(... suite et fin de l'Enjeu Ethique de la Littérature)
On a sans doute déjà tout dit sur ce type de relation présumée entre la littérature et la morale. Nous nous contenterons, ici, d'en souligner trois aspects. Un premier aspect de cet enjeu moral possible pour la littérature réside dans une contingence confinant à l'improbabilité. Nous voulions savoir s'il n'existait pas, entre la littérature et la vie humaine, une relation qui fût le jouet des circonstances et non pas une relation interne d'appartenance ou d'exclusion ; nous sommes servis. Et la littérature elle-même nous en offre le spectacle. Car, pour un Dante prenant Virgile pour guide dans les Enfers de la Divine Comédie, pour un Montaigne et un La Boétie nourris l'un et l'autre de littérature gréco-latine et s'éduquant l'un l'autre, combien de Des Esseintes ou d'Emma Bovary pour lesquels l'enjeu, soi-disant d'édification morale, de la littérature la plus classique et du meilleur goût n'aura pas eu tout à fait l'effet escompté. Au point qu'en dépit des gigantesques efforts d'érudition littéraire que son ami Bouvard a accomplis et qui n'ont rien à envier au méthodisme alphabétique de l'Autodidacte de la Nausée de Sartre, Pécuchet constate que "son vieux Bouvard tournait à la bédolle1, bref, ''n'y était plus du tout''"(Flaubert, Bouvard et Pécuchet, v). Hegel remarque ironiquement dans ses Leçons d'Esthétique que le "roman d'apprentissage"2 (der Bildungsroman) cher aux romantiques finit toujours de la même façon : le héros devient "un philistin comme les autres [ein Philister so gut wie die anderen]" ! Un philistin quand ce n'est pas un cynique comme dans le Portrait de Dorian Gray dans lequel Oscar Wilde montre un héros dont les turpitudes morales affectent, certes, son "portrait" (qui, en l'occurrence, est peint mais qui pourrait, tout aussi bien, être écrit, biographique), lequel portrait n'influence toutefois nullement le comportement du personnage, voulant dire par là que si la stigmatisation picturale du mal n'a pas, sur l'auteur mêmes des actes répréhensibles, l'incidence rétroactive que d'aucuns3 lui supposent, combien moindre doit-elle être sur de simples spectateurs anonymes. En effet, la principale limite, me semble-t-il, d'une conception de l'enjeu de la littérature comme édification morale du lecteur en terme d'encouragement au bien et de détestation du mal réside, précisément, dans le statut littéraire du mal. Comme le dit Jacques Bouveresse, "le principe de la critique moraliste qui reconnaît, sans l'avouer, que le mal est, de façon générale, bien plus séduisant que le bien, est que l'art ne doit pas, sous peine d'immoralité, concourir à le rendre encore plus attirant"(Bouveresse, la Connaissance de l'écrivain, §26). Sauf que, si la mise en scène littéraire du bien a quelques chances de le faire apparaître comme désirable4, en revanche, celle du mal s'avère être manifestement incapable de le rendre détestable.
Tous les procès en immoralité qui ont été intentés à Flaubert, à Baudelaire, à Wilde, etc., partent de cet aveu implicite d'impuissance et que Georges Bataille analyse de la façon suivante :
On a sans doute déjà tout dit sur ce type de relation présumée entre la littérature et la morale. Nous nous contenterons, ici, d'en souligner trois aspects. Un premier aspect de cet enjeu moral possible pour la littérature réside dans une contingence confinant à l'improbabilité. Nous voulions savoir s'il n'existait pas, entre la littérature et la vie humaine, une relation qui fût le jouet des circonstances et non pas une relation interne d'appartenance ou d'exclusion ; nous sommes servis. Et la littérature elle-même nous en offre le spectacle. Car, pour un Dante prenant Virgile pour guide dans les Enfers de la Divine Comédie, pour un Montaigne et un La Boétie nourris l'un et l'autre de littérature gréco-latine et s'éduquant l'un l'autre, combien de Des Esseintes ou d'Emma Bovary pour lesquels l'enjeu, soi-disant d'édification morale, de la littérature la plus classique et du meilleur goût n'aura pas eu tout à fait l'effet escompté. Au point qu'en dépit des gigantesques efforts d'érudition littéraire que son ami Bouvard a accomplis et qui n'ont rien à envier au méthodisme alphabétique de l'Autodidacte de la Nausée de Sartre, Pécuchet constate que "son vieux Bouvard tournait à la bédolle1, bref, ''n'y était plus du tout''"(Flaubert, Bouvard et Pécuchet, v). Hegel remarque ironiquement dans ses Leçons d'Esthétique que le "roman d'apprentissage"2 (der Bildungsroman) cher aux romantiques finit toujours de la même façon : le héros devient "un philistin comme les autres [ein Philister so gut wie die anderen]" ! Un philistin quand ce n'est pas un cynique comme dans le Portrait de Dorian Gray dans lequel Oscar Wilde montre un héros dont les turpitudes morales affectent, certes, son "portrait" (qui, en l'occurrence, est peint mais qui pourrait, tout aussi bien, être écrit, biographique), lequel portrait n'influence toutefois nullement le comportement du personnage, voulant dire par là que si la stigmatisation picturale du mal n'a pas, sur l'auteur mêmes des actes répréhensibles, l'incidence rétroactive que d'aucuns3 lui supposent, combien moindre doit-elle être sur de simples spectateurs anonymes. En effet, la principale limite, me semble-t-il, d'une conception de l'enjeu de la littérature comme édification morale du lecteur en terme d'encouragement au bien et de détestation du mal réside, précisément, dans le statut littéraire du mal. Comme le dit Jacques Bouveresse, "le principe de la critique moraliste qui reconnaît, sans l'avouer, que le mal est, de façon générale, bien plus séduisant que le bien, est que l'art ne doit pas, sous peine d'immoralité, concourir à le rendre encore plus attirant"(Bouveresse, la Connaissance de l'écrivain, §26). Sauf que, si la mise en scène littéraire du bien a quelques chances de le faire apparaître comme désirable4, en revanche, celle du mal s'avère être manifestement incapable de le rendre détestable.
Tous les procès en immoralité qui ont été intentés à Flaubert, à Baudelaire, à Wilde, etc., partent de cet aveu implicite d'impuissance et que Georges Bataille analyse de la façon suivante :
"seule la littérature pouvait mettre à nu le jeu de la transgression de la la loi -sans laquelle la loi n'aurait pas de fin- indépendamment d'un ordre à créer. La littérature ne peut assumer la tâche d'ordonner la nécessité collective [...]. Le Mal, dans la mesure où il traduit l'attirance vers la mort, où il est un défi, comme il l'est dans toutes les formes de l'érotisme5, n'est d'ailleurs l'objet que d'une condamnation ambiguë. C'est le Mal assumé glorieusement, comme l'est, de son côté, celui que la guerre assume [...]. Il serait, d'ailleurs, vain de dissimuler que, dans le Mal, toujours un glissement vers le pire apparaît, qui justifie l'angoisse et le dégoût. Il n'en est pas moins vrai que le Mal, envisagé sous le jour d'une attirance désintéressée vers la mort, diffère du mal dont le sens est l'intérêt égoïste. Une action criminelle ''crapuleuse'' s'oppose à la ''passionnelle''. La loi les rejette l'une et l'autre, mais la littérature la plus humaine est le haut lieu de la passion"(Bataille, la Littérature et le Mal, i).
Bref, en admettant, comme le fait d'ailleurs Bergson, que "la
littérature
la plus humaine est le haut lieu de la passion6",
le lecteur, loin de ne faire
siennes
que les plus nobles et les plus vertueuses
parmi les passions,
a une obscure tendance à glisser
aussi et, peut-être même, avant tout, vers
les
plus perverses et les plus vicieuses. Ce qui est sans doute là un
facteur d'universalité pour une pratique artistique qui serait,
autrement, condamnée
au relativisme
si elle se bornait à ne
promouvoir
qu'une
morale
dont
les normes sont diverses et changeantes. Voilà le second problème
que nous voulions aborder. Il
est clair que,
ce
qui fait la valeur des oeuvres de Rabelais, de Chaucer, de Sade ou,
plus près, de nous d'Elfriede Jelinek, ce
qui fait l'intérêt de certains romans policiers, ce
n'est pas la promotion du Bien. Non plus, d'ailleurs que celle du
Mal. Car
au fond, nous
sommes
tous platoniciens : nous
sommes
bien convaincus
que nul ne fait le mal volontairement et donc, que pour l'accomplir,
il faut bien être mû
par quelque ressort mystérieux
autant qu'impérieux.
Et
c'est cet
impératif
mystérieux
qui
intéresse l'écrivain
et
qui nous
fascine, ce que
nous voyons
être les motivations profondes des méchants et des coquins
et dont l'évocation,
sinon la
description réaliste
et détaillée,
qui
est
toujours assimilée, par les moralistes, à de la complaisance pour
le Mal7.
Contrairement
à ce qu'à l'air de croire Bergson, dans le théâtre de Molière,
les figures de l'excès que sont Tartuffe, Alceste ou Don Juan, sont
loin d'être univoques et, partant, répulsives
car, si les personnages, par eux-mêmes, sont,
certes, comiques,
les
figures du bon goût et de la modération qui
leur sont opposée,
par exemple,
Orgon, Philinte ou Sganarelle
apparaissent aussi comme passablement ridicules8.
Le
théâtre de Molière n'est pas un théâtre de Guignol car,
comme
le dit Bataille, "le
Mal, dans la mesure où il traduit l'attirance vers la mort, où il
est un défi, comme il l'est dans toutes les formes de l'érotisme,
n'est d'ailleurs l'objet que d'une condamnation ambiguë".
Et
l'ambiguïté
provient de ce que, sauf peut-être
dans
les romans de hall de gare ou de supermarché, la littérature est
rarement manichéenne.
La
multiplication romanesque des points de vue donne souvent au Mal
l'allure d'un problème plutôt
que
d'une évidence. C'est ce qui
fait la puissance de l'oeuvre d'un Flaubert, d'un Dostoïevski,
d'un Musil
ou d'un Céline
et qui justifie Oscar Wilde à écrire que "l'appellation
de livre moral ou immoral ne répond à rien. Un livre est bien écrit
ou mal écrit. Et c'est tout"(Wilde,
le
Portrait de Dorian Gray,
préf.).
Or,
troisième problème, à
la limite, la seule attitude consistante pour un moraliste radical
revient à comprendre la formule de
Wilde
selon laquelle "l'appellation
de livre [...]
immoral ne répond à rien"
comme signifiant que c'est
l'institution même du théâtre, voire de la littérature tout
entière qui est immorale.
