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samedi 1 juillet 2023

SENSATION/PERCEPTION : UNE DISTINCTION PROBLÉMATIQUE.

 

Pour Jean-Pierre Changeux, "le terme "sensation" a été employé, à dessein, pour désigner le résultat immédiat de l'entrée en activité de récepteurs sensoriels [et le terme "perception"] pour l'étape finale qui, chez le sujet alerte et attentif, aboutit à l'identification et à la reconnaissance de l'objet"(l'Homme Neuronal, iii). À quoi Jacques Bouveresse rétorque : "l’œil n'a pas simplement, comme on le croit généralement, des sensations, il a pour ainsi dire de véritables perceptions, ce qui signifie que la distinction usuelle que l'on fait entre sensation (non interprétée) et perception (interprétation) devient elle-même très contestable"(Langage, Perception et Réalité, iii). Derrière le problème de savoir si la relation entre la sensation et la perception serait celle du matériau brut à l'objet élaboré, c'est-à-dire trans-formé, in-formé ou, tout simplement, formé, se glisse, de manière subreptice, celui de la cause (sensation) à l'effet (perception) et celui de l'information (sensation) à l'informé (sujet percevant). Nous allons essayer de montrer que, dans tous les cas "nous en arrivons à être obsédés par notre symbolisme : nous sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous entraîne irrésistiblement"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 108).

Tout commence avec Platon qui se demande, déjà, comment la diversité des sollicitations sensibles dont nous sommes l'objet peuvent posséder cette (relative) stabilité qui nous fait adhérer à leur représentation et qui nous fait croire faussement que c'est la réalité éternelle et immuable qui y est représentée : "ce serait vraiment terrible [...] si, en nous comme en des chevaux de bois, étaient installés plusieurs sens mais que cela ne converge pas vers une forme unique, que ce soit l'âme ou quelque autre nom qu'on lui donne" (Platon, Théétète, 185d). Platon est donc le premier à postuler l'existence nécessaire d'une forme (eïdos) intelligible et unique qui mette de l'ordre dans nos impressions sensibles diverses et variées, lesquelles, d'emblée, pour Platon, posent un problème de fiabilité : "(Socrate) : moi, avoir des opinions, j’appelle cela parier, et l’opinion, je l’appelle un langage, prononcé non pas à l’intention d’autrui ni par la voix, mais en silence à soi-même. [Par exemple], il arrive souvent, quand un homme a aperçu de loin quelque objet qu’il ne distingue pas nettement, qu’il veuille juger ce qu’il ne voit pas, n’est-ce pas ? (Protarque) : je le crois. (S) : alors, ne s’interroge-t-il pas ainsi ? (P) : comment ? (S) : qu’est-ce que peut bien être ce qui apparaît debout près du rocher, sous un arbre ? N’est-ce pas à ton avis la question qu’il se pose à lui-même en apercevant certains objets de cette nature qui frappent ainsi sa vue ? (P) : Certainement. (S) : est-ce qu’ensuite, notre homme, se répondant à lui-même, ne pourrait pas se dire "c'est un homme" et tomber juste ? (P) : assurément, si. (S) : il pourrait aussi se tromper et, croyant que c'est l'oeuvre de certains bergers, appeler image ce qu'il aperçoit. (P) : parfaitement. (S) : et s'il avait quelqu'un près de lui, il exprimerait pas la parole ce qu'il s'est dit à lui-même et le répéterait à son compagnon, et ce que nous avons appelé opinion deviendrait ainsi discours. (P) : naturellement"(Platon, Philèbe, 38 c). Et c'est bien parce que la diversité et la mutabilité de nos impressions sensibles posent un problème cognitif, qu'au-delà du sentir, il est nécessaire de penser : "la pensée est une discussion que l'âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu'il lui arrive d'examiner [...] car voici ce que me semble faire l'âme quand elle pense : rien d'autre que dialoguer, s'interrogeant avec elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d'une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c'est sont opinion [pistis]"(Platon, Théétète, 189e). Les informations fournies par les sens sont donc tout à la fois, pour Platon, ce qu'il s'agit de corriger par la pensée et ce qui, en tout état de cause, donne à penser.

