LIRE IV : COMPREHENSION, INTERPRETATION ET AUTORITE CHEZ ARENDT, BOURDIEU ET WITTGENSTEIN
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE.)
Du fond de l'abîme des lieux communs, on entend, çà et là, rappeler la soi-disant infériorité de la littérature par rapport à la science. Ne dit-on pas, en français, "tout cela, c'est de la littérature !", comme variante à "tout cela, c'est de la foutaise !" ? Il est vrai que, de Platon1 aux positivistes logiques2, l'imagination du poète, c'est-à-dire sa faculté de produire des images, est associée à un point de vue partiel, partial et parcellaire, quand ce n'est pas à un pur délire : "[le poète] ne peut créer avant de sentir l’inspiration, d’être hors de lui et de perdre l’usage de sa raison"(Platon, Ion, 353c). D'ailleurs, dans le livre X de la République (597b-599b) Platon n'a-t-il pas attribué à l'imagination picturale (l'eïkasia) la valeur la plus faible sur l'échelle des connaissances, la plus élevée revenant à la science (l'epistèmè)3 ? Certes, depuis les Lumières, depuis Kant et, surtout, Hegel, la valeur épistémique de l'imagination artistique et, tout particulièrement, littéraire, a été largement réhabilitée. Mais c'est pour, bientôt, tomber dans l'excès inverse de ce que Bouveresse qualifie de "littérarisme" par analogie avec le terme, plus connu, de "scientisme"4 et dont l'une des expressions consiste à affirmer, à la suite de Heidegger, que "dans la littérature, l'essence se découvre d'un coup, elle est donnée avec sa vérité, dans sa vérité, comme la vérité même de l'être qui se dévoile"(Sallenave, le Don des Morts, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §3) : la littérature aurait alors toujours le dernier mot en matière de connaissance et tout texte serait, in fine, un texte littéraire. Mais, abusus non tollit usus et nous essaierons de montrer, à travers l'oeuvre de Proust, que la littérature est bien fondée à revendiquer une fonction épistémique5 à la fois authentique et spécifique : "Proust pense qu'il y a un mode de connaissance de la ''réalité des choses'' (de celles qui nous importent le plus, en tout cas) à la fois plus immédiat et plus profond que celui de la métaphysique et, a fortiori, de la science, qui a l'avantage d'être, en outre, au moins théoriquement, à la portée de tout le monde et pour lequel la littérature constitue à la fois un mode d'expression privilégié et une méthode de découverte"(Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §29). Nous allons donc nous demander d'une part de quelle manière l'oeuvre d'art et, tout particulièrement, l'oeuvre littéraire nous met en connexion avec cette "réalité des choses" et, d'autre part, bien entendu, en quoi consiste précisément cette réalité à laquelle nous sommes dits connectés par l'oeuvre d'art.
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE.)
Du fond de l'abîme des lieux communs, on entend, çà et là, rappeler la soi-disant infériorité de la littérature par rapport à la science. Ne dit-on pas, en français, "tout cela, c'est de la littérature !", comme variante à "tout cela, c'est de la foutaise !" ? Il est vrai que, de Platon1 aux positivistes logiques2, l'imagination du poète, c'est-à-dire sa faculté de produire des images, est associée à un point de vue partiel, partial et parcellaire, quand ce n'est pas à un pur délire : "[le poète] ne peut créer avant de sentir l’inspiration, d’être hors de lui et de perdre l’usage de sa raison"(Platon, Ion, 353c). D'ailleurs, dans le livre X de la République (597b-599b) Platon n'a-t-il pas attribué à l'imagination picturale (l'eïkasia) la valeur la plus faible sur l'échelle des connaissances, la plus élevée revenant à la science (l'epistèmè)3 ? Certes, depuis les Lumières, depuis Kant et, surtout, Hegel, la valeur épistémique de l'imagination artistique et, tout particulièrement, littéraire, a été largement réhabilitée. Mais c'est pour, bientôt, tomber dans l'excès inverse de ce que Bouveresse qualifie de "littérarisme" par analogie avec le terme, plus connu, de "scientisme"4 et dont l'une des expressions consiste à affirmer, à la suite de Heidegger, que "dans la littérature, l'essence se découvre d'un coup, elle est donnée avec sa vérité, dans sa vérité, comme la vérité même de l'être qui se dévoile"(Sallenave, le Don des Morts, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §3) : la littérature aurait alors toujours le dernier mot en matière de connaissance et tout texte serait, in fine, un texte littéraire. Mais, abusus non tollit usus et nous essaierons de montrer, à travers l'oeuvre de Proust, que la littérature est bien fondée à revendiquer une fonction épistémique5 à la fois authentique et spécifique : "Proust pense qu'il y a un mode de connaissance de la ''réalité des choses'' (de celles qui nous importent le plus, en tout cas) à la fois plus immédiat et plus profond que celui de la métaphysique et, a fortiori, de la science, qui a l'avantage d'être, en outre, au moins théoriquement, à la portée de tout le monde et pour lequel la littérature constitue à la fois un mode d'expression privilégié et une méthode de découverte"(Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §29). Nous allons donc nous demander d'une part de quelle manière l'oeuvre d'art et, tout particulièrement, l'oeuvre littéraire nous met en connexion avec cette "réalité des choses" et, d'autre part, bien entendu, en quoi consiste précisément cette réalité à laquelle nous sommes dits connectés par l'oeuvre d'art.
Commençons
donc par le comment. La plupart des grands commentateurs de Proust
ont souligné son leibnizianisme. Deleuze, par exemple : "Proust
est leibnizien, les essences sont de véritables monades, chacune se
définissant par le point de vue auquel elle exprime le monde, chaque
point de vue renvoyant lui-même à une qualité ultime au fond de la
monade. Comme dit Leibniz, elles n'ont ni portes ni fenêtres
: le point de vue étant la différence elle-même, des points de vue
sur un monde supposé le même sont aussi différents que les mondes
les plus lointains"(Deleuze, Proust et les Signes, I,
4). Pour Leibniz, en effet, une monade est une sorte de point
métaphysique, analogue au point géométrique en cela qu'il est une
limite : de même que celui-ci est la limite vers laquelle tend
l'objet géométrique lorsque ses dimensions tendent vers zéro, de
même celui-là est-il la limite vers quoi convergent toutes les
représentations du monde lorsque leur éloignement du sujet de la
représentation tend vers zéro. En d'autres termes, une monade n'est
rien d'autre qu'un point de vue absolument original sur le monde.
Absolument original dans le sens où il ne peut en exister deux
identiques : d'après le principe dit des indiscernables6,
deux points de vue seraient absolument identiques (donc seraient le
même point de vue) s'ils donnaient lieu exactement aux mêmes
représentations, de sorte que la moindre différence de
représentation entre deux points de vue suffit à en assurer
l'identité et la distinction. Comme le dit Deleuze, le point de vue,
c'est la différence même. Et cette différence doit s'entendre
comme infinie. Car
"chaque monade, dont la nature étant représentative, rien ne la saurait borner à ne représenter qu'une partie des choses, quoiqu'il soit vrai que cette représentation n'est que confuse dans le détail de tout l'univers, et ne peut être distincte que dans une petite partie des choses, c'est−à−dire dans celles qui sont ou les plus prochaines, ou les plus grandes par rapport à chacune des monades autrement chaque monade serait une Divinité. Ce n'est pas dans l'objet, mais dans la modification de la connaissance de l'objet, que les monades sont bornées. Elles vont toutes confusément à l'infini, au tout ; mais elles sont limitées et distinguées par les degrés des perceptions distinctes"(Leibniz, la Monadologie, §60).
S'il n'en était pas ainsi, rien ne
distinguerait la Vue
de Delft de Johannes Vermeer d'une géniale copie qui serait
l'oeuvre du plus habile des faussaires. Entre les deux, il doit y
avoir quelque différence, puisque l'une est dessinée du point de
vue de Vermeer, l'autre de celui du faussaire. L'un
est, sur le monde, un point de vue de coordonnées, disons, xa,
ya, za, ta,
et l'autre de coordonnées xb, yb,
zb, tb, étant entendu
que {xa≠ xb
ou ya≠
yb ou
za≠ zb
ou ta≠
tb},
bref, qu'entre les deux, il y a nécessairement
au moins une différence, fût-elle infime. Donc, comme le
souligne Leibniz, deux perceptions monadiques peuvent tout à fait
avoir le même contenu aperceptif, c'est-à-dire consciemment
connaissable7,
et être néanmoins deux perceptions distinctes dans la mesure
où l'une au moins des coordonnées des deux points de vue a varié,
comme lorsque, par exemple, on regarde un paysage à deux moments
distincts et qu'on n'aperçoit pas de différence, ou bien quand deux
photographies prises au même moment semblent superposables bien
qu'elles soient prises à travers deux objectifs différents
(c'est-à-dire de coordonnées spatiales différentes). Car, dans
tous les cas, il y a toujours au moins un détail qui diffère,
encore qu'il ne soit pas consciemment aperçu.
