LIRE IV : COMPREHENSION, INTERPRETATION ET AUTORITE CHEZ ARENDT, BOURDIEU ET WITTGENSTEIN
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE
LIRE VI : PROUST, LEIBNIZ ET LES MONADES LISANTES.)
Lioudmila Troubina et Victor Chertov écrivent que "la connaissance des œuvres de l’art du langage des peuples d’une Russie multinationale concourt à élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays et favorise leur prise de conscience de leur appartenance à la culture nationale mais aussi mondiale. La découverte par les élèves russes de la culture des pays étrangers contribue à leur compréhension de l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide à appréhender la vie et la création d’hommes et de femmes de différents pays"(in Emmanuel Fraisse, l'Enseignement de la Littérature, un Monde à explorer). Ce qui est une manière de définir les enjeux didactiques de la littérature avec un peu plus d'emphase que ne le faisait Roland Barthes lorsque, en 1969, au Colloque de Cerisy, il déclarait : "la littérature, c'est ce qui s'enseigne, un point c'est tout !"(op. cit.). Pourtant, même débarrassée des injonctions d'avoir à "élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays" et d'avoir à comprendre "l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide[r] à appréhender la vie et la création", le simple constat que la littérature soit, depuis toujours et partout, matière d'enseignement, voire d'éducation, suffirait à prouver que, d'une manière générale, nous vivons mieux avec elle que sans elle. Et donc qu'elle doit bien avoir quelque chose à voir avec le souci éthique. Mais, après tout, les mathématiques et l'éducation physique ont, de ce point de vue, le même statut institutionnel que la littérature. Est-ce assez pour y voir les mêmes enjeux éthiques ? À la limite, le dérapage médiatique bien contrôlé d'un Nicolas Sarkozy déclarant, le 23 février 2006 à Lyon, qu'il faut être "un sadique ou un imbécile [pour mettre] dans le programme [du concours d'attaché d'administration] d'interroger les concurrents sur la Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de la Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle !"1 est tout à fait significatif : non seulement une telle position est probablement assez répandue dans l'opinion, mais, en plus, elle stigmatise non pas l'enseignement en général mais celui de la littérature en particulier. De sorte que l'enjeu éthique de la littérature, loin de sauter aux yeux de tout le monde, est probablement encore moins évident que celui des mathématiques ou celui de l'éducation physique2. Allons plus loin, que penser de l'aveu d'un Jorge Semprun qui, parlant de la rédaction de ses mémoires de déporté à Buchenwald, écrit : "tel un cancer lumineux, le récit que je m'arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du moins, mon envie de persévérer dans cette joie misérable. J'avais la certitude d'en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l'écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé : interminable. Ou alors l'inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l'abandon du livre en cours [...]. Il me fallait choisir entre l'écriture et la vie, j'avais choisi celle-ci"(Semprun, l'Écriture ou la Vie, vi) ? Il est clair, que pour lui, écrire ne signifie pas nécessairement vivre mieux. On dira que le témoignage auto-biographique est un genre limite, aux frontières de la littérature, du document historique et de l'essai. De sorte que, ce qu'il est désormais convenu d'appeler un "devoir de mémoire" est peut-être tout à fait autre chose que de la littérature, quelque chose comme une sorte de devoir moral. Or, un témoin, d'une part a toujours, d'une manière ou d'une autre, pour intention d'améliorer par son témoignage au moins la vie d'autrui, sinon la sienne propre, et d'autre part se pose toujours, à propos de la réception de son témoignage, des problèmes typiquement littéraires. Henri Barbusse, à propos de l'enfer de la Grande Guerre, rapporte par exemple ces propos : "- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). Comment dois-je m'y prendre pour raconter ce qui, non seulement me fait mal, mais a toutes les chances de bouleverser mon lecteur ? Et pourquoi dois-je prendre le risque de le bouleverser et non pas seulement l'informer ? Car, après tout, Barbusse, comme d'ailleurs Semprun, ont bien fini par écrire. Comme le dit Maurice Genevoix, toujours à propos de la guerre de 14, "ils me disaient aussi, en me montrant des passages analogues : ''Peut-être qu'il aurait mieux valu ne pas leur marquer ces choses-là ; mais c'était plus fort que moi.'' Un besoin de vérité les contraignait à écrire, un besoin de mesurer, entière, la réalité formidable à quoi ils venaient d'échapper, de se répéter à eux-mêmes : ''J'y étais, moi. J'ai vécu ça, moi ... Et me voici, moi toujours.''"(Genevoix, ceux de 14, IV, iv). Et si l'écriture littéraire avait pour enjeu, aussi obscur qu'impérieux, sinon de vivre mieux ou de faire vivre mieux, du moins de révéler ce qui, dans la vie humaine a le plus de valeur et qui, dans certains cas, hélas, se réduit au fait ... de rester vivant ? Mais d'un autre côté, si, comme l'écrit Thomas Pavel, "poser la question axiologique consiste à se demander si, pour défendre l'idéal, l'homme doit résister au monde, s'y plonger pour y rétablir l'ordre moral ou enfin s'efforcer de remédier à sa propre fragilité, si, en d'autres termes, l'individu peut habiter le monde où il voit le jour"(Pavel, la Pensée du Roman), qu'est-ce qui distingue la littérature du droit, de la politique, voire de la philosophie ou de la science ?
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE
LIRE VI : PROUST, LEIBNIZ ET LES MONADES LISANTES.)
Lioudmila Troubina et Victor Chertov écrivent que "la connaissance des œuvres de l’art du langage des peuples d’une Russie multinationale concourt à élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays et favorise leur prise de conscience de leur appartenance à la culture nationale mais aussi mondiale. La découverte par les élèves russes de la culture des pays étrangers contribue à leur compréhension de l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide à appréhender la vie et la création d’hommes et de femmes de différents pays"(in Emmanuel Fraisse, l'Enseignement de la Littérature, un Monde à explorer). Ce qui est une manière de définir les enjeux didactiques de la littérature avec un peu plus d'emphase que ne le faisait Roland Barthes lorsque, en 1969, au Colloque de Cerisy, il déclarait : "la littérature, c'est ce qui s'enseigne, un point c'est tout !"(op. cit.). Pourtant, même débarrassée des injonctions d'avoir à "élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays" et d'avoir à comprendre "l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide[r] à appréhender la vie et la création", le simple constat que la littérature soit, depuis toujours et partout, matière d'enseignement, voire d'éducation, suffirait à prouver que, d'une manière générale, nous vivons mieux avec elle que sans elle. Et donc qu'elle doit bien avoir quelque chose à voir avec le souci éthique. Mais, après tout, les mathématiques et l'éducation physique ont, de ce point de vue, le même statut institutionnel que la littérature. Est-ce assez pour y voir les mêmes enjeux éthiques ? À la limite, le dérapage médiatique bien contrôlé d'un Nicolas Sarkozy déclarant, le 23 février 2006 à Lyon, qu'il faut être "un sadique ou un imbécile [pour mettre] dans le programme [du concours d'attaché d'administration] d'interroger les concurrents sur la Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de la Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle !"1 est tout à fait significatif : non seulement une telle position est probablement assez répandue dans l'opinion, mais, en plus, elle stigmatise non pas l'enseignement en général mais celui de la littérature en particulier. De sorte que l'enjeu éthique de la littérature, loin de sauter aux yeux de tout le monde, est probablement encore moins évident que celui des mathématiques ou celui de l'éducation physique2. Allons plus loin, que penser de l'aveu d'un Jorge Semprun qui, parlant de la rédaction de ses mémoires de déporté à Buchenwald, écrit : "tel un cancer lumineux, le récit que je m'arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du moins, mon envie de persévérer dans cette joie misérable. J'avais la certitude d'en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l'écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé : interminable. Ou alors l'inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l'abandon du livre en cours [...]. Il me fallait choisir entre l'écriture et la vie, j'avais choisi celle-ci"(Semprun, l'Écriture ou la Vie, vi) ? Il est clair, que pour lui, écrire ne signifie pas nécessairement vivre mieux. On dira que le témoignage auto-biographique est un genre limite, aux frontières de la littérature, du document historique et de l'essai. De sorte que, ce qu'il est désormais convenu d'appeler un "devoir de mémoire" est peut-être tout à fait autre chose que de la littérature, quelque chose comme une sorte de devoir moral. Or, un témoin, d'une part a toujours, d'une manière ou d'une autre, pour intention d'améliorer par son témoignage au moins la vie d'autrui, sinon la sienne propre, et d'autre part se pose toujours, à propos de la réception de son témoignage, des problèmes typiquement littéraires. Henri Barbusse, à propos de l'enfer de la Grande Guerre, rapporte par exemple ces propos : "- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). Comment dois-je m'y prendre pour raconter ce qui, non seulement me fait mal, mais a toutes les chances de bouleverser mon lecteur ? Et pourquoi dois-je prendre le risque de le bouleverser et non pas seulement l'informer ? Car, après tout, Barbusse, comme d'ailleurs Semprun, ont bien fini par écrire. Comme le dit Maurice Genevoix, toujours à propos de la guerre de 14, "ils me disaient aussi, en me montrant des passages analogues : ''Peut-être qu'il aurait mieux valu ne pas leur marquer ces choses-là ; mais c'était plus fort que moi.'' Un besoin de vérité les contraignait à écrire, un besoin de mesurer, entière, la réalité formidable à quoi ils venaient d'échapper, de se répéter à eux-mêmes : ''J'y étais, moi. J'ai vécu ça, moi ... Et me voici, moi toujours.''"(Genevoix, ceux de 14, IV, iv). Et si l'écriture littéraire avait pour enjeu, aussi obscur qu'impérieux, sinon de vivre mieux ou de faire vivre mieux, du moins de révéler ce qui, dans la vie humaine a le plus de valeur et qui, dans certains cas, hélas, se réduit au fait ... de rester vivant ? Mais d'un autre côté, si, comme l'écrit Thomas Pavel, "poser la question axiologique consiste à se demander si, pour défendre l'idéal, l'homme doit résister au monde, s'y plonger pour y rétablir l'ordre moral ou enfin s'efforcer de remédier à sa propre fragilité, si, en d'autres termes, l'individu peut habiter le monde où il voit le jour"(Pavel, la Pensée du Roman), qu'est-ce qui distingue la littérature du droit, de la politique, voire de la philosophie ou de la science ?