Aristote, dans son de Anima, va s'évertuer, quant à lui, à expliquer et approfondir la nature et l'origine de l'erreur sensible qu'il appartiendrait à la pensée de redresser. En effet, si, comme le suppose Platon, la matière sensible amorphe de nos impressions sensibles est façonnée par la forme éternelle et immuable de notre pensée, comment peut-elle alors errer ? En termes platoniciens : comment l'opinion (pistis) peut-elle être fausse ? Aristote répond en deux temps. D'abord "il est clair que sentir [aïsthanomaï] et penser [phroneïn] ne revient pas au même. Car si tous les animaux ont en partage la première faculté, peu en revanche ont la seconde. [...] Si la sensation [aïsthèsis] des sensibles propres est toujours vraie et appartient à tous les animaux, en revanche, la réflexion [dianoïa] admet aussi l'erreur et n'appartient à aucun animal qui ne possède aussi la raison"(Aristote, de Anima, 427b 6-14). Donc, premier élément de réponse : contrairement à ce que prétend Platon, la perception des sensibles propres (autrement dit la sensation, hè aïsthèsis, produite par "l'âme sensitive") ne conduit pas, par elle-même, à l'erreur parce qu'elle est l'empreinte immédiate et passive des accidents du monde extérieur, tandis que seule peut conduire à l'erreur la réflexion (hè dianoïa qui manifeste la présence de "l'âme intellective") sur ces sensations. Et pourquoi donc, demandera-t-on ? Comment peut-il se faire que la forme inférieure de l'âme sensitive que possèdent tous les animaux s'applique sans défaut à la matière sensible, tandis que la forme supérieure de l'âme intellective qui ne concerne que les animaux rationnels soit sujette à errer ? Eh bien parce que "la représentation [phantasia] semble être, pour sa part, une sorte de mouvement qui ne va pas dans le sens, mais, au contraire, implique des sujets sentants et des objets qui sont ceux du sens. Or il peut y avoir un mouvement déclenché par l'activité sensitive. Et ce mouvement doit nécessairement ressembler à la sensation"(Aristote, de Anima, 428b 10-15). Aristote intercale donc, entre la sensation qui est pure passivité et la réflexion qui est pure activité, un mouvement intermédiaire : celui de la représentation (hè phantasia) qui, précise Aristote, doit normalement produire une imitation (mimèsis) de la sensation qui soit suffisamment fidèle pour que la réflexion (dianoïa) puisse s'y déployer, mais qui, comme tout mouvement, n'est jamais exempt de perturbations, de sorte que la représentation comme résultat final (phantasma) laisse parfois à désirer.

Descartes va quelque peu simplifier le modèle aristotélicien. "Il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. (Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646). Autrement dit, nous seuls, humains, pensons puisque nous seuls, humains, parlons. Donc, si les animaux ne parlent pas, c'est parce qu'ils ne sont que corps dotés de fonctions vitales et que ces fonctions vitales ne sont qu'une variété de fonctions mécaniques puisqu'elles "suivent [...] de la seule disposition de ces organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate"(Descartes, Traité de l’Homme). Tandis que, par contraste, "qu’est-ce donc que je suis [moi en tant qu'homme] ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9). Bref, la sensation n'est qu'une modalité de la pensée et donc les animaux ne sentent pas plus qu'une machine. Mais alors, pourquoi devrions-nous douter de ces impressions sensibles, toujours réputées potentiellement trompeuses, nous autres, êtres pensants et donc, en particulier, sentants ? Eh bien parce que "tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau [...] ils prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d’autres et ainsi meuvent les membres"(Descartes, Traité des Passions, art.13). C'est-à-dire que les impressions sensibles sur quoi notre entendement ou raison va exercer son jugement sont réputées n'avoir, de jure, aucune ressemblance avec les événements internes ou externes qui les ont causées, contrairement à ce que prétend Aristote. D'où la nécessité où nous sommes de donner ou de refuser notre assentiment à l'utilisation de ces impressions sensibles par notre raison, et ce, dans un acte exprès de jugement. Pour Descartes, comme pour Aristote, l'origine de l'erreur n'est pas l'impression sensible, mais la manière dont elle est traitée. Sauf que, pour Descartes, c'est là une faculté de la res cogitans, de la volonté, qui traite l'information sensible et qui donc, est responsable de l'erreur : "la volonté est absolument nécessaire à ce que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aperçu"(Descartes, Principes de la Philosophie, I, art.34). Finalement, pour Descartes, nous sommes, nous autres humains, ou bien dans un état passif dans lequel notre âme se contente de sentir, ou bien dans un état actif par lequel l'âme se met à juger de la pertinence de ce qui a été préalablement senti. Nous avons ainsi deux termes (contre trois pour Aristote), la sensation et le jugement, le sentir et l'assentir, qui sont, tous les deux, du côté de l'activité consciente.

