mardi 23 septembre 2025

LA POSTURE TRAGIQUE (V - MIMESIS ; VI - KATHARSIS).

 (suite de ...)


(V) Nous allons montrer à présent en quoi la représentation mimétique de "la figure [tragique] du chœur de satyres […] subsiste d’une manière quasi indélébile derrière toute civilisation"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii), autrement dit en quoi la tendance à la sublimation de la souffrance par la posture tragique est un invariant anthropologique1 au même titre que la cérémonie sacrificielle mimétique d'attribution de responsabilité à prétention causale dont elle est le corrélat. Grands lecteurs à la fois d'Aristote et de Locke, Hannah Arendt et Paul Ricœur ont souligné, pour l'une que "la vie individuelle, la bios avec sa biographie reconnaissable de la naissance à la mort, naît de la vie biologique, zôè"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i), pour l'autre que "c'est l'identité de l'histoire […], le récit construit de l'identité du personnage qui fait l'identité du personnage"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1). Autrement dit, la spécificité de la vie humaine (ὁ βίος) à l'égard de la vie en général (ἡ ζωή), c'est qu'elle est déterminée par le récit qu'on en fait ou qu'on peut en faire et que, pour cela, on nomme "biographie" (littéralement, "récit de la vie humaine") laquelle se confond avec l'"identité narrative" du (de la) narrateur(-trice) qui n'est autre qu'un "personnage" dans le sens le plus théâtral du terme : "est personnage celui qui fait l'action dans le récit [...]. Le récit construit l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1). Pour reprendre le schéma lockien, c'est dans la mesure où le Soi humain (la "personnalité") doit se construire en se faisant récursivement (consciemment) le récit auto-biographique de sa propre existence consciente que le Soi humain, individuel ou collectif sera dit "soucieu[x] et comptable des actions passées [qu'il] avoue et impute à soi-même"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26) dans un contexte déontique déterminé. On objectera que, dans nos sociétés modernes, la souffrance potentielle ou réelle inhérente aux conflits humains, dans la mesure où elle se dissout dans des sacrifices de plus en plus mimétiques finira bien par y être progressivement vidée de sa substance tragique dans la douce abstraction de l'expression apollinienne d'un langage châtié. En d'autres termes, que la narration de l'existence humaine dont s'emparent les media modernes tend à déplacer le caractère cathartique sur l'inventaire événementiel plutôt que sur la tragédie existentielle. Or, outre que l'idée d'une telle neutralisation langagière procède, encore une fois de l'illusion de l'efficacité causale des normes déontiques que nous avons déjà évoquée,  on se méprend radicalement sur la nature du vecteur langagier de la narration.

D'abord, parce que "c'est faire preuve de superficialité que d'opposer la violence au langage […]. La vérité est, semble-t-il, exactement inverse : c'est précisément dans la mesure où l'homme est susceptible de discours qu'il est susceptible de violence"(Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii). Clément Rosset doute fort que le recours langagier à la seule normativité déontique soit, par nature, comme le pensent Aristote2, Locke ou Girard, un facteur d'élimination de la violence, de la "cruauté du réel" et de la souffrance subséquente. Tout au contraire, "le lien entre le langage et la violence apparaît très clairement dans l'écriture grandiloquente par excellence, l'écriture politique, réservoir d'outrances verbales aussi monotone qu'inépuisable"(Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii). Encore une fois, rien n'est plus violent que ces débats juridiques ou politiques au cours desquels les participant(e)s font assaut de rhétorique martiale. Ce qui se comprend fort bien : l'institution d'une norme du "bien", du "vrai", du "beau", du "juste", etc., certes induit une auto-régulation a priori apaisante des Soi à travers l'éducation partagée de leurs volitions, mais c'est au prix d'une nouvelle illusion : celle qui consiste à croire (à espérer) que le Soi serait à l'abri de l'accident d'un jugement défavorable au motif qu'il lui suffirait d'observer scrupuleusement lesdites normes. Il s'agirait, en effet, de ne pas oublier que "la nature du jugement est de compléter ou de rectifier la loi là où elle est insuffisante à cause de la forme générale qu'elle doit toujours prendre"(Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1137b). "Compléter" ou "rectifier" : tout est dit. Concrètement, l'application judicatoire des normes réclame toujours une interprétation abductive3 et, par conséquent, ne met personne à l'abri de l'arbitraire interprétatif. Loin d'éliminer l'aléa tragique, la surabondance des normes qui caractérise nos systèmes institutionnels ne fait que le déplacer de l'accident portant sur les valeurs qui doivent être voulues a priori par les agents vers l'accident portant sur la conformité a posteriori des volitions particulières des agents telles qu'elles se traduisent dans leurs actes. En gros, en raison de l'inflation normative tous azimuts de nos sociétés "bien policées", la probabilité pour que n'importe lequel de nos actes contrevienne à l'une quelconque de ces normes et nous rende justiciable d'un "tribunal" quelconque (à commencer par ce lui des "réseaux sociaux") est proche de 1. Telle est la rançon de la démocratisation de l'imputation de responsabilité telle que la décrit Locke : puisque tout le monde est responsable de tout à tout instant, tout le monde peut bien s'arroger le droit d'être aussi en même temps législateur et juge. Bref, l'idée de l'effet nécessairement pacificateur d'un langage normatif est un mythe. Ce n'est pas pour rien que les sagesses en général se méfient comme de la peste des effets délétères du langage et prônent, sinon l'abstinence, du moins la rareté langagière.

Ensuite, parce que la narration (auto-)biographique ne se réduit jamais à une énumération événementielle. Certes, en ce qu'elle procède d'un langage, la narration substitue l'expression "apollinienne" posée, articulée et maîtrisée à l'expression "dionysiaque" par le cri et par l'agitation spontanée et désordonnée. Mais, "de la même manière que l’expression "aïe ! ça fait mal !" n’a pas de signification, si ce n’est comme cri de douleur"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjölden), de même la narration (auto-)biographique n'a pas de signification, si ce n'est comme affirmation tout à la fois narrative et figurative de la trilogie existentielle fondamentale "illusion, volonté, souffrance". L'entièreté du rituel langagier de la narration (auto-)biographique, quel que soit le niveau de langage utilisé, doit donc, de part en part, être considéré comme une pratique et non comme une description théorique : comme nous le suggérions dans un précédent article (Communication, Langage et Vérité), il est probable que l'idée d'un langage purement constatif ou descriptif soit, sinon un mythe, du moins une limite qu'on approche sans doute dans les langages formels (logique, mathématiques, sciences)4 mais nullement dans les langages naturels. Car si, comme le rappelle Wittgenstein, "toute une mythologie est déposée dans notre langage"(Wittgenstein, Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 10), c'est sans doute parce qu'à travers le langage naturel, "l’homme est un animal cérémoniel qui accomplit, entre autres, des actions que l’on pourrait nommer rituelles"(Wittgenstein, Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 7) et que ces rites, ces cérémonies reposent, dans nos sociétés, sur la mythologie implicite de l'efficacité causale de l'édifice déontique comme garantie de la paix sociale. Wittgenstein rejoint donc René Girard sur la fonction politique des cérémonies, à ceci près qu'il en rejette le caractère causalement efficace : "nous agissons ainsi et nous avons simplement un sentiment de satisfaction"(Wittgenstein, Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 4). De même qu'il dénie toute efficacité causale à la volition : "l’acte de vouloir n’est pas une cause de l’action, mais est l’action elle même. [... ] On ne peut vouloir sans agir"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 87). Tout en reconnaissant donc son caractère éminemment "politique" au sens d'Aristote ou d'Arendt, Wittgenstein affirme cependant la vocation indissolublement figurative et narrative de l'institution du langage. Bref, parler ne se limite jamais à narrer au sens de décrire objectivement quelque chose mais, indissolublement, à narrer et à figurer ce dont on parle. Exactement comme dans le spectacle tragique qui dit les circonstances de l'acte mais montre aussi "ce qui ne peut être dit […]. Il y a assurément de l'indicible. Il se montre"(Wittgenstein, Tractatus4.1212 - 6.522). Bref, narrer une action humaine ne saurait se réduire à l'énumération événementielle qu'on peut en faire mais vise, au même titre que le spectacle tragique, à induire aléatoirement chez le "spectateur", éventuellement de soi-même, des sensations cœnesthésiques provoquées par des actes que l'on ne se contente pas de décrire abstraitement mais que l'on montre.

Pour toutes ces raisons, nous suggérons désormais de reformuler la notion ricordienne d'"identité narrative" en "invariance mimétique". Nous avons déjà expliqué (cf. première partie, note 36) pourquoi nous préférons parler d'"invariance" plutôt que d'"identité". Quant au terme "mimétique", il indiquera désormais la tendance spontanée des humains non seulement à "dire" (narrer) leur histoire, mais aussi à la figurer en la re-présentant dans le cadre d'une mimèsis auto-biographique. D'une manière générale, comme le souligne Erving Goffman, "ce n'est probablement pas par un pur hasard historique que le mot "personne", dans son sens premier, signifie un masque [personna en latin]. C'est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment"(Goffman, la Mise en Scène de la Vie Quotidienne, I). Mais en quoi la mimèsis (auto-)biographique est-elle fondamentalement tragique5 ? Rappelons ce que dit Aristote : "la tendance à la représentation [μίμησις] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance. [Au point que même] les objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver un malaise, nous en contemplons avec satisfaction la représentation"(Aristote, Poétique, 1448b). De là, la nécessité de nous re-présenter nos objets de connaissance à la bonne distance afin d'en tirer quelque satisfaction et quelques profits qui peuvent demeurer purement théoriques6. Or, parmi ces "objets" problématiques qui nous font ordinairement éprouver un malaise, il y a notre Soi, plus précisément la re-présentation récursive (consciente) que nous nous faisons de son incohérence chaotique, du moins de l'inconsistance de la succession de ses multiples séquences, comme nous le soulignions dans notre première partie à propos des pensées bouddhistes ou taoïstes ainsi que des analyses de Francisco Varela. De là, afin de conjurer le malaise d'une conscience qui se perçoit comme incohérente, c'est-à-dire irresponsable au sens de Locke, l'illusion d'une invariance profonde par-delà la succession apparemment chaotique de ses séquences. Mais, dans le même temps, afin de conjurer le malaise d'une conscience qui se percevrait comme trop cohérente, trop "responsable", le besoin de se prévaloir de sa propre incohérence pour se dédouaner à l'égard de ce qui lui arrive ou lui est arrivé de fâcheux. Donc, si le tribunal judiciaire est, probablement, le lieu où l'intensité tragique de la mise en scène du Soi est à son comble, c'est néanmoins autour de la table familiale, dans la cour de récréation ou au Café du Commerce que le recours à la posture tragique est le plus fréquent. Il n'est que de constater la façon dont un enfant ou un adulte "met en scène" un incident dont il a été la victime ou dont il a été le spectateur. Aucun des ingrédients de la tragédie ne manque, en effet, dans la mimèsis (auto-)biographique : la dualité (réelle ou fictive) entre l'actant et l'assistant, le dédoublement de l'actant en "héros" qui figure et "chœur" qui narre, le dédoublement de la narration entre "mythe" lointain et "péripéties" récentes, l'imparabilité de la force majeure qui vient bouleverser le bel ordonnancement causal voulu ou espéré et, par-dessus tout, si l'actant est convaincant et l'assistant attentif, la sidération et la compassion cathartiques de celui-ci pour les désagréments de celui-là. 