On
peut donc dire que Proust est leibnizien dans la mesure où, pour
lui, un point de vue partiel ou parcellaire n'est pas nécessairement
un point de vue partial. La preuve, c'est que, l'oeuvre d'art, par
exemple8,
a beau être matériellement bornée (par le cadre du tableau, la
durée d'une sonate ou le nombre de pages d'un livre), elle n'en
enveloppe pas moins l'infini qualitatif. Et c'est cela qui tend à
rendre l'oeuvre d'art universelle. Non pas, comme l'a cru Kant, parce
que le genre humain serait dépositaire d'un sensus comunis
universalis, qui, une fois correctement éduqué, serait capable
d'apprécier spontanément la valeur esthétique de n'importe quel
objet, mais parce que le propre de l'oeuvre d'art, c'est d'être une
représentation qui, de quelque manière qu'on l'aperçoive, est
toujours en connexion actuelle9
avec le monde tout entier. En l'occurrence avec le
monde tel qu'il est perçu (et pas seulement aperçu) par l'artiste.
Car, le monde, c'est d'abord le monde objectif commun à tous : "le
monde est tout ce qui a lieu. Le monde est la totalité des faits non
des choses"(Wittgenstein, Tractatus, 1, 1.1). Mais
c'est aussi le monde subjectif de chacun, le monde vu du point de
vue de chacun, donc le monde de la vie : "le
monde et la vie sont une seule et même chose. Je suis mon
monde (le microcosme)"(Wittgenstein, Tractatus,
5.621). Donc, logiquement, la disjonction de tous les points de vue
subjectifs (de toutes les perceptions leibniziennes) doit, puisque
ceux-ci sont connectés à l'infini, équivaloir au monde objectif.
Le problème est alors de savoir comment "cette vie
qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi
bien que chez l'artiste"(Proust, le Temps Retrouvé,
2284), autrement dit un point de vue particulier, peut valoir
concrètement pour toutes les monades. Eh bien le talent
artistique consiste justement à élargir l'aperception du monde
jusqu'à ce que le monde de qui reçoit l'oeuvre comme une oeuvre
d'art ne soit plus simplement son monde, mais devienne le
monde vu par l'auteur, puis, à la limite, le
monde tout court. Car "cette liaison ou cet accommodement de
toutes les choses créées à chacune et de chacune à toutes les
autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui
expriment toutes les autres, et qu'elle est par conséquent
un miroir vivant perpétuel de l'univers"(Leibniz, la
Monadologie, §56). Loin donc de tout relativisme qui restreint
son rayonnement aux conditions matérielles de son surgissement dans le monde, ce qui fait l'universalité de l'oeuvre d'art c'est, si
on comprend Proust à la lumière de Leibniz, que le point de vue de
l'artiste a beau être culturellement, socialement ou
psychologiquement situé10,
il enveloppe l'infini. Raison pour laquelle Proust (et c'est là une
des ses idées majeures) considère, contre toutes les tendances11,
très modernes, à réduire le sens d'une oeuvre d'art à sa
généalogie, que l'oeuvre d'art échappe toujours nécessairement à
son auteur :
"comme dans un des tableaux que j’avais vus à Balbec, l’hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu’Elstir théoricien, qu’Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter : « Il n’y a pas de gothique, il n’y a pas de chef-d’œuvre, l’hôpital sans style vaut le glorieux portail », de même j’entendais : « La dame un peu vulgaire qu’un dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n’y a pas de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans les regards du peintre. »"(Proust, le Côté de Guermantes, II, ii, 1070-1071).
Les tableaux d'Elstir12
sont "plus hardis" qu'Elstir lui-même. Parce que le point
de vue qu'il enveloppe réellement sur le monde dépasse
nécessairement ce qu'il a eu l'intention de peindre, en l'occurrence
son monde. Nécessairement veut dire ici : il ne peut, logiquement, pas en
être autrement puisqu'Elstir est un artiste. Ce qui fait la valeur
esthétique du tableau d'Elstir, ce n'est pas son sujet. Ou, plus
exactement, pas son sujet apparent (un hôpital13
!). Si l'image eût été peinte par le tout-venant, sa fonction eût
été de dénoter, de manière plus ou moins satisfaisante, un
hôpital. Ou une dame vulgairement vêtue. Or elle a été peinte par
un artiste. Cela signifie : le sens de l'image n'est pas l'hôpital
ou la dame en question. Ceux-ci, fussent-ils "fidèlement"
rendus, ne sont pas des dénotations pour l'image, mais des exemples14
de points de vue possibles sur le monde. L'image ou le texte ne sont
qu'un prétexte, "tout le prix est dans les regards du
peintre", dans les points de vue monadiques infinis dont
chacun est l'expression. "Alors, [le peintre] nous dit : «
Regarde, regarde, [...] Apprends à voir ! » Et à ce moment
il disparaît"(Proust, sur la Lecture). L'artiste est
un éducateur. Il éduque le regard. Il apprend à voir. En l'occurrence, à
voir au-delà du visible. Bref, en termes leibniziens, il incite à percevoir au-delà de l'aperception. En termes proustiens, il incite à imaginer.
On ne
comprendrait pas qu'un tableau comme les
Souliers15
de Van Gogh pût avoir quelque valeur esthétique s'il ne nous
donnait à percevoir autre chose qu'une vieille paire de godasses,
"autre chose" sans qu'on sache exactement quoi, d'ailleurs.
Là réside la richesse du point de vue monadique au sens de Leibniz
qui distingue la simple aperception consciente mais finie de la
perception infinie quoique souvent inconsciente :
"il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part; mais jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l'assemblage. [...] Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer, dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et qu'il ne se remarquerait pas si cette vague, qui le fait, était seule. Car il faut qu'on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits qu'ils soient ; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose"(Leibniz, Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain, préf.).
En somme,
la valeur esthétique d'un tableau comme celui de Vermeer ou celui de
Van Gogh ne saurait se réduire à l'aperception qu'on en a et qui
susciterait en nous, au mieux, un intérêt documentaire pour leur
contenu manifeste, mais bien plutôt dans ce que Leibniz appelle les
"petites perceptions" que ce point de vue nous offre et
qui, concernant un contenu latent, vont à l'infini16.
Pour Proust, la faculté des petites perceptions leibniziennes, c'est
l'imagination17.
C'est elle, en effet, qui nous permet de prendre plaisir au spectacle
de l'oeuvre en nous autorisant ce survol instantané d'une fraction
de l'espace infini des perceptions dont l'oeuvre offre un
point de vue :
"ce plaisir est peut-être le signe de la supériorité d'un état où nous avons comme objet une essence éternelle et comme si l'imagination ne pouvait connaître que d'un si sublime objet. Et ce plaisir profond, en justifiant que nous donnions à l'imagination la première place, puisque nous comprenons maintenant qu'elle est l'organe qui sert l'éternel, nous relève peut-être aussi nous-mêmes en nous montrant à nous-mêmes si heureux dès que nous sommes dégagés du présent, comme si notre vraie nature était hors du temps"(Proust, Jean Santeuil, 465).
L'oeuvre
d'art, si c'en est une, nous incite à imaginer. Elle nous pousse à nous délivrer de la finitude de l'ici
et du maintenant, pas à nous y cloîtrer, "comme si notre
vraie nature était hors du temps".
Cela
dit, même si, pour Leibniz aussi, l'imagination est réputée18
cogitatio caeca, "pensée aveugle", donc pensée
par "petites perceptions", il y a chez lui, comme, du
reste, chez tout métaphysicien, l'idée d'une unité sous-jacente,
d'une totalisation nécessaire de tous les points de vue monadiques
possibles. Pour Leibniz, en effet, toute monade est un moi
épistémique, un individu métaphysique connaissant doté d'une
faculté d'aperception, celle-ci fût-elle embryonnaire19.
Et comme tout point de vue monadique enveloppe l'infini, actuel comme potentiel, réel comme irréel, il doit y avoir un point de vue
absolument global qui, non seulement aperçoit clairement et
distinctement l'infinité de tous les points de vue monadiques, mais
aussi qui est capable de justifier pourquoi certains correspondent à
ce qui est et d'autres non. "Et c’est ainsi que la
dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire
[...] et c’est ce que nous appelons Dieu. Or cette substance étant
une raison suffisante de tout le détail, lequel aussi est lié
partout, il n’y a qu’un Dieu et ce Dieu suffit"(Leibniz,
la Monadologie, §§38, 39). Tandis que, tout en connaissant
Leibniz et, sans doute aussi, en l'appréciant, Proust n'est pas du
tout tenu par cet enjeu métaphysique. Il raconte, par exemple dans à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, à quel point le Narrateur
est déçu par la représentation théâtrale d'une oeuvre (le Phèdre
de Racine) que pourtant il "connaît" par coeur et dans
laquelle, de plus, c'est son actrice préférée et adulée (la
Berma) qui joue le rôle titre. Et il rapproche cette déception de
celle que l'écrivain Bergotte a visiblement éprouvée lorsque lui,
le Narrateur, a évoqué en sa présence une de ses oeuvres que, là
encore, il croyait connaître à la perfection :
"j’aurais peut-être dû pourtant me dire que puisque c’était sincèrement, en m’abandonnant à ma pensée, que d’une part j’avais tant sympathisé avec l’œuvre de Bergotte et que, d’autre part, j’avais éprouvé au théâtre un désappointement dont je ne connaissais pas les raisons, ces deux mouvements instinctifs qui m’avaient entraîné ne devaient pas être si différents l’un de l’autre, mais obéir aux mêmes lois ; et que cet esprit de Bergotte, que j’avais aimé dans ses livres, ne devait pas être quelque chose d’entièrement étranger et hostile à ma déception et à mon incapacité de l’exprimer. Car mon intelligence devait être une, et peut-être même n’en existe-t-il qu’une seule dont tout le monde est co-locataire, une intelligence sur laquelle chacun, du fond de son corps particulier, porte ses regards, comme au théâtre, où si chacun a sa place, en revanche, il n’y a qu’une seule scène. Sans doute, les idées que j’avais le goût de chercher à démêler n’étaient pas celles qu’approfondissait d’ordinaire Bergotte dans ses livres. Mais si c’était la même intelligence que nous avions lui et moi à notre disposition, il devait, en me les entendant exprimer, se les rappeler, les aimer, leur sourire, gardant probablement, malgré ce que je supposais, devant son œil intérieur, tout une autre partie de l’intelligence que celle dont une découpure avait passé dans ses livres et d’après laquelle j’avais imaginé tout son univers mental"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, I, 451-452).