Pour Kant, la position cartésienne dogmatique consiste en un face à face entre, d'une part, le sujet pensant éclairé par la lumière naturelle de la raison et, d'autre part, l'objet sensible pensé comme une collection d'apparences, voire d'apparitions fantasmatiques qui, de plus, n'auraient aucune relation de ressemblance avec son substrat d'origine. Cette position est intenable, notamment lorsqu'il s'agit de rendre compte des progrès de la connaissance scientifique qui, depuis Vésale et Copernic, fait manifestement usage de l'expérience sensible en ce qu'elle lui accorde un certain degré de fiabilité incompatible avec le doute méthodique cartésien. La fonction perceptive de représentation de l'objet extérieur en vue d'une connaissance scientifique est, pour Kant et d'ailleurs pour toute la philosophie des Lumières, tout à fait centrale. Donc, à la connaissance scientifique, "appartiennent deux éléments : premièrement le concept par lequel, en général, un objet est pensé (la catégorie) et deuxièmement l'intuition par laquelle le concept est donné ; car si une intuition correspondante ne pouvait pas du tout être donnée au concept, il serait une pensée quant à la forme, mais sans aucun objet, et absolument aucune connaissance de quelque chose ne serait possible par lui"(Kant, Critique de la Raison Pure,  AK III, 117). Toute la théorie de la connaissance de Kant peut donc se réduire à la question de savoir quelles sortes de transformations formelles subissent nos impressions sensibles particulières et contingentes pour devenir, in fine, des connaissances expérimentales universelles et nécessaires. En langage kantien : "comment des Jugements Synthétiques a priori sont-ils Possibles ?". Pour Kant, le "traitement" qui conduit de l'information brute fournie par l'affection directe de nos récepteurs sensoriels et que Kant appelle "l'intuition" auxdits "jugements synthétiques a priori" opère en plusieurs étapes. Première étape : la synopsis (ou appréhension) a priori du divers sensible par les sens eux-mêmes. À ce stade, les données sensibles qui parviennent à nos récepteurs sensoriels ont déjà été unifiées a priori par les formes de notre sensibilité que sont l'espace et le temps. Toute intuition, en effet, est donnée dans un cadre spatio-temporel bien déterminé. On voit que dès le tout premier stade du traitement de l'information, il n'y a déjà plus, pour Kant, d'information sensible brute mais une perception déjà élaborée quoique non-conceptualisée. De là, on peut passer à une deuxième étape : la synthèse de la synopsis représentée dans et par l'imagination. L'imagination, "fonction aveugle quoique indispensable de l'âme sans laquelle nous n'aurions absolument aucune connaissance, mais dont nous n'avons que rarement conscience"(Kant, Critique de la Raison Pure, AK III, 91) est une fonction d'autant plus importante que, souligne Kant, elle travaille dans l'ombre. Sa fonction n'est rien moins que de fournir à la synopsis du divers présentée par les sens, une forme conceptuelle schématisée qui peut être empirique au moyen des concepts fournis par l'histoire personnelle du sujet (auquel cas on obtient un "jugement de perception") ou a priori au moyen des concepts mathématiques, voire "pure" (absolument a priori) au moyen des catégories pures de l'entendement. Par là, la perception se fait jugement, plus précisément, jugement d'expérience. Puis, éventuellement, une troisième étape : l'universalisation de la synthèse déjà conceptualisée par une aperception transcendantale nécessaire. Son utilité est la suivante : "toute nécessité a toujours pour fondement une condition transcendantale. Il faut donc trouver un principe transcendantal de l'unité de la conscience dans la synthèse du divers de toutes nos intuitions. [...] Or, cette condition originaire et transcendantale n'est autre que l'aperception transcendantale"(Kant, Critique de la Raison Pure, AK IV, 81). Grâce à l'aperception transcendantale, le jugement d'expérience devient un authentique jugement de connaissance universel et nécessaire, bref, un authentique jugement scientifique. On voit aisément que, pour Kant dont le problème principal, dans sa période critique en tout cas, est de penser à nouveaux frais le rapport entre