Par
exemple pour
Pascal9
dont l'argument
est que
"tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a point qui soit plus à craindre que la comédie [c'est-à-dire, ici, le théâtre en général]. C'est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l'amour ; principalement lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d'en être touchées ; sa violence plaît à notre amour-propre, qui forme un désir de causer les mêmes effets, que l'on voit si bien représentés ; et l'on se fait en même temps une conscience fondée sur l'honnêteté des sentiments qu'on y voit, qui ôtent la crainte des âmes pures, qui s'imaginent que ce n'est pas blesser la pureté, d'aimer d'un amour qui leur semble si sage. Ainsi l'on s'en va de la comédie le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l'amour, et l'âme et l'esprit si persuadés de son innocence, qu'on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l'occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu'un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l'on a vus si bien dépeints dans la comédie"(Pascal, Pensées, B11).
Donc,
contrairement à ce que
dit
Bergson, la "représentation
si naturelle
et si délicate des passions"
dans la tragédie, loin d'en désamorcer les
effets potentiellement destructeurs pour l'individu et la société,
a plutôt l'effet inverse car "sa
violence plaît
à notre amour-propre, qui forme un désir de causer les
mêmes effets".
Donc,
pour Pascal, c'est l'amour-propre et
non l'amour du bien qui
est flatté par le spectacle (ou la lecture) des passions sublimées.
C'est l'amour-propre du
lecteur-spectateur qui
est le véritable enjeu de la représentation de l'amour, et
"principalement
lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnête".
Or, l'amour-propre c'est, sinon le
Mal, du moins l'immoralité absolue, celle qui, en nous faisant
préférer
ce "moi" haïssable
à
Dieu10,
nous éloigne du
Bien.
Bref,
pour
le vrai moraliste, "la
vraie morale se moque de la morale"(Pascal,
Pensées,
B4), à commencer par celle qui est dispensée par les oeuvres
humaines. Donc effet
moralisateur peu perceptible dans le meilleur des cas, voire trouble
attirance pour le mal, et, dans le pire des cas, pour un simulacre de
morale. Il
est difficile, dans ces conditions, de parler d'un enjeu
moral pour la littérature. Tout
au
plus parlera-t-on d'une intention
morale (moralisatrice) de certaines oeuvres11.
Notre
problème est donc à présent de savoir dans quelle mesure la
littérature peut être considérée comme une activité
qui, non
seulement a
quelque chose à voir avec le bien vivre,
contrairement à ce que prétendent Barthes, Foucault et les
textualistes, mais
aussi dont cet
enjeu,
sans être a
priori nécessaire
comme chez Heidegger ou Wittgenstein, ne doive pas pour autant sa
contingence à une improbable connaissance du Bien comme pour Platon
ou Plotin, ni à une tout aussi improbable connaissance de ce qui est
bien, comme c'est le cas pour Bergson et les moralistes.
Platon
a sans doute raison sur un point important contre la plupart des
conceptions que nous venons d'étudier : le texte littéraire nous
apprend quelque chose, nous apporte (ou
prétend nous apporter) une
connaissance. En effet, comme Jacques Bouveresse le souligne, "il
est difficile de renoncer à appliquer le terme de ''connaissance'' à
ce que nous procure la littérature si elle nous permet d'accéder à
quelque chose comme la vérité la plus importante de toutes, à
savoir celle de la vie elle-même"(Bouveresse,
la
Connaissance de l'écrivain,
§29). Pourtant
cette vérité est contingente. Elle n'est pas a
priori,
elle n'est pas nécessaire, elle pourrait ne pas être.
Non pas dans le sens où la littérature pourrait ne pas exister : on
n'a pas d'exemple de civilisation sans littérature, fût-elle
orale12.
Mais dans le sens où toute littérature n'a pas le même pouvoir
didactique,
ainsi que Platon l'avait déjà remarqué.
Sauf que ce n'est pas une question de tout-ou-rien
mais une question de degré.
Et
l'enjeu de cette différence de degré
dans la connaissance de la vie, c'est l'imagination
du
possible. Aristote nous dit, en effet, que
"l'affaire du poète, ce n'est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité [kata to eïkos è to anankaïon]. En effet, la différence entre l'historien et le poète ne consiste pas en ce que l'un écrit en vers, et l'autre en prose. Quand l'ouvrage d'Hérodote serait écrit en vers, ce n'en serait pas moins une histoire, indépendamment de la question de vers ou de prose. Cette différence consiste en ce que l'un parle de ce qui est arrivé, et l'autre de ce qui aurait pu arriver. Aussi la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus précieux [spoudaïotéron] que l'histoire ; car la poésie parle plutôt de généralités, et l'histoire de détails particuliers. Les généralités, ce sont les choses qu'il arrive à tel personnage de dire ou de faire dans une condition donnée, selon la vraisemblance ou la nécessité, et c'est à quoi réussit la poésie, en imposant des noms propres. Le détail particulier c'est, par exemple, ce qu'a fait Alcibiade ou ce qui lui a été fait"(Aristote, Poétique, 1451a-b).
Le poète (poïètès),
c'est-à-dire l'écrivain, ne parle pas, nous dit Aristote, "de
ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des
choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité",
voulant dire par là, que, même conduit
par la nécessité (le destin),
a
fortiori par
la vraisemblance (le hasard), il
y a toujours
un
parti à prendre et que c'est ce parti qui, participant
de la contingence des
affaires humaines,
constitue,
par excellence, l'arrière plan éthique du récit
:
"le caractère éthique, c'est ce qui est de nature à faire paraître le dessein [estin dé èthos mén to toïouton ho dèloï tèn proaïrésin]. Voilà pourquoi il n'y a pas de caractère éthique dans ceux des discours où ne se manifeste pas le parti que l'on adopte ou repousse, ni dans ceux qui ne renferment absolument rien comme parti adopté ou repoussé par celui qui parle"(Aristote, Poétique, 1450b).
Donc
si
"la
poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus précieux
[spoudaïotéron]
que
l'histoire",
ce
n'est pas une question de style,
ce n'est pas parce que la poésie est "belle".
Un
ouvrage historique pourrait être "beau",
"écrit
en vers, ce n'en serait pas moins une histoire".
La différence spécifique de la littérature
dans le genre du récit,
nous dit Aristote, c'est
que
"la
poésie parle plutôt de généralités, et l'histoire de détails
particuliers"
: la
poésie (la littérature), au rebours de l'histoire,
généralise notre connaissance en l'ouvrant à la modalité du
possible
ou, plus précisément, du conditionnel
irréel
(ou contrefactuel),
"de
ce qui aurait pu arriver",
sous-entendu "et qui n'est pas arrivé". Par là, la
littérature se distingue à la fois de l'histoire qui relate
l'événement particulier qui est réellement arrivé, mais
aussi
de la science qui énonce des lois générales faisant
abstraction de tout cas particulier
mais
qui, s'il lui arrive de faire des hypothèses, ne conjecture que ce
qui peut
arriver
(conditionnel potentiel
ou factuel).
L'enjeu
éthique de la littérature, c'est donc
qu'elle
nous apprend tout
ce que, ni l'histoire, ni la science ne peuvent nous apprendre. Elle
nous apprend ce
qu'il aurait
été possible de faire, de penser,
de percevoir
ou de sentir
lors même que
nous ne
l'avions
pas imaginé
pour la raison que ce n'est encore jamais
arrivé,
ou bien que c'est arrivé contre toute vraisemblance13.
C'est
ainsi que
"la bonne littérature est dérangeante14 d'une façon dont l'écriture de l'histoire et de la science sociale, dans bien des cas, ne l'est pas [...]. La structure même de l'interaction entre le texte et le lecteur imaginé invite le lecteur à voir comment les formes modifiables de la société et des circonstances ont une incidence sur la réalisation d'espérances et de désirs partagés"(Nusbaum, Poetic Justice, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §22).
Un
des procédés contrefactuels les plus efficaces et, partant, les
plus dérangeants de la (bonne)
littérature consiste à inventer des situations
telles que "la
structure même de l'interaction entre le texte et le lecteur
imaginé"
permet à celui-ci de "voir" les ressorts des motivations
des différents personnages, notamment les ressorts de pouvoir et de
domination,
qui,
en règle générale, ne sont pas visibles dans la vie ordinaire.
Par
exemple,
mettant à jour toute l'ambiguïté
du personnage du marchand de tableaux Arnoux dans l'Éducation
Sentimentale
de Flaubert, Bourdieu écrit :
"Arnoux était, d'une certaine façon, prédisposé à remplir la fonction de marchand d'art, qui ne peut assurer le succès de son entreprise qu'en se dissimulant la vérité, c'est-à-dire l'exploitation, par un double jeu permanent entre l'art et l'argent. Cet être double ''alliage de mercantilisme et d'ingénuité''15, d'avarice calculatrice et de ''folie'' (au sens de Mme Arnoux, mais aussi de Rosanette), c'est-à-dire d'extravagance et de générosité autant que d'impudence et d'inconvenance, cumule à son profit, au moins pour un temps, les avantages des deux logiques antithétiques, celles de l'art désintéressé qui ne connaît que des profits symboliques, et celle du commerce : sa dualité, plus profonde que toutes les duplicités, lui permet de prendre les artistes à leur propre jeu, celui du désintéressement, de la confiance, de la générosité, de l'amitié (''Arnoux l'aimait -Pellerin- tout en l'exploitant'') et de leur laisser ainsi la meilleure part, les profits symboliques de ce qu'ils appellent eux-mêmes la ''gloire'', pour se réserver les profits matériels prélevés sur leur travail"(Bourdieu, les Règles de l'Art, pro.).
Et, d'une manière générale, "toute
l'existence de Frédéric
[Frédéric
Moreau, le personnage principal du roman],
comme tout l'univers du roman, va s'organiser autour de deux pôles,
représentés par les Arnoux et les Dambreuse : d'un côté, l'art et
la politique, de l'autre, la politique et les affaires"(op.
cit.).
Voilà pour les ingénus qui prendraient l'Éducation
Sentimentale
pour un Bildungsroman,
voire un roman d'amour. On dira que c'est là le point de vue de
l'interprète savant.
Voire. Toujours est-il que le roman de Flaubert nous offre, entre
autres lectures possibles16,
celle-ci
dont l'enjeu éthique a
beau n'être
que contingent,
il
n'en est pas moins,
comme
le dit Martha Nusbaum,
"dérangeant"
au sens où "l'oeuvre
littéraire peut parfois dire plus, même sur le monde social17,
que nombre d'écrits à prétention scientifique (surtout lorsque,
comme ici, les difficultés qu'il s'agit de vaincre pour accéder à
la connaissance sont moins des obstacles intellectuels que des
résistances de la volonté"(op.
cit.).
Bourdieu met ici l'accent sur le noeud du problème : si nous ne
"voyons" pas qu'un marchand
de tableau est, avant tout, un marchand,
c'est parce que nous ne "voulons" pas le voir, parce que
des "forces de refoulement", comme dirait Freud, s'opposent
à ce que nous puissions le voir. Et ces forces sont le résultat
d'une certaine éducation qui
nous
a rendu familier le
mythe d'un monde de l'art complètement désintéressé18,
lequel n'est, pour Bourdieu, qu'un cas particulier de ce qu'il
appelle "l'économie des biens symboliques", à
savoir le déni de réalité économique dans le cas des
biens
dont la raison d'être n'est pas explicitement
l'échange
marchand19.