Une manière tout
à fait radicale de nier que la littérature puisse assumer un enjeu
éthique consiste à dénier à la littérature tout enjeu quelconque
autre que ... littéraire. Voici une expression possible de cette
radicalité :
"dans un texte littéraire, le ''message'' communiqué concerne toujours et d'abord la langue ; tout autre élément d'information n'est qu'un supplément secondaire [...]. Le texte littéraire est toujours aussi, et d'abord, une réflexion sur la langue"(Lecercle et Shusterman, l'Emprise des Signes).
Autrement dit, pour reprendre
l'exemple de l'échange entre poilus de 14 rapporté par Barbusse et
cité supra, le problème,
tel que nous avons essayé de le poser, serait mal posé. L'écrivain
ne se dirait
pas : "voyons, je dois porter témoignage de l'enfer des
tranchées ; comment vais-je m'y prendre pour que mon témoignage
soit lisible ?". Il se dirait
(par exemple dans le cas de Barbusse) : "les échanges verbaux
entre les poilus dans les
tranchées sont d'une richesse extraordinaire3
; de quoi vais-je bien
pouvoir parler pour manifester le mieux cette richesse ?". De
telle sorte que le "sujet", le "thème", la
"trame narrative", etc. ne seraient pas le but réel de la
littérature mais simplement un effet induit par celle-ci, quelque
chose de purement contingent comparé à la nécessité de célébrer
le langage qua langage
:
"ainsi, dans tout récit, l'imitation reste contingente ; la fonction du récit n'est pas de ''représenter'' [...]. Le récit ne fait pas voir, il n'imite pas [...]. Ce qui se passe dans le récit n'est, du point de vue référentiel (réel), à la lettre : rien ; ''ce qui arrive'', c'est le langage tout seul, l'aventure du langage, dont la venue ne cesse d'être fêtée"(Barthes, Introduction à l'Analyse Structurale du Récit, in Communications, 1966, n°8).
Ce point de vue que l'on qualifiera,
avec Rorty4,
de "textualiste" consiste donc à considérer que tout
texte littéraire
est auto-référentiel. Non seulement il n'a pas d'autre enjeu que
lui-même dans la mesure où il ne vise pas une fin extérieure à
lui-même, mais encore, à l'intérieur de lui-même, il ne désigne
que lui-même.
Ou, plus exactement, il parle de lui-même comme acte de langage
particulier au sens d'Austin où "[certaines
phrases] ne décrivent, ne rapportent, ne constatent absolument rien,
donc ne sont pas vraies ou fausses
[mais sont] l'exécution d'une action"(Austin,
quand
Dire c'est Faire,
i).
La phrase littéraire serait donc une sorte de performatif consistant
à to
do some
things
with words5.
Oui
mais
what
kind of things,
serait-on tenté de demander ? Parce que, là où Austin et, dans sa
foulée, les pragmatistes comme Searle, Sperber et Wilson, Ducrot,
etc., distinguent
justement les énoncés qui se
contentent de constater
un fait ("constatifs")
et ceux qui effectuent
quelque
chose
en parlant
("performatifs")6,
le texte littéraire semble, justement, avoir ce double caractère :
"on voit bien quelle fut, au XIX siècle, la fonction de la littérature par rapport au mode d'être moderne du langage [...]. Elle rompt avec toute définition de "genres" comme formes ajustées à un ordre de représentations, et devient pure et simple manifestation d'un langage qui n'a pour loi que d'affirmer -contre tous les autres discours- son existence escarpée ; elle n'a plus alors qu'à se recourber dans un perpétuel retour sur soi, comme si son discours ne pouvait avoir pour contenu que de dire sa propre forme"(Foucault, les Mots et les Choses).
Pour affiner
un peu
l'analyse pragmatique du textualisme littéraire7,
on pourrait donc dire que, de ce point de vue, l'énoncé constate
quelque chose (par exemple : longtemps,
je me suis couché de bonne heure)
et fait ce qu'il constate en se
citant
lui-même
(ici : << longtemps,
je me suis couché de bonne heure>>)8.
Mais il le fait en quelque sorte implicitement puisqu'il manquerait à
l'acte de langage consistant à affirmer, comme le dit Foucault, "son
existence escarpée",
ce que Searle appelle un "marqueur illocutoire" comme
"j'affirme que ...", "je conteste
que ...", ou,
en l'occurrence ici, "je dis que ..." ,
c'est-à-dire une expression dont la fonction est d'annoncer à
l'avance ce que le locuteur a l'intention de faire en parlant. Bref,
la force illocutoire (ce qu'on a l'intention de faire en parlant) du
discours littéraire se confondrait avec son contenu locutoire (ce
qu'on dit effectivement).
Quid
alors
de son effet perlocutoire9
? Eh bien, justement, il n'y en a pas, hormis le fait que "la
venue [du
langage] ne
cesse d'être fêtée"
ou bien que "son
existence escarpée [celle
du langage] n'a
plus alors qu'à se recourber dans un perpétuel retour sur soi",
comme le proclament respectivement Barthes et Foucault. "Un
perpétuel retour sur soi"
: le texte littéraire est, non seulement, auto-référentiel (il ne
désigne rien d'extérieur à lui-même), mais aussi auto-télique
(il n'a pas d'autre but que lui-même). Or,
s'il n'y a pas, dans le texte littéraire, ni force illocutoire
extra-textuelle, ni effet perlocutoire attendu, il n'y a pas non
plus, et a
fortiori,
d'enjeu éthique envisageable pour lui puisque celui-ci devrait
s'inscrire, soit dans l'intention de l'écrivain (illocution), soit
dans une conséquence que la lecture du texte aura éventuellement
induite, à plus ou moins long terme (perlocution), sur la conduite
de la vie du lecteur. En
tout cas, si l'on suit Foucault, tel est bien le destin de la
littérature moderne
qui,
de
prétendument narrative, assume enfin sans complexe son
intransitivité10
: elle a
renoncé à représenter
quoi
que ce soit à qui que ce soit.
Il
faut reconnaître qu'il existe, notamment dans la littérature
française du XX°, des illustrations assez saisissantes d'une telle
conception textualiste de la littérature.
À
propos, par exemple, de l'oeuvre de Beckett, Patrick Kechichian écrit
que "la
littérature en son état d'épuisement est encore littérature
[...], une littérature exprimant ou mimant l'état d'épuisement,
donnant avec art le sentiment de la fatigue extrême, ne trace pas
aussitôt sa propre limite. Elle ne pousse pas fatalement l'auteur au
mutisme et le spectateur au désespoir"(le
Monde,
22 nov. 1991).
Soit,
en effet, le monologue de Lucky dans
le premier acte de
en
attendant Godot11
:
"étant donné l'existence telle qu'elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattmann d'un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l'étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine athambie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près on ne sait pourquoi mais ça viendra et souffre à l'instar de la divine Miranda avec ceux qui sont on ne sait pourquoi mais on a le temps dans le tourment dans les feux dont les feux les flammes pour peu que ça dure encore un peu et qui peut en douter mettront à la fin le feu aux poutres assavoir porteront l'enfer aux nues si bleues par moments encore aujourd'hui et calmes si calmes d'un calme qui pour être intermittent n'en est pas moins le bienvenu mais n'anticipons pas et attendu d'autre part qu'à la suite des recherches inachevées mais néanmoins couronnées par l'Acacacacadémie d'Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il est établi sans risque d'erreur que celle afférente aux calculs humais qu'à la suite des recherches inachevées inachevées de Testu et Conard il est établi tabli tabli ce qui suit qui suit qui suit assavoir mais n'anticipons pas on ne sait pourquoi à la suite des travaus de Poinçon et Wattmann il apparaît aussi clairement si clairement qu'en vue des labeurs de Fartov et Belcher inachevés inachevés on ne sait pourquoi de Testu et Conard inachevés inachevés il apparaît que l'homme contrairement à l'opinion contraire que l'homme en Bresse de Testu et Conard que l'homme enfin bref que l'homme en bref enfin malgré les progrès de l'alimentation et de l'élimination des déchets est en train de maigrir et en même temps parallèlement on ne sait pourquoi malgré l’essor de la culture physique de la pratique des sports tels tels tels le football le tennis la course et à pied et à bicyclette la natation l’équitation l’aviation et la conation le tennis la camogie le patinage et sur glace et sur asphalte le tennis l’aviation les sports les sports d’hiver d’été d’automne d’automne le tennis sur gazon sur sapin et sur terre battue l’aviation le tennis le hockey sur terre sur mer et dans les airs la pénicilline et succédanés bref je reprends en même temps parallèlement de rapetisser on ne sait pourquoi malgré le tennis je reprends l’aviation le golf tant à neuf qu’à dix-huit trous le tennis sur glace bref on ne sait pourquoi en Seine Seine et Oise Seine et Marne Marne et Oise assavoir en même temps parallèlement on ne sait pourquoi de maigrir rétrécir je reprends Oise Marne bref la perte sèche par tête de pipe depuis la mort de Voltaire étant de l’ordre de deux doigts cent grammes par tête de pipe environ en moyenne à peu près chiffres ronds bon poids déshabillé en Normandie on ne sait pourquoi bref enfin peu importe les faits sont là et considérant d’autre part sur ce qui est encore plus grave qu’il ressort ce qui encore plus grave qu’à la lumière la lumière des expériences en cours de Steinweg et Petermann il ressort ce qui est encore plus grave qu’il ressort ce qui est encore plus grave à la lumière la lumière des expériences abandonnées de Steinweg et Petermann qu’à la campagne la montagne et le bord de la mer et des cours d’eau et de feu l’air est le même et la terre assavoir l’air et la terre par les grands froids l’air et la terre faits pour les pierres par les grands froids hélas le septième de leur ère l’éther la terre la mer pour les pierres pour les grands fonds les grands froids sur terre sur mer et dans les airs peuchère je reprends on ne sait pourquoi malgré le tennis les faits sont là on ne sait pourquoi je reprends au suivant bref enfin hélas au suivant pour les pierres qui peut en douter je reprends mais n’anticipons pas je reprends la tête en même temps parallèlement on ne sait pourquoi malgré le tennis au suivant la barbe les flammes les pleurs les pierres si bleues si calmes hélas la tête la tête la tête la tête en Normandie malgré le tennis les labeurs abandonnés inachevés plus graves les pierres bref je reprends hélas hélas abandonnés inachevés la tête la tête en Normandie malgré le tennis la tête hélas les pierres Conard Conard ... Tennis ! ... Les pierres ! ... Si calmes ! ... Conard ! ... Inachevés ! ..."(Beckett, en attendant Godot, i)12.