L'intelligence est-elle une ? Sont-ce la même
"intelligence" que celle de Bergotte et celle du Narrateur,
à propos de la même oeuvre ? Est-ce la même sympathie
que le Narrateur éprouve pour Phèdre au moment où il lit la
pièce dans le confort de son intimité et au moment où il la voit
jouer sur scène par la Berma ? Rien n'est moins sûr. Or, si deux
points de vue à partir de la même chose sont inconciliables,
ils sont irrémédiablement deux points de vue. Donc, ou bien
il n'existe pas de convergence a priori des points de vue20,
ou bien, s'il en existe une, elle n'existe qu'in
infinitum, elle n'est qu'une limite mathématique et donc ne peut affecter
l'espace-temps fini de notre vie. Bref, nous pouvons tout à fait, à
l'instar de Proust, adopter le monadisme leibnizien selon lequel tout
point de vue sur le monde recèle une originalité épistémique
infinie, sans en assumer les présupposés métaphysiques
totalisants. De Leibniz, Proust retient que " comme une même
ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est
comme multipliée perspectivement, il arrive de même que par la
multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de
différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un
seul selon les différents points de vue de chaque monade"(Leibniz,
la Monadologie, §57). Et de montrer en quoi le pluralisme
irréductible des points de vue sur le monde qu'offre toute oeuvre
d'art a l'avantage de multiplier pour nous le monde à l'infini en en
diffractant les représentations en autant de moi épistémiques disjoints. Car, au fond, voilà le passage qui résume le mieux la
thèse de Proust sur la fonction épistémique de l'oeuvre d'art :
"par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285).
C'est pourquoi, d'après Proust, Sainte-Beuve
fait fausse route lorsqu'il prétend rendre compte de l'oeuvre
entière d'un artiste par sa genèse psycho-sociale : "un
livre est le produit d'un autre moi21
que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société,
dans nos vices"(Proust, contre Sainte-Beuve, viii).
Comme le fait opportunément remarquer René Girard, "Marcel
Proust appelle ''Moi'' les ''mondes'' projetés par les médiations
[c'est-à-dire les points de vue aperceptifs] successives. Les
''Moi'' sont parfaitement isolés les uns des autres, incapables de
se remémorer les ''Moi'' passés ou de pressentir les ''Moi''
futurs"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité
Romanesque, iii)22.
Bref, Proust, c'est Leibniz sans Dieu (comme on a pu dire que Beckett,
c'était Pascal sans Dieu).
Cela
dit, le plus saisissant, chez Proust (et pas seulement dans à
la Recherche du Temps Perdu),
c'est que
les
exemples,
très nombreux et très détaillés,
tirés de l'art pictural23
et de l'art musical sont
toujours mis, explicitement
ou non,
au service de la suprématie de la littérature24.
Suprématie
que résume la très célèbre formule
:
"la
vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par
conséquent réellement vécue, c'est la littérature"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284).
En
bref,
l'oeuvre d'art nous offre une
série de
points
de vue irremplaçables
sur le
monde, donc sur notre
vie
; voilà pourquoi la vraie
vie,
c'est la littérature. Et pourquoi pas la peinture ? Pourquoi pas la
musique ? Ou la
photographie, ou la
sculpture, ou le cinéma, ou la danse ?
Je
vois
au
moins
une raison externe et une raison interne à l'oeuvre de Proust
pour justifier cette conclusion
surprenante.
La raison externe est
triviale
: c'est
que la plasticité du matériau linguistique est,
nolens
volens,
beaucoup plus élevée que celle de tout autre matériau, ce que
Hegel avait déjà dit
en soulignant les progrès historiques des formes d'art suivant un
procès de dématérialisation allant des pyramides jusqu'à la
poésie :
"les pyramides nous mettent sous les yeux l’image la plus simple de l’art symbolique avec d’énormes cristaux renfermant dans leur intérieur quelque chose de caché qu’ils entourent d’une forme extérieure produite par l’art [...]. L’art classique représente au contraire l’être spirituel lui-même, [...] il offre aux yeux les deux termes, le corps et l’esprit comme inséparables […] : il s’affranchit dès lors de la destination imposée à l’architecture, celle de servir à l’esprit de simple enveloppe matérielle [...]. Cependant, il existe quelque chose de plus élevé encore, [l’art romantique] car l’esprit doit abandonner cet accord avec le monde sensible pour se retirer en lui-même […] : la peinture commence cette série car le fond de cet art, c’est la subjectivité particulière, l’âme détachée de son existence corporelle pour se replier sur elle-même […], la musique exprime l’intérieur même, le sentiment invisible qui ne peut se manifester que par un phénomène extérieur qui disparaît rapidement et s’efface de lui-même […], mais c’est la poésie qui est le plus riche de tous les arts en ce que tout ce que la conscience élabore par le travail de la pensée dans le monde extérieur, la parole seule peut l’exprimer"(Hegel, Esthétique).
Ce qui permet de comprendre que la littérature (la poésie dans une
acception très large) ait
souvent
pris les
autres formes d'art pour objet
et non réciproquement.
Qu'on pense, par exemple, aux Phares
de Baudelaire pour
la peinture ou
au Doktor
Faustus
de Thomas Mann
pour la musique,
ou encore, d'une manière générale, à la critique artistique et à
l'ekphrasis
qui sont toujours littéraires.
Mais il est une autre raison, beaucoup plus profonde, celle-là :
"Jean percevait confusément que ce qu'il y avait de réel dans la littérature, c'est le résultat d'un travail tout spirituel, quelque matérielle que puisse en être l'occasion (une promenade, une nuit d'amour, des drames sociaux), une sorte de découverte dans l'ordre spirituel ou sentimental que l'esprit fait, de sorte que la valeur de la littérature n'est nullement dans la matière déroulée devant l'écrivain, mais dans la nature du travail que l'esprit opère sur elle"(Proust, Jean Santeuil, 335).
La
valeur de la littérature ne réside pas dans le sujet traité (une
promenade, une nuit d'amour, des drames sociaux, etc.
et, d'ailleurs,
quel est le "sujet" d'à
la Recherche du Temps Perdu
?)
qui, après tout, pourrait tout aussi bien être traité par le
peintre, le musicien, le sculpteur ou le chorégraphe
et qui, nous l'avons dit, n'est qu'un prétexte à
point de vue monadique.
Cette
valeur
réside dans la nature du travail opéré sur ledit sujet
et qui n'appartient qu'à la littérature.
De
quelle nature est ce travail ?
D'une
part, il
y a
"le
style [qui]
pour
l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une
question non de technique, mais de vision"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284).
Le
"style", pour l'écrivain, c'est comme la couleur pour le
peintre25,
la mise en scène et le montage pour le cinéaste, le timbre et le
phrasé pour le musicien, etc. Attention
: le style n'est pas la forme par opposition à la matière, c'est le
talent lui-même : "je
ne donne nullement ma sympathie (pour employer les termes mêmes de
votre enquête) à des écrivains qui seraient "préoccupés
d'une originalité de forme". On doit être préoccupé
uniquement de l'impression ou de l'idée à traduire. [...]
On
n'a pas trop de toutes ses forces de soumission au réel, pour
arriver à faire passer l'impression la plus simple en apparence, du
monde de l'invisible dans celui si différent du concret où
l'ineffable se résout en claires formules"(Proust,
Essais
et Articles).
Donner, par la "soumission au réel" et "en claires formules", "l'impression la plus simple" de "l'invisible", tel est bien l'enjeu du style. Ce qui est tout le contraire d'une recherche formelle débarrassée du souci de la matière26. Mais cela ne veut pas dire que l'artiste soit, a priori, dépourvu d'intention formelle. Comme le précise Proust
peu de temps après la publication du premier
volume de du
côté de chez Swann
:
"si je n'avais pas de croyances intellectuelles, si je cherchais simplement à me souvenir et à faire double emploi par ces souvenirs avec les jours vécus, je ne prendrais pas, malade comme je suis, la peine d'écrire. Mais cette évolution d'une pensée, je n'ai pas voulu l'analyser abstraitement, mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre les erreurs, sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs"(Proust, Lettre à Jacques Rivière, 7 fév. 1914).