Et ce que Bourdieu fait dans le domaine de l'économie, Girard le
réalise dans la sphère de la métaphysique :
"seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir. Cette nature, de nos jours, est difficile à percevoir car l'imitation la plus fervente est la plus vigoureusement niée. Don Quichotte se proclamait disciple d'Amadis et les écrivains de son temps se proclamaient les disciples des Anciens. Le vaniteux romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il se persuade qu'il est infiniment original. Partout, au XX° siècle, la spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation. Ne nous laissons pas duper, répète partout Stendhal, les individualismes bruyamment professés cachent une nouvelle forme de copie [...]. Subjectivismes et objectivismes, romantismes et réalismes, individualismes et scientismes, idéalismes et positivismes, [...] relèvent tous, plus ou moins directement, de ce mensonge qu'est le désir spontané. Ils défendent tous une illusion d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément attaché"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i).
Girard veut dire que l'enjeu éthique éminent de la (bonne)
littérature, c'est de nous dessiller
quant à une forme de domination plus insidieuse encore,
car plus générale,
que l'exploitation économique : l'hétéronomie du désir. L'un des
dogmes les plus fondamentaux de notre société prétendument
libérale est en effet celui du pouvoir absolu que chaque
individu
possède sur ses désirs20.
Dogme
qui trouve sa consécration littéraire dans la figure du héros
romantique.
Lorenzo
:
"Il
faut que je sois un Brutus [...]. J’ai travaillé pour l’humanité
[...]. Je voulais me prendre corps à corps avec la tyrannie
vivante"(Musset,
Lorenzaccio,
III, 3).
Hernani : "parmi
ses montagnards, libres, pauvres et graves, je grandis, et demain,
trois mille de ses braves, si ma voix dans leurs monts fait résonner
ce cor, viendront"(Hugo,
Hernani,
I, 2). Etc. Tous
les héros romantiques désirent
faire
quelque chose de grand. Et
si l'objet (désiré) est grand, c'est que le sujet (désirant) l'est
déjà
: l'effet ne peut pas être plus parfait que sa cause.
Or,
nous dit René Girard,
"dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable21. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir"(Girard, la Violence et le Sacré).
Pour
reprendre l'exemple de Bourdieu, Pellerin (le peintre) n'est pas
seulement victime d'Arnoux (le marchand de tableaux) : il est aussi
et avant tout victime de son désir inconscient d'imiter un modèle
de vie bohème où le prestige artistique vaut mieux que l'argent.
C'est
pourquoi Girard suggère de réserver à la littérature qui se
propose de révéler la présence du tiers désirant (qu'il appelle
"le médiateur")
le qualificatif de "romanesque" et celui de "romantique"
à la littérature qui l'ignore ou feint de l'ignorer22.
En ce sens, le paradigme romanesque lui paraît résider dans la
Recherche du Temps Perdu
où "le
mimétisme du désir est tel [...] que les personnages sont dits
jaloux ou snobs selon que leur médiateur est amoureux ou mondain
[...]. Les lois proustiennes se confondent avec les lois du désir
triangulaire [...]. Le désir proustien est à chaque fois triomphe
de la suggestion sur l'impression23"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
i).
On voit bien en quoi les travaux de Bourdieu ou de Girard mettent en
pleine lumière l'enjeu éthique possible (mais non nécessaire) d'un
texte littéraire
selon
que
celui-ci contribue plus
ou moins à
perfectionner en nous "ce
mode d’être qui, guidé par la vérité et la raison, détermine
notre action à l’égard des choses qui peuvent être bonnes pour
l’homme en général"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140b) tant
il est vrai que l'attitude éthique par excellence consiste à
"s’efforce[r]
par-dessus tout de comprendre les choses telles qu’elles sont en
elles-mêmes, et d’écarter les obstacles qui nuisent à la vraie
connaissance, [...]
s’efforce[r]
donc, par cela même, autant qu’il est possible, de bien agir et de
vivre heureux"(Spinoza,
Éthique,
IV, 73).
Et il ne fait guère de doute que cette puissance d'émancipation
collective de la littérature à travers la prise de conscience
possible
d'un
certain nombre de faits possibles
représente,
en dépit de toute sa contingence,
un danger pour tout ordre social inégalitaire24
qui a tôt fait d'euphémiser ses craintes,
comme le dirait Bourdieu, en rebaptisant "défense de l'ordre
moral"
sous les auspices du Bien et du Mal
ce qui n'est en réalité qu'une défense de l'ordre social
caractérisé par la domination et l'exploitation.
Le
problème majeur que pose cette conception de l'enjeu éthique de la
littérature en termes d'émancipation collective possible
sous l'effet de l'imagination sollicitée par l'évocation du
possible contrefactuel, c'est que cet enjeu est plus attendu que
réellement constaté. À
partir de 1916, on pouvait lire ceci dans les tranchées :
"le spectacle de ce monde nous a enfin donné, sans que nous puissions nous en défendre, la révélation de la grande réalité : une Différence qui se dessine entre les êtres, une Différence bien plus profonde et avec des fossés plus infranchissables que celle des races : la division nette, tranchée -et vraiment irrémissible, celle-là- qu'il y a parmi la foule d'un pays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent ... ceux à qui on a demandé de tout sacrifier, tout, qui apportent jusqu'au bout leur nombre, leur force et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient et réussissent les autres"(Barbusse, le Feu, xxii).
La dénonciation romanesque de la barbarie belliqueuse en contexte
capitaliste par Henri Barbusse venait de recevoir le Prix Goncourt.
Pour
autant, aucune vague de rébellion ni
de désertion n'a pu être corrélée avec la lecture de ce roman.
Et de
quels effets émancipateurs
se
sont accompagnées les ambitions
de Balzac de bâtir, avec sa Comédie
Humaine,
une "cathédrale" avec "à
la base de l'édifice : les Études de mœurs [qui]
représentent
les effets sociaux. La seconde assise est les Études philosophiques,
car, après les effets viendront les causes. [...] Puis, après les
effets et les causes, doivent se chercher les principes"(Balzac,
Lettre
à Ewelina Hanska),
ou
de Zola pour qui le romancier "dissèque
l'homme, étudie le jeu des passions, interroge chaque fibre, fait
l'analyse de l'organisme entier. Comme le chirurgien, il n'a honte ni
répugnance lorsqu'il fouille les plaies humaines. Il n'a souci que
de vérité et étale devant nous le cadavre de notre coeur"(Zola,
Écrits
sur le Roman),
ou encore
celle de Flaubert qui voulait montrer que "nous
crevons par la blague, par l'ignorance, par l'outrecuidance, par le
mépris de la grandeur, par l'amour de la banalité, et le bavardage
imbécile"(Flaubert,
Lettre
à George Sand),
bref, par la bêtise ? Certes, changer la société n'était pas
leur but.
Mais dans quelle mesure peut-on dire qu'ils ont réussi à faire
connaître les mécanismes profond de l'aliénation sociale à ceux
qui ne les soupçonnaient pas déjà ?
De sorte que, plutôt que de parler d'enjeu
éthique possible, s'agissant de l'effet attendu d'un certain corpus
littéraire,
je préfère parler de
cette
prise de conscience collective comme d'une finalité,
d'un télos,
d'une "idée régulatrice" au sens kantien25.
Cela
dit, nous ne comprendrions pas l'engouement à peu près universel
pour la littérature et, notamment, pour le roman, si ceux-ci ne
comportaient pas, au-delà des fonctions,
des intentions
et des finalités, un véritable enjeu
éthique
pour le lecteur dans le sens où, littéralement, la présence
de la littérature
améliore
la vie du
lecteur
ou,
a
contrario,
dans le sens où son absence la rend
moins bonne.
Un
exemple typique de cet effet attendu nous est fourni par la
portée "morale" des contes de fées
d'après Bruno Bettelheim
:
"ce n’est pas seulement parce que le méchant est puni à la fin de l’histoire que les contes ont une portée morale ; dans les contes de fées, comme dans la vie, le châtiment, ou la peur qu’il inspire, n’a qu’un faible effet préventif contre le crime ; la conviction que le crime ne paie pas est beaucoup plus efficace, et c’est pourquoi les méchants des contes finissent toujours par perdre. Ce n’est pas le triomphe final de la vertu qui assure la moralité du conte mais le fait que l’enfant, séduit par le héros s’identifie avec lui à travers toutes ses épreuves. À cause de cette identification, l’enfant imagine qu’il partage toutes les souffrances du héros au cours de ses tribulations et qu’il triomphe avec lui au moment où la vertu l’emporte sur le mal. L’enfant accomplit tout seul cette identification, et les luttes intérieures et extérieures du héros impriment en lui le sens moral"(Bettelheim, Psychanalyse des Contes de Fées).
Contrairement à ce qu'avancent
les moralistes, la
force didactique de la (bonne) littérature enfantine ne consiste pas
à dresser
l'inventaire des avantages du
Bien ou
des inconvénients du
Mal : "dans
les contes de fées, comme dans la vie, le châtiment, ou la peur
qu’il inspire, n’a qu’un faible effet préventif contre le
crime".
D'un autre côté, si l'enjeu éthique ne consistait, comme nous
l'avons évoqué
supra,
qu'à faire prendre conscience au lecteur des mécanismes
d'aliénation sociale dont il a toutes les chances d'être le jouet,
les contes de fées n'auraient aucune vertu éducative : d'une part
parce que les destinataires de ces récits n'ont pas encore fait
l'expérience
des mécanismes sociaux apparents auxquels ils pourraient confronter
les mécanismes réels suggérés par l'auteur, d'autre part parce
que les situations contrefactuelles y dépeintes sont trop
caricaturales pour qu'on puisse, même en tant qu'adulte averti, voir
dans les personnages de l'ogre, de la sorcière, du géant, du loup,
etc., des métaphores des figures de la domination sociale réelle.
Pour Bettelheim, l'enjeu éthique (il dit "moral", mais on
comprend en quel sens) est ailleurs, précisément dans "le
fait que l’enfant, séduit par le héros s’identifie avec lui à
travers toutes ses épreuves".
Il ne s'agit pas seulement pour l'enfant, comme le pense Bergson,
d'éprouver de la sympathie
pour
le bon
ou le gentil
et
de vouloir
lui
ressembler,
c'est-à-dire de copier
consciemment
ses
actes, pensées, gestes et émotions, mais de s'identifier
inconsciemment
à
lui, de
s'imaginer
être
lui. Bettelheim est dans le droit fil de la psychanalyse freudienne
dans le cadre de laquelle le phénomène psychique de
l'identification inconsciente
est
une nécessité sociale. Ce qui est en jeu, c'est l'édification d'un
idéal
du moi :
"l'attachement
réciproque qui existe entre les individus doit résulter d'une
identification fondée sur une communauté affective ; et nous
pouvons supposer que cette communauté affective est constituée par
la nature du lien qui rattache chaque individu à un chef comme
substitut du père"(Freud,
Psychologie
Collective et Analyse du Moi,
vii).