De plus, de même que différents personnages peuvent être incarnés par le même acteur, plusieurs séquences distinctes du même Soi peuvent être représentés sous différents "masques" : "chaque individu tient plus d'un rôle, mais la ségrégation des publics le sauve des contradictions, car, d'ordinaire, ceux devant qui il joue l'un de ses rôles ne sont pas ceux devant qui il en joue un autre, ce qui lui permet d'endosser plusieurs personnages sans en discréditer aucun"(Goffman, les Rites d'Interaction)7. Dès lors, pour peu qu'une autre séquence soit, comme le dit Erving Goffman, "stigmatisée", c'est-à-dire "possède [...] des différences fâcheuses d'avec ce à quoi nous nous attendions"(Goffman, Stigmate), "différences fâcheuses"8 qui induisent inévitablement le malaise en imposant au Soi une responsabilité spéciale, c'est cette tendance à l'invariance mimétique qui permet à chacun de figurer/narrer une séquence suffisamment exaltante de son Soi pour qu'elle permette, au moins pour le temps de la représentation, au "héros" de se bercer de l'illusion consistant à se dire avec satisfaction : "au fond, voilà ce que je suis vraiment". Or, comme l'avait remarqué Locke, d'une part, un Soi conscient n'a de réalité que comme auto-imputation virtuelle des jugements imputés ou imputables par autrui, d'autre part, si ces derniers sont dévalorisants, donc pénibles, c'est toujours parce que, dans le cadre d'une séquence de vie déterminée, le Soi du "héros" est jugé (ou se juge), à tort ou à raison, avoir trahi, à la suite d'un événement inattendu, la confiance qu'autrui avait placée dans la volonté du Soi de se conformer aux jugements effectifs ou potentiels par lesquels le corps social prétend garantir sa propre invariance. Il s'ensuit que la honte et la culpabilité sont les formes les plus fréquentes de la souffrance que le Soi tente de conjurer dans et par la re-présentation mimétique, la mise en scène de son invariance problématique. Car "le sentiment de culpabilité ou la honte sont les contreparties en première personne de la colère ou du mépris […], la colère [étant] punitive, alors que le mépris conduit principalement à l'indifférence et au manque d'attention"(Gibbard, Sagesse des Choix, Justesse des Sentiments, §7)9, La culpabilité est donc ce malaise que nous éprouvons lorsque, nous auto-imputant la responsabilité d'un manquement à l'égard des normes déontiques dont nous admettons la légitimité, nous estimons qu'autrui a ou aurait de bonnes raisons d'être en colère contre nous et de nous condamner en conséquence à une peine. En ce sens, si la responsabilité est l'anticipation de la culpabilité, celle-ci est l'anticipation de la condamnation. Par comparaison, la honte comme intériorisation du mépris qu'autrui est censé nous réserver relativement à la faiblesse coupable de notre volonté, elle est, plus gravement, l'avant-goût de l'exclusion, du bannissement pur et simple de la communauté humaine à laquelle nous avons conscience d'appartenir : "la honte, c’est ce sentiment ressenti lorsque notre respect de nous-mêmes est atteint : je n’aurai pas été digne d’autrui dont je dépends pourtant pour renforcer le sentiment de ma propre valeur"(Rawls, Théorie de la Justice, §67)10. Colère et/ou mépris sont parfois actuels, comme dans le cas de l'abbé Mouret surpris en galante compagnie par un ecclésiastique vigilant et intransigeant : "le Frère resta un instant, les poings fermés, sans parler. Il regardait le couple, Albine réfugiée au cou de Serge, avec un dégoût d’homme rencontrant une ordure au bord d’un fossé. — Je m’en doutais, mâcha-t-il entre ses dents. […] Je vous vois, je sais que vous êtes nus… C’est une abomination"(Zola, la Faute de l'Abbé Mouret, II, 17)11. Mais ils ne sont souvent que virtuels, le Soi étant alors, au théâtre de son invariance mimétique illusoire, à la fois juge et partie. C'est par exemple le cas de ce jeune escroc qui, pendant l'Occupation, faisant partie à la fois de la Gestapo française et d'un réseau de résistance, fait fortune en livrant à chacune de ces deux organisations des renseignements sur l'autre : "lui dire la vérité ? Laquelle au juste ? Agent double ? ou triple ? Je ne savais plus qui j'étais. Mon lieutenant, JE N'EXISTE PAS [...]. De toute façon, je n'ai jamais su qui j'étais"(Modiano, la Ronde de Nuit). On voit par là que le Soi conscient éprouve récursivement de la culpabilité pour des séquences dont il pense qu'autrui aurait toutes les raisons de les lui imputer à charge, et de la honte pour l'incapacité de son propre Soi à (re-)présenter un minimum de cohérence, gage de prévisibilité à l'égard d'autrui.

Il y a manifestement là une grave difficulté : c'est que l'exigence tragique d'innocence et l'exigence mimétique de cohérence (invariance) sont, dans le cadre d'une mise en scène (auto-)biographique, contradictoires. Comme nous le suggérions plus haut, l'incohérence erratique à l'égard des événements est la meilleure garantie d'irresponsabilité comme nous reconnaître responsable, y compris de ce que nous préférerions n'avoir jamais commis, est le meilleur indice de cohérence. Il résulte de cette contradiction ces manœuvres dilatoires plus ou moins habiles du Soi que toute bonne morale qualifie de mensonge, d'hypocrisie, de cynisme ou de mauvaise foi. Ainsi, nous dit Pascal, "il se forme en [les hommes] un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos. Ainsi s'écoule toute la vie"(Pascal, Pensées, B139) ou, pour parler comme Freud, "il y a chez tout homme des désirs qu’il ne voudrait pas communiquer aux autres et des désirs qu’il ne voudrait même pas s’avouer à lui-même"(Freud, l’Interprétation des Rêves, iv). Notamment, le "désir" (c'est-à-dire l'intention, trishnā) d'occulter telle séquence jadis vécue mais intolérable pour un Soi spectateur de lui-même. Aussi, les victimes d'un traumatisme répugnent-elles en général à en mettre récursivement en scène les circonstances : "Infandum, regina, jubes renovare dolorem [Ma reine, vous m'ordonnez de rouvrir de cruelles blessures]"(Virgile, Énéide, II, v, 3) s'insurge Énée lorsque Didon lui réclame le récit de la destruction de Troie qu'il a abandonnée en flammes avec son père sur ses épaules. D'ailleurs, ces victimes le voudraient-elles que les bornes du vraisemblable, donc du dicible, seraient peut-être franchies : "- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... […] Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). C'est typiquement le cas des Soi qui ont vécu des séquences au cours desquelles les bouleversements du Soi ont été tels que tout se passe désormais "comme si, subjectivement, leurs vies avaient perdu toute cohésion, et ne pourraient plus jamais en retrouver une"(Erikson, Childhood and Society, in Descombes, les Embarras de l'Identité, i). De là, le mensonge par omission : la séquence est "oubliée" comme si elle n'avait jamais eu lieu. Et, lorsque ce Soi est un Soi collectif, comme le montre le film de Marcel Ophüls le Chagrin et la Pitié, le mensonge par omission devient alors une amnésie collective à l'égard de séquences dont le souvenir raviverait, effectivement, honte et culpabilité en raison de l'inobservance flagrante des normes. Mais le Soi peut être tenté de sublimer sa souffrance en s'inventant une innocence de façade par des mensonges actifs qui ne sont pas toujours des tartarinades, de pures et simple affabulations, mais en appellent à une sélection plus ou moins consciente qui met en avant certaines séquences et en occulte d'autres trop "anormales" ou, plus simplement, sans rien occulter, se prévaut d'une interprétation avantageuse des normes. C'est, notamment, le cas du mythe de la France toute résistante dans le film de Marcel Ophüls ou d'Hugo, le héros des Mains Sales de Sartre, qui préfère (se) dire qu'il a tué son ennemi politique par idéal alors qu'il l'a tué par jalousie amoureuse ou encore, comme le montre Max Weber, de l'entrepreneur capitaliste qui (s'auto-)attribue sa réussite économique à une prédétermination divine (son "mérite") plutôt qu'à l'exploitation éhontée de ses fournisseurs. Toutefois, dans la mesure où le menteur se perçoit comme menteur12, il continue à concevoir honte et culpabilité à l'égard de la non-observance des normes dont il persiste à se sentir pleinement responsable.

Outre le mensonge, le cynisme est aussi une alternative pour tenter de concilier irresponsabilité et cohérence du Soi. Le Soi cynique prétend n'être pas le jouet des événements mais avoir voulu défier les normes et assumer par conséquent sa culpabilité en toute lucidité. Comme le héros tragique et contrairement au menteur, le cynique accepte donc son présent catastrophique dont il n'occulte aucune séquence. Mais, contrairement au Soi tragique, le Soi cynique se sent néanmoins coupable et compte, pour faire cesser le malaise, sur le surcroît de vitalité que doit lui procurer un déterminisme éthique inébranlable consistant à se représenter comme une vertu socialement valorisée (le "courage") le fait d'avoir, soi-disant, voulu sans faiblesse tout ce qui lui arrive. Du coup, contrairement au héros tragique qui ne tire son exaltation que de la certitude de son innocence, et contrairement au menteur qui s'invente un passé pour masquer sa hideuse culpabilité, le cynique jouit de son héroïsme victimaire en tirant fierté de sa culpabilité. Ainsi, Vautrin (alias Jacques Collin, Trompe-la-Mort ou l'abbé Carlos Herrera) est-il le paradigme balzacien du cynique, par exemple, lorsqu'il conseille Rastignac : "une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien"(Balzac, le Père Goriot). L'hypocrite, lui, joue sur les deux tableaux : celui du mensonge et celui du cynisme. Comme le menteur, il compose pour autrui un personnage innocent à l'égard de normes qu'il reconnaît cyniquement, en son for intérieur, avoir enfreintes13. En ce sens, Tartuffe, séducteur auto-assumé mais dévot en société, est, bien entendu, le paradigme de l'hypocrite14 : "Enfin votre scrupule est facile à détruire : / Vous êtes assurée ici d'un plein secret, /Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait ; / Le scandale du monde est ce qui fait l’offense / Et ce n’est pas pécher que pécher en silence"(Molière, Tartuffe, iv), dit-il à Elmire qu'il courtise avec empressement. Par contraste, Don Juan est cynique sans être hypocrite, lui qui préfère plutôt pécher en toute transparence : "tu vois en Don Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d'Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons"(Molière, Don Juan, i, 1) dit de lui son serviteur Sganarelle. Par où l'on voit que la posture cynique n'est pas amorale comme la posture tragique mais immorale au sens où elle fait fi de la morale dominante, pour privilégier une éthique opportuniste du bien-être qui, précisément, est condamnée comme immorale par la morale dominante15. Toujours est-il que le cynique comme l'hypocrite restent exposés à la désillusion qui menace toutes les formes d'éthique et de morale, toutes les conceptions du Bien ou du bien-vivre, à savoir le constat de l'inefficacité causale de leurs volitions. Les uns et les autres échouent donc à la fois à apaiser leur culpabilité à l'égard du respect des normes et à chasser la honte de leur propre incohérence.