le sujet pensant et l'objet pensé afin de justifier les progrès de la science expérimentale, le problème de savoir comment les objets du monde se donnent à nous est loin de se réduire à la dichotomie simpliste de la sensation et de la perception. On pourrait presque dire qu'entre la donnée intuitive brute et la conscience pure d'une connaissance universelle et nécessaire, il existe, chez Kant, une espèce de continuum dans la mise en forme de la matière sensible. Kant nous donne l'impression d'une sorte de traitement continu de l'information sensible brute et donc d'une élaboration continue du concept à partir de cette source originaire. Dès la synopsis (Kant use de plusieurs termes : SynopsisApprehensionAuffassung) du divers par les sens il semble qu'il ne soit plus question déjà de données brutes. Et pourtant, "le premier fondement formel de la possibilité d'une intuition, spatiale par exemple, est seul inné et non la représentation spatiale elle-même. Toujours, en effet, il faut des impressions pour éveiller notre pouvoir de connaître et déterminer avant tout la représentation d'un objet"(Kant, Réponse à Eberhard, p.72). Kant affirme explicitement qu'"il faut des impressions pour éveiller notre pouvoir de connaître" et donc, implicitement, que celles-là sont antérieures à celui-ci qui, autrement, demeurerait une simple potentialité non actualisée. Bref, sans quelque chose comme des sensations brutes, la perception n'aurait jamais lieu et le concept n'aurait pas d'objet.

Tel n'est pas le point de vue de la phénoménologie : "celui qui perçoit [...] a une épaisseur historique, il reprend une tradition perceptive et il est confronté avec un présent [cf. le Bleu en Peinture]. Dans la perception, nous ne pensons pas l'objet et nous ne pensons pas le pensant, nous sommes à l'objet et nous nous confondons avec ce corps qui en sait plus que nous sur le monde, sur les motifs et les moyens qu'on a d'en faire la synthèse [...]. L'acte du regard est indivisiblement prospectif, puisque l'objet est au terme de son mouvement de fixation et rétrospectif puisqu'il va se donner comme antérieur à son apparition, comme le stimulus, le motif ou le "premier moteur"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). Contrairement à ce qu'affirme une longue tradition intellectualiste, la perception n'est pas l'effet mécanique d'un stimulus sur des récepteurs sensoriels qui auraient pour fonction de synthétiser, autrement dit de traiter ce stimulus afin de préparer l'intellect à le penser. La perception est originairement synthétique : la perception est première, à la fois dans l'espace et dans le temps. Mais il y a plus : la perception est originairement synesthésique (de sun et aïsthanomaï, "sentir ensemble") : "c’est un lieu commun de dire que nous avons cinq sens et, a première vue, chacun d'eux est comme un monde sans communication avec les autres. La lumière ou les couleurs qui agissent sur l’œil n'agissent pas sur les oreilles ni sur le toucher. Et cependant on sait depuis longtemps que certains aveugles arrivent à se représenter les couleurs qu'ils ne voient pas par le moyen des sons qu’ils entendent. Par exemple un aveugle disait que le rouge devait être quelque chose comme un coup de trompette. Mais on a longtemps pensé qu’il s’agissait là de phénomènes exceptionnels. En réalité le phénomène est général. Dans l'intoxication par la mescaline, les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des sons. Même les sujets normaux parlent de couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, de sons clairs, aigus, éclatants, rugueux ou moelleux, de bruits mous, de parfums pénétrants. Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles, auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d'exister qui parle a la fois à tous mes sens"(Merleau-Ponty, Sens et Non-sens). Donc, non seulement il est abusif de parler de sensations brutes détachées des perceptions mais il semble tout aussi abusif de parler de sensations ou de perceptions "visuelles" ou "auditives" ou "olfactives", etc. puisque la synthèse qui s'opère dans la perception effective est d'emblée spatio-temporelle en ce qu'elle est indissolublement synesthésique. Ce que confirme la psychologie de la forme (Gestaltpsychologie) selon laquelle "au lieu de réagir à des stimuli locaux par des événements locaux et sans rapports mutuels, l’organisme répond au modèle de stimuli auxquels il a été exposé et cette réponse est un processus unitaire, un tout fonctionnel qui donne, dans l’expérience, un ensemble sensoriel bien plutôt qu’une mosaïque de sensations locales. […] Le nom « Gestalt » a deux sens : outre la signification de forme, comme attribut des choses, il a celle d’entité concrète per se qui a, ou peut avoir, une forme comme l’une de ses caractéristiques"(Köhler, Psychologie de la Forme). Là encore, il n'y a pas d'antériorité de la sensation brute sur la perception élaborée pour la bonne raison que, lors de son apprentissage, l'être sensible n'a jamais été confronté à des sensations brutes mais toujours à des objets concrets dont la fréquence de rencontre aura permis, à la longue, l'abstraction d'une "forme" (Gestalt) commune à des objets ressemblants. De sorte que, par la suite, ce qui est primitif dans l'acte de percevoir, c'est toujours l'appréhension de cette "forme" qui est déjà un complexe indissoluble, un peu comme la synopsis kantienne, à part le fait qu'elle soit donnée d'emblée, qu'elle soit originaire, donc sans synthèse préalable du divers des sensations dans l'espace et dans le temps. Pour Merleau-Ponty comme pour Köhler, la perception est immédiatement synthétique et synesthésique, c'est-à-dire immédiatement adaptée à l'organisation du sensible à laquelle notre expérience passée nous a confrontés, dans une "manière d'être indivise", comme dit Merleau-Ponty, et qui consiste à réagir globalement à une série toujours déjà construite de stimuli extérieurs pertinents. On sait que Proust affinera à l'extrême ce primat de la forme sensible pertinente en brouillant les frontières entre perception actuelle et mémoire d'une part, entre perception et émotion d'autre part. Cela dit, ce que la phénoménologie ajoute à l'idée de synthèse perceptive originaire et synesthésique des stimuli sensibles, c'est l'idée que cette perception est intentionnelle : "dans la perception, nous ne pensons pas l'objet et nous ne pensons pas le pensant, nous sommes à l'objet et nous nous confondons avec ce corps qui en sait plus que nous sur le monde, sur les motifs et les moyens qu'on a d'en faire la synthèse [...]. L'acte du regard est indivisiblement prospectif, puisque l'objet est au terme de son mouvement de fixation et rétrospectif puisqu'il va se donner comme antérieur à son apparition, comme le stimulus, le motif ou le "premier moteur""(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). Voir ne commence donc pas par un sentir mais par un regarder. C'est le regard, en tant qu'acte intentionnel, c'est-à-dire acte orienté d'un corps tendu vers quelque chose d'autre que lui-même, qui perçoit, ce n'est ni l'œil, ni le cerveau. Comme le dit aussi Sartre, lorsque j'entre dans ce café pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café, sur fond de quoi Pierre doit apparaître"(Sartre, l'Être et le Néant, I, i, 2). En d'autres termes, je ne perçois que ce que je cherche. Je perçois Pierre parce que je le cherche. Et je le cherche parce qu'il est pertinent pour moi de l'y trouver. Entendons-nous bien : "chercher" ici ne veut pas dire "rechercher", ce n'est pas nécessairement un acte de volonté réfléchie. Raison pour laquelle je puis aussi y reconnaître une autre personne bien que je ne l'y recherche point, ou des tas d'autres choses (l'odeur, la décoration, la densité de population, l'atmosphère enfumée, etc.), à la seule condition qu'à des degrés divers, ces "choses" soient pertinentes pour moi. Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que malgré le maintien du primat historique (depuis Platon) de la vision sur les autres sens, la phénoménologie pense désormais celle-ci par analogie avec le toucher, le goût ou l'odorat qui, à des degrés divers, supposent toujours un acte d'orientation préalable vers l'objet à percevoir. D'où, effectivement, l'importance accordée à la synthèse synesthésique des données sensorielles. Mais, intentionnalité ou non, c'est à présent la question de savoir ce qui fonde la pertinence de tel ou tel complexe indivis de sensations qu'il faut se poser.