Pour le dire, cette fois, dans
les termes de la linguistique saussurienne, tout
se passe, en effet, comme si l'auteur ne se demandait pas
: "quel signifiant va le mieux convenir à mon signifié ?"
; mais au contraire : "quel signifié sera le plus apte à
mettre en valeur mon signifiant ?"
; voire même (et cela semble être le cas dans
notre exemple) : "et si
l'on se passait carrément de signifié ?". Comme le remarque
aussi Deleuze : "seul l'épuisé peut épuiser le
possible, parce qu'il a renoncé à tout besoin, préférence, but ou
signification [...]. Le grand apport de Beckett à la logique est de
montrer que l'épuisement (exhaustivité) ne va pas sans un certain
épuisement physiologique"(Deleuze,
l'Épuisé,
in Beckett,
Quad).
De fait, dans l'extrait cité supra,
Lucky tombe, physiquement
épuisé
par son énonciation, allégorie possible de l'épuisement de la
langue littéraire dans son signifiant, donc, comme le dit Deleuze,
dans l'impossibilité manifeste d'avoir une
autre visée,
illocutoire et, a
fortiori,
perlocutoire, que soi-même.
On pourrait juste élever deux objections rapides13
à cette conception textualiste. La
première
consisterait à s'étonner, par exemple dans le cas de Beckett, que
des spectateurs puissent trouver un intérêt évident à assister à
la représentation de ce que Jean-François Louette appelle un
"théâtre de l'ennui"14,
non pas un théâtre qui porte à l'ennui, mais un théâtre
qui
met en scène l'ennui. Ce
qui tendrait à attester que, à défaut d'enjeu éthique, l'effet
perlocutoire du texte de Beckett
est au moins celui-ci : la
mise en scène beckettienne de l'ennui
suscite l'intérêt d'un public de connaisseurs. La
seconde
objection
vient
de
Beckett (jeune)15
lui-même
à propos de l'expérience de la création littéraire chez Proust
dont il dit qu'"il
va subir une expérience religieuse dans le seul sens intelligible de
l'épithète, à la fois une assomption et une annonciation"(Beckett,
Proust).
Ce qu'a l'air de vouloir dire Beckett ici, c'est qu'il y a, chez
Proust (et peut-être aussi chez d'autres écrivains), une forme
d'illocution (l'"annonciation"
: le Narrateur va devenir écrivain)
et une forme de perlocution (l'"assomption"
: le "temps retrouvé" sans la corruption de l'oubli
puisque tout ce qui est narré devient, ipso
facto,
matière littéraire)
qui sont tout bonnement immanentes au texte. Après tout, l'analogie
religieuse16
n'est pas forcément dépourvue de pertinence qui assigne,
implicitement, au texte littéraire un enjeu
simplement interne, le salut résidant alors dans l'auto-célébration
de la littérature par elle-même, comme le suggèrent, notamment,
Barthes ou Foucault.
Il
me semble qu'il y a un sens, en effet, à parler, non seulement
d'enjeu, mais de finalité éthique explicite assignés
au texte littéraire, à condition toutefois que celui-ci satisfasse
un
certain nombre de critères
épistémiques
ou esthétiques. Il n'a pas échappé à un lecteur perspicace de
Platon comme l'était François Châtelet que la philosophie est née
d'un besoin de vérité lorsque
"sur l'Agora, la parole joue un rôle décisif, et l'individu qui sait faire des discours et provoquer la conviction chez ses auditeurs réussit plus aisément que celui qui compte sur sa naissance et ses vertus [...]. Devenu citoyen, l'individu recherche les moyens qui lui permettent de participer efficacement à la vie politique et fait bon accueil à ces gens au langage sonore qui parlent savamment de toutes choses. Les sophistes viennent ainsi occuper dans la Cité une place vide et y jouer un rôle capital"(François Châtelet, Platon, i).
Aussi
n'est-il pas complètement absurde de voir une manière de
préoccupation éthique assignée à la philosophie du simple fait
qu'il
semble préférable à Platon que ce soient les philosophes plutôt
que les sophistes qui occupent cette "place vide".
Préférable parce qu'
"il est dans la nature des philosophes de s’attacher à cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption [...]. Les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité [...]. Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité"(Platon, République, VI, 474a-511b).
Certes, le niveau d'exigence éthico-politique de
Platon est sans doute démesuré. Il n'empêche que le souci de la
valeur de connaissance d'un langage tiré à hue et à dia par les
intérêts immédiats des
affairistes sans scrupules17
a quelque chose à voir avec le vivre-mieux, sinon avec le
vivre-bien.
Comme le dira, bien plus tard, Stanley Cavell, "le
désir et la recherche de la communauté sont le désir et la
recherche de la raison"(Cavell,
les
Voix de la Raison,
i). Et
l'attitude éthique correspondant à ce désir et à cette recherche
de la raison, de la vérité, bref, de la science (épistèmè),
celle qui a pour tâche
de sauvegarder la fonction épistémique du langage envers et contre
toutes les sophistiques, c'est,
pour Platon, la
philosophie
en ce qu'elle a le devoir
de veiller à ce que "les
vérités [soient] enchaînées les unes aux autres au moyen
d’arguments de fer et de diamant"(Platon,
Gorgias,
509a). Mais, contrairement à une vulgate ridicule, Platon ne
s'arrête pas là.
On se plaît à répéter que, dans le livre X de la
République,
il condamne l'activité
de
"fabrication
d'images" (mimèsis)
et
donc, en particulier, la
poésie
(la littérature),
dont
il
classe les
spécialistes au
dernier rang sur l'échelle de l'efficacité épistémique
et de la fréquentabilité éthique : "Socrate : crois-tu
que, si un homme était capable de faire indifféremment et l’objet
à imiter et l’image, il choisirait de consacrer son activité à
la fabrication des images, et mettrait cette occupation au premier
plan de sa vie, comme s’il n’y avait pour lui rien de meilleur ?
Glaucon
: Non, certes"(Platon,
République,
X, 599b).
Sauf qu'on oublie un peu vite que, au livre III de la
République,
Platon a déjà étudié le cas particulier des poètes dans les
termes suivants :
"Socrate : ne sais-tu pas que les premiers vers de l’Iliade dans lesquels le poète raconte que Chrysès pria Agamemnon de lui rendre sa fille , que celui-ci s’emporta, et que le prêtre, n’ayant pas obtenu l’objet de sa demande, invoqua le dieu contre les Achéens ? Adimante : je le sais. Socrate : tu sais donc que, jusqu’à ces vers,"il implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs des peuples", le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais, pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon ; et il a composé à peu près de la même manière tout le récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et dans toute l’Odyssée. [...] Si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes"(Platon, République, III, 393b-398b).
Dans ce passage, Platon distingue en effet deux
sortes d'activités littéraires possibles de la part du poète : la
production d'images imitant le réel (mimèsis)
et
la relation du réel dans un récit (diègèsis).
De la première relève, par exemple, la tendance d'Homère à
"s’exprime[r]
comme s’il était Chrysès, et s’efforce[r]
de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas
Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon".
Le poète, autrement dit, est un imitateur (mimètès)
lorsqu'il écrit en laissant parler ses personnages au style direct,
en disant "je" et en employant le présent de l'indicatif
alors que, de toute évidence, le récit rapporte des propos écrits
par un tiers (l'auteur
du texte, l'écrivain) bien
après qu'ils ont
été prononcés. En ce sens, il n'est
guère
fréquentable car il trompe
ses lecteurs et n'a
donc
nullement
le souci de la vérité.
Aussi, "nous
lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité
et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une
autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir
couronné de bandelettes".
Mais le poète peut s'exprimer différemment. Par exemple lorsque
"jusqu’à
ces vers,"il
implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs des
peuples",
le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée
dans un autre sens".
Là, le poète est un narrateur (diègètès)
soucieux d'exactitude et de vérité. Il assume ses propos en
montrant bien, par son style indirect et le choix des formes verbales
et
pronominales adaptées aux circonstances relatées,
qu'il rapporte
des faits, bref qu'il se fait le vecteur d'une connaissance.
Or,
en
ne se comportant
pas "comme
si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même",
il n'est plus
condamnable. Bien au contraire.
On objectera que Platon entend dissoudre la littérature dans
l'objectivité
scientifique,
qu'il est paradoxal de considérer le style indirect comme le plus
apte à décrire des faits sans distorsion, etc. Certes, mais il
reste quand même chez lui une conception de la littérature comme
activité intellectuelle tournée vers la recherche de la vérité18,
bref comme une
branche de la
philosophie. Et la philosophie est,
manifestement,
un enjeu éthique.