Le héros mythique comme objet d'identification sociale
précoce
à travers la lecture des contes est donc, clairement, un substitut
symbolique du père. En tout cas, pour Freud et Bettelheim, l'enjeu
éthique de ce type de littérature est évident : sans elle26
la
construction de la personnalité individuelle est fortement carencée.
Est-ce
à dire que tout
l'enjeu
éthique de la littérature réside dans ce processus psychologique
d'identification du lecteur à un héros ? À lire certains critiques
littéraires, notamment dans les grands media,
on serait tenté de le croire
: l'identification aux personnages serait l'alpha et l'oméga de
l'intérêt porté par le lecteur au
roman
(ou à la pièce de théâtre, ou au film, etc.).
Sauf que Bettelheim nous
met en garde sur ce que
"les personnages des contes de fées ne sont pas ambivalents ; ils ne sont pas à la fois bons et méchants, comme nous le sommes tous dans la réalité. De même qu’une polarisation domine l’esprit de l’enfant, elle domine le conte de fées. Chaque personnage est tout bon ou tout méchant. Un frère est idiot, l’autre intelligent. Une sœur est vertueuse et active, les autres infâmes et indolentes. L’une est belle, les autres sont laides. L’un des parents est tout bon, l’autre tout méchant. La juxtaposition de ces personnages opposés n’a pas pour but de souligner le comportement le plus louable, comme ce serait vrai pour les contes de mise en garde […]. Ce contraste des personnages permet à l’enfant de comprendre facilement leurs différences, ce qu’il serait incapable de faire aussi facilement si les protagonistes, comme dans la vie réelle, se présentaient avec toute leur complexité. Pour comprendre les ambiguïtés, l’enfant doit attendre d’avoir solidement établi sa propre personnalité sur la base d’identifications positives"(Bettelheim, Psychanalyse des Contes de Fées).
Les
personnages des contes de fée "ne
sont pas à la fois bons et méchants, comme nous le sommes tous dans
la réalité"
: Bettelheim veut dire par là que les situations contrefactuelles
qui y sont représentées sont encore plus invraisemblables que dans
le reste de la littérature afin que les facultés cognitives de
l'enfant puissent isoler des qualités humaines bien identifiables
qui se trouvent ainsi, en quelque sorte, personnifiées (au lieu de
dire "un
frère est idiot, l’autre intelligent",
Bettelheim aurait pu dire "l'intelligence est incarnée dans un
frère, l'idiotie dans l'autre") pour plus de clarté. Mais ce
côté caricatural, manichéen est évidemment voulu
et nécessaire pour que l'enfant apprenne quelque chose au moyen d'un
récit qui est à la portée de son discernement, "ce
qu’il serait incapable de faire aussi facilement si les
protagonistes, comme dans la vie réelle, se présentaient avec toute
leur complexité".
De sorte que l'identification à un héros n'est, en réalité, que
la mémorisation inconsciente d'une attitude éthique simple
(l'enfant n'a pas, pour le moment, à la rendre compatible avec
d'autres attitudes possibles) et abstraite (l'enfant n'a pas, pour le
moment, à s'en servir pour prendre des décisions qui engagent son
existence).
Sauf que, pour Bettelheim, ce que nous venons de dire ne vaut que
pour un enfant.
Et, pour
lui, comme, d'ailleurs, pour Freud, l'enfance est un état
transitoire27.
La
littérature nous offre un magnifique
exemple des effets néfastes de l'identification régressive de
l'adulte à ses héros préférés avec le
personnage d'Emma
Bovary.
Celle-ci,
tout en ayant été élevée dans un couvent, est parvenue à se
faire prêter quantité de romans qui ne sont pas, à proprement
parler, dans la droite ligne des Évangiles,
dans lesquels
"ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles de gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir"(Flaubert, Madame Bovary, I, vi).
Si Emma Bovary née
Rouault avait
été une personne réelle
au lieu de n'être qu'un personnage de roman,
on aurait
sans doute dit
qu'elle a été
une enfant intellectuellement précoce, quoiqu'un peu rêveuse et
que, grâce à ses lectures, elle s'est construit une riche
personnalité,
sensible et ouverte au monde, dotée d'un "idéal du moi"28
très élevé. Oui mais voilà
(et
là, on n'est plus très loin de Bouvard
et Pécuchet)
:
Emma est une "éponge".
À force de s'identifier puis
de se ré-identifier complètement et aléatoirement à
des héros de légende, donc,
comme nous l'avons dit supra,
à mémoriser des attitudes éthiques caricaturales, simples et
abstraites, sa
personnalité n'a plus aucune cohérence et plus aucune capacité à
s'adapter à la vie sociale qui exige,
tout au contraire, un "moi" social
complexe29.
Bref, ce qui est un
passage
psychologique obligé,
constitutif
du polymorphisme infantile,
devient une tare chez l'adulte. De sorte que l'identification
aux personnages fictifs que présente la littérature, premièrement
est plutôt une fonction qu'un enjeu30,
secondement
est psychologique plutôt qu'éthique,
troisièmement est transitoire plutôt que contingente.
Il
semblerait même que, si enjeu éthique il peut y avoir pour la
littérature, l'un des aspects les plus importants de cet enjeu soit
de dépasser la
tendance infantile à l'identification à des personnages fictifs
monovalents.
Toute la réflexion esthétique de Bertolt Brecht part
de ce constat :
"[le plus souvent], les personnages principaux sont tenus dans le général afin que le spectateur puisse plus facilement s’identifier à eux. En tout cas, tous leurs traits proviennent de cette sphère limitée à l’intérieur de laquelle chacun peut immédiatement dire : "oui, c’est bien cela". [Par exemple], nous nous identifions à Œdipe car les tabous existent toujours et la méconnaissance ne protège pas du châtiment, à Othello car la jalousie nous donne toujours du fil à retordre et de la propriété tout dépend, à Wallenstein car nous devons être libres pour la concurrence et loyaux, sinon elle prendra fin. [Or] nous avons besoin d’un théâtre qui n’apporte pas seulement les sensations, les aperçus et les impulsions qu’autorise à chaque fois le champ historique des relations humaines dans lequel les diverses actions se déroulent, mais qui emploie et engendre des idées et des sentiments qui jouent un rôle dans la transformation du champ lui-même. [Dans notre théâtre] il est difficile au spectateur de s’identifier. Il ne peut pas simplement sentir :"moi aussi, j’agirais ainsi", tout au plus peut-il dire :"si j’avais vécu dans de telles circonstances …" […] et c’est là le commencement de la critique. […] C’est ce regard aussi difficile que productif que le théâtre doit provoquer par ses reproductions de la vie en commun des hommes. Il doit amener son public à s’étonner, et cela se fait par une technique de distanciation du familier [Verfremdungseffekt]"(Brecht, Petit Organon pour le Théâtre).
Le
risque de régression infantile, et donc, avec lui, le risque
d'aliénation sociale par le spectacle31
et la lecture est tel que la
littérature
d'adulte,
au rebours de la littérature enfantine, doit lutter contre le risque
d'identification du lecteur ou du spectateur au
moyen d'effets
stylistiques de distanciation de nature à ménager l'étonnement.
Le
seul
reproche que l'on adressera à cette conception
brechtienne du théâtre (que l'on peut, sans trop de difficultés,
me semble-t-il, étendre à l'ensemble de la littérature),
c'est qu'elle se trompe de cible. En effet, elle est
explicitement
dirigée contre Aristote32.
Ce qui
repose,
comme nous allons le montrer,
sur une mésinterprétation
de la
Poétique.
Certes,
Aristote
parle bien
de
la valeur éthique de la tragédie comme reposant sur cette tendance
à la
mimèsis
qu'il dit inhérente à la nature humaine
et
dont
l'enjeu est
la
katharsis
des passions.
Mais
il ne veut pas
dire,
comme le croit Brecht, que la mimèsis
est un
processus psychologique
et inconscient
d'identification au
sens où en parle la psychanalyse, par exemple.
La
mimèsis33
est
même
tout
bonnement le
contraire d'une identification
en ce sens-ci.
Elle est,
avons-nous vu, une forme de connaissance
:
celle du possible contrefactuel,
du
conditionnel irréel, non
celle du présent
réel,
encore moins celle du familier.
Or,
la
connaissance d'un
possible qui n'a jamais eu lieu, a
fortiori
d'un
possible
contraire à toute vraisemblance, voilà qui,
précisément,
du
moins chez l'adulte qui comprend l'invraisemblable comme
invraisemblable, doit
susciter l'étonnement34,
ce Verfremdungseffekt,
"ce
regard aussi difficile que productif"
que
Brecht
appelle de ses voeux.
Le
théâtre,
nous dit
Brecht,
"doit
amener son public à s’étonner, et cela se fait par une technique
de distanciation du familier".
Mais
celui d'Aristote
a
précisément
"pour objet [...] des événements qui suscitent crainte et pitié [phobos kaï éléos] sentiments [qui] naissent surtout lorsque ces événements, tout en découlant les uns des autres, ont lieu contre notre attente"(Aristote, Poétique, 1452a).
Bref, Aristote est tout à fait d'accord avec Brecht pour refuser que
la littérature pour
adulte tombe
dans la facilité infantilisante et
aliénante de
l'identification mais que,
tout au contraire,
elle aiguise
le sens critique du lecteur-spectateur
dont, nous dit-il, la crainte et la pitié sont le meilleur indice.
Brecht
a l'air de croire que de
telles émotions et, en général la
sympathie35
éprouvée pour le personnage suppose
nécessairement l'identification au personnage. Or, s'il est exact
que les personnages de Brecht, de Beckett, d'Ionesco etc. ne
suscitent,
en général,
aucune sympathie et, partant, interdisent toute identification
mimétique,
pour
autant, la sympathie mimétique
éprouvée
pour Oedipe, Othello ou Wallenstein ne consiste pas, comme le dit
Brecht à penser "moi
aussi, j’agirais ainsi",
voire
"moi aussi, je serais
ainsi".
Si
de tels personnages nous
sont, en effet, "sympathiques", c'est que "la
tragédie est l'imitation [mimèsis]
d'une
action de caractère noble et complète
[...] qui
est faite par des personnages en action"(Aristote,
Poétique,
1450a).
C'est par ce qu'ils auraient
pu faire ou être
(conditionnel contrefactuel) qu'ils nous intéressent. Non par ce
qu'ils font
ou sont.
Car,
à proprement parler,
ils ne sont
rien
et ne font
rien.
Aristote est très clair
: la tragédie est "l'imitation
[mimèsis]
d'une
action",
non une action ; et,
ce
sont des personnages
qui se démènent,
non des personnes36,
pour ne rien dire de l'"espace" dans lequel ils évoluent
et qui est l'espace logique du livre ou l'espace scénique du
théâtre, et non l'espace de la nature ou de la Cité.
Encore
une fois, la
littérature s'adresse, en général, à des êtres humains
suffisamment éduqués pour être capables d'établir spontanément
ce genre de distinctions. À cet égard, la
raison d'être du texte littéraire, qu'il soit écrit ou qu'il soit
joué, est de parfaire
notre éducation nous
apporter une connaissance
contrefactuelle.