Ce qui explique que cet échec prend parfois la plus radicale des tournures : le suicide. Notamment dans une civilisation lourdement déterminée par les avatars de l'idéologie mystico-capitaliste dont l'expression culmine dans la mise en scène publicitaire des idoles, des saints, des puissants, des riches, des vedettes, des stars, etc. Là où un contexte de délire méritocratique volontariste16 rend les individus seuls responsables d'un destin qu'ils sont censés maîtriser de part en part, l'impossibilité pour "des hommes et des femmes du peuple à accéder à des formes d'expérience qui leur étaient jusque-là refusées"(Rancière, le Fil Perdu), "le mensonge auquel on condamne l'adolescente, [par lequel] il lui faut feindre d'être objet, et un objet prestigieux, alors qu'elle s'éprouve comme une existence incertaine, dispersée, et qu'elle connaît ses tares"(de Beauvoir, le Deuxième Sexe) ne peuvent conduire qu'à l'insignifiance du Soi exemplifiée dans le personnage de Bartleby (Bartleby le Scribe, de Melville), "le gars qu'on croise et qu'on ne regarde pas" de Gainsbourg. Par ailleurs, dans une civilisation lourdement déterminée par le mythe du "péché originel", qu'y a-t-il d'extraordinaire à considérer, à l'instar de Jules Romains à propos de la guerre de 14, à l'instar de la propagande sioniste à Gaza à propos des civils, ou à l'instar des machistes sexistes à propos des femmes violentées, qu'il n'y a pas de victime innocente17 ? D'ailleurs même la figure tragique de la victime innocente (le "héros tragique") se trouve généralement, au moment de la catastrophe, dans un désarroi tel qu'il se sent à la fois humilié par le mépris social et accablé par la haine de soi, réactivant ainsi le mécanisme lockien de la double imputation consciente. De là, "la reconnaissance par laquelle les dominés contribuent à leur propre domination […], anticipant leur domination sous forme d’émotion corporelle de soumission (honte, timidité, anxiété, culpabilité, suicide)"(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, v). Et si la victime se résigne souvent au sacrifice, c'est rarement par consentement tragique à la force majeure à l'instar d'une Antigone ou d'une Iphigénie, mais plutôt parce qu'elle fait le raisonnement contrefactuel "si je n'avais pas été à tel endroit, si je n'avais pas commis tel geste, etc., bref, si je l'avais voulu, tout cela ne serait pas arrivé" : honte/mépris et culpabilité/colère sont intriqués. Comment s'étonner alors que lorsque le Soi est celui d'une personne individuelle, une conséquence de l'impossibilité de (se) narrer/figurer une séquence existentielle qui ne soit pas entachée de honte et de culpabilité est alors parfois la tentation du suicide ? Manifestement, "il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide"(Wittgenstein, Conversation sur Freud). Or,  c'est là, précisément, la tâche du psychanalyste que d'aider celui ou celle qui se morfond dans la honte et la culpabilité d'une existence irracontable, à construire une figuration/narration de Soi qui ait la structure et la vertu de la posture tragique. La structure : h ("héros"), en l'occurrence, le patient lui-même ; i ("mythe"), c'est-à-dire son histoire personnelle ; f ("catastrophe"), l'accident générateur de honte ou de culpabilité, éventuellement agrémenté de diverses péripéties ; f' ("dénouement"), le patient, débarrassé de sa honte et de sa culpabilité, consent enfin à se re-présenter. La vertu : de telles personnes, en tant qu'elles sont spectatrices d'elles-mêmes "peuvent ressentir un immense soulagement si on est ne mesure de leur montrer que leur vie a l’allure d’une tragédie"(Wittgenstein, Conversation sur Freud). Bref, et même si le suicide tragique18 est loin d'être rare (Ajax, Jocaste, Antigone, Phèdre, etc.), la fonction de la psychanalyse est de permettre à celui ou celle qui en est prisonnier(ère) d'en réchapper en rompant le cercle vicieux de la culpabilité et de la honte par une mise en scène tragique de l'existence narrée/figurée de telle sorte qu'elle crée une distance cathartique entre l'histoire du Soi en tant que perçue par le Soi et l'histoire du Soi en tant que perçue par le Soi spectateur de Soi. 

La difficulté d'une telle mise en scène tragique réside en ce que le patient p spectateur de soi-même (h), contrairement au spectateur théâtral ou même au banal metteur en scène de sa propre vie quotidienne, ne peut accéder aux séquences de l'histoire du "héros" vectrices de la force majeure f. Car c'est précisément cette séquence cruciale qu'un mécanisme d'auto-préservation psycho-sociale a rendue inaccessible à la récursivité consciente de en raison de son caractère traumatique en termes à la fois de culpabilité et d'incohérence du Soi. Le patient est en quelque sorte dans la position du spectateur de Phrynikos (cf. première partie) qui, écœuré par le spectacle qui lui est offert, préfère se voiler la face ou fuir le théâtre. La séquence f sera dite alors appartenir à l'"inconscient" au sens où, comme le dit Lacan, "l’inconscient, c’est ce chapitre de mon histoire marqué par un blanc ou occupé par un mensonge"(Lacan, Fonction et Champ de la Parole et du Langage), en l'occurrence, un mensonge par omission. De là, l'impossibilité principielle de (re-)construire, au moyen d'une figuration/narration libératrice, ce mythe (i) pourvoyeur d'une illusion de cohérence de Soi. Comme dans la tragédie d'Œdipe, h ignore qu'un accident f est venu affecter et que c'est, précisément f qui détermine présentement son malaise. Mais, tandis qu'Œdipe peut et va mener une enquête sur son propre passé avec recueil d'indices matériels, citation de témoins, etc., dans le cas de la psychanalyse, cette enquête est rendue impossible dans la mesure où h est le seul témoin de la séquence traumatique (f) et que ce témoin est, par hypothèse, devenu amnésique. C'est là qu'intervient un auxiliaire un peu particulier qui va, non pas "découvrir" des indices mais plutôt les élaborer afin de favoriser f', le dénouement puis, éventuellement, le dévoilement cathartique. Cependant, dans la mesure où conscience, inconscient, existence humaine et ce que Wittgenstein appelle "jeu de langage" sont indissolublement liés, l'auxiliaire en question va quand même partir du récit forcément lacunaire et insatisfaisant que p (le patient) va faire sur h (le Soi dont il est spectateur) au motif qu'"une fois que vous êtes entré dans la roue du moulin à paroles, votre discours en dit toujours plus que ce que vous n’en dites [...]. Ce n’est pas seulement l’homme qui parle, mais dans l’homme et par l’homme Ça parle"(Lacan, le Séminaire, V). En somme, comme le dit Wittgenstein, "ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression linguistique, l’usage des signes le montre [was in den Zeichen nicht zum Ausdruck kommt, das zeigt ihre Anwendung]"(Wittgenstein, Tractatus, 3.262). Il va, donc s'agir pour l'auxiliaire thérapeutique, d'une part de s'intéresser à des symptômes langagier et non pas seulement organiques du comportement du patient p, d'autre part de se considérer lui-même non pas comme un tiers extérieur au patient et à ses symptômes (à la manière d'un médecin ou d'un chirurgien) mais comme partie prenante d'un jeu de langage dans lequel il va inviter p à entrer en interpolant les séquences manifestes pour interpoler des séquences latentes un peu à la manière où un philologue interpole un palimpseste pour en reconstituer le corpus originel. Bref, l'auxiliaire thérapeutique va se comporter comme un véritable metteur en scène théâtral en ce qu'il va (re-)constituer une version plausible de l'histoire du patient p incluant la séquence f. C'est alors qu'une telle (re-)constitution "comporte[ra] l’attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique, [...] comme un personnage tragique exécutant les décrets auxquels le Destin l’a soumis à sa naissance. [Elle sera] attrayante comme le sont les explications mythologiques, ces explications qui disent que tout est répétition de quelque chose qui est arrivé antérieurement. Et quand les gens acceptent ou adoptent de telles vues, il y a certaines choses qui leur paraissent beaucoup plus claires et d’un accès beaucoup plus aisé"(Wittgenstein, Conversation sur Freud). Wittgenstein insiste longuement sur ce que "l’explication [psychanalytique] n’est pas une explication causale corroborée par l’expérience [mais que] le critère permettant de dire que la psychanalyse a réussi, c’est qu'elle vous a satisfait"(Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, III, 9-11), autrement dit, non pas qu'elle aura enclenché un mécanisme causal vertueux mais qu'elle vous aura enfin permis de figurer/narrer une certaine séquence traumatique en l'intégrant consciemment à l'histoire i de votre Soi. Auquel cas, la satisfaction du patient p joue sur les deux tableaux : celui de la honte par la cohérence i du Soi h et par la (ré-)conciliation de p (le Soi en tant que spectateur) et de h (le Soi en tant qu'"héros"), celui de la culpabilité par la révélation du caractère fatal de f (la force majeure) et donc de l'innocence de h. Encore une fois, ce qui importe et qui est facteur de katharsis dans la mise en scène théâtrale comme dans la mise en scène psychanalytique, ce n'est pas la vérité de la figuration/narration mais sa vraisemblance. L'efficacité de la thérapie psychanalytique donc n'est ni mécanique (par absorption de substances chimiques), ni intentionnelle (par recours à la morale du bien et du mal comme dans les "thérapies de conversion" destinées aux homosexuels) mais proprement tragique, ne fût-ce que par son caractère aléatoire on le lui a assez reproché !). On peut donc affirmer indifféremment que la cure psychanalytique exige une posture tragique ou bien que la posture tragique19 est une sorte de psychanalyse20