Soient à présent l'expérience du cube de Necker ou celle du canard-lapin de Jastrow :  "la question que je veux poser est la suivante : en quoi consiste le fait de voir la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? – Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre, ou ne fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois ? – Je pencherais pour la première réponse"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, I, §1). Il semblerait donc que nous voyions immédiatement le cube comme ayant le carré de droite en guise de face frontale, ou bien ayant le carré de gauche comme face frontale. De même, dans l'expérience du canard-lapin de Jastrowque nous voyions immédiatement la forme comme un canard ou bien comme un lapin. "Immédiatement" veut dire, dans les deux cas, "sans la médiation d'aucune interprétation". Pour Wittgenstein, qui a très influencé par la Gestalttheorie, tout "voir" (sehen) est d'emblée un "voir-comme" (sehen-als). En d'autres termes, ce qui rend pertinente une "forme" (Gestalt) plutôt qu'une autre, n'est donc pas un acte préalable de décodage, d'interprétation comparable, de traduction dans sa langue familière, en l'occurrence celle de la perception (ce qui renvoie à la problématique de l'impossibilité d'un langage privé que Wittgenstein à longuement développée dans ses Recherches Philosophiques ), rien, en tout cas, de ce qu'on pourrait qualifier de "synthèse". Pourtant, si je vous dis "regardez ce dessin du canard-lapin comme un lapin et non comme un canard", vous pouvez, effectivement, le voir comme tel, et puis, si j'ajoute "maintenant, regardez-le comme un canard", vous allez, en suivant, mes consignes, le voir comme un canard. Cela ne prouve-t-il pas qu'il y a, de quelque manière, élaboration du matériau sensible brut sous l'effet de ma consigne verbale, que quelque chose semble subsister lorsque la règle se modifie, un peu comme une réserve de possibles dans la (re-)combinaison ultérieure du matériau ? Et ce "quelque chose" ne serait-il pas, précisément, une sensation ou, de quelque nom dont on l'affuble, une sorte de datum informe auquel une forme serait conférée par composition, un peu comme des lettres sont associées les unes aux autres pour constituer des mots puis des phrases ? Pas du tout, répond Wittgenstein. Car, si tel était le cas, il faudrait aussi, de temps en temps, avouer, face à une configuration tout à fait nouvelle, que l'on voit une certaine chose "comme rien du tout", au sens où nous aurions devant nous une série de signes cabalistiques que nous serions incapables de lire et de comprendre. Or, si nous faisons passer l'expérience du cube de Necker à un très jeune enfant et que nous lui demandions ce que c'est, il y a des chances pour qu'il soit dans l'embarras et ne réponde rien ou réponde "rien", ou encore, réponde vaguement "des traits", "des lignes", "des carreaux", etc. Bref, de deux chose l'une : lorsque le sujet percevant regarde de telles figures, ou bien il ne voit rien du tout, ou bien, s'il voit quelque chose, il le voit d'emblée comme un objet déterminé. À la limite, celui qui n'a jamais vu un canard et/ou un lapin, dira peut-être "on dirait un x", x étant là le nom de quelque objet plus ou moins familier. Pensez au genre de réaction qu'ont parfois certaines personnes devant une forme qui les désoriente, la peinture non-figurative par exemple. Tout ce que voient les uns et les autres, ils le voient "comme" quelque chose qu'ils sont capables de reconnaître et d'identifier : on ne peut pas concevoir de manifestation du "voir" qui ne soit pas celle d'un "voir comme". Jacques Bouveresse relate le fait suivant : "la grenouille présente la particularité de ne pas voir le détail des parties immobiles du monde qui l'entoure, ou, en tout cas, de ne pas être concernée par elles. Elle peut mourir de faim au milieu d'une provision de nourriture parfaitement accessible mais qui n'est affectée d'aucun mouvement. Son choix de nourriture n'est déterminé, en fait, que par la dimension et le mouvement. [...] On pourrait croire [...] que le "langage" dans lequel l’œil s'adresse au cerveau est celui des sense data, des données sensibles élémentaires sur lesquelles est effectué ensuite un travail de