Et l'effet
attendu
d'une connaissance est l'intelligence
critique,
la compréhension
consciente,
non l'identification
inconsciente.
Si
l'on demande alors
comment
il est possible qu'une connaissance, a
fortiori contrefactuelle
et critique,
puisse
"suscit[er]
crainte
et pitié [phobos
kaï éléos]",
on répondra que la question même suffit à définir
ce qu'Aristote appelle "la
purification [katharsis]
propre à pareilles émotions"(op.
cit.).
Cette "purification", qu'on ferait mieux, sans doute, de
traduire simplement par "perfectionnement",
réside
justement
dans
le fait d'éprouver, en situation contrefactuelle, des émotions que,
normalement, nous n'éprouvons que lorsque nous sommes
directement
confrontés à des situations bien réelles
dans lesquelles l'intégrité physique et/ou morale de nous mêmes ou
de nos proches nous
semblent
menacées.
Sauf que nous ne le sommes pas et que nous le savons. Et c'est ce en quoi, précisément, consiste ledit "perfectionnement" : sentir en l'absence même du stimulus réel qui, normalement, nous fait sentir et commencer de réagir en conséquence. Mais commencer seulement, car la contrefactualité notoire de la situation inhibe évidemment les mouvements qui, normalement, accompagnent, e.g., la crainte (fuir, se protéger) et la pitié (porter secours, consoler), inhibition qui elle aussi, participe de ce perfectionnement, car, nous dit Aristote, "des objets réels que nous ne pouvons pas
regarder sans éprouver du déplaisir, nous en contemplons avec
plaisir l’image la plus fidèle. C’est le cas des bêtes sauvages
les plus repoussantes et des cadavres"(Aristote,
Poétique,
iv, 1448b). C'est donc dans cette manifestation de sympathie mimétique à l'égard d'une situation contrefactuelle que nous savons être telle que consiste la katharsis aristotélicienne. Et la
nature de cette sympathie mimétique
s'éclaire
encore
mieux
si
l'on considère avec Aristote que
"l'ami, qui est un autre soi-même, procure ce qu'on ne peut se procurer par soi-même [...]. L'homme est un être social fait pour vivre en communauté [...]. L'homme heureux a donc besoin d'amis"(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1169b).
Au
fond, les
personnages fictifs de nos romans et de nos pièces de théâtre sont
nos amis
virtuels.
Et
nous craignons ou souffrons pour eux, le
temps d'une
lecture ou d'un
spectacle,
d'une part parce que nous
voyons
en eux
des alter
ego37,
et d'autre part parce que nous leur sommes reconnaissants de nous
"procure[r]
ce qu'on ne peut se procurer par soi-même",
en l'occurrence la connaissance contrefactuelle
d'une
situation que nous n'aurions, autrement, jamais imaginée
par nous-même.
En
somme, la katharsis
propre à la littérature est cet enjeu éthique consistant à
parfaire
l'éducation
d'un
public
pour qu'il
se
sente
suffisamment
concerné
par des situations contrefactuelles qui impliquent des êtres
fictifs et
le
préparer
par là
à l'être d'autant plus et mieux, par le sort des être
réels,
en l'occurrence, par leur bonheur ou leur malheur :
"le point le plus important, c'est la constitution des faits, car la tragédie est une imitation non des hommes, mais des actions, de la vie, du bonheur et du malheur ; et en effet, le bonheur, le malheur, réside dans une action, et la fin est une action, non une qualité"(Aristote, Poétique, 1450a).
Raison
pour laquelle l'impact de la connaissance contrefactuelle prodiguée
dans ces conditions est toujours
plus
fort
que celui de la connaissance du
réel,
qu'elle
soit historique
ou scientifique38.
À
présent, pour peu que l'on ait suivi
Aristote, l'enjeu éthique de la littérature saute aux yeux. Il
consiste en effet à procurer à l'être social que nous sommes
cette forme d'amitié particulièrement raffinée qui ne se réduit,
ni à l'adoption d'un code de conduite
morale,
fût-il
incarné en un maître, ni
avec
la (con)fusion de la nôtre avec une tierce personnalité (sauf à un
stade précoce et bien déterminé de notre développement mental et
psychologique),
mais, tout au contraire, contribue
à
nous apporter une connaissance, et la connaissance la plus précieuse
qui soit : celle
du
possible qui ouvre à l'infini nos possibilités d'interaction avec
le monde,
naturel ou social.
Mais
alors, quel est l'objet
de cette connaissance, la plus importante de toutes, que nous
apporte
la littérature,
si
elle ne porte pas,
principalement,
sur
les
structures
d'aliénation psycho-sociales diverses et variées qui entravent
cette prise de conscience
? À cette question, Marcel Proust répond : la
connaissance contrefactuelle
de
soi-même.
Non
la connaissance de soi-même comme être
empirique
réel
(pour
cela, nul besoin de littérature), mais la connaissance de soi-même
comme sujet métaphysique
possible39.
Et ce type de connaissance, à portée éminemment éthique, suppose nécessairement la médiation du langage. À ce propos, Aristote
fait remarquer que
"seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole [logos] ; le cri [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, 1252b-1253a).
Les
animaux tâchent de vivre. Nous nous évertuons à vivre bien,
ou, en tout cas, mieux,
le
mieux possible.
Et le
caractère bon ou mauvais d'une vie humaine n'appartient pas,
directement,
à nos expériences empiriques
vécues40,
mais,
indirectement,
aux
jugements de valeur dont nous assortissons
de telles expériences.
Pour
Proust,
comme pour Spinoza,
Aristote
ou
Wittgenstein41,
le
caractère
authentiquement
humain,
et donc aussi la valeur,
de l'expérience vécue dépend de ce que nous en disons
après-coup,
et,
en tout cas, du fait que nous en disions quelque chose
ou,
au contraire,
que nous l'occultions.
Ce
qui est extrêmement problématique. Car,
premier problème,
"cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste [...], ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés""(Proust, le Temps Retrouvé, 2284).
Proust établit ici une analogie entre, d'une part, l'image
photographique virtuelle causée
par un bombardement bien déterminé de photons sur
une plaque sensible et
la photographie révélée
et développée
par un traitement approprié,
d'autre part une banale
expérience
vécue au présent et la même expérience valorisée
car remémorée
après-coup.
Prendre conscience de soi, c'est,
chez Proust comme chez Freud,
toujours réactiver un souvenir latent.
Le
caractère humain de l'expérience vécue ne
réside
donc pas
dans
l'interaction
immédiate (au
présent) entre
notre corps et notre milieu extérieur que
les
empiristes analysent
en termes de
sensations
et
les phénoménologues
en termes de flux de conscience42.
Mais,
second problème,
"si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun, parce que, quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le "style", la "littérature" qui s'écarteraient de leur simple donnée seraient un hors-d'œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ?"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280).
Si
tel était le cas, nous dit Proust, il suffirait d'évoquer
volontairement telle ou telle expérience vécue comme si nous déroulions
"une
sorte de film cinématographique"
pour y avoir accès. Or
ce
n'est pas parce que nous nous comprenons lorsque "nous
disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un
restaurant éclairé, un jardin en fleurs"
que
de telle expressions évoquent
nécessairement,
pour chacun des interlocuteurs, la même réalité vécue43
:
"une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui"(op. cit.).
Voilà
un des thèmes
favoris de Proust : la madeleine n'est pas seulement "un
de ces gâteaux courts et dodus [...] qui semblaient avoir été
moulées dans la valve rainurée d’une coquille de
Saint-Jacques"(Proust,
du
côté de chez Swann,
I, i, 44), c'est aussi, pour parler comme Deleuze, le "signe"
d'une réalité tout autre, celle d'une expérience unique mais
passée,
c'est-à-dire perdue dans le temps et
dont la récognition possible par le sujet humain qui l'a vécue
conditionne rien moins que sa propre conscience réflexive
de
soi,
autrement dit l'effort éthique par excellence44.
Et pour qu'une telle récognition soit possible, il importe que soit
établi "un
certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous
entourent simultanément",
en l'occurrence, entre les sensations présentes
qu'il
faut prendre pour ce qu'elles sont, à savoir les
"signes" de la réalité vécue (et
non la réalité elle-même) et
les souvenirs passés
dont ces sensations sont les causes occasionnelles d'une
réminiscence
possible
mais difficile
à obtenir dans la mesure où
les "signes" susceptibles d'occasionner cette réminiscence
ne
sont pas nécessairement les mêmes pour tout le monde.
Et
puis,
troisième
problème, cette mise en relation ne peut,
de toute façon,
être volontaire ou bien, si elle l'est, le résultat sera décevant
en ce qu'il ne conduira pas à l'essence de l'expérience réellement
vécue :
"sur l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m'arrêtais pas [...]. Je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle-même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2264).
Bref, seul le hasard des rencontres est à même d'établir cette
relation,
pourtant si essentielle, entre le temps
présent
mais
perdu et
donc
sans valeur (l'expérience
d'une dalle, d'une serviette, d'une madeleine) et le
temps passé
retrouvé
et valorisé et, donc, constitutif d'une connaissance de soi comme sujet métaphysique.
Valorisé
par quoi, dira-t-on, si la mémoire volontaire ne
nous
est, en l'occurrence, d'aucun
secours ? Eh bien par
le hasard d'une autre rencontre, avec ce que Deleuze appelle un
"signe". Lorsque
le Narrateur,
dans Sodome
et Gomorrhe,
en laçant
sa bottine, pense brusquement à sa grand-mère récemment
disparue,
qu'est-ce qui donne
de la valeur à ce banal fait de la vie quotidienne
? C'est le fait qu'un simple objet usuel (une bottine) fasse
spontanément surgir à la mémoire du sujet un tel flot de souvenirs
qui le replongent dans son propre
passé,
donc dans son être
possible, qui joue
le rôle de signe, qui est en fait un signal, mais un signal de
circonstance, non biologiquement institué. Ce
qui explique que l'être ainsi signifié soit simplement possible. Car
si l'attitude éthique
doit
consister,
in
fine,
à
prendre conscience de
soi,
alors
cette connaissance est irrémédiablement
suspendue
à
la fois au
hasard des rencontres de la vie quotidienne, à
l'improbabilité des rencontres avec les signes et, bien entendu, à la fragilité de l'interprétation subjective de "l'impression,
si chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace,
[comme]
critérium de vérité et [qui]
à
cause de cela mérite seule d'être appréhendée par
l'esprit"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2273) qui s'ensuivra.
