur pure réalité débarrassée des conventions sociales. Mais
c’est là une illusion car l’originalité de l’artiste consiste
plutôt à sur-déterminer cette réalité en s’engageant dans une
interprétation imaginative. Pourtant il faut bien qu’existent des
règles publiques d’appréciation de l’art si l’on veut que
l’art puisse être appris et jugé. De plus l’appréciation
esthétique consiste dans une attitude générale (et non pas dans un
sentiment privé ou un jugement de goût) déterminée par un certain
contexte social. C’est donc la justesse de l’oeuvre qui est
appréciée, c’est-à-dire son absence totale de dissonnance
relativement à une culture et à des circonstances données.