Cela dit, à y bien réfléchir, l'art spécifiquement thérapeutique de la mise en scène tragique qui est celui du psychanalyste n'a rien de particulièrement original : il fait ce que font le rebouteux, le sorcier, le chaman, le prêtre dans d'autres cultures, voire simplement l'ami(e) proche qui vous tape sur l'épaule et "vous dit : "Considère les choses de telle manière !""(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 61). Son expertise est une expertise dans l'art du langage, la maîtrise d'un certain "jeu de langage", c'est-à-dire d'une activité typiquement humaine qui dit et qui montre tout à la fois. Qu'il conclue "inn ch'Allah", "tu es possédé(e) par les esprits mauvais", "ton Moi est le jouet de ton Ça et de ton Surmoi" ou "tu n'y es pour rien, tu ne pouvais rien faire d'autre", dans tous les cas, l'auxiliaire thérapeutique qui met de l'ordre entre les différentes séquences d'un Soi éclaté et irresponsable est celui qui admet que "l’inconscient est structuré comme un langage, [...] c’est le discours de l’Autre"(Lacan, Fonction et Champ de la Parole et du Langage). Car "si l'inconscient, au sens d'un indicible pour le sujet, n'était pas en même temps un dicible à son insu, il n'y aurait pas d'inconscient"(Vincent Descombes, l'Inconscient malgré lui, ix). L'inconscient, c'est l'indicible, non pas dans le sens où il est absolument impossible de dire, par exemple, quel est le plus grand nombre entier ou s'il y a un Dieu, etc., mais, hic et nunc, relativement aux séquences d'un Soi aléatoirement déterminé dans l'espace et dans le temps et, pour cela, en quête d'une cohérence, d'une invariance problématique. Dans tous les cas, et quel que soit son statut culturel ou social, l'auxiliaire est donc cet Autre, ce tiers, qui fournit à celui (celle) qui souffre le canevas tragique propre à sublimer, à "transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentation à l'aide desquelles la vie est rendue possible"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Or, "l'Autre est le lieu de la parole, [...] le lieu du signifiant"(Lacan, Écrits). Donc toute médiation tragique, qu'elle soit théâtrale, quotidienne ou psychanalytique est, de part en part, un processus langagier de mise à distance consciente de ce qui fait souffrir.

(VI) Il importe donc, et pour conclure notre étude, de comprendre en quoi consiste exactement cette satisfaction cathartique relative à la posture tragique, que celle-ci soit adoptée dans un contexte esthétique, juridique, religieux, psychanalytique ou autre et dont nous disions en suivant Aristote dans notre première partie qu'elle, à mi-chemin entre l'adhérence de l'identification et l'indifférence du détachement, faite d'une prise de distance à l'égard des événements pénibles représentés. Mais, pour cela, le dépassement d'Aristote et le retour à Nietzsche s'imposent. Dans le grand poème nietzschéen ainsi parlait Zarathoustra, Zarathoustra arrive dans la ville dite "la Vache Bigarrée" et conte la parabole des "trois métamorphoses de l’esprit" : "l’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert. Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert […]. Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ? L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, I). Ce que nous comprenons ainsi : il y a une légèreté tragique du consentement au déterminisme aléatoire de la vie ("l'enfant") qui succède à la résignation déontique à l'ordre d'un soi-disant déterminisme causal ("le chameau"), puis à la révolte romantique sous la forme d'un contre-déterminisme éthico-moral volontaire ("le lion"). En d'autres termes, l'état de légèreté tragique serait un retour à la condition originelle, ontogénétique comme phylogénétique, de l'humanité : l'insouciance enfantine qui, loin d'être une tare, un retard de développement, serait au contraire, et même chez l'adulte, l'expression adéquate de l'Übermenscheit, de la "sur-humanité". En ce sens, la posture tragique pourrait être définie comme une résignation révoltée ou comme un révolte résignée, en quelque sorte, dont les deux autres stades, celui de la résignation sans révolte et celui de la révolte sans résignation, ne seraient que les formes dégradées par excès d'adhérence ou excès de détachement à l'égard de la souffrance existentielle. Car quoi de plus sagement concerné par la gravité de la vie que l'enfant qui joue21 avec toute sa légèreté, mais aussi toute la violence de son énergie vitale. Quelle que soit la cruauté du sort qui l'accable, l'enfant, pour peu qu'il soit encore vivant, se remet inlassablement à chanter, à danser, à siffloter, à jouer de plus belle, bref, à défier crânement le destin. On ne peut pas s'empêcher de songer au Gavroche des Misérables, ce gamin des rues de Paris, fils des sordides époux Thénardier, qui devient le symbole de la joie de vivre face à l'engrenage mécanique de la répression militaire au point que la chanson de Gavroche est devenue, en 1832, le cri de ralliement des émeutiers parisiens22. Car, dans la bousculade et les échauffourées, Gavroche tombe mais se relève en scandant inlassablement son refrain jusqu'au dernier coup de fusil qui le réduira définitivement au silence. Or, que dit ce refrain ? "Je ne suis pas notaire, c'est la faute à Voltaire, je suis petit oiseau, c'est la faute à Rousseau. Joie est mon caractère, c'est la faute à Voltaire, misère est mon trousseau, c'est la faute à Rousseau". Toute la philosophie tragique dans une ritournelle !

"Je ne suis pas notaire … je suis petit oiseau" : Gavroche est manifestement l'un des avatars de "Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger. Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sauts et les écarts"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, IV). Mais quelle meilleure image pourrait-on se faire de la lourdeur minérale d'une existence vouée à la phobie de l'imprévu et à la haine de la jeunesse que la figure du notaire, dépositaire systématique, dans la Comédie Humaine de Balzac, de la fortune des avares (Grandet), des escrocs (Nücingen), des usuriers (Gobseck) et des imbéciles (Crevel) ? Sinon, peut-être la pesanteur sacerdotale d'un Abbé Faujas (la Conquête de Plassans) ou d'un Frère Archangias (la Faute de l'Abbé Mouret) chez Zola. Voilà, typiquement, le stade du "chameau", l'esprit de sérieux : "lorsque je vis mon diable, je le trouvai sérieux, minutieux, profond, solennel ; c’était l’esprit de pesanteur — par lui toutes choses tombent"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, I). On se rappelle que Nietzsche oppose Apollon, le dieu qui parle et qui marche avec mesure et solennité, à Dionysos, qui chante et danse dans l'hubris du chaos de l'existence. De là, l'analogie de l'adulte sérieux (le notaire, le dévot, le militaire) versus l'enfant insouciant. "Aller pas à pas, quelle vie ! Une jambe et puis l'autre, c'est teuton et c'est lourd. J'ai dit au vent de m'enlever. L'oiseau m'a appris à planer"(Nietzsche, le Gai Savoir). "Joie est mon caractère … misère est mon trousseau". Car "l’expression de la faculté dionysiaque [est] une région d’harmonies joyeuses où délicieusement s’éteint la dissonance et s’évanouit l’horrible image du monde"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xxv) : ce sont la poésie, le chant et la danse comme souvenirs d'un passé enfantin qui ne passe pas. Dès lors, si "joie" et "misère" semblent antinomiques, c'est bien parce que nous sommes conditionnés par une logique causalement déterministe des valeurs déontiques qui fait de la joie le corrélat de la richesse (matérielle pour les uns, spirituelle pour les autres) comme récompense nécessaire de la vertu, et de la tristesse celui de la misère (matérielle pour les uns, spirituelle pour les autres) comme punition nécessaire du vice. En fait, nous sommes conditionnés par vingt-cinq siècles de métaphysique qui, la ravalant au rang de vulgaire divertissement populaire, nous a fait oublier que l'euphorie musicale ou chorégraphique est, paradoxalement, étroitement corrélée à la souffrance humaine. C'est ce que le jazz, la samba, le fado, le raï, le reggae, le rock, etc., bref toutes ces musiques ordinairement (dis-)qualifiées de "légères", "folkloriques", "vulgaires", voire de "musiques de nègre", n'ont de cesse de nous rappeler en exprimant adéquatement l'esprit festif de la posture tragique qui est proprement der Geist der Musik, "l'esprit de la musique"23.

Tous les processus civilisationnels s'étant toujours spontanément, par la science, la religion, le droit, l'éthique ou la morale, nourris de l'illusion d'un déterminisme causal soi-disant propre à combattre le chaos social potentiellement destructeur, c’est ainsi que pèsent sur l'existence consciente ce qu'il est convenu d'appeler "les valeurs" (die Werte), en l'occurrence, les valeurs déontiques de "contrainte, loi, nécessité et conséquence et but et volonté et bien et mal"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, III), sous prétexte d'instituer le citoyen responsable et, accessoirement, coupable et condamnable. À contre-courant de cette pesante rationalisation apollinienne, seul, l'esprit tragique des enfants, des poètes, des sages et des fous reste capable de prendre la mesure de "la force de l'être humain [qui] consiste en ceci : savoir que l'on va vieillir, souffrir et mourir, et être joyeux en assumant pleinement cette pensée"(Rosset, la Joie est plus profonde que la Tristesse, iv) en l'assumant en toute conscience et non en la chassant ou en prétendant l’accommoder par des manœuvres dilatoires (mensonge, hypocrisie, cynisme, etc.) de toutes façons vouées à l'échec. Et c'est donc paradoxalement "dans cette idée que l'hypothèse de la consolation [...] est définitivement écartée"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, iii, 3), que réside la sublimation cathartique libératoire du poids des "valeurs". Il devient clair, à présent, que "seul l'esprit [de la musique] nous fait comprendre qu'une joie puisse résulter de l'anéantissement des illusions"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvi). Une joie qui n'est ni un plaisir consécutif au comblement momentané d'un besoin vital, ni cette béatitude éternelle et immuable que nous promettent les monothéismes, ni même une "augmentation de la puissance d'être" au sens de Spinoza, mais une sorte de "quitus aveugle accordé à tout et à n'importe quoi, comme une approbation inconditionnelle de toute forme d'existence présente, passée ou avenir"(Rosset, la Force Majeure). Et si la joie cathartique qui caractérise la posture tragique n'est rien d'autre, au fond, qu'une approbation jubilatoire de la vie, telle qu'elle est, a été et sera, c'est parce que cette vie est la seule possible, de même que ce monde est le seul possible, quelque imparfaits et improbables qu'ils soient l'une et l'autre. Comme le dit plaisamment Clément Rosset, "le réel est idiot", c'est-à-dire, étymologiquement, seul (ἴδιος), unique, sans alternative. Du coup, "toute joie parfaite consiste en la joie de vivre, et en elle seule […]. Il y a dans la joie un mécanisme approbateur qui tend à déborder l'objet particulier qui l'a suscitée pour affecter indifféremment tout objet et aboutir à une affirmation du caractère jubilatoire de l'existence en général"(Rosset, la Force Majeure). Pour Clément Rosset, la joie est littéralement "la force majeure" de la vie, celle qui maintient le vivant en vie contre vents et marées, exactement comme la Wille zum Leben, "le vouloir-vivre" de Schopenhauer et la Wille zur Macht, "la volonté vers la puissance" de Nietzsche, dont nous avons dit dans notre première partie qu'elle se confond avec l'intentionnalité biologique en général mais que nous sommes probablement les seuls êtres vivants, nous autres humains, à goûter pleinement en raison de nos capacités récursives (conscientes), celles-là mêmes qui nous font souffrir en nous faisant percevoir notre misère. Raison pour laquelle, ajoute Nietzsche, "l'homme le plus exubérant, le plus vivant, le plus consentant au monde, [est celui] qui non seulement a appris à s'accommoder de la réalité telle qu'elle fut et telle qu'elle est et à la supporter, mais encore réclame qu'elle se répète telle qu'elle fut et telle qu'elle est, de toute éternité, criant insatiablement "da capo !""(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §56). "Da capo !", "bis !", "encore !" pense-t-on lorsqu'on a goûté la légèreté et l'ivresse sans pareils de l'instant présent. Mais "da capo !", "bis !", "encore !" crie-t-on surtout pour réclamer la répétition d'une séquence musicale, comme pour rappeler que "sans musique, la vie serait une erreur"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles, §33). Mais comment diable ce qui est unique, le monde, la vie, peut-il bien se répéter, faire retour ? Comment donc la posture tragique peut-elle trouver, pour les êtres conscients que nous sommes, son prolongement joyeux dans l'intention de voir se répéter un état que nous savons pourtant être parfaitement aléatoire donc très probablement unique ? 