D'où, quatrième et dernier problème, si, comme
c'est le cas pour le Narrateur de la
Recherche,
nous
n'avons accès,
dans le meilleur des cas,
qu'à une connaissance subjective et aléatoire de
nous-même, combien
plus improbable
doit
être
cette
prise de conscience lorsqu'elle
dépend,
en plus, d'un
hasard
supplémentaire,
celui
de
la représentation littéraire
de
situations contrefactuelles susceptibles
de réactiver en nous des souvenirs latents. Eh bien non,
nous dit Proust,
c'est
le contraire qui se produit. Car, pour lui, la
raison d'être et donc l'enjeu
éthique
de l'art en général,
c'est
justement de
concentrer le hasard, d'augmenter
la probabilité de telles
rencontres :
"y avait-il dans l'art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence quotidienne [...]. Il n'est pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium"(Proust, la Prisonnière, 1721-1885).
Tout
le talent de l'artiste se résume à cela : intuitionner des formes
de figuration qui sont capables
de constituer
un réseau de
signes secondaires (les
signes primaires étant ceux des rencontres spontanées) grâce
auxquels
"notre
personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas
les actions de la vie"45.
"Notre personnalité", dit Proust. C'est-à-dire ensemble,
celle
de l'artiste et
celle de son public. On
comprend alors que, parmi les formes d'art, aucune n'est plus
adéquate à
valoriser l'expérience vécue que celle dont les signes sont des
signes par nature et non par destination : la littérature.
Signes
qui, ipso
facto,
ne sont plus dès lors tout à fait subjectifs et privés, même
s'ils ne sont pas, loin de là, objectifs et publics comme ceux du
langage scientifique46.
Ce
qui explique que le
Narrateur de la
Recherche du Temps Perdu
finit par devenir écrivain au terme d'un parcours initiatique compliqué.
Pendant tout ce temps (perdu puis retrouvé), il
aura évidemment vécu
ces expériences diverses et variées que vit,
ordinairement,
tout être humain, mais
qui attendent d'être valorisées pour
être constituées
en réalité consciente.
Ensuite, il
a longtemps tergiversé
sur la
nature de l'activité
littéraire
avant
de comprendre que
"pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur"(Proust, le Temps Retrouvé, 2281).
Tâche colossale
et terriblement aléatoire que
celle consistant à "traduire" dans un langage vernaculaire
un "texte" des signes dont
le sens n'est que virtuel, puisque l'écrivain ne sait pas, a
priori,
lesquelles vont
être "révélées" parmi ses
propres expériences
"perdues" et, a
fortiori,
parmi celles de ses lecteurs potentiels.
L'écrivain
ne décrit pas la réalité au sens où le scientifique le fait : il
ne part pas de ce qu'il croit être une réalité pour en dresser un
tableau, mais, à l'inverse47,
il peint
un tableau de ce qu'il espère devoir correspondre à une réalité :
"une
fois devant son papier, [Jean]
écrivait ce qu'il ne connaissait pas encore, ce qui l'invitait sous
l'image où c'était caché (et qui n'était en quoi que ce soit un
symbole) et non ce qui, par raisonnement, lui aurait paru intelligent
et beau"(Proust,
Jean
Santeuil,
701).
Mais
l'enjeu
n'en
vaut-il
pas
la chandelle ?
C'est,
aujourd'hui, devenu un lieu commun de la critique littéraire, que
d'affirmer que toute écriture est écriture de soi-même, que tout
récit est, au fond, auto-biographique. Si cela veut dire que, pour
écrire son livre, l'écrivain n'a, à sa disposition que l'alphabet
qu'il connaît, à savoir celui de sa langue et celui de ses propres
expériences conscientes, c'est un
truisme
: "notre
vie n'est absolument pas séparée de nos oeuvres. Toutes les scènes
que je vous raconte, je les ai vécues"(Proust,
Jean
Santeuil,
345).
Mais
si
cela veut dire que l'écrivain, en usant de ce qu'il sait de sa
langue et de sa vie (et
comment
pourrait-il en être autrement ?) décrit
la réalité
de sa propre vie, c'est faux : "écrire
un roman et en vivre un n'est pas du tout la même chose, quoi qu'on
dise. [...]
Comment
donc [les
scènes racontées] pouvaient-elles
valoir moins comme scènes de la vie que comme scènes de mon livre ?
C'est que, au moment où je les vivais, c'est ma volonté qui les
connaissais dans un but de plaisir ou de crainte, de vanité ou de
méchanceté. Et leur essence intime m'échappait"(op.
cit.).
Encore une fois, la matière littéraire (romanesque, poétique,
théâtrale, etc.) n'est que le signe de cette
réalité, non la réalité elle-même, c'est le signifiant, non le
signifié. Le problème qui se pose à l'écrivain, avons-nous dit,
c'est de signifier la vraie vie, la vie authentiquement humaine,
celle du "temps perdu", des expériences vécues par les
uns et les autres et qui sont
occultées aux yeux de leurs propres sujets aussi
longtemps qu'elles
n'auront
pas été révélées
par
le hasard des rencontres. "Et
à ce problème l'artiste donne une solution non pas dans le plan de
sa vie individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une
solution générale, littéraire"(Proust,
à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
I, 444).
L'artiste et, plus particulièrement, l'écrivain, c'est donc celui qui sait que la "vraie vie" est d'autant meilleure qu'elle nous procure plus d'occasions de prendre conscience de nous-même et que, pour cela, il faut forcer la main au hasard à travers "une
solution générale, littéraire". Du coup, l'enjeu
éthique se double d'un enjeu clairement épistémique :
"par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285).
Mais
il
n'y a,
en réalité,
qu'un seul enjeu. Car cette
multiplication des
"mondes possibles" n'est
autre
que la
diffraction des points des vue possibles sur le monde à partir du
fractionnement des "moi" pensants qui sont ceux des
différents personnages48,
fractionnement qui augmente le nombre de situations contrefactuelles
susceptibles de révéler le "moi" de l'auteur comme celui
du lecteur.
René
Girard insiste sur le fait que
"Marcel Proust appelle ''Moi'' les ''mondes'' projetés par les médiations successives [c'est-à-dire par les diverses contraintes imposées par la présence des tiers]. Les ''Moi'' sont parfaitement isolés les uns des autres, incapables de se remémorer les ''Moi'' passés ou de pressentir les ''Moi'' futurs"(Girard, Mensonge Romantique, Vérité Romanesque, iii).
À
propos de l'un de ses peintres favoris, Proust remarque que "la
barrière du moi individuel dans lequel il était un homme comme les
autres est tombée"(Proust,
Notes
sur le Monde Mystérieux de Gustave Moreau).
Par
où l'on rejoint à
la fois le thème brechtien de la nécessité du Verfremdungseffekt
et le
thème aristotélicien de la nécessité de la philia
dans la quête de soi-même.
On
pourrait objecter à
Proust
que l'on ne sait pas très bien qui,
de l'écrivain ou du personnage romanesque, est ici
l'ami
virtuel49.
Bien
que l'on puisse trouver, chez Proust, des arguments pour étayer chacune des
deux
hypothèses, il semble cependant pencher pour la dernière : "ses
personnages nous apparaissent si vivants que nous n'aimons pas à
songer que c'est une invention artificielle qui les a fabriqués
plutôt que d'autres"(Proust,
Jean
Santeuil,
200).
La preuve en est que nous sommes chagrinés à
l'idée de les quitter :
"alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie, n’osant pas toujours avouer à quel point on les aimait, et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient l’air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une indifférence affectée ou un ennui feint ; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d’eux. [...] On aurait tant voulu que le livre continuât, et, si c’était impossible, avoir d’autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à l’amour qu’ils nous avaient inspiré et dont l’objet nous faisait tout à coup défaut"(Proust, sur la Lecture).
Il reste que, ce
qui nous importe, dans cette forme d'amitié "pure" et
silencieuse, c'est que notre puissance d'être,
en termes de "moi" possibles50,
avons-nous dit,
se
trouve accrue
et perfectionnée
par cette relation mimétique51
que nous entretenons avec nos "amis" littéraires.
Lesquels nous sont d'autant plus indispensables qu'ils
nous révèlent à nous-mêmes. Pas seulement, comme chez Aristote, en nous faisant imaginer ce que nous aurions pu faire ou être dans les
situations contrefactuelles qu'ils nous font explicitement connaître. Mais aussi, et peut-être surtout, en nous faisant éprouver ces sentiments souvent étranges et qui fussent restés insoupçonnés s'ils n'avaient été suscités par l'heureuse évocation de quelque souvenir
latent, c'est-à-dire perdu puis, miraculeusement, retrouvé (qu'on songe à l'étonnement du Narrateur en découvrant ce sentiment d'étrangeté qu'il éprouve lui-même devant les deux clochers de Martinville dans du côté de chez Swann). Grâce à Médée,
la
Princesse de Clèves, Rastignac, Fabrice del Dongo, Ulrich ou le père
Karamazov,
"nous pouvons déjà être capables de grandes passions pour les personnes vivantes et pour les personnages des livres, sans savoir encore rien de la vie, sans en comprendre la plupart des rapports"(Proust, Jean Santeuil, 201),
C'est
en ce sens
qu'ils
rendent
meilleur
le lecteur,
qu'ils
permettent
"de
l'amener
à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2273)52.
Perfection
que Proust, à la notable différence d'Aristote, n'envisage que par
et dans la littérature, au point de soutenir que
"la
vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par
conséquent réellement vécue, c'est la littérature"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284).
Ce
qui se comprend aisément : si
pour Aristote, il n'est d'amitié réelle que publique
et discursive,
en revanche, pour Proust, "l’atmosphère
de cette pure amitié [qu'est
la lecture] est
le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres,
mais nous nous taisons pour nous-mêmes"(Proust,
sur
la Lecture).
Or,
en l'occurrence, c'est bien sur nous-même qu'il s'agit de discourir
en donnant l'occasion au texte littéraire de stimuler notre mémoire
involontaire. L'enjeu
éthique
d'une
oeuvre littéraire se
présente donc sous un double aspect :
la recherche
du "temps
perdu",
c'est-à-dire la quête métaphysique
de
soi-même pour
l'écrivain
comme pour
son
lecteur et, pour l'un comme pour l'autre, l'exploration
imaginative
de
nouveaux
mondes
possibles,
c'est-à-dire, in
fine,
de nouveaux "moi" possibles.
Et, en tant qu'il fonde une éthique de la sérendipité53 comme art de tirer le meilleur parti possible du hasard des circonstances, nous pensons avoir montré combien cet enjeu est contingent.
1Devenait
complètement idiot.
2C'est
ainsi que l'on qualifie certains romans, essentiellement de veine
romantique, après la parution et le succès des Souffrances du
Jeune Werther de Goethe.
À ne pas confondre avec le roman pour la jeunesse.
4En
tout cas, consciemment désirable. Ce qui ne présume évidemment
pas de sa réalisabilité, encore moins de sa réalisation,
contrairement à l'optimisme platonicien : "je vois le
meilleur et je l'approuve, mais j'accomplis le pire [video
meliora proboque, deteriora sequor]"(Ovide,
Métamorphoses).
Cf. pour
bien agir, doit-on savoir ce qu'est le Bien ?
5Bataille
se réfère aux deux pulsions fondamentales qui sont la base de la
psychanalyse freudienne : la pulsion de vie, de construction, Eros,
et la pulsion de mort, de destruction, Thanatos.