On objectera encore que la littérature réduite à un exercice de
narration exacte satisfait des ambitions intellectuelles légitimes
mais fait abstraction d'autres aspirations, peut-être moins
rationnelles mais peut-être plus sublimes encore : des aspirations
spirituelles à la transcendance. Là encore, c'est oublier un peu
vite que Platon est l'auteur du Banquet
dans lequel il explique en quoi l'attachement successif à de beaux
corps, puis à de belles actions, enfin
à de belles idées conduit le
théôrètès,
le "processionnaire"19,
vers le divin. Et lorsqu'on
lit le
discours de Diotime :
"quelle ne serait pas la destinée d'un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et sa simplicité, non plus revêtu de chairs et de couleurs humaines et de tous ces vains agréments condamnés à périr; à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine ! Penses-tu qu'il eût à se plaindre de son partage celui qui, dirigeant ses regards sur un tel objet, s'attacherait à sa contemplation et à son commerce ? Et n'est-ce pas seulement en contemplant la beauté éternelle, avec le seul organe par lequel elle soit visible, qu'il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus, parce que ce n'est pas à des images qu'il s'attache, mais des vertus réelles et vraies, parce que c'est la vérité seule qu'il aime ? Or c'est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit, qu'il appartient d'être chéri de Dieu ; c'est à lui plus qu'à tout autre homme qu'il appartient d'être immortel"(Platon, le Banquet, 210a-212b),
il n'y a plus
le moindre doute à
avoir.
Si,
par opposition à la littérature "mimétique" trompeuse,
il
existe une
littérature
"diègètique"
véridique,
celle-ci
est d'abord et avant tout une littérature belle.
Car
c'est "seulement
en contemplant la beauté éternelle, avec le seul organe par lequel
elle soit visible, qu'[on]
pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus
[...] mais
des vertus réelles et vraies".
Or,
déjà,
dans la
République,
Platon avait fait remarquer que
"l’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages [...]. Ce que le bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets [...]. Ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité [...] c’est l’idée du bien"(Platon, République, VI, 505a-509a).
On peut donc dire qu'il n'est pas possible de connaître le vrai sans
être éclairé par l'idée du Bien ou, ce qui revient au même, par
la beauté éternelle
et immuable,
autrement dit par Dieu. L'enjeu éthique de la littérature
"diègètique"
est
alors manifeste : elle
ne peut être un instrument de conversion au vrai20
si elle n'est
guidée par
le souci du
Bien, autrement dit du Beau (kalos
kaï agathos).
Ce que confirmera le néo-platonisme21
dans sa version christianisante :
"ramenée à l'intelligence, l'âme voit donc croître sa beauté : en effet, sa beauté propre, c'est l'intelligence avec ses idées; c'est quand elle est unie à l'intelligence que l'âme est véritablement isolée de tout le reste. Aussi dit-on avec raison que le bien et le beau pour l'âme, c'est de se rendre semblable à Dieu, parce qu'il est le principe de la Beauté st des essences ; ou plutôt l'Être est la Beauté, l'autre nature [le non-être, la matière] est la laideur. Celle-ci est le mal premier, le mal même, comme Celui-là [le Premier principe] est le Bien et le Beau : car il y a identité entre le Bien et la Beauté"(Plotin, Ennéades, i, 6).
Voilà
une bonne illustration des
propos de Beckett selon lesquels il peut y avoir, dans la
littérature, quelque chose comme une annonciation et une assomption
de nature religieuse immanentes au texte lui-même.
Cela
dit, on peut tout à fait concevoir ce rapport d'immanence de
l'éthique à la littérature, non seulement en se débarrassant de
ce que Musil appelle un "bavardage
de sacristie sur la mission de l'artiste"(Musil,
Essais,
in
Bouveresse, la
Connaissance de l'Écrivain,
§3), mais en se débarrassant aussi de ce qu'on pourrait nommer,
pour parodier Musil, un bavardage aléthique à propos de
l'indexation nécessaire que fait Platon entre la bonne littérature
et le vrai.
En effet, on peut considérer que "dans
la littérature, l'essence se découvre d'un coup, elle est donnée
avec sa vérité, dans sa vérité, comme la vérité même de l'être
qui se dévoile"(Sallenave,
le
Don des Morts,
in
Bouveresse, la
Connaissance de l'Écrivain,
§3) à la fois sans diviniser l'Être et à la fois sans assimiler
l'Être au Beau ou au Bien. Par exemple, Heidegger considère que
"dans
la pensée l'Être vient au langage. Le langage est la maison de
l'Être. Dans son abri habite l'homme. Les
penseurs [die
Denkenden]
et les poètes [die
Dichtenden]
sont ceux qui veillent sur cet abri"(Heidegger,
Lettre
sur l'Humanisme).
Or, si "le
langage est la maison de l'Être",
Heidegger a fait remarquer dans Être
et Temps
que cette "maison" était ouverte à tous les vents,
notamment sous la forme de la chute de la parole dans le bavardage et
du comprendre dans la curiosité.
Or,
"l'Être-là22 [das Dasein] qui s'en tient au bavardage [das Gerede] est, en tant qu'être-au-monde, coupé de ses rapports ontologiques fondamentaux originels et authentiques avec le monde. [Quant à la curiosité - die Neugier] ce mode de l'être-au-monde dévoile un nouveau mode d'être du Dasein quotidien où celui-ci ne cesse de se déraciner"(Heidegger, Être et Temps, §§35-36).
Comme
chez Platon, il y a, chez Heidegger l'idée d'une déchéance du
langage. Sauf que ce n'est pas seulement sa fonction qui est
pervertie, c'est sa relation ontologique avec l'Être lui-même
puisque, dès lors,
"le langage nous refuse son essence, à savoir qu'il est la maison de la vérité et de l'Être [das Sein]. Le langage se livre bien plutôt à notre pur vouloir et à notre activité comme instrument de domination sur l'étant [das Seiende]23. Celui-ci lui même apparaît comme le réel dans le tissu des causes et des effets. Nous abordons l'étant conçu comme le réel par le biais du calcul et de l'action, mais aussi par celui d'une science et d'une philosophie qui procède par explications et motivations"(Heidegger, Lettre sur l'Humanisme).
Et de dénoncer l'arraisonnement
(der
Gestell)
de la nature, de la pensée et de l'homme par l'obsession
techno-scientifique de l'étant au détriment du souci (die
Sorge)
de l'être. Voilà pourquoi, loin de préconiser, comme le
fait Platon,
le salut par la philosophie, Heidegger suggère que "l'homme
doit
d'abord se laisser à nouveau revendiquer par l'Être et prévenir
par lui du danger de n'avoir, sous cette revendication, que peu ou
rarement quelque chose à dire"(op.
cit.).
En ce sens, "la
libération du langage des liens de la grammaire en vue d'une
articulation plus originelle de ses éléments est réservée à la
pensée [denken]
et
à la poésie
[dichten]"(op.
cit.).
On
se doute qu'il ne s'agit donc pas, pour Heidegger, de purifier
"techniquement", c'est-à-dire logiquement ou
grammaticalement le langage commun de ses incongruités et
dysfonctionnements pour retrouver la plage de l'Être sous les pavés
de l'étant. La méthode de
"l'ouverture
de la clairière de l'Être",
comme il le dit souvent, nous
en est fournie par la poésie elle-même : "pour
entendre la réponse à la question, soyons attentifs au signe que
nous fait et nous réserve une parole de Hölderlin [...]. Le poète
dit au début [de l'Hymne
Patmos]
: ''mais
où est le péril, croît aussi ce qui sauve''"(Heidegger,
le
Tournant,
in
Questions,
IV).
La notion d'"ouvert" (das
Offene)
s'oppose à l'idée proprement grecque de clôture par laquelle la
philosophie a commencé par penser, dans la tradition parménidienne,
l'Être comme un tout absolu et auto-subsistant24.
Or, pour Heidegger, l'Être est pensé à partir du temps, et
notamment du temps de l'existence humaine
qui, étant "le berger de l'Être", en est, en quelque
sorte, le dépositaire sous la forme du langage qui n'est pas, comme
chez les Grecs, le véhicule contingent et plus ou moins satisfaisant
de la pensée, mais sa "maison",
le lieu naturel de sa résidence, pour parler comme Aristote.
D'où la confiance que Heidegger accorde au langage et, en même
temps, sa méfiance pour la fonction
spécifiquement
aléthique25
du
langage dans laquelle il voit le début de la déchéance (das
Verfallen)26
:
"l’essence
de l’Ouvert se dévoile seulement à celui qui pense l’être
lui-même tel qu’il se destine à la pensée occidentale sous le
nom d’alèthéïa"(Heidegger,
der
Ister).
Il s'ensuit que seuls les métaphysiciens [die
Denkenden]
et
les poètes [die
Dichtenden]
sont suffisamment éloignés de cette tradition philosophique
sclérosante qui, depuis les Grecs, pratique allègrement "l'oubli
de l'Être". Ou,
mieux
encore,
les poètes-métaphysiciens ou les métaphysiciens-poètes. D'où
l'admiration de Heidegger pour Nietzsche27,
pour Rilke28
et pour Hölderlin :
"considéré d’un point de vue purement métaphysique, le domaine de l’expérience poétique fondamentale de Rilke n’est en rien différent de la position fondamentale de la pensée de Nietzsche. Tous deux sont aussi éloignés que possible de l’essence de la vérité comme alèthéïa"(Heidegger, Parménide).