Dans la deuxième partie de notre exposé, nous suggérions que le dévoilement des trois propriétés de l'existence que sont l'innocence, la fatalité et l'imprédictibilité suscite chez le spectateur qui a adopté la posture tragique la griserie caractéristique de la pratique des jeux de hasard. Car, si ce qui est unique bannit, par définition, toute reproduction du même, en revanche, il n'exclut nullement la répétition infinie du presque-même. Tel est d'ailleurs le génie de la vie, de l'adaptation et de l'évolution, que de se répéter intentionnellement sans jamais se reproduire à l'identique (raison pour laquelle "reproduction" et "procréation" ne sont pas synonymes mais antinomiques). Et c'est bien cette attente fébrile du retour aléatoire et improbable du presque-même qui suscite l'excitation. Si Swann et Odette (du Côté de chez Swann) attendent avec autant de fébrilité les différentes interprétations de la sonate de Vinteuil, c'est bien parce qu'ils y recherchent indéfiniment cette fameuse "petite phrase" qui résume à elle seule toutes leurs difficultés à vivre leur amour. Et ils la recherchent dans les occasions qui leurs sont fournies par le hasard des interprétations aléatoires, chacune étant pourtant unique. Car ce que Nietzsche appelle aussi "l'éternel retour" (die ewige Wiederkunft) n'est, au fond, que l'éternel retour d'un thème que l'on reconnaît sous les mille et une variations propres à l'esprit de la musique (der Geist der Musik) dont nous avons dit qu'il est l'esprit même de la tragédie. De même, il n'est que de voir l'exultation de l'enfant à qui l'on conte encore et encore l'histoire qu'il sait pourtant déjà par cœur, ou celle de qui (se) narre/figure sa propre mésaventure pour la ennième fois pour comprendre qu'une fois adéquatement mises en scène, puis re-mises en scène, puis re-re-mises en scène, avec les infimes nuances caractéristiques de l'interprétation musicale, il n'est probablement pas de séquences de l'existence que la cruauté empêche d'être représentées joyeusement24Il convient, à présent d'aller plus loin et de montrer en quoi cet enthousiasme peut même revêtir un aspect comique. En d'autres termes, comment passe-t-on de la peine à la joie, puis de la joie au rire ? Aristote remarque, sans approfondir son propos25, que la différence entre la tragédie et la comédie, c’est que "celle-ci tend à représenter des êtres pires que nous, celle-là des êtres meilleurs que nous"(Aristote, Poétique, II). Ce qu’il semble vouloir dire, c’est que le rire, dans une perspective déterministe déontique, est une sanction sociale qui équivaut à un sacrifice figuré au sens de René Girard26. Mais ce qu’Aristote ne conçoit pas, c’est, d’une part que, même dans une perspective tragique, "il faut de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, d’une distance artistique, rire de nous ou pleurer sur nous"(Nietzsche, le Gai Savoir, §107)27, d’autre part que la posture critique propre à la comédie n’a pas plus d'efficacité causale28 que la posture tragique. On peut alors envisager que la narration/figuration des péripéties qui ont conduit à la catastrophe tragique puisse induire, chez le spectateur, d'abord, certes, une première distanciation sémantique propre au langage narratif qui distingue la présentation de la re-présentation (cf. Aristote et Hume dans notre première partie), puis, éventuellement, une krisis29 sous la forme d'une deuxième distanciation consistant, cette fois, en une re-présentation de la re-présentation. Cette distance critique ne serait donc rien d'autre que ce que Bertolt Brecht appelle un nouvel "effet de distanciation" (Verfremdungseffekt). Ainsi, contrairement à ce que dit Aristote, la distinction entre tragédie et comédie ne serait qu'une question de degré, en l'occurrence, de profondeur de distanciation. Du coup, il n'est pas exclu que le héros tragique ("meilleur que nous") finisse par nous sembler comique ("pire que nous"). Or, c'est la prise de conscience de la possibilité de cette transition qui nous ouvre la voie à la distanciation critique. Mais on sent que cela ne suffit pas à la rendre comique. Comment expliquer, par exemple, que la divulgation d'une supercherie (mensonge, hypocrisie, déguisement), autrement dit la révélation d'un processus néfaste, soit l'un des ressorts favoris de la comédie ? Pourquoi donc Don Juan ou le Misanthrope sont-elles estampillées "comédies" et non "tragédies" ? Comment expliquer que la Cantatrice Chauve qu'Eugène Ionesco avait, dit-on, conçue comme une tragédie, se soit révélée être une comédie ? À l'inverse, que manque-t-il à l'Ulysse de James Joyce pour que le roman que son auteur voulait "comique" le soit effectivement ? Bref, qu'est-ce donc qui, dans la tragédie, peut bien nous réjouir au point de nous faire (sou)rire ?

Nous savons déjà que, pour Aristote, "la tendance à la représentation [μίμησις] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance"(Aristote, Poétique, 1448b) et que la représentation (mimèsis) est toujours une re-présentation30, donc naturellement une répétition du réel. Or, insistera-t-on, toute répétition n'est pas comique, et peut, tout au contraire même, se révéler fastidieuse, ennuyeuse. Mais, si nous admettons (cf. première partie note 36) que la "répétition" est celle de l'invariance et non celle (illusoire) de l'identité, c'est-à-dire si a' répète moyennant d'inévitables modifications perçues quoique difficilement accessibles à la conscience, alors on peut comprendre pourquoi, en règle générale, bis repetita placent, "les choses répétées plaisent" ! Comme l'écrit Gilles Deleuze, "l'éternel retour [nietzschéen] n'est nullement le retour d'un même, d'un semblable ou d'un égal [...]. La roue dans l'éternel retour est à la fois production de la répétition à partir de la différence, et sélection de la différence à partir de la répétition"(Deleuze, Différence et Répétition). En conséquence, nous conjecturons que ce sont ces petites variations dans la perception des phénomènes, ces infimes différences perçues mais négligées par la conscience récursive en raison de leur faible pertinence, qui instaurent ce qu'il est convenu d'appeler la satisfaction propre à la répétition et que nous nommerons ici "parodie" (παρά ἡ ᾠδή, "la répétition du chant" : on se souvient que la tragédie est, originellement, un chant, un hymne à Dionysos). Certes, dira-t-on, mais en quoi une telle "répétition" distincte en cela de l'absolue "reproduction", devient-elle risible ? D'où vient donc ce qu'il est convenu d'appeler le "comique de répétition" ? Il nous semble que la relation du rire à la joie est analogue à la relation du chant à la parole, de la danse au mouvement, ou encore, nous dit Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, du plaisir à la vertu, celui-là étant un ajout, un supplément, un appoint à celle-ci, quelque chose qui, tout en n'étant ni nécessaire, ni suffisant, lui apporte néanmoins une perfection supplémentaire. De la même manière, nous dirons donc que, tout en restant parfaitement aléatoire, imprédictible et irrépressible comme toutes les choses de la vie, l'effet comique est en quelque sorte cette touche de raffinement critique à la posture tragique déjà critique par elle-même. C'est en ce sens qu'il convient sans doute de comprendre l'adage selon lequel, plutôt que "politesse du désespoir", le rire est l'élégance du tragique. Il est à présent facile de montrer en quoi la tragédie comporte une forte composante parodique propice à la distanciation comique. 