6Ce
qui n'implique d'ailleurs pas que
"toute
poésie exprime des états d'âmes",
en tout cas qu'elle n'exprime que cela et que lesdits états soient
conscients. Nous y reviendrons avec Aristote et Proust.
7"Au
procès de Flaubert [à la suite de la publication de Madame
Bovary],
le réquisitoire du procureur Pinard dénonce la ''peinture
réaliste'' et invoque la morale qui ''stigmatise la littérature
réaliste'' [...]. Les attendus du jugement reprennent les termes de
l'accusation par deux fois et insistent sur ''le réalisme vulgaire
et souvent choquant de la peinture des caractères''. De même, dans
les attendus de la condamnation des Fleurs du Mal
[après réquisitoire du même procureur Pinard !],
on lit que Baudelaire s'est rendu coupable d'un ''réalisme grossier
et offensant pour la pudeur'' qui conduit à ''l'excitation des
sens''"(Bourdieu,
les Règles de
l'Art,
I, i).
Encore
récemment, après l'obtention du Prix Goncourt en 2006, Jonathan
Littell a été soupçonné de complaisance avec le nazisme dans les
Bienveillantes, au
motif que son roman met
en scène de façon trop
"réaliste" un
haut responsable SS (Maximilien Aue) pendant la dernière guerre,
ses états d'âmes, ses réflexions, sa culture, bref, sa vie.
8Pour
le cas particulier d'Alceste, cf. Rousseau, Lettre à d'Alembert
sur les Spectacles et
Musset, une Soirée Perdue.
9Mais
aussi, avec des argument différents, pour Calvin, Bossuet et même
Rousseau. Rappelons aussi que, dans le chant V de l'Enfer
de Dante, nous trouvons, relégués dans les Limbes (plus
précisément dans le 2° cercle, celui réservé aux luxurieux),
Paolo et Francesca da Rimini, coupables de s'être aimés après ...
avoir pris
connaissance des
exploits, pourtant édifiants,
des Chevaliers de la Table Ronde
! Pour ne rien dire de la
diabolisation du théâtre comique par les moralistes (cf. Eco, le
Nom de la Rose) ...
10"La
nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi
et de ne considérer que soi [...]. Qui ne hait en soi son
amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien
aveuglé"(Pascal, Pensées,
B100-492).
11Pour
reprendre la catégorisation austinienne que nous utilisions supra
pour
l'analyse du textualisme, la
morale interviendra peut-être dans la force
illocutoire
du texte littéraire, mais certainement pas dans son effet
perlocutoire.
Or, il n'y a pas enjeu
s'il n'y a pas d'effet attendu,
sinon
constaté.
12Ce
qui relance le débat entre Platon et Derrida sur la priorité de
l'oral sur l'écrit.
13"Comme
le dit Agathon, il est vraisemblable que bien des choses arrivent
contre toute vraisemblance" (Aristote, Poétique,
1456a).
14Les
régimes totalitaires l'ont bien compris, comme le
montre, par exemple, le
tristement célèbre autodafé
du 10 mai 1933 à Berlin contre die
entartete Literatur,
"la littérature dégénérée".
Cela dit, si "la bonne littérature est
dérangeante", en
rapprochant Aristote et Martha Nusbaum, on comprend aisément en
quoi le (mauvais) journalisme est, lui, arrangeant qui se complaît
dans l'anecdote, le fait divers, le happening,
autant de façons parcellaires et désarticulées de faire
méconnaître
l'ordre social et, en rendant impossible une vision globale de
l'essentiel, d'en interdire toute forme de critique.
Jacques Bouveresse rappelle à ce sujet qu'"un des
reproches principaux que Karl Kraus adresse à la presse est
précisément d'avoir tué l'imagination et, du même coup, la
sensibilité, ce qui a rendu possibles des catastrophes qui
pouvaient sembler à première vue inconcevables comme celles de la
Première Guerre Mondiale, pour ne rien dire de celles qui ont
suivi"(Bouveresse, la
Connaissance de l'Écrivain,
§23).
15Bourdieu
cite, bien entendu, des fragments du texte de Flaubert.
16Autre
lecture possible : Sartre, dans l'Idiot de la Famille,
suggère que l'amour de Frédéric pour Marie Arnoux pourrait n'être
qu'une forme sublimée de l'amour homosexuel refoulé qu'il
porterait à son ami Deslauriers.
Cf. Compréhension,
Interprétation et Autorité chez Arendt, Bourdieu et Wittgenstein.
17Sartre semble aller dans le même sens lorsqu'il remarque que "les différentes formes de
l'oppression, en cachant aux hommes qu'ils étaient libres, ont masqué
aux auteurs tout ou partie de cette essence [émancipatrice de la littérature]"(Sartre, qu'est-ce que la Littérature ?, iii). Mais c'est pour ajouter aussitôt que "la littérature d'une époque déterminée est
aliénée lorsqu'elle n'est pas parvenue à la conscience explicite
de son autonomie et qu'elle se soumet aux puissances temporelles ou
à une idéologie, en un mot, lorsqu'elle se considère elle-même
comme un moyen et non comme une fin inconditionnée"(op. cit.). Or, s'il faut attendre qu'une oeuvre littéraire ait atteint cette "conscience explicite
de son autonomie" qu'exige Sartre, quelle littérature, de quelle époque et de quel
pays, serait-elle à même de nous émanciper ? Si
les
oeuvres de Bossuet,
Jünger
ou Céline ont
une valeur littéraire et, donc, peut-être,
un
certain enjeu
éthique,
c'est précisément en ce qu'elles recèlent, malgré tout, des détails
susceptibles
de nous faire "voir" quelque chose qu'elles ne peuvent ou ne veulent "dire", et qui, partant, échappe à l'aliénation
idéologique.
Daniel Arasse
dit, à propos de
la peinture : "il
est fort possible que l'artiste ait caché, dans l'intimité du
tableau, quelque chose que le commanditaire n'a pas à voir ou,
qu'au contraire, à la demande du commanditaire, il y a quelque
chose que le spectateur ne verra pas"(Arasse,
Histoires de
Peintures,
§20). Simplement, ce qu'Arasse appelle "le commanditaire",
c'est ce que Sartre nomme "les puissances temporelles ou
idéologiques".
18"Le
goût est la faculté de juger et d’apprécier un objet [...] par
une satisfaction ou un déplaisir indépendant de tout
intérêt"(Kant,
Critique
de la Faculté de Juger,
V, 211).
19"L’économie
des biens symboliques repose sur le refoulement ou la censure de
l’intérêt économique, c’est-à-dire le prix, qui doit être
caché ou, du moins, laissé dans le vague"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
vi).
20"Le
libre-arbitre, c’est-à-dire l’empire que nous avons sur nos
volontés,
nous
rend en quelques façons semblables à Dieu en nous faisons maîtres
de nous-mêmes"(Descartes,
Traité
des Passions,
art.152) ; "l’esprit
a, dans la plupart des cas, un pouvoir de suspendre l’exécution
et la satisfaction de l’un quelconque de ses désirs et ainsi, de
tous, l’un après l’autre"(Locke,
Essai
Philosophique concernant l’Entendement Humain,
II, xxi, 47).
21La
démarche de René Girard
est très spinozienne : "les
hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs
actions et ignorants des causes par lesquels ils sont
déterminés"(Spinoza,
Éthique,
III, 2).
22De
ce point de vue, les présupposés des moralistes sont, typiquement,
romantiques : c'est de son propre fonds (vertueux ou pervers) que le
lecteur-spectateur tire son inclination pour le bien ou pour le mal.
23"Pour
faire partie du
"petit
noyau", du
"petit
groupe", du
"petit
clan"
des
Verdurin, une condition était suffisante mais elle était
nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des
articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin
cette année-là et dont elle disait : "Ça ne devrait pas être
permis de savoir jouer Wagner comme ça !", "enfonçait"
à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait
plus de diagnostic que Potain"(Proust,
du
Côté de chez Swann,
II, 157).
24C'est-à-dire,
jusqu'à preuve du contraire, pour tout ordre social !
25"Cet
usage [...] régulateur [...] sert à mettre, autant qu'il est
possible, de l'unité dans les connaissances particulières et à
approcher ainsi la règle de l'universalité"(Kant,
Critique de la Raison
Pure,
AK III-429) ; "ce
faisant, nous obtenons seulement un fil conducteur pour considérer
les choses naturelles
en rapport avec une raison déterminante déjà donnée"(Kant,
Critique de la
Faculté de Juger,
AK V-379).
Une
finalité
est
donc quelque chose de plus qu'une simple intention,
puisque c'est un principe d'organisation systématique de la pensée
ou de l'action, mais l'engagement y est moindre que dans un enjeu
qui
envisage toujours les conséquences
attendues
de ce qui est fait ou pensé.
26On
objectera que la lecture des contes n'est pas universelle et que,
même dans notre culture, sa pratique est assez récente. À quoi
Bettelheim répond que "pendant la plus grande partie de
l’histoire humaine, la vie intellectuelle de l’enfant, à part
ses expériences immédiates au sein de sa famille, reposait sur les
histoires mythiques et religieuses et sur les contes de fées. Cette
littérature traditionnelle alimentait l’imagination de l’enfant
et la stimulait. En même temps, comme ces histoires répondaient
aux questions les plus importantes qu’il pouvait se poser, elles
apparaissaient comme un agent primordial de sa socialisation. Les
mythes et les légendes religieuses, qui leur sont très proches,
présentaient à l’enfant un matériel qui lui permettait de
former ses concepts sur l’origine et les fins du monde et sur les
idéaux sociaux auxquels il pouvait se conformer"(Bettelheim,
Psychanalyse des Contes de Fées).
On pourrait juste ajouter que "pendant
la plus grande partie de l’histoire humaine, la vie intellectuelle
de l’enfant"
ainsi
que celle de la plupart des adultes "reposait
sur les histoires mythiques et religieuses et sur les contes de
fées"
!
27Toute
la psychanalyse peut d'ailleurs
être
lue comme le tableau effrayant des désastres qu'entraînent
la stagnation, voire la régression des adultes aux stades
infantiles.
Cf.,
par exemple, l'Avenir d'une Illusion
et Malaise dans la Civilisation
de Freud, ainsi qu'Éros et Civilisation
de Marcuse.
28"Quand
sa mère mourut, [...] Emma fut intérieurement satisfaite de se
sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existences
pâles, où ne parviennent jamais les coeurs médiocres. Elle se
laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les
harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les
chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et les
voix de l'Éternel discourant dans les vallons"(Flaubert,
Madame
Bovary,
I, vi)
; "les
sentiments sociaux reposent en effet sur des identifications avec
d’autres membres de la collectivité ayant le même idéal du
moi"(Freud,
Essais
de Psychanalyse).
29La
personnalité d'Emma Bovary est, en ce sens, très différente de
celle de l'Anna Karénine de Tolstoï en dépit des similitudes de
surface entre les deux "histoires" (sensualité,
mésalliance, adultère, suicide).