Proust revendique donc explicitement la forme didactique qu'il entend donner à la
littérature et, notamment, au roman : il s'agit de "peindre"
des erreurs. Ce
que, selon lui, seule, la littérature, peut faire. Mais pourquoi
alors
se contenter de les
"peindre"
? Pourquoi
ne
pas aller jusqu'à
les
"décrire"
?
Eh
bien parce les
erreurs dont
parle Proust ne
sont pas, en général, des
erreurs empiriques.
Wittgenstein
a expliqué en quoi seule l'erreur empirique peut être décrite
: "dans l’accord ou le
désaccord de son sens avec la réalité, consiste [la] vérité ou sa
fausseté [de l'image]. Pour reconnaître si l’image est vraie ou fausse,
nous devons la comparer avec la réalité"(Wittgenstein,
Tractatus, 2.222-2.223). Une image est toujours image de
quelque réalité27.
C'est là son sens. L'image,
qu'elle soit visuelle, sonore, tactile, gustative, olfactive ou
propositionnelle, montre
qu'elle
est une image,
c'est-à-dire
nous
suggère, nolens
volens,
un point de vue
sur
autre
chose qu'elle-même.
Et comprendre une image, en tant qu'image, c'est admettre que
cette chose est possible
:
"nous
utilisons les signes perceptibles d'une proposition (parlés, écrits,
etc.) comme la projection d'une situation possible [...].
Comprendre
une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie,
mais on peut comprendre une phrase sans savoir si elle est
vraie"(Wittgenstein,
Tractatus,
3.11-4.024).
Toutefois,
pour qu'une image soit une description
(vraie ou fausse),
encore faut-il qu'elle puisse être
mise en correspondance avec un fait ou un ensemble de faits qui la
confirment ou la réfutent
dans les termes-mêmes
qu'elle énonce28.
Donc,
seule une
proposition empirique peut,
éventuellement, nous décrire une erreur dès lors que ce qu'elle nous dirait ne
correspondrait pas au fait dont elle est l'image putative.
Or, ce que
nous
dit
une proposition empiriquement vérifiable, ce
ne sont pas seulement les conditions de vérité qu'elle énonce,
mais aussi qu'il doit en être vraiment ainsi : "la
proposition montre son sens. La proposition montre ce qu'il en est
des états de choses quand elle est vraie. Et elle dit qu'il en est
ainsi"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.022)29.
Tandis
qu'une
image qui n'est
pas propositionnelle ne
peut que montrer
son
sens (le fait d'être une image). Et une image propositionnelle qui
n'est
pas
empiriquement
constatable, ne peut
que montrer
son sens et,
comme le souligne Wittgenstein,
se dire
elle-même,
autrement dit, énoncer des conditions de vérités, mais sans nous
suggérer que ces conditions doivent être satisfaites
(sans nous dire "qu'il en est ainsi").
Nous
avons essayé,
par ailleurs30,
de défendre la thèse selon laquelle la proposition littéraire
n'est justement
pas
une
proposition empiriquement
vérifiable
dans le sens où elle est, certes, une proposition se référant à
un vécu, mais à un vécu en
première personne.
Et
une
proposition décrivant
un vécu en première personne est,
certes,
communicable,
compréhensible31
par tout un chacun, bref,
douée
de sens (sinvoll),
mais,
par principe,
invérifiable. De telle sorte qu'elle ne peut être réputée vraie
ou fausse
et donc, ne peut rien nous décrire
de plus que ce qu'elle nous dit
explicitement.
Si
on désire en apprendre plus que ce qui est dit,
il va falloir
imaginer,
voir au-delà du visible, lire au-delà du lisible en repoussant les
limites de l'aperception consciente vers les "petites
perceptions" inconscientes. Voilà pourquoi,
s'il a l'intention de nous faire
connaître nos
erreurs, l'écrivain
ne peut que nous
les montrer
(à
la manière du peintre) et non pas de nous les décrire
(à
la manière du scientifique).
Et
nous les montrer,
cela veut dire montrer
l'"évolution
d'une pensée"
: on ne peut montrer une erreur qu'en suggérant une comparaison
entre ce qui était pensé avant la découverte de l'erreur et ce qui est pensé depuis.
Or,
nous
savons depuis Frege que, pour
penser, il faut posséder des contenus épistémiques qui ont
tous la forme de propositions
subordonnées
complétives32
: croire, c'est croire que ..., savoir, c'est savoir que ...,
ignorer, c'est ignorer que ..., etc.
Donc,
pour montrer
des erreurs
sans les décrire33,
il est indispensable d'introduire, d'une part, le temps, d'autre
part, la pluralité des points de vue. Le temps : Marcel ne
sait pas encore
qu'en laissant partir Albertine, il va, d'une certaine manière,
précipiter
sa mort ; Oedipe ne
sait pas encore
qu'en revenant à Thèbes, il va tuer son père et épouser sa mère,
etc.
La pluralité des points de vue : Orgon ne sait pas ce que Tartuffe
sait ; Othello ne sait pas ce que Desdémone, Cassio et Iago savent,
etc. Autant de tâches que la littérature est le mieux armée pour
assumer simultanément34.
Donc,
si la littérature doit nous apprendre quelque chose, et
pas seulement "plaire et toucher", comme disait Boileau35,
ce
n'est pas à la manière dont une théorie scientifique ou une thèse
métaphysique pourraient
y
parvenir.
En effet,
"il est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe. C’est ainsi que Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d’Elstir où la mer a l’air d’être dans le ciel. Nous sommes tout étonnés d’apprendre que cet homme sournois est au fond excellent, ou le contraire"(Proust, la Prisonnière, 1888).
Et cet effet, cette illusion, ne peuvent nous frapper qu'à travers
la
pluralité
des points de vue
aperceptifs qui peuvent être, soit ceux de personnages différents, soit ceux du même personnage dans des circonstances changeantes.
Changement dans le temps : ce qui était obscur à l'instant t1
(Mme
de Sévigné voit
des moines blancs et noirs dans son
mail) devient
plus clair à l'instant t2
(ce
ne sont que coquecigrues).
Changement dans l'espace : ce qui est confus vu de x1,
y1,
z1,
(Raskolnikov
est une canaille) est
plus distinct
vu
de x2,
y2,
z2
(Raskolnikov est un brave homme). Sauf que, nous dit Proust, l'écrivain ne présente pas "les choses dans l’ordre logique" : il ne part pas du vrai pour déduire le vrai, puis, par contraposition, le faux. Il commence par "peindre l'erreur" dans toute sa réalité empirique (les moines blancs et noirs, Raskolnikov assassin) car, celle-ci n'est erronée que par rapport à une réalité imaginaire non-empirique mais beaucoup plus profondément enracinée dans le passé de l'écrivain et/ou de son lecteur. Telle est la valeur de la réminiscence proustienne : la saveur de la petite madeleine trempée dans le thé n'est une "erreur" que dans la mesure où on la considère comme un donné empirique brut (une aperception leibnizienne) sans rapport avec la richesse infinie que ce banal événement autorise sur le propre passé du Narrateur (une perception leibnizienne) ou, ce qui revient au même, que dans la mesure où on adopte le point de vue d'une personne Lambda qui n'y verrait que le sens objectif d'un acte de restauration au lieu d'adopter le point de vue du personnage romanesque qui y trouve, subjectivement, un tout autre sens :
"une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280-2281).