Rappelons d'abord que l'acmè de la comédie grecque se situe à la fin du V° siècle a.e.c., simultanément à celle de la tragédie grecque. D'une part parce que, dans l'institution grecque des concours de tragédies, il était convenu que chaque auteur devait présenter au public une trilogie tragique plus un drame satyrique31. D'autre part parce qu'Aristophane, le grand poète comique de cette époque, revendique explicitement le droit de parodier la politique (Cléon, dans les Cavaliers), la philosophie (Socrate dans les Nuées), la religion (Dionysos dans les Grenouilles) et surtout la tragédie elle-même (notamment Euripide dans les Acharniens, les Thesmophories, les Grenouilles, etc.). Par où l'on voit que la parodie est une répétition qui doit toute sa saveur à ce qui est montré, notamment, par l'insistance du metteur en scène à caricaturer le réel en en grossissant arbitrairement tel ou tel trait. On peut donc dire que la dichotomie aristotélicienne tragique/comique ne tient pas dans la mesure où l'on sent bien qu'une insistance bien distillée sur les vertus du héros tragique finira par en devenir satirique. C'est pourquoi, que ce soit dans les farces ou les soties médiévales, la commedia dell'arte, les œuvres de Rabelais ou de Goldoni, pour ne rien dire de la Comédie Humaine de Balzac, il n'y a là que parodie satirique de la bonne conscience responsable, bref, de la croyance indéfiniment ressassée en l'efficacité causale de la vertu déontique comme solution illusoire à l'humaine souffrance32. Dans la parodie satirique, ce ne sont pas tant le vice, le défaut, l'incongruité qui font rire, contrairement à ce que semblent croire Aristote ou Bergson, que l'écrasante accumulation des vertus qui en devient risible. C'est manifeste, par exemple, à travers la satire de l'hubris politico-guerrière de la société élisabéthaine dans la plupart des tragédies de Shakespeare. La satire, y compris l'ironie, qui est une satire de l'institution du langage convenu ("la langue de bois"), est donc une sorte de joyeuse revanche, de plaisant dédommagement qu'obtient le Soi enjoint de se conformer au lourd déterminisme déontique, et qui, tout en s'y conformant par obligation (résignation), lui rit néanmoins au nez (révolte) en étant bien aise de considérer ses profonds ridicules. Toutefois, la parodie comique n'a pas besoin d'être satirique, c'est-à-dire explicitement revancharde, pour être drôle. Il suffit souvent qu'elle soit simplement humoristique, intransitive, ancrée dans ce qu'on nomme parfois "le comique de situation". Ainsi, dans le Tartuffe, outre la dénonciation satirique de l'hypocrisie cléricale, c'est la répétition (à quatre reprises) de la réplique d'Orgon, en réponse aux explications de Dorine sur la santé de Tartuffe, "et Tartuffe […] le pauvre homme !"(acte I, scène 3) qui fait rire, tandis que l'aveuglement d'Orgon, par lui-même, serait plutôt pitoyable. De même, dans le Misanthrope ou Don Juan, c'est tout à la fois la parodie sociale (dirigée encore et toujours contre la morale) et le retour périodique des obsessions cyniques d'Alceste ou de Don Juan, retour souligné respectivement par Philinte et par Sganarelle, qui suscitent l'effet comique. Et dans Œdipe-Roi, l'accumulation des déconvenues d'Œdipe ainsi que le double sens de ses paroles finit immanquablement par faire (sou-)rire33. Quant à l'Hamlet de Shakespeare, outre l'inévitable satire politique contre la corruption des puissants, qu'est-ce qui est le plus amusant, des incessantes tergiversations du héros, de ses divagations,  de l'ambiguïté de son langage ou du dialogue avec le spectre du roi disparu, ressort comique classique du théâtre antique (cf. l'Agamemnon d'Eschyle ou les Grenouilles d'Aristophane) ? Et que dire du foisonnement d'éléments parodiques dans le Zarathoustra34 de Nietzsche, à commencer par le nom de ce prophète mythique connu pour être le fondateur d'une morale binaire opposant le Bien et le Mal ? Il semble donc que le rire satirique ou ironique aussi bien que le rire humoristique qui accompagnent le caractère intentionnellement parodique de certaines mises en scène participent bien de l'élégance de la posture tragique comme dévoilement de la fatalité de l'existence humaine. La katharsis tragique n'est donc certainement pas réductible au mélange aristotélicien de sidération et de compassion éprouvées par le spectateur à l'égard des tourments du héros, couple qui est sans doute un premier niveau, nécessaire mais non suffisant, de distanciation critique de l'humaine souffrance. Mais si le comique fait partie de la distanciation critique de la cruauté de l'existence par la tragédie, que dire alors de la distanciation critique du comique lui-même lorsque le héros tragique est en même temps l'incarnation du comique ? Nul mieux que Victor Hugo n'a, dans le Roi s'amuse (mis en musique par Giuseppe Verdi sous le titre Rigoletto), montré la compénétration du tragique et du comique. Certes, on ne rit pas beaucoup dans cette mise en scène de la terrible méprise du bouffon du Roi (Triboulet, alias Rigoletto) qui, croyant se venger du Roi, tue sa propre fille. Sauf que le rire y est présent à un autre niveau récursif : celui d'une parodie satirique de l'institution comique du bouffon qui apparaît comme l'exploitation cynique de la difformité des faibles au profit du divertissement des puissants (cf. aussi le film Freaks, de Tod Browning). Dans tous les cas, c'est toujours de la sublimation de la souffrance par la distanciation suffisante à l'égard de l'absurde fatalité de l'existence qu'il est question, selon la formule de Victor Hugo : "le drame, c’est le grotesque avec le sublime, l’âme sous le corps, c’est une tragédie sous une comédie"(Hugo, Préface de Cromwell), bref, le feu du comique sous les braises du tragique. Une telle formule fait manifestement écho à celle de Nietzsche selon qui "l'art [tragique] s'avance alors comme un dieu sauveur et guérisseur : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentations à l'aide desquelles la vie est rendue possible. Ce sont le sublime en tant que maîtrise artistique de l'horrible et le comique en tant que soulagement du dégoût de l'absurde"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Finalement, la distinction entre comédie et tragédie n'est pas celle du rire et des larmes, du vice et de la vertu, du happy end et du gloomy end, mais celle de la part plus ou moins grande réservée à la parodie dans la mesure où la distanciation comique qu'elle génère peut (aléatoirement), à partir d'un certain point, faire perdre de vue la trilogie tragique innocence-imprédictibilité-fatalité qui reste pourtant sous-jacente35. Le Tartuffe, le Misanthrope, le Don Juan de Molière sont une bonne illustration de cette tendance.

Ce n'est donc pas sans raison que la κωμῳδία, la "comédie" est étymologiquement ἡ τοῦ κῶμοu ᾠδή, "le chant de la fête" et que le rire a toujours été considéré comme un ingrédient important de la joie de vivre, de l'insouciance, de la jeunesse, bref, de la subversion potentielle de l'ordre social. Ce n'est pas pour rien, nous l'avons vu, que le dithyrambe dionysiaque originel, tout à la fois tragique et comique, a été strictement encadré et canalisé par les Grecs pour être finalement institué en spectacle théâtral bien réglé. Car c'est justement parce qu'il n'a aucune efficacité causale prédictible que l'esprit festif, en tant qu'ils se manifeste dans la satire ou dans l'humour, est loin d'être socialement inoffensif et anodin. Les tenants du déterminisme déontique le comprennent bien qui craignent plus que tout le risque de débordement et de destruction violente qui peut toujours s'ensuivre d'un esprit festif mal canalisé. C'est d'ailleurs pour cela que le pouvoir politique a toujours tenté de l'encadrer dans et par des institutions bien délimitées (le théâtre, le carnaval, le bouffon du roi, etc.). Car, en dehors de ces institutions, "la destruction devient une fête, une fête dionysiaque liée au sentiment orgiastique du tragique. […] La destruction ne s'accompagne pas du sentiment de perte. [...]. La destruction est ici joie délirante et affirmative. Il s'agit d'une destruction riante, joyeuse, exaltée"(Julien Lamy, le Rire chez Nietzsche, I, B, ii)36. Il se pourrait bien, d'ailleurs, que certaines formes d'émeute, de révolte, de rébellion, voire de révolution, ne soient que des variantes de cet esprit festif général, donc, derechef, de l'ivresse dionysiaque par laquelle des êtres humains entendent simplement se rire des entraves déontiques imposées par l'ordre social, en jouissant tragiquement d'un instant présent dépourvu de toute projection ultérieure37. Dans son roman le Nom de la Rose, Umberto Eco met en scène la découverte, dans une abbaye médiévale, de ce qui devait être la suite consacrée spécifiquement au comique qu'Aristote entendait donner à sa Poétique38. Un moine, tombant par hasard sur ce fameux ouvrage dans la bibliothèque de l'abbaye, empoisonne les pages du livre afin qu'en soient éliminés tous les lecteurs potentiels au motif que "de ce livre pourrait partir l'étincelle luciférienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie [...]. Au moment où il rit, peu importe au vilain de mourir ; mais après, quand prend fin la licence, la liturgie lui impose de nouveau, selon le dessein divin, la peur de la mort. […] Et que serions-nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus affectueux des dons divins ?"(Eco, le Nom de la Rose, 7° jour). Passage significatif : le rire est une licence "luciférienne", tandis que seule la crainte de la mort comme punition prévisible de la négligence à vouloir le Bien (en l'occurrence, celui prétendument dispensé par le déterminisme providentiel) peut tenir les hommes ("les créatures pécheresses") en respect. Or, "le rire contre lequel la malédiction judéo-chrétienne s'effondre"(Philonenko, Nietzsche, le Rire et le Tragique, xiii), cette ivresse dionysiaque que célèbrent conjointement la tragédie et la comédie n'est-elle pas, explicitement, "un chant de danse plein de verve, dans lequel, ne vous en déplaise, c’est la morale qu’on piétine en dansant"(Nietzsche, Ecce Homo) ? La morale et les moralistes, cela va sans le dire.

Clément Rosset rappelle que "les Grecs confondirent en une seule fête le culte des morts […] et le culte du dieu symbolisant le vin et l'ivresse : les Grandes Dionysies qui, le même jour, célébraient tout à la fois les jeux de la vie, de la mort et du hasard"(Rosset, Logique du Pire, iv, 4). Dans tous les cas, le même rejet des conventions rationnelles, la même célébration de l'instant éphémère par lequel on souffre, on déplore et on rit en même temps. L'idée que le rire est l'indice d'un point de non-retour dans la distance critique des valeurs dominantes, bref, d'une profanation effective de toutes les valeurs sacrées39 rendues comiques par l'effet de leur seule accumulation, lui a valu la réputation philosophique, d'ailleurs méritée, d'amoralité40. Et c'est bien pour cela que, s'ils sont, évidemment, bannis et honnis par l'esprit de sérieux notarial ou sacerdotal, la satire ou l'humour accompagnent toujours le dévoilement tragique par une sublimation de cette peur de la mort dont se prévalent tous les régimes juridiques, éthiques ou moraux pour responsabiliser le "bon" citoyen. Car le dévoilement de la beauté tragique de l'existence humaine exige cette distanciation critique qui, in fine, fait du Soi le joyeux spectateur de lui-même, soit comme membre d'une communauté à travers le comique satirique, soit en tant qu'individu à travers le comique humoristique. Dans les deux cas, le Soi jouit gratuitement de la légèreté de l'instant qui se présente et se re-présente en étant débarrassé de la pesanteur des valeurs et qui n'est donc plus borné par le passé ni par le futur41. C'est alors qu'on rit véritablement sans raison42, sans autre justification que de vivre indéfiniment dans l'instant présent qui jamais ne se répètera autrement qu'en se parodiant dans ce qu'on pourrait, parodiquement, appeler "l'éternel retour du mème" (et non pas du même). Le rire est donc bien l'indice de la joie la plus pure et la plus intense quoique la plus éphémère : la joie de vivre. Certes, la résignation déontique du chameau ou la révolte romantique du lion peuvent aussi engendrer de la joie, et sans doute même de la joie plus durable. Mais seule l'insouciance enfantine de la posture tragique procure la joie de vivre, c'est-à-dire l'amor fati, l'amour du destin, cette joie légère et rieuse comme "épanchement d'une âme passionnée et douloureusement débordante, [...] acquiescement extasié à la propriété générale qu'a la Vie d'être la même sous tous ses changements, également puissante, également enivrante"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xvi).