30Cf.
note 38.
31Entre
autres, Guy Debord dans la Société du Spectacle
ou Ray Bradbury dans Farenheit 451,
distinguent l'effet
aliénant du spectacle
collectif de celui de
la lecture solitaire, ce que
nous ferons pas ici.
32"Ce
que les Anciens font faire, selon Aristote, à leur tragédie, ne
peut être qualifié de plus élevé ni de plus bas que de divertir
les gens [...]. Et cette katharsis
d'Aristote, purification par la crainte et la pitié, ou de la
crainte et de la pitié, est une purgation qui n'était pas
seulement organisée de manière plaisante, mais très expressément
pour donner du plaisir"(op.
cit.).
Il est tout à fait saisissant que Brecht reprenne
à son compte la condamnation platonicienne de la mimèsis
(notamment en réhabilitant
l'épopée et sa
diègèsis au
détriment de la tragédie)
comme activité futile de divertissement destinée à des foules
ignares en mal de divertissement.
33Le
terme grec est traduit, selon les cas, par "imitation",
"image" ou ... "représentation théâtrale".
Notons cependant que le suffixe -sis de
mimèsis suggère un
processus plutôt que le résultat de celui-ci (le résultat de la
mimèsis étant la
mimèma).
34Le
merveilleux fascine l'enfant, mais étonne l'adulte. Rappelons
que "ce
fut l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers
penseurs aux spéculations philosophiques"(Aristote,
Métaphysique,
982b).
35Au
sens étymologique de sun pathéïa,
d'"émotion partagée".
Il va de soi que l'effet de ce partage peut être aussi cet
asservissement dont parlent Brecht, Bourdieu ou Girard, ou la
vénération comme chez Bergson, ou encore l'identification dont
fait état Bettelheim. Mais, dans le cadre de la mimèsis
aristotélicienne propre à la
littérature, la sympathie aboutit
à tout autre chose.
36Un
personnage est l'exemple d'un
faisceau de caractères,
propriétés et relations, dont l'ensemble est, en général (mais
pas toujours), identifié par un nom propre. Le nom propre a donc,
en l'occurrence, une référence (cet
ensemble de caractères) qui
n'est pas une dénotation
(un objet extérieur réel).
Cf. Philosophie
Anaytique, Littérature et Sémantique.
37J'en
profite pour faire remarquer que la langue latine dispose de deux
termes pour désigner l'altérité : alter et
alius. Le premier
connote une complémentarité (l'alter,
c'est l'autre parmi deux), le second une extranéité (l'alius,
c'est le complètement autre, l'étranger).
En ce sens, l'alter ego n'est
pas l'alius ego. Ce
n'est pas un "moi étranger", voire étrange. C'est mon
complément, ce qui me manque encore pour être pleinement "moi".
L'alter ego, c'est ce
qui m'altère et non
ce qui m'aliène !
38La
mauvaise littérature et les media
l'ont bien compris qui
n'hésitent pas à détourner
cet effet catarthique de
son enjeu éthique en le transformant en enjeu commercial :
il faut et il suffit, en effet, de susciter
du sentiment par des moyens rhétoriques ou mécaniques plutôt que
par une démarche littéraire toujours beaucoup plus compliquée et,
surtout, terriblement
aléatoire !
39Comme
le dit aussi Wittgenstein,
"le
sujet n'appartient pas au monde mais est une frontière du monde
[...].
Le
moi n’appartient
pas au monde mais est une limite du monde
[...]. Le moi n’est ni l’être humain, ni le corps humain, ni
l’âme humaine, mais le sujet métaphysique qui est limite et non
partie du monde"(Wittgenstein,
Tractatus,
5.631-5.632-5.641). De sorte qu'"il
y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’
ou ‘moi’
: l’utilisation comme objet et l’utilisation comme
sujet"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
66).
40De même, pour Spinoza, le bien ou le mal "n'est rien par [lui]-même, ce n'est rien qu'un être de raison, une manière de penser que nous formons quand nous comparons les choses entre elles"(Spinoza, Lettre à Blyenbergh, 28 janv. 2665).
40De même, pour Spinoza, le bien ou le mal "n'est rien par [lui]-même, ce n'est rien qu'un être de raison, une manière de penser que nous formons quand nous comparons les choses entre elles"(Spinoza, Lettre à Blyenbergh, 28 janv. 2665).
41"Le
monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme
malheureux [...]. La
solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve
hors de l'espace et du temps
[...]. Dieu
ne se révèle pas dans le monde
[...]. Les
faits appartiennent tous seulement au problème, non pas à la
solution"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.43-6.4312-6.432-6.4321).
42"Une
impression frappe tout d’abord les sens [...], de cette impression
l’esprit fait une copie qui subsiste après que l’impression a
cessé [...], cette idée [...] en revenant à notre âme produit
une impression nouvelle"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine
I, i, 2)
; "Dans
la perception, nous ne pensons pas l'objet et nous ne pensons pas le
pensant, nous sommes à l'objet et nous nous confondons avec ce
corps qui en sait plus que nous sur le monde, sur les motifs et les
moyens qu'on a d'en faire la synthèse"(Merleau-Ponty,
Phénoménologie
de la Perception,
II, i).
43D'où
le (faux) problème (soi-disant) philosophique consistant à se
demander comment les hommes peuvent se comprendre dès lors que les
expériences vécues par les uns et les autres lors de leur
apprentissage du langage sont nécessairement différentes. Aporie
classique qui, d'une manière ou d'une autre, débouche toujours sur
cette reductio ad absurdum :
le langage n'est pas adéquat à la communication humaine (cf., par
exemple, dans
quelle mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?)
et dont les solutions, tout aussi classiques, reposent sur la
distinction de la valeur et de l'origine (Kant), de la dénotation
et de la connotation (Mill), du sens et de la représentation
(Frege), de l'indication et de l'expression (Russell), de la
description et de la manifestation (Wittgenstein), etc., mais qui
exerce, encore aujourd'hui, en tant qu'argument sceptique, une
attraction irrésistible.
44Spinoza
résume l'attitude éthique en disant que "notre
principal effort dans cette vie, c’est de transformer le Corps de
l’enfant [...] en un autre Corps qui soit propre à un grand
nombre de fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut
degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses"(Spinoza,
Éthique,
V, 39).
45Au
point que le connaisseur va être tenté d'effectuer le chemin
inverse : au lieu d'attendre que son vécu soit valorisé, a
posteriori, par les signes de
l'oeuvre d'art, il va établir, a priori,
une relation entre ces signes et une expérience vécue possible
: "depuis
que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je cherchais à
retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de
poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la
rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un
morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux
ainsi le noble évasement de ses formes, et au fond de son vitrage
translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin
sombre, mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes,
la transmutation des liquides par l'éclairage, l'altération des
prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l'or dans le
compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises
vieillottes qui deux fois par jour viennent s'installer autour de la
nappe dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont
célébrées les fêtes de la gourmandise, et sur laquelle au fond
des huîtres quelques gouttes d'eau lustrale restent comme dans de
petits bénitiers de pierre ; j'essayais de trouver la beauté là
où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses les
plus usuelles, dans la vie profonde des "natures
mortes""(Proust,
à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
II, 681-682). Attitude qui correspond, typiquement, au dandysme,
par exemple, d'Oscar Wilde lorsqu'il
déclare que "la
vie imite l’art beaucoup plus que l’art n’imite la vie"(Wilde,
le
Déclin du Mensonge).
46De
là cette source inépuisable d'apories philosophiques à propos de
la soi-disant valeur universelle de l'oeuvre d'art.
47"L'impression
est pour l'écrivain ce qu'est l'expérimentation pour le savant,
avec cette différence que chez le savant le travail de
l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après : ce que
nous n'avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort
personnel, ce qui était clair avant nous, n'est pas à nous. Ne
vient de nous-même que ce que nous tirons de l'obscurité qui est
en nous et que ne connaissent pas les autres"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2273)
48En
ce sens, on peut sans doute dire que, de même que la musique
"moderne" promeut la polyphonie jusqu'à la discordance,
le roman "moderne" ne craint pas la pluralité des points
de vue : ainsi chez Proust, mais aussi chez Dostoïevski, Joyce,
Beckett, Brecht, Woolf, Musil, etc. Remarquons que c'est moins le
dogme des "trois unités" (de lieu, de temps et d'action)
cher au théâtre classique, que celui de de l'unité de la
conscience pensante propre à la philosophie classique qui est remis
en question.
49L'ambiguïté
ressurgit inévitablement chaque fois que le récit, tout en n'étant
pas explicitement auto-biographique, est néanmoins écrit à la
première personne.
50C'est-à-dire
d'"essence" du moi. Proust, tout comme Leibniz (cf.
Proust,
Leibniz et les Monades Lisantes), tout comme Spinoza, assimile
l'essence et le possible.
51Relation
mimétique qui n'exclut pas le désir mimétique asservissant dont
parle René Girard. Comme le dit Spinoza, "l'homme
est un Dieu pour l'homme [...]. Le bien que l’homme désire pour
lui-même et qu’il aime, il l’aimera de façon plus constante
s’il voit que d’autres l’aiment aussi"(Spinoza,
Éthique,
IV, 35-37).
À quoi Bourdieu ajoute que "c’est
aussi parce que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme
est un loup pour l’homme"(Bourdieu,
Leçon
sur la Leçon).
En l'occurrence, s'agissant de l'enjeu éthique possible de la
littérature, entre le Dieu et le loup, il y a toute la différence
entre la bonne et la mauvaise littérature, celle qui perfectionne
les hommes et celle qui les infantilise,
celle qui contribue à les éduquer et celle
qui exerce sur eux une "désublimation répressive", selon
l'expression de Marcuse.
52Comme
chez Spinoza,
pour
Proust, la joie se confond avec ce surcroît de perfection :
"plus
nous sommes affectés d’une grande joie, plus nous passons à une
perfection plus grande"(Spinoza,
Éthique,
IV, 45). Et,
comme chez Spinoza aussi, ce perfectionnement est la conséquence
d'une fréquentation amicale aléatoire et non pas d'une relation
pédagogique institutionnalisée comme pour Platon ou Bergson.
53Ce
mot, forgé par Horace Walpole, "vous le comprendrez mieux
par l'origine que par la définition. J'ai lu autrefois un conte de
fées saugrenu, intitulé les Trois Princes de Serendip
: tandis que leurs altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte
de découvertes, par accident et sagacité, de choses qu'elles ne
cherchaient pas du tout"(Walpole,
Lettre à Horace Mann,
28 janv. 1754). L'historien
Carlo Ginzburg l'appelle aussi la "vertu de Zadig",
rappelant par là que le conte philosophique de Voltaire (Zadig
ou la Destinée)
s'inspire du conte persan auquel Walpole fait allusion. La
sérendipité peut aussi être rapprochée de ce que Machiavel nomme
la virtù
(cf. la
Politique n'est-elle pas l'exercice de la virtuosité plutôt que de
la souveraineté ?).
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