Le sens de la proposition romanesque est donc, potentiellement, infini dans la mesure où il existe, potentiellement, une infinité de points de vue monadiques qui peuvent lui être associés : outre le point de vue "objectif" impliqué par le sens littéral des termes employés, outre le point de vue "subjectif" que lui donne le personnage romanesque (pouvant être un narrateur) qui les prononce, il y a tous ceux que la vie de chacun des lecteurs pourra faire surgir, à l'improviste, lors de la lecture. Dès lors, le caractère erroné d'une aperception ne se "prouve" pas, en tout cas, pas d'une manière logico-scientifique :
Il n'y a pas d'expérimentation possible pour l'écrivain comme pour son lecteur. Il n'y a que des impressions perceptives, plus ou moins claires, plus ou moins distinctes, au sens de Leibniz, de sorte que le travail de clarification, de distinction, bref, le travail de l'intelligence, est toujours après coup. Il n'y a pas de méthode a priori, ni pour clarifier l'impression perceptive obscure et confuse (la "petite perception"), ni pour en évaluer le degré de perfection, si ce n'est la "pure joie", nous dit Proust. Si on admet avec Wittgenstein que "ce que l’image représente est son sens"(Wittgenstein, Tractatus, 2.221) et que le sens représenté par l'image romanesque n'est pas objectivement déterminable, alors on peut être frappé par "l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 25). Proust serait d'accord avec Wittgenstein pour dire que "l’explication esthétique n’est pas une explication causale corroborée par l’expérience mais le fait qu’on vous a proposé quelque chose qui vous a satisfait"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, III, 11). Et, de même que, chez Proust, la littérature s'évertue à faire passer l'impression "de l'invisible dans celui si différent du concret où l'ineffable se résout en claires formules"(Proust, Essais et Articles), pour Wittgenstein, "une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements"(Wittgenstein, Tractatus, 4.112)36. Cela dit, le parallèle s'arrête là, car "le but de la philosophie est la clarification logique des pensées [...]. Le résultat de la philosophie n'est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions. La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses"(ibid). C'est-à-dire que, d'une part, la philosophie est une activité logique et non sensible, a priori et non a posteriori, et d'autre part, elle prend soin du langage commun, de ce qui doit être sauvegardé pour que les hommes puissent communiquer, et non pas de ce que la vie de chacun d'entre nous a d'irrémissiblement singulier. Ce qui explique que, lorsque Wittgenstein lui-même rédige ses Carnets dans l'enfer de la Grande Guerre, malgré tout son talent, toute sa sincérité et toute sa sensibilité, son témoignage oscille entre le document historique véridique et une problématisation logico-philosophique qui annonce déjà le Tractatus. Mais, à aucun moment, il ne fait oeuvre littéraire tant lui fait défaut cette intention dont parle Proust dans sa Lettre à Jacques Rivière, à savoir, "peindre les erreurs" en montrant "l'évolution d'une pensée", non pas en "l'analysant abstraitement", mais en "la faisant vivre", c'est-à-dire en diffractant à l'infini les points de vue possible en fonction du vécu de l'écrivain et de ses lecteurs. Voilà pourquoi "une œuvre [littéraire] où il y a des théories [scientifiques ou philosophiques] est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix"(Proust, le Temps Retrouvé, 2274)37. Quelle faute de goût ! C'est oublier qu'"à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52). C'est oublier que "le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43)."seule l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit, car elle est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L'impression est pour l'écrivain ce qu'est l'expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après"(Proust, le Temps Retrouvé, 2272).
Après
avoir résolu le problème de la manière dont l'oeuvre artistique en
général, et l'oeuvre littéraire en particulier, nous met en
contact épistémique avec la réalité, nous sommes, à présent, en
mesure de répondre à la question de savoir de quelle réalité il
s'agit exactement.
À
cet égard, la description
de la mort
de Bergotte,
dans la
Prisonnière,
est absolument emblématique
:
"enfin il fut devant le Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. [...] Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?"(Proust, la Prisonnière, 1743).
C'est l'un des passages les plus riches de sens de toute la
Recherche.
Bergotte, l'écrivain, est malade. Ayant consulté, en vain,
différents médecins,
et ayant absorbé, toujours en vain, divers remèdes, il se rend à
une exposition de peinture dont un critique lui
a
fait l'éloge, et il passe devant
la Vue
de Delft
de Vermeer38.
Et là, au moment-même où il remarque un aspect du tableau auquel
il n 'avait jamais porté
attention et qui
lui a été signalé par ledit critique, il meurt, non sans avoir, au
préalable, récapitulé toute sa vie d'écrivain et avoir regretté
: "c’est
ainsi que j’aurais dû écrire".
Est-il mort à la
vie
ou bien seulement à sa
vie
? "Il
était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?".
On est, typiquement, dans ce passage, en présence d'une allégorie
de l'apocalypse,
c'est-à-dire, au sens du dernier livre du Nouveau
Testament,
d'une révélation ultime du sens de la vie.
Mais
d'une
révélation
sans métaphysique. D'une révélation
par l'art. Et
non à
la manière d'un platonisme
(ou d'un plotinisme)
païen
à la Schopenhauer
ou à
la
Nietzsche39.
Il ne s'agit pas de trouver un substitut
mystique à la métaphysique, une sorte de métaphysique laïque
mais néanmoins
"opium
du peuple"40
pour
consoler
des peines de la vie41.
Il ne s'agit pas d'oublier sa
vie, mais, tout au contraire, de la rencontrer, de
la tirer vers la lumière.
Juste
avant de mourir, au
moment de récapituler sa vie42,
Bergotte
regrette de n'avoir pas eu sur sa
vie, le point de vue monadique infini que lui fournissait "le
petit pan de mur jaune" (et
qui, comme par hasard, est l'élément le plus lumineux du tableau) à
partir duquel, dit-il, il eût
justement
pu
et dû écrire autrement, c'est-à-dire vivre autrement
sa
vie.
Il
a compris l'erreur qu'il a commise. Ainsi,
la fréquentation de l'oeuvre d'art comme point de vue monadique
infini sur le monde
a-t-elle
une fonction épistémique d'éclaircissement. L'oeuvre d'art nous
propose, à nous, lecteurs, un point de vue nouveau
car unique
sur le monde. Et comme le monde est notre
monde,
le
monde de notre
vie,
non
pas au sens romantique idéaliste où toute chose n'est, au fond, qu'une simple
représentation
arbitraire
et partiale,
mais, à l'inverse, au sens phénoménologique où toute
représentation est représentation de
quelque chose, laquelle chose est connectée
à autre chose et ainsi de suite à l'infini, un point de vue
éclairant sur le
monde
a
quelques chances d'être aussi un
point de vue éclairant sur notre
vie.
Car
la vie,
c'est
ce qui
a été vécu
quoiqu'oublié.
C'est, en d'autres termes, le seul horizon d'unité, sinon
d'identité, possible pour des moi
épistémiques
fragmentés
et que, seul, un improbable passé commun, peut assembler.
La
vie,
c'est
ce temps
perdu à
la recherche duquel il importe de se mettre en quête.
En
somme,
"la grandeur de l'art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2284).
La réalité que l'art véritable nous fait donc connaître n'est donc
rien
moins que "notre vie".
C'est
nous. D'où
le problème, pour Proust, de savoir, non pas si l'art peut consoler
des
peines de
la vie, mais plutôt
si
la vie,
la vie authentiquement
humaine,
peut se passer de l'art :
"la vie pouvait-elle me consoler de l'art ? Y avait-il dans l'art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence quotidienne. Au moment où je pensais cela, une mesure de la sonate me frappa, mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois l'attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous n'avions jamais vu"(Proust, la Prisonnière, 1721).
La
fonction épistémique de l'art consiste, très précisément, à
nous fournir "cette
sensation de l'individualité que nous cherchons en vain dans
l'existence quotidienne".
Et si nous ne l'avons pas, en général, dans la vie quotidienne,
c'est faute d'attention.
Faute
d'attention à nous-même. Cette
attention incompatible
avec l'habitude, avec l'accoutumance :
"c'est ainsi que l'accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu'il ne se passe encore quelque chose dans l'âme qui y réponde, à cause de l'harmonie de l'âme et du corps, mais ces impressions qui sont dans l'âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent, quand nous ne sommes point admonestés, pour ainsi dire, et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées. Mais si quelqu'un nous en avertit incontinent après et nous fait remarquer, par exemple, quelque bruit qu'on vient d'entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l'aperception ne venant dans ce cas que de l'avertissement après quelque intervalle, tout petit qu'il soit"(Leibniz, Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain, préf.).
Quant à la
sorte de révélation
qu'opère
l'art
sur qui désire
porter
attention à soi-même, ce n'est
pas
une
révélation mystique mais ...
photographique ! Dans à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
le Narrateur raconte que la présentation qui lui a été faite
d'Albertine par Elstir ne lui a procuré qu'un plaisir très modéré.
Or, ajoute-t-il,
"il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu'on prend en présence de l'être aimé n'est qu'un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l'entrée est "condamnée" tant qu'on voit du monde"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 684).
Contre la vulgate empiriste classique
(par
exemple chez Hume43)
qui prétend que les souvenirs ne sont rien d'autre que des
impressions sensibles qui ont perdu de leur vivacité, Proust pense
au
contraire qu'ils ne sont que des images latentes tant qu'elles n'ont
pas été développées
dans "cette
chambre noire intérieure",
c'est-à-dire, comme dans la photographie argentique, trempées dans
un bain de révélateur.
Et
ce
"révélateur"
n'est
autre que le style de l'écrivain, la couleur du peintre, le phrasé
du musicien, la mise en scène du cinéaste, etc., "révélation
qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la
différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît
le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le
secret éternel de chacun"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284)44.
Sans
quoi, cette
expérience
personnellement
vécue
par
chacun, donc
réellement
individualisante,
réellement
soi,
"est
"condamnée"
tant
qu'on voit du monde"
à
rester latente
et non manifeste.
Et seuls demeurent alors, accessibles "par
des moyens directs et conscients"
au sens des empiristes classiques, les souvenirs correspondant
aux exigences communes soulignées et valorisées par l'emploi d'un
langage utilitaire, technique ou scientifique
et qui est le fruit de ce que Proust appelle l'habitude
et Leibniz l'accoutumance45.
Mais
qu'avons-nous besoin de l'oeuvre d'art pour nous "avertir",
nous "admonester", bref, nous enjoindre de porter attention
à la vie ? Pourquoi
ne suffirait-il pas que l'attention soit, à la manière de
Malebranche, cette "prière
naturelle que nous faisons à la vérité intérieure afin qu'elle se
découvre à nous"(Malebranche,
Conversations
Chrétiennes,
i)46
?