synthèse, d'organisation et d'interprétation qui aboutit à la perception proprement dite. Or, justement, il n'en est rien. Ce qui est transmis au cerveau n'est pas le matériau brut qui est supposé correspondre à la sensation pure"(Langage, Perception et Réalité, iii). Voilà qui semble bien attester que la perception est originairement synesthésique dans le sens où l'objet perçu l'est toujours dans un certain contexte pertinent pour la survie de l'organisme percevant et qui dépasse non seulement l'organe perceptif mais aussi l'objet perçu et cela, sans qu'il soit nécessaire de parler de "synthèse", fût-elle originaire, ni d'intentionnalité. Dans tous les cas, il semblerait donc que la pertinence de la forme perçue soit commandée par l'évolution spécifique et par l'adaptation individuelle à un bio-socio-tope déterminé. Tout le reste n'est, stricto sensu, ni perçu ni même senti. Peut-il y avoir sensation non-perçue ? Quel sens cela aurait-il de dire que la grenouille sent la présence de l'insecte immobile (dont elle pourrait se repaître) mais qu'en tant qu'il est immobile, elle ne le perçoit pas ? De même, si vous n'entendez pas ce qu'on vous dit parce que vous êtes absorbé par ailleurs, en quel sens peut-on maintenir que vous avez néanmoins des sensations auditives correspondant à ce qu'on vous dit ?

Pour aller plus loin dans l'examen du problème de la discrimination sensible pertinente, examinons à présent la valeur de ce paradigme philosophique moderne teinté de scientificité et qui correspond, grosso modo, au modèle standard de la sélection lamarcko-darwinienne. On sait que celui-ci met en présence, d'une part un être vivant, d'autre part un milieu hostile. D'où l'idée, rabâchée ad nauseam, du struggle for life, de l'idée que "la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort"(Bichat, Recherches Physiologiques sur la Vie et la Mort). De là viendrait la sélection effective des fonctions vitales opérant une adaptation optimale de l'organisme individuel (les organes inadaptés s'atrophieraient et disparaîtraient) dans un premier temps, de l'espèce toute entière (les lignées des individus globalement inadaptés finiraient par ne plus se reproduire) dans un second temps. Ce qui est singulier, c'est que ce mécanisme supposé "naturel" d'optimisation du vivant a, jusqu'à la seconde moitié du XX° siècle, été adopté comme une évidence dans tous les milieux prétendument scientifiques sans jamais faire l'objet d'un quelconque processus expérimental. Manifestement, "certaines explications [...] ne sont pas conformes à l’expérience mais sont simplement satisfaisantes [dans le sens où elles] exercent, à un moment donné, une attraction irrésistible. Quelqu’un a-t-il pu expérimenter le processus d’évolution dont parle Darwin [qui] apparaît comme une évidence ?"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, III). En l'occurrence, comme une évidence idéologique puisque Charles Darwin reconnaît avoir été influencé par l'Essai sur le Principe de Population dans lequel Thomas Malthus fait l'apologie de la sélection sociale par la misère ! En d'autres termes, puisque toute l'histoire de l'humanité peut se résumer à l'allocation optimale des ressources par des dominants réputés parfaitement adaptés à leur milieu qui "éliminent", sinon physiquement parce qu'ils leur sont nécessaires, du moins socialement les inadaptés "inutiles", il faut nécessairement que ce soit aussi le cas pour tout le règne vivant, des virus jusqu'aux primates ! Par là, la nature se voit conférer une sorte d'hyper-rationalité orientée vers un principe anthropique mettant l'espèce humaine au centre de l'évolution, ce qui, au fond, n'a rien à envier à la pensée monothéiste la plus orthodoxe. Or, ce paradigme de l'élimination rationnelle de l'"inutile" ou, conversement, de l"utilité" du conservé, à défaut d'expérimentation, contredit quelques observations allant dans le sens contraire. Comment expliquer, par exemple, la présence de 95 % de gènes "inutiles" (non-codants) chez presque toutes les espèces eucaryotes ? Ou, plus simplement, la perception de l'insecte immobile en plus de celle de l'insecte volant n'aurait-elle pas une "utilité" adaptative indéniable pour notre grenouille ? Et quid de la variabilité