Alors en quoi y a-t-il une visée éthique possible dans le point de
vue heideggerien de la littérature comme "éclaircie de l'Être"
? Il
va de soi que Heidegger lui-même nie
qu'il y en ait une,
puisque l'action, tout autant que le calcul, concernent l'étant et
non pas l'Être, tandis que
"la pensée qui pose la question de la vérité de l'Être, et par là même détermine le séjour essentiel de l'homme à partir de l'Être et vers lui n'est ni éthique ni ontologie [...]. Cette pensée n'est ni théorique ni pratique. Elle se produit avant cette distinction [...]. Une telle pensée n'a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet. Elle satisfait son essence du moment qu'elle est"(Heidegger, Lettre sur l'Humanisme).
Or
Heidegger a commencé son ouvrage par ces mots :
"nous ne pensons pas encore de façon assez décisive l'essence de l'agir [das Wesen des Handelns]. On ne connaît l'agir que comme la production d'un effet dont la réalité est appréciée selon l'utilité qu'il offre. Mais l'essence de l'agir est l'accomplir [das Vollbringen]. Accomplir signifie : déployer une chose dans la plénitude de son essence, atteindre cette plénitude"(op. cit.).
On peut donc dire, en restant fidèle à Heidegger, que la
littérature est, précisément, ce qui, en permettant à l'essence
du langage de se déployer dans sa plénitude, accomplir l'essence de
la pensée et, donc, "agir" en prenant le plus grand soin
de l'Être. Ce qui, nolens
volens,
est une manière comme une autre de définir un enjeu éthique,
fût-il requalifié d'humanisme.
Humanisme qui devient manifeste sous la plume de ce grand lecteur et grand continuateur de Heidegger que fut Sartre lorsqu'il dit que "l'essence de l'oeuvre littéraire, c'est la liberté se découvrant et se voulant totalement elle-même comme appel à la liberté des autres hommes"(Sartre, qu'est-ce que la Littérature ?, iii). Le problème est maintenant de savoir s'il
peut exister
un tel enjeu éthique-humaniste
à la fois immanent à l'exercice de la littérature, et distinct de
toute théologie et de toute épistémologie,
sans, pour
autant tomber dans un pathos
métaphysico-poétique
accessible seulement à un petit cercle d'initiés
comme c'est, hélas, le cas pour les philosophies de Heidegger ou de Sartre. En
d'autres termes, si la littérature peut comporter un enjeu éthique
interne compréhensible et accessible au plus grand nombre et pas seulement aux élites.
Wittgenstein
est d'accord avec Heidegger pour refuser de penser l'agir en termes
de résultats immédiats,
de conséquences factuelles
:
"la première pensée qui vient en posant une loi éthique de la forme : « Tu dois… » est celle-ci : et si je ne fais pas ainsi ? Il est pourtant clair que l’éthique n’a rien à voir avec le châtiment et la récompense au sens usuel. Cette question touchant les conséquences d’un acte doit donc être sans importance. – Du moins faut-il que ses conséquences ne soient pas des événements. Car la question posée doit malgré tout être par quelque coté correcte. Il doit y avoir, en vérité, une espèce de châtiment et une espèce de récompense éthiques, mais ils doivent se trouver dans l'acte lui-même"(Wittgenstein, Tractatus, 6.422)29.
Ce
qui implique, en particulier, que,
si la littérature doit avoir un enjeu éthique, cela ne veut pas
dire que lire ou écrire doit être la cause
d'un
événement éthique quelconque qui serait envisagé comme la
conséquence ou l'effet
de cette cause. À cet égard, ce que dit Wittgenstein de la musique
doit pouvoir être transposable à la littérature30
:
"on dit parfois que la musique nous transmet des sentiments, ce qui semble dire que la musique est la cause de ces sentiments [...]. Et on pourrait en conclure que n'importe quel autre moyen de produire de tels sentiments ferait, pour nous, l'affaire à la place de la musique"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 179).
En
clair, si
la musique ou la littérature participent de l'authenticité de
l'existence humaine, ce n'est certainement pas parce qu'ils sont des
sortes de baumes destinés à apaiser nos plaies existentielles.
Si tel était le cas, elles pourraient être efficacement remplacées
par n'importe quel processus homologue
de
stimulation de certains réseaux neuronaux
bien déterminés.
Bref,
Wittgenstein s'accorde avec Heidegger, mais aussi avec Platon, pour
admettre que, si la littérature doit avoir un enjeu éthique, cet
enjeu est nécessaire
et non pas contingent,
ce qu'il serait assurément si l'éthique n'était qu'un effet
de
la littérature. En termes wittgensteiniens, la relation entre
éthique est littérature, si elle existe, doit être une relation
interne
dans
le sens où "une
propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la
possède pas"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.123),
ou encore, "quelle
est donc la caractéristique des propriétés internes ? Le fait que
toujours, invariablement, elles se trouvent dans l'ensemble qu'elles
déterminent, en quelque sorte indépendamment des événements
extérieurs"(Wittgenstein,
Remarques
sur les Fondements des Mathématiques,
102).
Cela dit, pour montrer que tel est le cas, Wittgenstein, emprunte une
voie plus proche de celle de Platon que de celle de Heidegger en ce
qu'il ne fait pas de la littérature la quintessence du langage mais,
tout au contraire,
une forme limite d'utilisation de
celui-ci.
En effet,
"la philosophie, en tant que gérante de la grammaire, peut effectivement saisir l'essence du monde, non sans doute dans des propositions du langage, mais dans des règles de ce langage qui excluent les combinaisons de signes faisant non-sens [unsinnig]"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, §54).
Voilà
qui est dit : la philosophie est, comme chez le Platon des dialogues
socratiques, une activité de critique de l'adéquation grammaticale
du langage à "l'essence du monde" et non pas, comme chez
Heidegger, une activité de dévoilement de l'être au-delà de
l'étant. Car Wittgenstein explicite cette "essence
du monde"
en disant que
"le monde est tout ce qui a lieu [...]. Le monde est la totalité des faits non des choses [...]. Le monde se décompose en faits [...]. Ce qui a lieu, le fait, est l’existence d’états de chose. [...]. L'état de chose est la connexion d'objets (entités, choses) [...]. Il fait partie de l'essence d'une chose d'être élément constitutif d'un état de choses [...]. La configuration des objets forme l'état de choses [...]. La totalité des états de choses subsistants est le monde"(Wittgenstein, Tractatus, 1-1.1-1.2-2-2.01-2.011-2.0271-2.4).
Du coup, comme
"l'essence
du langage est une image de l'essence du monde"(Wittgenstein,
Remarques
Philosophiques,
§54),
l'essence
du langage
consiste
dans son isomorphisme avec
le
monde des faits, ce à quoi doit jalousement veiller la philosophie
comme "gérante
de la grammaire",
autrement dit gardienne
des
règles de projection
symbolique des états de choses. Pour Wittgenstein, le langage est
"la maison de l'Être", si l'on veut, mais alors de l'être
factuel des états de choses possibles, lequel se confond avec le
langage des sciences de la nature, le seul qui puisse prétendre être
isomorphe au monde,
autant dire de l'étant. En tout cas, la philosophie ne se confond
certainement
pas avec
la
métaphysique : "la
méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne
rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la
science de la nature, quelque chose qui, par conséquent, n'a rien à
voir avec la philosophie. Puis, quand quelqu'un d'autre voudrait dire
quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu'il a omis
de donner, dans ses propositions, une signification à certains
signes"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.53),
autrement dit, qu'il a proféré un non-sens (Unsinn).
Pourtant, là où il rejoint Heidegger, c'est lorsque
Wittgenstein
admet que "à
supposer que toutes les questions théoriques possibles soient
résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore
intacts"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.53-6.52). Plus
précisément,
"le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive. Il n'y a en lui aucune valeur, et s'il y en avait une, elle serait sans valeur. S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui a lieu et à tout état particulier. Car tout ce qui a lieu et tout état particulier est accidentel. Ce qui le rend non accidentel ne peut pas être dans le monde, car ce serait retomber dans l’accident. Ce doit être hors du monde [...]. Il ne peut donc y avoir de propositions de l’éthique. Les propositions ne peuvent rien exprimer de supérieur [...] Il est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et même chose)"(Wittgenstein, Tractatus, 6.41-6.42-6.421).
L'éthique
ou l'esthétique, ne sont que deux manières différentes de désigner
la
source de nos valeurs humaines, valeurs extra-mondaines qui
manifestent le "supérieur" (das
Höhere),
à savoir le sens de la vie.
On
serait peut-être
alors
tenté
de rapprocher le couple wittgensteinien éthique-esthétique du
couple heideggerien humanisme-poésie.
Ce serait une erreur pour deux raisons. D'abord,
pour Heidegger, ce
que les
penseurs comme les poètes sont censés exprimer,
c'est
ce qu'il y a de plus sublime et
de plus éthéré dans
l'Être, tandis que, pour Wittgenstein, comme nous l'avons souligné,
l'éthique, comme l'esthétique, est indicible,
elles ne peuvent rien exprimer du tout ("Il
ne peut donc y avoir de propositions de l’éthique").
Non pas qu'elles
soient
ineffables31,
mais
"ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d'écrire ou de parler sur l'éthique [ou l'esthétique est] d'affronter les bornes du langage. C'est parfaitement, absolument sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage, dans la mesure où l'éthique [ou l'esthétique] naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue"(Wittgenstein, Conférence sur l'Éthique).
Bref,
Heidegger et tous les métaphysiciens, lorsqu'ils prétendent
"dévoiler l'essence de l'Être", se contentent de débiter
allègrement
du
non-sens (Unsinn)32.
Tandis, nous dit Wittgenstein, que
"le poème d'Uhland [l'Épine blanche du Comte Eberhardt] est réellement magnifique. Et voici en quoi : si seulement on ne tente pas d'exprimer ce qui est inexprimable, alors rien ne se perd. Bien au contraire, l'inexprimable est alors -inexprimablement- compris dans ce qui est exprimé"(Wittgenstein, Lettre à Engelmann).