Proust
n'a eu
de
cesse
d'insister
"sur l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter [...]. Je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle-même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2264).
C'est
donc tout à fait par hasard que le Narrateur prend conscience de "ce
que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le
goût de la madeleine avaient réveillé en [lui]",
en faisant ces rencontres fortuites avec des objets du monde qui se
trouvent,
tout à fait par hasard, investis de la fonction de
"signes",
comme le remarque justement Deleuze.
Des
signes de cette réalité de la vie qui reste latente tant qu'elle
n'a pas été révélée par eux et sans lesquels le Narrateur
"comprenai[t]
que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments
elle parût si
belle".
Du coup, "l'oeuvre
de Proust est fondée, non pas sur la mémoire, mais sur
l'apprentissage des signes"(Deleuze,
Proust
et les Signes,
I, 1).
Vivre, vivre réellement,
c'est apprendre à se servir et, éventuellement, à provoquer
l'apparition de tels signes. Des signes et non pas des signaux. Proust n'est pas
un béhavioriste. Il ne s'agit pas de conditionner les
hommes à réagir mécaniquement à tel
ou tel stimulus,
fût-il artistique47. On en revient à Leibniz : de
même que ce
que perçoit
une monade donnée ne se réduit pas à ce qu'elle aperçoit,
de même, la mémoire de chacune ne se borne pas à ce dont elle se
ressouvient
consciemment. Bien
plutôt,
"ce
que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces
sensations [perceptions
leibniziennes] et
ces souvenirs qui nous entourent simultanément"(ibid.).
Et seul, le hasard des rencontres peut établir ce rapport et élargir
l'aperception consciente de la monade en rendant claire et distincte
une perception inconsciente (une "petite perception" dirait
Leibniz, e.g.
"cette
vague espérance d'un beau temps")
à laquelle une aperception consciente a été jadis associée (e.g.
"le
goût du café au lait matinal").
"À
l'idée
philosophique de "méthode", Proust oppose la double idée
de "contrainte" et de "hasard". La vérité
dépend d'une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser,
et à chercher le vrai. Le hasard des rencontres, la pression des
contraintes sont les deux thèmes fondamentaux de Proust"(Deleuze,
Proust
et les Signes,
I, 2).
Encore
une fois, la littérature n'est ni la science, ni la philosophie : il
n'y a pas de méthode pour bien conduire sa mémoire et trouver la vérité dans la littérature. Rien que du hasard et de la contrainte. Du
hasard, oui, mais
de la
contrainte ? Quelle contrainte ? Eh bien, celle exercée par l'oeuvre
d'art par exemple : "[je
me rappelais] trop avec
quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des
jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait
autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la
petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels
qu'il les avait jadis sentis"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2264).
C'est quand même extraordinaire, ça : quelques mesures de la sonate
de Vinteuil (leur
"hymne national", dit le Narrateur en parlant de Swann et d'Odette) contraignent
Swann à
se rappeler
réellement
les
jours où Odette l'aimait, tandis que, s'il tente d'évoquer
volontairement
de
tels moments, ne lui viennent à l'esprit que des phrases banales
qui le laissent dans une "indifférence
relative".
Voilà
donc en quoi consiste la contrainte
exercée par
l'oeuvre d'art : provoquer des rencontres, faire violence au hasard
afin d'accroître les chances (tant du côté de l'artiste que du
côté de son public) pour que l'aperception manifeste
de
tout ou partie de l'oeuvre fasse
signe vers les perceptions latentes d'un "passé
[...]
encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que
l'intelligence ne les a pas
"développés""(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284) et, surtout, ne peut pas le faire.
Et
si ce
que l'écrivain donne à penser est,
comme nous l'avons suggéré, une
"peinture
des
erreurs" de la vie, à commencer par la
plus grave, celle
consistant à s'oublier soi-même,
"la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain [...], en rapprochant une qualité commune à deux sensations, [...] dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots. [...] Je m'apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280-2281).
De
la même manière qu'un interprète traduit dans une langue
véhiculaire (par exemple le latin ou l'anglais) un texte écrit dans
une langue incompréhensible pour le destinataire afin que celui-ci
puisse le retraduire dans sa langue vernaculaire, l'écrivain traduit
dans l'idiome littéraire les signes aperceptifs conscients qui renvoient à sa propre expérience
passée
afin
que le lecteur ait
quelques chances de les
mettre,
à son tour,
en correspondance
avec les signes perceptifs inconscients
de son vécu
passé et oublié.
Telle est la fonction épistémique "révélatrice" de la
littérature, tout autant pour l'écrivain que pour son lecteur48
: dégager l'essence même de
telle ou telle perception perdue dans le temps et à la recherche de
laquelle il importe d'aller afin de se ressaisir ou, mieux, de se
saisir
soi-même.
Comme le dit Deleuze, "nous
sentons bien que ce Balbec, cette Venise ... ne surgissent pas comme
le produit d'une association d'idées, mais en personne et dans leur
essence"(Deleuze,
Proust
et les Signes,
I, 1).
En personne : ce ne sont pas de simples représentations abstraites,
de simples photographies,
fussent-elles nombreuses et chronologiques comme dans un film
cinématographique49,
mais des représentations en tant que celles-ci sont liées à une
infinité d'autres, lesquelles forment ensemble le moi
épistémique, le point de vue monadique de Marcel Proust à un
certain lieu de l'espace et un certain moment du temps.
Un moi
épistémique
passé, donc probablement perdu, en tout ou partie.
Et dans
leur essence, c'est-à-dire dans leur être
perceptif
partiel mais monadique
qui
s'oppose à leur
apparaître
aperceptif
parcellaire
et abstrait.
Mais,
même avec la contrainte
de
l'art, seul
le hasard
peut faire que cette essence
de
Balbec ou de Venise rencontre un écho, en
quelque(s)
perception(s) inconsciente(s) enfouie(s) dans la mémoire latente du
lecteur.
Nulle
certitude, car "le
livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief,
semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait
chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour
sa lecture personne ne pouvait m'aider d'aucune règle, cette lecture
consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni
même collaborer avec nous"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2272).
Chez Proust, comme chez Leibniz, les essences
ne sont que des possibles50.
Et voilà bien le péché originel de toute littérature
: n'avoir commerce ni avec la nécessité
métaphysico-logico-mathématique, ni avec la vérité
scientifico-empirico-historique.
Seulement
avec le possible.
3Ce
qui n'est pas une condamnation de l'art, comme on veut souvent le
faire dire à Platon, mais une condamnation de l'imagination
(eïkasia) en tant que celle-ci est une faculté d'imitation
(mimèsis) complètement
irrationnelle, ce qui se trouve être, selon lui,
caractéristique de la peinture. Or, dans le livre III de la
République (393b-398b),
Platon n'a pas
exclu, à travers
l'exemple d'Homère, que la littérature puisse valoir comme
narration (diègèsis),
c'est-à-dire comme connaissance authentique.
4"À
côté
de l'abus de pouvoir
"scientiste",
il en existe un (le
"littérarisme")
qui consiste à croire que ce que dit la science ne devient
intéressant et profond qu'une fois retranscrit dans un langage
littéraire et utilisé de façon
"métaphorique",
un terme qui semble autoriser et excuser presque tout"(Bouveresse,
Prodiges
et Vertiges de l'Analogie).
5Nous
emploierons, tout au long de cet exposé, l'adjectif "épistémique"
de préférence à "cognitif" pour éviter tout risque de
confusion avec le courant de recherche dit "cognitiviste"
qui assimile la connaissance à un traitement computationnel de
l'information.
7Leibniz
parle d'aperception lorsqu'il
s'agit, justement, d'isoler la partie de la perception
dont l'esprit s'aperçoit
consciemment : "ainsi
il est bon de faire distinction entre la perception qui est l’état
intérieur de la monade représentant les choses externes, et
l’aperception qui est la conscience, ou la connaissance réflexive
de cet état intérieur, laquelle n’est point donnée à toutes
les âmes, ni toujours à la même âme"(Leibniz,
Principes
de la Nature et de la Grâce
fondés en Raison,
§4).
Bref,
la perception dépasse
toujours l'aperception,
ou bien, ce qui revient au
même, l'aperception enveloppe
toujours la perception.
Sauf pour un esprit infini,
autrement dit pour Dieu,
chez qui les deux notions sont coextensives.
Et sauf, bien entendu, pour le faussaire qui réduit la perception à
l'aperception.
8Mais,
bien entendu, on pourrait en dire tout autant, mutatis mutandis,
d'une théorie scientifique.