Nous avons donc pu voir que l'origine de la tragédie comme spectacle bien policé trahit sa nature et ses enjeux puisqu'il s'agit d'une mise en scène qui canalise dans une unité de temps (celle de la représentation) et de lieu (celle du théâtre) l'ivresse d'une existence humaine livrée à la force majeure de l'instant dont la prise de conscience est cathartique en même temps que pénible. La vertu principale de la tragédie est donc de rétablir dans leurs droits les notions de hasard et de chaos là où, non seulement les hommes mais, tous les êtres vivants d'une manière générale, se bercent de l'illusion vitale d'un déterminisme causal stabilisant un monde propre circonscrit par une intentionnalité qui tend à éliminer les accidents. Or, ce qui est vital dans une telle illusion, c'est qu'elle est engendrée par une intentionnalité qui ne peut se déployer efficacement, et donc garantir la survie du vivant, qu'en faisant le pari inductif d'une relative prévisibilité du monde et que toute illusion a inévitablement la désillusion, donc la souffrance, pour corrélat. De sorte que prétendre mettre un terme à l'illusion vitale au moyen d'un déterminisme causal est une nouvelle illusion qui dénie l'imprédictible fatalité qui réduit à néant les ambitieux schémas prévisionnels fondés sur l'efficacité causale de la volonté responsable. Toutefois, à défaut de supprimer la souffrance en raison du caractère inexpugnable de sa corrélation avec l'illusion, il est possible de la sublimer au moyen d'une re-présentation consciente des séquences d'un Soi qui réfère sa souffrance à l'accidentalité chaotique et aléatoire du monde plutôt qu'à la responsabilité dont le déterminisme causal tente de le charger. Une telle prise de conscience tragique est un facteur de joie cathartique d'autant plus intense qu'elle est plus éphémère et gratuite, ce dont témoignent de manière irrécusable le rire, le chant, la danse, la fête comme réminiscences de l'insouciance enfantine à l'égard de tous les facteurs de pesanteur existentielle.

1 "Un invariant anthropologique est, en première approximation, une configuration récurrente dégagée par l'analyse, une régularité qui n'est ni naturelle ni empirique, et qui prend la forme d'une gamme réduite de possibilités d'actualisation"(A.-C. Taylor, Invariants et Variabilité en Anthropologie, consultable sur le site des éditions de la Maison des Sciences de l'Homme).

2 "Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage du langage. [Or] le langage [ὁ λόγος] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste"(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a).

3 L'abduction est une forme de raisonnement tel que la conformité à la norme générale n se reconnaissant au critère (ou au symptôme) c, et l'action particulière a incluant le critère (ou le symptôme) c, il s'ensuit que l'action a doit être jugée conforme à n. Où l'on voit qu'il y a trois niveaux d'arbitraire. Au niveau de la première prémisse : qu'est-ce qui doit être retenu pour critère (ou symptôme) ? Au niveau de la seconde prémisse : la présence du critère (ou symptôme) est-elle ou non manifeste ? Au niveau de la conclusion : de ce que tous les corbeaux sont noirs et de ce que mon voisin de palier est noir, dois-je conclure que mon voisin de palier est un corbeau ? Bref, la vertu du raisonnement abductif ne réside pas dans la validité ni de ses prémisses, ni de sa conclusion mais dans le fait qu'elle permet d'établir des hypothèses. Par exemple dans le diagnostic clinique d'une maladie : en cas de maladie m on constate le symptôme s, or tel patient présente le symptôme s, donc on peut conjecturer qu'il est atteint de la maladie m (ce qui devra être confirmé par des investigations appropriées).

4 Et encore : "les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère [...]. Les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés [...]. Si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi).

5 Il est indéniable qu'il existe des (auto-)biographies non-tragiques dans la narration desquelles "il ne se passe rien" ou presque. De fait, c'est une tendance récente de la littérature occidentale (Proust, Musil, Woolf, Joyce, Beckett, Ionesco, etc.) mais beaucoup plus ancienne de la littérature chinoise que d'évoquer des processus lents à la limite de l'inertie, à commencer par les flux de conscience eux-mêmes, dans le cours desquels les accidents sont passés sous silence ou bien, ce qui revient au même, tout n'est qu'accident. Mais de telles évocations ou (presque) rien n'est montré sont des exceptions à la tendance spontanée des humains à sublimer leur souffrance existentielle en se faisant narrateurs tragiques d'eux-mêmes.

6 En effet, si, pour Aristote, "tout homme a naturellement le désir de connaître"(Aristote, Métaphysique A, 980a), ce n'est pas pour les raisons mystico-religieuses généralement invoquées, mais parce que "l’art représente la nature [ἡ τέχνη μιμεῖται τὴν φύσιν]"(Aristote, Physique, II, 194b), c'est-à-dire que, si les hommes, comme tous les vivants, se présentent spontanément la nature à la bonne distance physico-sémantique (celle qui est déterminée par l'évolution), en revanche, à la différence des autres vivants, les humains en construisent des re-présentations, des modèles récursifs qui peuvent tout aussi bien être des événements mentaux que des constructions techniques (τέχναι). À la satisfaction de la perception spontanée, s'ajoute ainsi celle de la connaissance conceptuelle.

7 Cette multiplicité potentielle des "Soi" résulte de ce qu'il n'y a de Soi proprement dit que "séquentiel", autrement dit, toujours corrélé aux mille petites exigences contradictoires de l'existence quotidienne (cf. Soi ou non-Soi, le Débat). C'est cette séquentialité du Soi qui, comme le soulignent Marx et Engels (en en faisant, il est vrai, un idéal d'existence dans une société idéale), "me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre chose, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir, et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique"(Marx-Engels, l'Idéologie Allemande).

8 Erving Goffman donne comme exemples "monstruosités du corps, diverses difformités, […] tares du caractère, [ou] stigmates tribaux que sont la race, la nationalité et la religion"(Goffman, Stigmate) qui prédisposent leur objet au "délit de faciès". Mais on pense aussi aux "tares" et aux "stigmates" culturels, économiques ou sociaux (accent, logement, profession, consommation, vêtement, etc.) comme facteurs de ce que Bourdieu appelle "la violence symbolique" .

9 Par ailleurs, si, comme le dit Bernard Williams, "la honte est directement liée à la nudité, en particulier avec ses présupposés sexuels [...], la réaction de l’intéressé est de se couvrir ou de se cacher et, en général, d’éviter de se mettre dans de telles situations"(Williams, la Honte et la Nécessité, IV), alors, effectivement, "qu'y a-t-il pour toi de plus humain ? Epargner la honte à quelqu'un"(Nietzsche, le Gai Savoir, §274), autrement dit, couvrir sa nudité, bref, lui offrir un "masque".

10 Rappelons que "l’homme est naturellement un animal politique [ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον] destiné à vivre en société et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité [πόλις], est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être sans famille, sans lois, sans foyers ; car celui qui a une telle nature est avide de combats [ἃμα γὰρ φύσει τοιοῦτος καὶ πολέμου ἐπιθυμητής] et, comme les oiseaux de proie, incapable de se soumettre à aucun joug"(Aristote, Politique, I, 1252b).

11 Ce passage est particulièrement significatif du caractère du poids de la notion de "péché" dans la morale binaire du bien et du mal des monothéismes. Au point que l'on peut se demander si les propos du Frère Archangias, qui sont ceux que Dieu adresse dans la Genèse à Adam après qu'il eut succombé à Éve, ne sont pas aussi ceux que l'Abbé Mouret s'adresse à lui-même juste après avoir commis le péché de chair !

12 Nous faisons là abstraction des multiples subterfuges psycho-sociaux plus ou moins pathologiques (déni, mauvaise foi, self defeating, Ichspaltung, refoulement, schizophrénie, etc.) qui sont censés masquer provisoirement au menteur le caractère mensonger de son mensonge. Nous y reviendrons à propos de l'utilité de la psychanalyse lorsque le mensonge est un mensonge par omission du passé.

13 Rappelons que le mot "hypocrite" vient du terme grec ὑποκριτής, qui signifie littéralement "celui qui ne peut être reconnu" et qui désigne l'acteur en général dans la tragédie grecque. Cf. Marivaux : "un mari porte un masque avec le monde, et une grimace avec sa femme"(le Jeu de l'Amour et du Hasard, I, ii). Il ne faut sans doute pas chercher plus loin le secret de l'élection et des réélections perpétuelles de nombre de politiciens véreux !

14 La pièce éponyme de Molière était, initialement sous-titrée le Tartuffe ou l'Hypocrite avant de devenir le Tartuffe ou l'Imposteur, glissement imposé par la "cabale des dévots" qui préféraient sans doute l'imposture politique à l'hypocrisie morale.

15 Outre Vautrin et Don Juan, on pourrait citer les personnages de Solal dans Belle du Seigneur d'Albert Cohen, de Valmont et Merteuil dans les Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos, d'Etéocle dans les Phéniciennes d'Euripide ou de Calliclès dans le Gorgias de Platon comme de parfaits exemples de cynisme.

16 Qui impute toute réussite sociale à la puissance de la volonté et tout échec à la faiblesse de la volonté au point que chacun(e) est, à tout instant, responsable de tout ce qui lui arrive de faste ou de néfaste. De là, l'idée que les faibles, les pauvres, les malades, les délinquants, les inadaptés, les chômeurs, les timides, les incultes, et même les vieux n'auraient que ce qu'ils méritent au motif qu'ils n'auraient pas fait l'effort suffisant de vouloir ce que les normes sociales les enjoint pourtant de vouloir !