On voit bien que, comme chez le Platon de la
République
ou du Banquet,
le traitement philosophique (critique) du texte littéraire n'est,
dans le meilleur des cas, qu'un
tremplin pour en
montrer la valeur et non pas une
explication
ou un commentaire
éminents
comme chez Heidegger.
La deuxième raison d'opposer Heidegger et Wittgenstein sur ce sujet,
c'est que, si tout discours esthétique
se
heurte aux limites de la dicibilité, en revanche le texte
littéraire, en
soi,33
est pourvu de sens (sinvoll)
en ce qu'il entretient une relation de correspondance possible avec
les faits du monde, ce qui, au
grand dam des heideggeriens,
le rapproche beaucoup plus d'un
banal usage
empirique que d'un
usage
métaphysique.
Et, en même temps, c'est dans cette
nature sinvoll
de l'énoncé littéraire que se manifeste le mieux son enjeu
éthique.
Car,
en effet, si aucun énoncé esthétique ou éthique ne peuvent nous
dire
comment
nous devons
vivre
(puisqu'il n'existe pas de proposition de ce type qui soit douée de
sens -sinnvoll-),
en revanche, les propositions littéraires, en tant que douées de
sens, peuvent toujours nous dire
comment
nous pouvons
vivre, comment envisager une vie authentiquement humaine.
Wittgenstein demande :
"peut-on apprendre la connaissance de l'homme ? Oui, plus d'un peut l'apprendre. [Mais] l'authenticité de l'expression ne peut pas être démontrée, on doit la sentir [...]. L'expérience, par conséquent l'observation variée, peut les enseigner ; et on ne peut pas non plus en donner une formulation générale, mais seulement, dans des cas dispersés, énoncer un jugement correct, fécond, établir une connexion féconde" (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, xi).
Il
n'est pas nécessaire que la littérature donne une idée du Divin ou
qu'elle dévoile l'Être pour qu'elle ait une valeur éthique : il
suffit pour cela qu'elle dise
"comment les hommes vivent"34
en établissant des "connexions fécondes" entre des
tranches de vie
sur lesquelles nous sommes invités à nous interroger et,
éventuellement, à porter un jugement. Car,
au fond, à quoi ressemble la solution d'un problème éthique ?
Certainement pas à la conclusion d'une démonstration, encore moins
au résultat d'un calcul.
"L'attitude d'un tel homme [placé devant un dilemme] connaîtra des variations selon les moments [...]. Disons que nous avons là tous les éléments d'une tragédie. Et la seule chose que nous puissions dire est : ''Dieu35 te vienne en aide !''"(Wittgenstein, Conférence sur l'Éthique).
La solution d'un problème éthique
ressemble à s'y méprendre au dénouement d'une tragédie.
De là, le caractère éminemment éducatif de la tragédie
que
thématise Aristote et sur lequel nous reviendrons longuement.
Stanley
Cavell va
jusqu'à soutenir
que "ce
sont ces structures [...] littéraires, plus particulièrement ces
structures auxquelles nous donnons le nom de tragédies (de même,
sans aucun doute, que dans les comédies), [...] qui nous donnent la
meilleure connaissance de l'Étranger"(Cavell,
les
Voix de la Raison,
xiii). Et de prendre l'exemple d'Othello
de Shakespeare dans laquelle tragédie, nous dit-il, l'opposition
entre Othello et Desdémone est une image saisissante de l'altérité
humaine (noir/blanc ; homme/femme ; vice/vertu ; violence/douceur
; etc.)36,
altérité qui peut être lue comme une allégorie du dilemme
éthique
dont
fait état Wittgenstein.
Il y a donc indiscutablement, chez lui,
un enjeu éthique de la littérature, mais beaucoup plus modeste que
chez Heidegger, puisqu'il ne consiste pas à célébrer
l'essence du langage mais
plutôt à
conduire celui-ci
jusqu'à
la
limite37
du dicible, comme chez Platon. Sauf que, contrairement à ce
dernier,
la
limite du dicible n'est pas, en l'occurrence,
la
connaissance
du nécessaire (le divin) mais plutôt celle du possible (l'humain).
Les
conceptions que nous venons d'exposer
font
donc
des
propriétés de la littérature, qu'elles soient éthiques ou non,
des propriétés nécessaires
ou internes de celle-ci. Le problème est qu'elles consistent,
aussi bien chez les textualistes que chez Platon, Heidegger ou
Wittgenstein,
en
une analyse a
priori des
conditions de possibilité du discours littéraire, bref, à de la
philosophie de l'art.
Ce
qui,
d'une part fait de ces propriétés internes des fonctions
plutôt que des enjeux38,
d'autre part
ne rend pas justice à la richesse et à la diversité d'une
fonction péri-artistique tout à fait importante : la critique39.
Or,
comme le dit Oscar Wilde, "le
critique est celui qui nous fait voir une oeuvre d'art sous une
forme différente de cette oeuvre elle-même, et l'emploi de nouveaux
matériaux constitue un élément de critique autant que de
création"(Wilde,
la
Critique est un Art),
entre autres, le "matériau" éthique qui ne peut, sans
perdre sa nature, être réduit à des catégories prédéterminées
car, "si
Hamlet
possède un peu de la netteté de l'oeuvre d'art, il comporte aussi
toute l'obscurité propre à la vie. Il y a autant d'Hamlets
que de mélancolies"(op.
cit.).
Nous allons à présent examiner des points de vue qui, faisant de
l'enjeu éthique une propriété non plus nécessaire mais
contingente des textes littéraires, autorise une approche beaucoup
plus fine et, comme le
dit
Wilde, créative, de ceux-ci.
Tout
d'abord, il est tout à fait envisageable que l'enjeu éthique de la
littérature soit en réalité un enjeu moral. Non pas dans le sens
où un enjeu moral serait un enjeu éthique au
rabais,
mais au sens où l'entend Deleuze40
comme
véritable différence de nature et
que l'on peut (provisoirement) résumer
de la manière suivante : il y a enjeu moral lorsqu'on entend
projeter la nature ou les résultats d'une
activité sur une échelle prédéterminée de valeurs munie de deux
pôles antagonistes (par exemple, le bien et le mal41),
bref, lorsqu'on cherche à évaluer une conformité
à une essence
présupposée
;
il y a enjeu éthique lorsque l'échelle des valeurs est ouverte,
indéterminée, en
ce sens que la valeur de ce qui a été fait n'est pas rapportée
à une essence
présupposée
mais à ce qui augmente ou diminue la puissance
d'être,
d'agir ou de penser de
l'agent.
Une autre manière de dire la même chose est d'adopter la distinction de Taylor : "la
morale est conçue simplement comme un guide de l'action. On pense
qu'elle a uniquement un rapport avec ce qu'il juste de faire et non
avec ce qu'il est bon d'être. De façon analogue, on donne à la
théorie morale la tâche de définir le contenu de l'obligation
plutôt que la nature de la vie bonne. En d'autres termes, la
moralité concerne ce que nous devons faire [...]. Les philosophies
morales sont des philosophies de l'action obligatoire [...]. On pense
généralement qu'une théorie morale satisfaisante est celle qui
définit un critère ou une méthode quelconque dont nous pouvons
déduire tout ce que nous devons faire et uniquement cela"(Taylor,
les
Sources du Moi,
3.3). De
ce point de vue, la littérature est, pour Bergson, typiquement dotée
d'un enjeu moral.
"Considérons une faculté bien définie de l'esprit, celle de créer des personnages dont nous nous racontons à nous-mêmes l'histoire. Elle prend une singulière intensité de vie chez les romanciers et les dramaturges. [...] Mais la même faculté entre en jeu chez ceux qui, sans créer eux-mêmes des êtres fictifs, s'intéressent à des fictions comme ils s'intéresseraient à des réalités. [...] Mais supposons que, sur un point particulier, employée à un certain objet, cette fonction soit indispensable à l'existence des individus comme à celle des sociétés : nous concevrons sans peine que, destinée à ce travail, pour lequel elle est nécessaire, on l'utilise ensuite, puisqu'elle reste présente, pour de simples jeux"(Bergson, les deux Sources de la Morale et de la Religion, ii).
Donc, pour Bergson, la littérature peut bien être utilisée
"pour
de simples jeux"
de dilettantes,
elle peut bien être considérée comme un simple divertissement
pascalien42,
il n'empêche que l'essence humaine ne peut se passer de cette
activité consistant à "créer
des personnages dont nous nous racontons à nous-mêmes l'histoire".
La raison en est que, par là, "on
obtient l'imitation d'une personne et même une union spirituelle,
une coïncidence plus ou moins complète avec elle"(op.
cit.,
i),
coïncidence que Bergson n'hésite pas à qualifier de "mystique",
autrement dit d'ineffable, en
ce qu'elle échappe aux injonctions explicite du langage et,
notamment du langage de la morale. Par exemple
"ce que le drame va chercher et amène à la pleine lumière, c'est une réalité profonde qui nous est voilée, souvent dans notre intérêt même, par les nécessités de la vie. Quelle est cette réalité ? Quelles sont ces nécessités ? Toute poésie exprime des états d'âmes. Mais, parmi ces états, il en est qui naissent surtout du contact de l'homme avec ses semblables. Ce sont les sentiments les plus intenses et aussi les plus violents. [Par ailleurs], ce que le dramaturge nous met sous les yeux, c'est le déroulement d'une âme, c'est une trame vivante de sentiments et d'événements, quelque chose qui s'est présenté une fois pour ne plus se reproduire jamais"(Bergson, le Rire, iii).