génétique aléatoire dans toutes les espèces qui s'évertuent toutes à "produire" des organismes inadaptés plutôt qu'à les éliminer ? Enfin, doit-on rappeler que l'extraordinaire plasticité du système nerveux humain vient de ce que chacun de ses 1011 neurones peut faire synapse avec 100 000 autres neurones, ce qui implique 1016 connections synaptiques possibles (soit 10 000 fois plus qu'un gros disque dur d'1 To !) ? Bref, l'idée que ce que les organismes vivants perçoivent de leur environnement et la manière dont ils le perçoivent serait le fruit d'une adaptation sélective est, au choix, ou bien tautologique ou bien contradictoire. Tautologique s'il s'agit simplement de dire que si tel organisme vivant n'était pas adapté à son environnement, il ne serait pas vivant, or il est vivant donc il est y est adapté et avec lui toutes ses fonctions vitales, ce qui revient à dire, à l'instar d'un Hegel, que tout ce qui est réel est rationnel. Contradictoire s'il s'agit de prétendre que l'articulation structure sensorielle-fonction perceptive est, en l'occurrence, l'effet d'un avantage adaptatif optimal, ce que dément le paradoxe de la grenouille incapable de percevoir une proie immobile. Par ailleurs, il est furieusement tendance aujourd'hui de traiter le paradigme darwinien à travers le prisme du paradigme anthropique cognitiviste. Selon ce dernier courant, ce qui explique la complexité du système perceptif des espèces les plus évoluées (à commencer, bien entendu, par l'humanité), c'est que des données élémentaires (features) sont extraites du monde environnant par des organes perceptifs optimisés par la sélection naturelle pour, à un second niveau, être "traitées" abstraitement par une sorte de calcul algorithmique afin, dans un troisième temps, être recomposées en une connaissance pertinente pour l'organisme vivant. En ce sens, la fonction perceptive serait un système cognitif autonome qui "calcule[rait] des fonctions cognitives […] de la même manière qu'une machine à multiplier calcule la fonction de multiplication, c'est-à-dire en exécutant un algorithme qui opère sur la représentation des arguments de la fonction pour produire la représentation de la valeur correspondante de la fonction. [En effet,] calculer une fonction f consiste à exécuter un algorithme qui donne pour l'entrée e la sortie s si et seulement si f(e) = s"(Cummins et Schwarz, Connexionnisme, Computation et Cognition, in Introduction aux Sciences Cognitives, V, xiii). Nous avons déjà par ailleurs (cf. Nécessité du Dualisme Corps-Esprit) longuement fait le procès d'une telle conception lourdement entachée de scientisme idéologique. Aussi nous contenterons-nous ici de souligner qu'il se pourrait bien que la vie en général et, en particulier, la fonction perceptive, ne puissent se réduire à un ensemble de mécanismes éliminatifs convergeant, comme par hasard, vers une sorte de super-paradigme anthropomorphe lui-même irrésistiblement en marche vers l'horizon indépassable d'une rationalité computationnelle consistant, idéalement, à traiter de l'information à la manière d'un logiciel. En ce sens, la sensation serait donc, en input, une sorte de pixel dont le traitement par un logiciel traitant cette donnée élémentaire en la composant avec d'autres data du même genre selon les instructions d'un algorithme, serait censé fournir, en output, une image numérique optimisée à l'usage d'un observateur optimalement rationnel. Voilà, typiquement, une analogie qui a le vent en poupe. D'où "l’extrême difficulté [à s'en défaire] qui tient à la fascination que l’analogie de deux structures semblables [sensation/perception et pixel/image numérique] est capable d’exercer sur nous"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 27). Dans tous les cas, qu'on prétende faire de la philosophie ou bien de la science, il est manifeste que "la façon physiologique de considérer les choses ne fait qu'embrouiller les choses. Parce qu'elle nous détourne du problème logique, conceptuel"( Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1038), en l'occurrence, celui d'un insidieux réductionnisme mécaniste que n'aurait pas, au fond, désavoué un Descartes.

(à suivre dans ...)

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