9Actuelle
et non pas simplement potentielle. Sinon rien ne distinguerait la
perception de l'aperception. Cette connexion actuelle peut tout à fait, comme le suggèrent Hegel ou Danto, résider dans l'histoire de l'oeuvre d'art : "les oeuvres sont constituées, en partie, par leur localisation spécifique à l'intérieur de l'histoire [de l'art] ainsi que par les relations qu'elles entretiennent avec leurs auteurs respectifs [...]. Le fait qu'un objet soit une contrefaçon est en relation avec son histoire, avec la manière dont il a fait son apparition dans le monde. Si on accorde la qualité d'oeuvre d'art à un objet, cela veut dire pour le moins qu'on exclut qu'il possède le genre de genèse historique qui est typique d'une contrefaçon"(Danto, la Transfiguration du Banal, ii). L'idée que l'histoire d'un être se confond avec son identité a, certes, quelque chose d'hégélien : "être, c'est avoir été [Wesen ist was Gewesen ist]"(Hegel, Science de la Logique). Mais, en ajoutant que "l'idée qu'il doit bien toujours exister une différence entre deux objets est, pratiquement, de l'ordre d'une certitude logique"(Danto, op. cit.), Danto rejoint, en fait, Wittgenstein : "dire que deux choses sont identiques est dépourvu de sens, et dire qu'une chose est identique à elle-même, c'est ne rien dire du tout"(Wittgenstein, Tractatus, 5.5303). En tout cas, la perception, au sens leibnizien du terme, ne peut, évidemment, se réduire à une aperception empirique possible : "les objets ne portent pas leur histoire inscrite sur leur surface"(Danto, op. cit.).
10Au
sens de Sartre, ou de Bourdieu, par exemple.
11En
particulier contre Sainte-Beuve. La généalogie étant de l'ordre de l'aperception empirique et ne devant, bien entendu, pas être confondue avec l'histoire (cf. note 9 supra).
12Elstir
est, dans à la Recherche du Temps Perdu,
la figure paradigmatique du peintre (comme Bergotte de l'écrivain
et Vinteuil du musicien). Son style est, grosso
modo,
celui d'un peintre impressionniste. Son nom serait l'anagramme
approximatif de "Whistler".
13On
pense, ici, à Pascal : "quelle
vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance
des choses dont on n'admire point les originaux"(Pascal,
Pensées,
B134).
15Le
lien renvoie au tableau de Van Gogh assorti d'un texte
de Heidegger (extrait des Chemins
qui ne mènent nulle part)
qui est intéressant à la fois par son commentaire qui est une
bonne illustration de la thèse proustienne
de l'artiste comme éducateur du regard, et par sa conclusion qui
est un bon exemple de ce que Bouveresse appelle du "littérarisme".
16Si
l'infini est actuel, l'universalité, en revanche, n'est que
potentielle puisqu'elle repose sur la prise de conscience que la
perception ne se limite pas à l'aperception consciente et que
celle-ci est convertible par l'art. Or il n'est en rien inconcevable
qu'un quidam n'ait, en
présence de telles
oeuvres, qu'une aperception
consciente et définitive de
son seul contenu
manifeste. Wittgenstein dirait
qu'il
est Aspekt-blind,
"aveugle à l'aspect" artistique de cet
objet,
qu'il "ne le voit pas comme
tel" (er
sieht ihn nicht als solch).
17Tout
à l'opposé du platonisme et du rationalisme classique, donc.
18Par
exemple dans
sa Caractéristique
Géométrique.
19"Chaque
monade, avec un corps particulier, fait une substance vivante. Ainsi
il n’y a pas seulement de la vie partout, jointe aux membres ou
organes ; mais même il y en a une infinité de degrés dans les
monades, les unes dominant plus ou moins sur les autres. Mais quand
la monade a des organes si ajustés que par leur moyen il y a du
relief et du distingué dans les impressions qu’ils reçoivent, et
par conséquent dans les perceptions qui les représentent (comme
par exemple, lorsque par le moyen de la figure des humeurs des yeux,
les rayons de la lumière sont concentrés et agissent avec plus de
force), cela peut aller jusqu’au sentiment, c’est-à-dire
jusqu’à une perception accompagnée de mémoire, à savoir, dont
un certain écho demeure longtemps pour se faire entendre dans
l’occasion ; et un tel vivant est appelé animal, comme sa monade
est appelée une âme. Et quand cette âme est élevée jusqu’à
la raison, elle est quelque chose de plus sublime, et on la compte
parmi les esprits"(Leibniz,
Principes
de la Nature et de la Grâce
fondés en Raison,
iv).
20Ce
que Leibniz appelle l'"harmonie
pré-établie"
: "[dans]
le système de
l'harmonie préétablie [je]
fais voir que naturellement, chaque
substance simple a de la perception, et [...]
son individualité consiste dans la loi perpétuelle qui fait la
suite des perceptions qui
lui sont affectées, et qui naissent naturellement les unes des
autres, pour représenter le corps qui lui est assigné, et, par son
moyen, l'univers entier, suivant le point de vue propre à cette
substance simple, [...]
en
sorte qu'elle ne dépend que de Dieu et d'elle-même dans ses
actions"(Leibniz,
Essais
de Théodicée).
21Si
tel n'était pas le cas, il serait extrêmement périlleux de
justifier l'intérêt que l'on prend à l'oeuvre d'un
Louis-Ferdinand Céline, par exemple.
22Tout
porte à croire que, dans la
Recherche
en
tout cas, Proust, ne
se pose
pas du tout le
problème de l'identité personnelle. C'est pourquoi je ne partage
pas l'opinion de Vincent Descombes qui écrit, au ch.iii des
Embarras de l'Identité,
que le Narrateur tenterait
de retrouver son propre moi
(et de citer le passage de le
Côté de Guermantes
dans lequel il se demande si, le matin au réveil, il est le
même
que la veille au coucher). Il me semble plutôt
(et l'espièglerie déployée dans le passage cité par Descombes me
semble aller dans ce sens) que le Narrateur prend
son parti de l'éclatement du moi
en autant de points de vue aperceptifs
parallèles que l'exigent les circonstances
et
considère comme un problème non pas de retrouver
un
moi dispersé
par le temps mais plutôt de le construire
par
juxtaposition de points de vue partiels.
La Recherche
est sans doute une quête plus qu'une enquête. Sur ce
point,
comme le souligne Jean-Yves Tadié dans le
Lac Inconnu, entre
Proust et Freud,
Proust est sans doute assez proche de Freud.
23Dans
son Musée Imaginaire de Marcel Proust,
Eric
Karpeles a répertorié
pas moins de
cent trois peintres réels
auxquels il
est fait explicitement
référence dans l'ensemble des sept tomes de la Recherche
!
24Pour
Karpeles, cependant, "si l'on inverse le commentaire de
Ruskin sur les Vénitiens pour qui ''la peinture est la façon dont
ils écrivent'', l'écriture était la façon dont Proust
peignait"(Karpeles, le
Musée Imaginaire de Marcel Proust,
intro.).
25La
proximité avec et l'empathie pour la peinture impressionniste est
manifeste ici de la part de Proust.
26Nous
ne discuterons pas ici des
cas, évidemment importants
et que Proust ne peut pas avoir ignorés,
où l'oeuvre d'art refuse d'être représentative pour se borner à
une recherche formelle sur un matériau donné,
y compris, bien entendu, le matériau langagier (cf., par exemple,
les dernières pièces de Beckett).
Nous
remarquerons simplement que cette tendance, caractéristique des
courants
dits
"post-modernes",
ne peut, en tout cas, à la lumière de l'histoire de l'art, être
érigée en paradigme
pour conclure à l'auto-référentialité essentielle
de toute oeuvre
d'art. Nous continuons à penser, avec Proust, Wittgenstein,
Deleuze,
Bouveresse,
Descombes,
Girard et quelques autres que
l'oeuvre d'art a quelque chose à nous apprendre, et pas seulement
sur elle-même.
27Là
encore, il y a des cas limites où l'''image'' montre qu'elle
échoue à être une image (cf.
par exemple, le problème des "objets impossibles"
d'Escher, dans "Objets
Impossibles" et Principe de Contradiction).
28"La
phrase <<la neige est blanche>> est vraie si et
seulement si la neige est blanche"(Tarski,
Logic,
Semantics, Metamathematics). Ce qui n'est rien d'autre qu'une formulation moderne de l'adaequatio rei et intellectus chère aux scolastiques.
29Contrairement
à ce que pense un Descartes, par exemple, la vérité
n'est pas une option parmi d'autres
(la fausseté, l'indifférence, etc.).
Une proposition est présumée vraie.
Elle s'annonce comme vraie.
Tout le mécanisme du mensonge et de la tromperie repose sur cette
dissymétrie entre le vrai et le faux.
31Si
elle n'était pas communicable et compréhensible,
le sujet-même de l'expérience vécue ne pourrait ni s'en rendre
compte, ni, surtout,
se la rappeler consciemment.
Cela renvoie à l'un des thèmes favoris de la philosophie de
Wittgenstein : l'impossibilité d'un langage privé.
33S'il
ne s'agissait que de les décrire,
tous les procédés inférentiels seraient bons.
À commencer par la
démonstration qu'on utilise en logique, en mathématiques ou
en sciences.
34La
peinture, la photographie et la sculpture sont compatibles avec la
pluralité des points de vues mais sont rétives à la temporalité.