Par le spectacle ou la lecture d'une tragédie, il s'agit donc,
nous dit Bergson, d'imiter la manière dont un héros ou une héroïne
ont résolu un problème ponctuel mais grave, grave en ce que les
sentiments qui étaient en jeux étaient potentiellement destructeurs
sinon pour la vie biologique, du moins pour la vie sociale des
protagonistes. Et "imiter" signifie ici : éprouver quelque
chose de tels sentiments individuels mais
sur un mode qui, en
en désamorçant
la violence, permet l'intériorisation
du
modèle moral
incarné par le héros
: il ne s'agit pas d'éprouver le
même amour
que celui d'Oreste pour Hermione, sinon on devient fou ; il ne s'agit
pas d'éprouver le même
sens de l'honneur que Rodrigue, autrement,
on risque fort de devenir un meurtrier, etc.
Pour
autant, cette
intériorisation est susceptible de degrés qui vont, nous dit
Bergson, jusqu'à "l'union spirituelle" et même la
"coïncidence" avec le modèle,
coïncidence qui, n'étant pas de nature psychologique mais
uniquement morale, n'est pas, à proprement parler, une
identification mais plutôt une sorte de vénération, celle que le
disciple manifeste à l'égard de son maître.
À
l'inverse,
en ce qui concerne la
comédie pour
Bergson qui est "convaincu
que le rire a une signification et une portée sociales, que le
comique exprime avant tout une certaine inadaptation particulière de
la personne à la société, qu'il n'y a de comique enfin que
l'homme, c'est l'homme, c'est le caractère que nous avons visé
d'abord"(op.
cit.).
De même, donc, que le tragique érigerait en modèle moral positif
le héros qui, soit parviendrait à maîtriser suffisamment ses
passions destructrices comme Rodrigue,
Auguste ou Polyeucte,
soit, n'y parvenant pas, accepterait stoïquement son châtiment
comme Phèdre,
Oreste
ou Néron, le
comique érigerait
les Harpagon, Tartuffe, Jourdain, etc. en anti-modèles, en quelque
sorte. On
aurait donc, d'un côté des modèles souples et vivants43
sinon du bien, du moins des valeurs morales
supérieures, de l'autre, des modèles, tout aussi vivants, sinon du
mal, du moins des
anti-valeurs, de
la maladresse et du mauvais goût. Cela
dit, Bergson
ne fait que
confirmer en la ravivant, une conception fort ancienne de l'enjeu de
la littérature et
qui
se
réclame de
l'héritage d'Aristote
:
"la tendance à l’imitation [mimèsis] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance. [Aussi], tandis que la comédie est une imitation d'hommes sans grande vertu, [...] la tragédie est l'imitation d'une action de caractère noble et complète [...], et qui, suscitant crainte et pitié [phobos kaï éléos], opère la purification [katharsis]44, propre à pareilles émotions"(Aristote, Poétique, 1448b-1450a).
Conception que l'on retrouve, à peu près à
l'identique, dans
l'Ars
Poetica
d'Horace45,
puis dans l'Art
Poétique
de Boileau46
et qui, prenant acte du potentiel didactique de la littérature dont
Platon se méfiait tant,
considère qu'il est préférable de canaliser ce potentiel en lui
donnant cette utilité sociale consistant à promouvoir la vertu en
condamnant le vice,
à flatter les convenances et à discréditer les excès, à toujours
rester, comme l'écrivait Horace, in
media res,
"dans le juste milieu" ...
... (suite et fin de l'article).
1L'auteur
de ces propos devait reconnaître ultérieurement : "la
Princesse de Clèves,
j'ai
rien contre, mais... bon, j'avais beaucoup souffert sur elle".
2Surtout
de l'éducation physique (cf. archives.gouvernement.fr)
!
3Et
une découverte pour un grand nombre d'intellectuels qui côtoient
pour la première fois, et des deux côtés du front, quantité de
leurs concitoyens pour la plupart illettrés (cf., par exemple, les
remarques de Wittgenstein à ce sujet dans ses Carnets).
4Cf.
de l'Idéalisme du XIX° siècle au Textualisme du XX° siècle,
où Rorty explique que le "textualisme" est un idéalisme
sans métaphysique (tout ce qui est dit est un "texte"
qu'on ne doit pas
chercher à corréler
à un référent extérieur à lui).
5Allusion
au titre anglais originel de l'ouvrage princeps
d'Austin : how to do
Things with Words.
6Exemples
d'énoncés constatifs :
"nous sommes aujourd'hui samedi",
"la terre tourne autour du soleil".
Exemples d'énoncés performatifs: "je
vous déclare mari et femme"
, "je proclame la séance ouverte",
etc.
7Rappelons
que Derrida lui-même s'est autorisé une telle analyse dans
Signature, Événement, Contexte
en 1971 avant de s'attirer la cinglante mise au point que l'on sait
de la part de Searle dans pour réitérer les Différences,
Réponse à Derrida
en 1977.
8Un
peu à la manière de l'oratio obliqua
de Frege. Sauf que Frege n'en conclut pas que ce type d'énoncé est
auto-référentiel, mais qu'il a une référence indirecte (cf.
Philosophie
Analytique, Littérature et Sémantique).
9Dans
la huitième conférence de quand Dire c'est Faire,
Austin donne cet exemple : soit quelqu'un qui me crie : ne
fais pas ça, malheureux !
-
acte locutoire : ne
fais pas ça, malheureux !
-
force illocutoire : mon interlocuteur entend protester contre ce que
je m'apprête à faire
et non pas, par exeemple, me l'interdire
(ici, le "marqueur" peut être le ton employé à l'oral,
ou le point d'exclamation à l'écrit)
- effet perlocutoire : mon interlocuteur me persuade de
renoncer à mon projet.
10Dans
Écrivains et Écrivants,
Barthes établit une dichotomie fameuse entre les "écrivants"
dont l'écriture est "transitive" (elle parle du monde au
monde) et les "écrivains" dont l'écriture ne l'est pas.
11Mais
on aurait l'embarras du
choix, de
la poésie de Mallarmé à la poésie surréaliste ou oulipienne, du
théâtre de Beckett à celui d'Ionesco ou de Koltès, du roman
de Georges Perec à celui de Claude Simon.
Notons que Barthes découvre de l'"intransitivité" chez
Racine, par exemple dans le vers de Bérénice
: " J'aimais,
Seigneur, j'aimais : je voulais être aimée... "(V,
7).
12Qu'on
me pardonne de citer le passage in extenso,
mais il nous semble que la longueur (3 pages dans l'édition de
Minuit) de la logomachie est ici, un élément essentiel, et non pas
un effet secondaire, du texte (on aurait pu citer aussi les quelque
soixante pages de la Nuit
Juste avant les Forêts
de Koltès ou bien les soixante-dix pages du dernier chapitre de l'Ulysse de Joyce qui, dans chacun des deux cas, composent une phrase unique !),
notamment en ce qu'il participe de l'"épuisement" dont
parle Deleuze.
13Pour
des critiques beaucoup plus systématiques et approfondies, cf., par
exemple, Compagnon, le Démon de la Théorie,
Descombes, Proust, Philosophie du Roman,
ou Bouveresse, Rationalité et Cynisme
et la Connaissance de l'Écrivain.
14Par
référence à Pascal. Beckett serait une sorte de Pascal sans Dieu.
15Son
opuscule sur Proust date de 1930. Il n'a que vingt-quatre ans.
16On
aurait presque pu dire "sectaire".
17À
l'époque de Platon, cela va de soi. Cela a bien changé depuis !
18Le
naturalisme d'un Zola, par exemple, exprimera, bien plus tard, des
exigences comparables : "[le
romancier expérimental] est avant tout un savant de l'ordre moral.
J'aime à me le représenter comme l'anatomiste de l'âme et de la
chair. Il dissèque l'homme, étudie le jeu des passions, interroge
chaque fibre, fait l'analyse de l'organisme entier. Comme le
chirurgien, il n'a honte ni répugnance lorsqu'il fouille les plaies
humaines. Il n'a souci que de vérité et étale devant nous le
cadavre de notre coeur"(Zola,
Écrits
sur le Roman).
19En
grec, la théôria est une
procession solennelle.
20Le
thème de l'éducation (aristocratique) est omniprésent dans la
République
: "l’éducation
est donc l’art qui se propose ce but, la conversion de l’âme,
et qui cherche les moyens les plus aisées et les plus efficaces de
l’opérer. Elle ne consiste pas à donner la vue à l’organe de
l’âme, puisqu’il l’a déjà, mais, comme il est mal tourné
et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de l’amener
dans la bonne direction"(Platon,
République,
VII, 518c-d).
22C'est-à-dire
l'existence en tant que proprement humaine.
23Heidegger
établit une distinction fondamentale entre l'être de
ce qui est et l'étant des
substances qui en sont la manifestation matérielle et empirique. Il
fait de même avec les adjectifs "ontologique" et
"ontique" qui
qualifient respectivement
l'"être"
et l'"étant".
25C'est-à-dire
consistant à dire le vrai (du
grec alèthéïa,
"vérité", que Heidegger préfère traduire par
"dévoilement" en revenant à l'étymologie : a-lèthéïa,
littéralement, "ce qui a cessé d'être oublié").
26"Pour
Rilke, la conscience humaine, la raison, le logos,
sont justement des limites qui rétrécissent les capacités de
l’homme par rapport à l’animal. Devons-nous aussi devenir des «
bêtes »
?"(Heidegger,
Parménide).
27"La
connaissance tue l'action, à l'action appartient le mirage de
l'illusion ; c'est là l'enseignement de Hamlet [...]. Sous
l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus
maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de
l'existence [...]. Et en ce péril imminent de la volonté, l'art
s'avance alors comme un dieu sauveur et guérisseur : lui seul a le
pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et
d'absurde dans l'existence en représentation à l'aide desquelles
la vie est rendue possible. Ce sont le sublime en tant que maîtrise
artistique de l'horrible et le comique en tant que soulagement du
dégoût de l'absurde. Le choeur des satyres du dithyrambe fut
l'acte salvateur de l'art grec"(Nietzsche,
la Naissance de la
Tragédie,
§7).