La musique et la danse introduisent le temps et la pluralité des
points de vue, mais ne savent pas exprimer des contenus
propositionnels. Seuls la littérature et l'art cinématographique
sont capables de satisfaire les trois sortes d'exigences. Deleuze a
montré, dans un cours sur le cinéma donné à Vincennes de 1981 à
1985 (cf. la Voix de
Gilles Deleuze), en thématisant la distinction "image-temps"
vs "image-mouvement",
en quoi le faux était, en effet, un puissant ressort de l'art
cinématographique. D'où la puissance narrative de ce qu'on appelle, au cinéma, le flashback. L'un
des procédés épistémiques les plus riches, communs à la
littérature romanesque et au cinéma, réside en effet dans l'analepse,
c'est-à-dire dans une distorsion de la chronologie et de la durée
afin de rappeler, à l'instant
t,
des événements antérieurs à t
et dont la
longueur
narrative est disproportionnée par rapport à sa
longueur
objective,
ce qu'on appelle le flash
back
au cinéma (cf. par exemple le
Jour se lève,
de Carné ou les
Choses de la Vie,
de Sautet). Cela dit, à moins de concevoir des oeuvres
cinématographiques démesurément longues, la capacité d'évocation
de la littérature est infiniment supérieure à celle du cinéma,
comme le montrent les problèmes rencontrés
par tous les scénaristes
lorsqu'il s'agit d'adapter une oeuvre littéraire à l'écran.
35"Le
secret est d'abord de plaire et de toucher
Inventez des ressorts qui
puissent m'attacher"(Boileau,
l'Art Poétique,
chant III).
Mais Racine, Molière et tous les grands écrivains du XVII° siècle
ne disent pas autre chose.
36À
cette proximité téléologique, s'ajoute une proximité stylistique
inattendue. Comparons : "l'expression
de la perplexité [philosophique]
prend
la forme d'une critique [...]. Pour
lever nos perplexités, ce que nous voulons en fait, ce sont des
comparaisons, des groupements de certains cas, etc."(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I).
Et :
"la
vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux
objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de
l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le
monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires
d'un beau style"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2280).
37Ce
qui pose le problème de la valeur littéraire de
l'essai : "on
n'exprime pas de pensées dans le roman ou la nouvelle, mais on les
fait résonner. Pourquoi ne choisit-on pas plutôt, dans ce cas,
l'essai ? Justement parce que ces pensées ne sont rien de purement
intellectuel, mais une chose intellectuelle enchevêtrée avec une
chose émotionnelle. Parce qu'il peut y avoir plus de puissance dans
le fait de ne pas exprimer de telles pensées mais de les
incarner"(Musil,
Essais). Cela dit, les oeuvres de Musil, comme de Proust, ont plutôt brouillé les frontières entre roman et essai. Tout comme les oeuvres de Platon n'ont pas, malgré une claire distinction de principe entre muthos et logos, vraiment contribué à isoler le philosophique du théâtral.
38"Depuis
que j'ai vu au musée de La Haye la Vue
de Delft,
j'ai su que j'avais vu le plus beau tableau du monde"(Proust,
Lettre à
J.-L. Vaudoyer,
2 mai 1921).
39"Le
but de l’art est de communiquer l’Idée une fois conçue après
être passée par l’esprit de l’artiste où elle apparaît
purifiée et isolée de tout élément étranger"(Schopenhauer,
le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
§50). "L’art
s’avance comme un dieu sauveur et un guérisseur"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
iii).
40"Le
bourgeois désire que l’art soit voluptueux et la vie ascétique ;
l’inverse serait préférable"(Adorno,
Théorie
Esthétique).
41Encore
que, si on lit Baudelaire, il y ait peut-être ambiguïté
: "Il
faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question.
Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules
et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais
de quoi
? De
vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous
!"(Baudelaire,
Petits
Poèmes en Prose).
Ivresse que Proust lit toutefois comme une capacité à "ressentir
toutes les douleurs mais être assez maître de soi pour ne pas se
déplaire à les regarder [...]. Il semble que [Baudelaire] ait fait
une peinture extérieure de leur forme sans sympathiser avec
[elles]"(Proust,
contre
Sainte-Beuve,
x). Ce serait donc une sorte d'ivresse cynique, ou, mieux, ironique,
à l'opposé donc de l'ivresse passive ou addictive.
42Récapitulation qui suppose, de la part de celui qui récapitule, une identité narrative homogène. C'est le cas pour Bergotte (et, d'ailleurs pour la plupart des personnages de la Recherche) mais non pour le Narrateur (cf. Ethique, Identité Narrative et Conscience de soi).
43"Une
impression frappe tout d’abord les sens [...], de cette impression
l’esprit fait une copie qui subsiste après que l’impression a
cessé [...], cette idée [...] en revenant à notre âme produit
une impression nouvelle"(Hume,
Traité de
la Nature Humaine
I, i, 2).
44Sur
ce point, Proust rejoint Bergson : "à
quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans
l’esprit, hors de nous et en nous, les choses qui ne frappaient
pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le
romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas
de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous
n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils
nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent,
des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui
pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui
demeuraient invisibles : telle l’image photographique qui n’a
pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le
poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste
ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la
plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture. Les
grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision
des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les
hommes"(Bergson,
la
Pensée et le Mouvant,
v). Sauf que, nous l'avons vu,
Proust place, au rebours de Bergson, la littérature au-dessus de la
peinture.
45Là
encore, on songe à Bergson : "nous
ne voyons pas les choses mêmes : nous nous bornons, le plus
souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance,
issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’effet du
langage. Car les mots, à l’exception des noms propres, désignent
des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus
commune et son aspect le plus banal, s’insinue entre elle et nous,
et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se
dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot
lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce
sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans
ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement
vécu"(Bergson,
le
Rire,
iii, 1).
Sauf que, chez Proust, d'une part, le langage n'est pas un obstacle à
la "révélation" artistique, bien au contraire, et,
d'autre part, l'art n'entend pas se substituer à la science
s'agissant de la connaissance des objets extérieurs.
46Et
d'ajouter : "je
sens que la lumière se répand
dans mon esprit à proportion que je la désire"(Malebranche,
Méditations
Chrétiennes,
i, 2).
Toutefois, il remarque que "cette
souveraine vérité ne répond
pas toujours à nos désirs, parce que nous ne savons pas trop bien
comment il faut la prier"(Malebranche,
Conversations
Chrétiennes,
i).
47Comme
le dit Wittgenstein : ""Cet
homme a le sens de la musique"
n'est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu'un qui
fait "ah
!"
quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons
du chien qui frétille de la queue en entendant de la
musique"(Wittgenstein,
Leçons sur l’Esthétique,
I). Ce qui renvoie au
problème du snobisme souvent évoqué par Proust dans la
Recherche : le snob, c'est, précisément, celui qui réagit mécaniquement à un stimulus social en adoptant à cette occasion un comportement stéréotypé.
48Il faut insister sur le fait que, pour Proust, l'écrivain a, pour écrire, le même intérêt que le
lecteur pour lire, à savoir la révélation de soi. L'écrivain
se découvre en écrivant : "une
fois devant son papier, [Jean]
écrivait ce qu'il ne connaissait pas encore, ce qui l'invitait sous
l'image où c'était caché (et qui n'était en quoi que ce soit un
symbole) et non ce qui, par raisonnement, lui aurait paru
intelligent et beau"(Proust,
Jean
Santeuil,
701).
Il espère que ses aperceptions consciemment mémorisées
vont le conduire à quelques perceptions inconscientes avec lesquelles son
expérience les a jadis, peut-être,
connectées
et que son écriture va, ainsi, "révéler". Car "toutes
les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. Comment donc
pouvaient-elles valoir moins comme scènes de la vie que comme
scènes de mon livre ? C'est que, au moment où je les vivais, c'est
ma volonté qui les connaissais dans un but de plaisir ou de
crainte, de vanité ou de méchanceté. Et leur essence intime
m'échappait"(Proust,
Jean
Santeuil,
345).
Proust est, sur ce point,
très proche de Freud : "les
œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives des désirs
inconscients [de l'artiste], tout comme les rêves avec lesquels
elles ont d’ailleurs en commun le caractère d’être un
compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les puissances
de refoulement. Mais, à l’inverse des productions asociales et
narcissiques du rêve, elles peuvent compter sur la sympathie des
autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez
eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs
inconscients"(Freud,
ma
Vie et la Psychanalyse).
49"Si
la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à
peu près identique pour chacun, parce que, quand nous disons : un
mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant
éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous
voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de
film cinématographique de ces choses suffirait et le
"style",
la
"littérature"
qui
s'écarteraient de leur simple donnée seraient un hors-d'œuvre
artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ?"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2280).
50Les
deux termes sont synonymes chez Leibniz (cf. Monadologie,
§44) pour qui les points de vues monadiques ne sont connectés
nécessairement
que dans la
perception-aperception
infinie de Dieu.
(à suivre dans
LIRE VII : L'ENJEU ETHIQUE DE LA LITTERATURE.)
(à suivre dans
LIRE VII : L'ENJEU ETHIQUE DE LA LITTERATURE.)
Un vrai régal pour le lecteur. Un travail considérable pour le rédacteur. Bravo et merci.
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