28"Par
tous ses yeux la créature
voit l’Ouvert. Seuls nos yeux sont
comme invertis et posés autour d’elle,
tels des pièges qui cernent notre libre sortie"(Rilke, Elégie de Duino, viii, vers 1-4).
voit l’Ouvert. Seuls nos yeux sont
comme invertis et posés autour d’elle,
tels des pièges qui cernent notre libre sortie"(Rilke, Elégie de Duino, viii, vers 1-4).
29Cf.
aussi Spinoza : "le
bonheur n’est donc pas la récompense de la perfection, mais la
perfection elle-même, et nous n’en éprouvons pas de la joie
parce que nous parvenons à réprimer nos penchants, c’est au
contraire parce que nous en éprouvons de la joie que nous parvenons
à réprimer nos penchants"(Spinoza,
Éthique,
V, 42)
.
30D'autant
plus facilement que "la compréhension d'une phrase du
langage s'apparente beaucoup plus qu'on ne le croirait à celle d'un
thème en musique"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§527).
31Le
langage n'est jamais condamné à l'aphasie, pour Wittgenstein. Ce
qui n'est pas dicible
par le
langage
à cause
d'une correspondance impossible avec les faits du monde peut
toujours,
néanmoins,
se montrer
dans le
langage :
"ce
qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression, l’usage
des signes le montre"(Wittgenstein,
Tractatus,
3.262).
Cf. Dire
et Montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein.
32Ce
thème va devenir l'un des
thèmes centraux du Wiener
Kreis.
Par exemple chez Carnap : "le
métaphysicien et le théologien, se méprenant eux-mêmes, croient
dire quelque chose dans leurs énoncés, présenter un état de
choses. L'analyse montre pourtant que ces énoncés ne disent rien,
mais ne sont en quelque sorte que l'expression d'un sentiment de la
vie. L'expression d'un tel sentiment de la vie constitue à coup sûr
une tâche importante de la vie. Mais le moyen d'expression adéquat
en est l'art, par exemple la poésie et la musique. Si, à leur
place, on choisit l'habillement linguistique d'une théorie, cela
comporte un danger : un contenu théorique est simulé là où il
n'y en a pas. Si un métaphysicien ou un théologien persiste à
prendre le langage pour habit, il doit en être conscient et faire
savoir clairement qu'il ne s'agit pas d'une description, mais d'une
expression, non d'une théorie, laquelle communique une
connaissance, mais de poésie et de mythe"(Carnap,
la
Conception Scientifique du Monde).
33Pour
prendre deux exemples chez Proust, une proposition comme "longtemps,
je me suis couché de bonne heure"
est une proposition littéraire, tandis que "la vraie
vie, c'est la littérature"
est une proposition esthétique. La première ressemble à une
proposition empirique destinée à nous informer sur des faits, et,
en ce sens, elle nous dit
bien quelque
chose, même si elle ne nous
le dit pas à la façon d'une proposition empirique ordinaire ou
d'une proposition scientifique puisque nul n'est fondé à lui
opposer un protocole de vérification.
Tandis que la seconde n'est qu'une norme d'expression, une règle
pour la pensée et le
langage : elle nous montre
(nous prescrit) ce
qu'on doit dire. Cf.
Philosophie
Analytique, Littérature et Sémantique.
34"Tout
est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays"(Aragon, est-ce ainsi que les Hommes vivent ?).
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays"(Aragon, est-ce ainsi que les Hommes vivent ?).
35Il
s'agit, pour Wittgenstein, du dieu de la religion ("d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob", dirait Pascal) et non de celui de la
théologie (de la métaphysique). Wittgenstein a tendance à faire
de la religion (et non de la théologie) un point de vue important
sur l'éthique. Cf. les
Grands Thèmes des "Leçons et Conversations" de
Wittgenstein : l'Ethique..
36La
démarche de Wittgenstein ou celle de Cavell rappellent
irrésistiblement celle de "Freud [qui] s'est demandé avec
un étonnement compréhensible comment il était possible que des
auteurs comme Sophocle, Shakespeare, Dostoïevski ou Schnitzler
parviennent, de façon apparemment immédiate et directe, à des
connaissances que la psychanalyse a eu le plus grand mal à établir
par la méthode expérimentale"
(Bouveresse, la
Connaissance de l'Écrivain,
§8).
37L'idée
d'approximation, sinon de transgression, d'une limite est souvent
associée à la démarche artistique en général, notamment la
démarche contemporaine. Ainsi, "le tableau moderne [...]
serait moderne en ce qu'il interrogerait le lecteur : suis-je encore
un tableau alors que j'ai renoncé aux conventions de la tradition
picturale (le fini, la perspective, l'anecdote, la figuration
elle-même) ? De même, nous dit-on, la fiction moderne est
essentiellement problématique et nous défie de répondre : suis-je
encore de la littérature, alors que je n'obéis plus aux
conventions gouvernant l'intrigue, la vraisemblance, les
personnages, la lisibilité, etc."(Descombes,
Proust et le Roman,
§7).
L'idée de limite comme enjeu de la littérature pourrait donc aussi
être
appliquée à la conception textualiste décrite supra.
Il reste, cependant, difficile d'en faire un enjeu éthique
dans la mesure où ces limites concernent, non pas le langage dans
ses fonctions générales de rapport à l'homme et au monde, mais
dans ses seules structures littéraires. Comme le dit encore
Descombes, pour Blanchot et Derrida, "la
littérature ne peut pas être la description littéraire de
l'expérience [mais seulement] la description de l'expérience
littéraire"(op.
cit.,
§13).
38On
ne dira pas, par exemple que l'enjeu
du thermomètre est de donner la température. C'est sa fonction.
C'est une propriété
interne de l'objet subsumé
sous le concept "thermomètre".
En revanche, lorsqu'on dit que l'enjeu
des Jeux Olympiques de Sotchi est
géo-politique, on fait référence à des propriétés possibles
qui, précisément, ne font pas partie de leur
fonction
(strictement
sportive).
39"Par
critique littéraire, j'entends un discours sur les oeuvres
littéraires qui met l'accent sur l'expérience de la lecture, qui
décrit, interprète, évalue le sens et les effets que les oeuvres
ont sur les (bons) lecteurs, mais sur des lecteurs qui ne sont pas
nécessairement savants ni professionnels. La critique apprécie,
elle juge ; elle procède par sympathie (ou antipathie), par
identification et projection ; son lieu idéal est le salon, dont la
presse est un avatar, non l'université ; sa forme première est la
conversation"(Compagnon,
le Démon de la Théorie,
intro.).
40"Dans
une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. Ça
implique que l'essence est dans un état où elle n'est pas
nécessairement réalisée, ça implique que nous ayons une essence.
[...] Spinoza parle très souvent de l'essence, mais pour lui,
l'essence c'est jamais l'essence de l'homme. L'essence c'est
toujours une détermination singulière. Il y a l'essence de
celui-ci, de celui-là, il n'y a pas d'essence de l'homme. Il dira
lui-même que les essences générales ou les essences abstraites du
type l'essence de l'homme, c'est des idées confuses. [...] Le point
de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que
tu peux ? [...] Du point de vue d'une éthique, tous les existants,
tous les étants sont rapportés à une échelle quantitative qui
est celle de la puissance. Ils ont plus ou moins de puissance. Cette
quantité différenciable, c'est la puissance. Le discours éthique
ne cessera pas de nous parler, non pas des essences, il ne croit pas
aux essences, il ne nous parle que de la puissance, à savoir les
actions et passions dont quelque chose est capable. Non pas ce que
la chose est, mais ce qu'elle est capable de supporter et capable de
faire"(Deleuze, Cours
du 09/12/80). Cf.
Spinoza : Morale ou Ethique ?
41Mais
on pourrait tout aussi bien prendre le beau et le laid.
42"Quelle
vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance
des choses dont on n'admire point les originaux"(Pascal,
Pensées,
B134)
.
43Souples
et vivants car incarnés en des personnages, qui, pour Bergson, sont
le reflet de l'auteur lui-même et non de simples archétypes, des
idéal-types ou des personnages conceptuels : "c'est se
méprendre étrangement sur le rôle de l'imagination poétique que
de croire qu'elle compose ses héros avec des morceaux empruntés à
droite et à gauche autour d'elle, comme pour coudre un habit
d'Arlequin. Rien de vivant ne sortirait de là. La vie ne se
recompose pas. Elle se laisse regarder simplement. L'imagination
poétique ne peut être qu'une vision plus complète de la
réalité"(op.
cit.). "Vision
plus complète de la réalité"
qui, chez Bergson, s'oppose à une vision mutilée par le langage.
Aussi, la vraie morale ne peut-elle consister, pour lui, en un code
qu'on apprend par coeur : c'est nécessairement un modèle vivant
qu'on imite pour ressembler
à des maîtres, à des héros ou à des saints.
44La
traduction de katharsis pose
autant de
problèmes que celle
de mimèsis. Nous y
reviendrons longuement
infra.
45"Sans
rien écrire moi-même, je dirai la tâche et le devoir du poète
Comment il peut enrichir, nourrir, façonner son talent
Ce qui est bon, ce qui est mauvais, où mène le mérite, où conduit la sottise"(Horace, Ars Poetica, 306-308).
46"Un auteur vertueux, dans ses vers innocents
Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sensations
Son feu n'allume point de criminelle flamme
Aimez donc la vertu, nourrissez-en votre âme"(Boileau, Art Poétique, iv, 105-108).
Comment il peut enrichir, nourrir, façonner son talent
Ce qui est bon, ce qui est mauvais, où mène le mérite, où conduit la sottise"(Horace, Ars Poetica, 306-308).
46"Un auteur vertueux, dans ses vers innocents
Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sensations
Son feu n'allume point de criminelle flamme
Aimez donc la vertu, nourrissez-en votre âme"(Boileau, Art Poétique, iv, 105-108).
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