17 Cf. Jean-Paul Sartre : "il n'y a pas d’accidents dans une vie ; un événement social qui éclate soudain et m’entraîne ne vient pas du dehors; si je suis mobilisé dans une guerre, cette guerre est ma guerre, elle est à mon image et je la mérite. Je la mérite d’abord parce que je pouvais toujours m’y soustraire, par le suicide ou la désertion ces possibles ultimes sont ceux qui doivent toujours nous être présents lorsqu’il s’agit d’envisager une situation. Faute de m’y être soustrait, je l’ai choisie ; ce peut être par veulerie, par lâcheté devant l’opinion publique, parce que je préfère certaines valeurs à celle du refus même de faire la guerre (l’estime de mes proches, l’honneur de ma famille, etc.). De toute façon, il s’agit d’un choix. […] Il n’y a eu aucune contrainte, car la contrainte ne saurait avoir aucune prise sur une liberté ; je n’ai eu aucune excuse, car, ainsi que nous l’avons dit et répété dans ce livre, le propre de la réalité-humaine, c’est qu’elle est sans excuse"(Sartre, l'Être et le Néant).

18 Il n'est pas possible d'explorer ici les innombrables enjeux existentiels du suicide. Qu'il suffise, pour notre propos, d'y transposer brièvement la classification sociologique qu'en propose Durkheim dans le Suicide. Celui-ci distingue, d'une part le suicide altruiste (excès d'intégration sociale) par opposition au suicide égoïste (défaut d'intégration), d'autre part le suicide fataliste (excès de régulation sociale) par opposition au suicide anomique (défaut de régulation). Suivant cette classification, il nous semble que les suicides romantiques de Werther, de Dorian Gray, de Polyeucte, etc. sont des suicides anti-tragiques en ce qu'ils sont à la fois égoïstes et anomiques, tandis que ceux d'Antigone, d'Ajax, d'Alceste, de Quasimodo, de Sénèque, etc., altruistes et fatalistes tout à la fois, sont des suicides tragiques. Le suicide romantique ou anti-tragique serait donc quelque chose comme l'ultime sursaut d'une dévotion au déterminisme causal du vouloir là où toutes les autres tentatives en ce sens auraient échoué, tandis que le suicide tragique serait une manifestation de la fatalité qui détermine de part en part le destin du héros ou de l'héroïne. Le héros romantique veut se suicider parce qu'il désespère de pouvoir jamais recouvrer son innocence dans le monde d'ici-bas (c'est le suicide de Polyeucte ou des fanatiques qui aspirent au martyre). Le héros tragique consent à se suicider conscient qu'il est de se trouver terrassé par une force invincible à laquelle son geste létal ne fait que prêter son concours (c'est le suicide d'Antigone après qu'elle a été emmurée vivante, ou celui du malade qui se sait condamné). Au point qu'il devient problématique de tracer une frontière nette entre le suicide tragique comme "coup de pouce" au destin et le simple consentement conscient du héros tragique à son destin : Ménécée (dans les Phéniciennes d'Euripide) qui s'"offre" au fer ennemi en victime propitiatoire se suicide-t-il vraiment ? Mais nous avons conscience qu'il faudrait approfondir considérablement cette analyse.

19 Nous voulons dire la posture tragique en général et non pas seulement celle qui consiste, comme Freud a l'air de le suggérer à plusieurs reprises, à considérer le "complexe d'Œdipe" comme le paradigme de LA fatalité existentielle par excellence, ce qui supposerait, comme le soulignent Vernant et Vidal-Naquet que l'Œdipe de Sophocle fût lui-même victime du "complexe d'Œdipe" ! Or, que pas moins de cinq des trente-et-une tragédies grecques soient consacrées (sans compter leurs innombrables variantes ultérieures), de près ou de loin, au mythe d'Œdipe, cela montre simplement que "l'homme n'est pas un être qu'on puisse décrire ou définir scientifiquement, il est un problème, une énigme"(J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie en Grèce Ancienne, I, v). D'ailleurs, ce qui nous semble le plus psychanalytiquement significatif, dans la tragédie d'Œdipe, ce n'est pas le parricide et l'inceste, mais le fait que, dès la consultation de l'oracle de Delphes, Œdipe va se livrer à une enquête méthodique sur les séquences obscures de son Soi afin de tenter de découvrir "qui il est vraiment", enquête contre les périls de laquelle Jocaste ne cessera prémonitoirement de le mettre en garde !

20 Nombreux ont été les commentateurs de Freud à souligner que "chez [Freud], littérature et psychanalyse puisent aux mêmes sources et s'enrichissent l'une l'autre"(Yves Tadié, le Lac Inconnu, xviii). Comme le remarque Wittgenstein, "l’explication de Freud fait ce que fait l’esthétique [tragique] : elle met deux facteurs l'un à côté de l'autre"(Wittgenstein, Cours de Cambridge 1932-1935), voulant dire par là que, dans les deux cas, les facteurs déterminants qu'il s'agit de dire et de montrer sont, dans la figuration/narration tragique, juxtaposés, conjoints et non subordonnés, enchaînés dans et par une logique causale qui leur donnerait a priori une cohérence. Pour Freud lui-même, d'ailleurs, "les récits de nos patients sont de véritables œuvres d'art"(Freud, Lettre à Jung). C'est dans ce contexte de souffrance existentielle qu'éclate au grand jour la supériorité de l'art (et de la psychanalyse) sur la science : "l’art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid [...] et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif"(Nietzsche, Humain, trop Humain).

21 Cf. aussi Héraclite : "le destin est un enfant qui joue au tric-trac : souveraineté d'un enfant"(Héraclite, Fragments, 52) ; et Lǎo Zǐ : "étant le flux universel, [le Sage] fait un avec le Tao et adopte la souplesse enfantine"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §28).

22 On songe aussi aux multiples tentatives des musiciens gazaouis à organiser des moments musicaux (on n'ose pas dire "concerts") au milieu des ruines fumantes de leur cadre de vie.

23 Nietzsche louait la légèreté non seulement de la musique de Bizet mais aussi celle d'Offenbach dans laquelle il reconnaissait, disait-il, le "génie juif". S'est-il rendu compte qu'Henri Meilhac et Ludovic Halévy, auteurs du livret de Carmen de Bizet, opéra qu'il vénérait par-dessus tout, étaient aussi les librettistes favoris d'Offenbach ? Pour le cas particulier du jazz, que Nietzsche ne pouvait évidemment pas connaître, cf. le Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine.

24 Y compris les thèmes les plus pénibles comme, par exemple, celui du génocide juif dans la Place de l'étoile de Patrick Modiano ou l'Atelier de Jean-Claude Grumberg, ou celui du génocide palestinien dans le film de Mona Hammoud intitulé la Force du Coquelicot ("Liban, Gaza, Beyrouth, résister grâce au rire").

25 Aristote annonce, dans sa Poétique, vouloir consacrer un ouvrage spécifique au rire et à la comédie. Soit qu'il n'ait jamais été rédigé, soit qu'il se soit perdu, nous n'avons pas gardé trace d'un tel ouvrage.

26 Cf. Bergson : "le comique exprime avant tout une certaine inadaptation particulière de la personne à la société" (Bergson, le Rire, iii). Cf. aussi la formule de Jean de Santeuil, castigat ridendo mores, "elle (la comédie) corrige les mœurs en riant".

27 Ce que Platon avait déjà compris : "il appartient au même homme de savoir traiter la comédie et la tragédie, et que le vrai poète tragique qui l'est avec art est en même temps poète comique"(Platon, Banquet, 223d). Qui, mieux que Shakespeare, lui aura donné raison ?

28 De sorte que son impact social est difficilement prédictible et, par là, maîtrisable. Pour Marx, par exemple, il est clair que "l’arme de la critique ne peut pas remplacer la critique par les armes, la force matérielle doit être renversée par une force matérielle"(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel).

29 En français, le terme "critique" est souvent réduit à son sens agressif. Or, en grec, l'adjectif κριτικός qualifie celui ou celle qui est capable de distinction, de réflexion, de jugement, le nom κριτής désigne le juge, et le nom κρίσις la séparation, la sélection, le discernement. D'où, encore une fois, l'ὑποκριτής, l'acteur ou l'hypocrite qui, s'avançant masqué, échappe à la distinction, au jugement, bref, à la critique sur sa propre personne. Le parallélisme du développement de l'institution judiciaire et de l'institution tragique dans l'Athènes démocratique sur lequel Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet insistent dans Mythe et Tragédie en Grèce Ancienne, et est, à cet égard, tout à fait éclairant (cf. les Euménides d'Eschyle) en ce qu'il tend à confirmer, contrairement à ce qu'avancent ces deux auteurs, que celle-ci est une antidote à celle-là.

30 Cf Marx :  "tous les grands événements et personnages de l'histoire se produisent pour ainsi dire deux fois […] : la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide"(Marx, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Marx évoque évidemment la "répétition" de Napoléon I° en Napoléon III (cf. aussi Napoléon le Petit de Victor Hugo). On ne peut s'empêcher d'évoquer, hélas, la "répétition" actuelle du génocide juif dans le génocide palestinien.

31 La seule trilogie complète qui nous soit parvenue est celle de l'Orestie d'Eschyle (Agamemnon, les Choéphores, les Euménides). Quant aux drames satyriques, on n'en a conservé qu'un seul : le Cyclope d'Euripide. Notons qu'un drame satyrique est censé mettre en scène des satyres dans la tradition dithyrambique et n'est pas nécessairement satirique.

32 Jusque dans la Divine Comédie de Dante qui foisonne d'éléments parodiques (la description détaillée de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis, la présence de héros mythologiques, la lutte pour le pouvoir des Guelfi et des Ghibellini, la rédemption par l'amour de Béatrice, etc.).

33 Cf. aussi l'énumération hilarante que Clément Rosset fait, dans les dernières pages de la Logique du Pire, de l'enchaînement catastrophique qui a conduit au naufrage du Titanic.

34 Il n'est pas possible d'en faire l'énumération ici mais on peut signaler, entre autres, comme métaphore de l'Eternel Retour, l'alliance de la noblesse de l'aigle avec la ruse du serpent, parodie de la dualité homérique d'Achille et d'Ulysse, à moins que ce soit une parodie de l'Alliance biblique de Dieu avec le Peuple Elu !

35 Notons que l'effet de distance parodique peut aussi ne pas être intentionnel mais résulter d'une simple distance temporelle, spatiale ou culturelle accidentelle du spectateur à l'égard du contexte de la représentation. Pour un très jeune spectateur moderne, par exemple, le dilemme de Rodrigue entre son honneur et son amour peut paraître risible, de la même manière que les embarras de Paris paraissent ridicules aux Persans de Montesquieu.

36 Mémoire de maîtrise consultable sur le site de l'UQAM. Cf. aussi l'article de Loïc Waquant paru dans le numéro de septembre 2023 du Monde Diplomatique et intitulé l'émeute entre jacquerie et carnaval. D'où, évidemment l'exécration que leur voue l'esprit de sérieux.

37 Raison pour laquelle, par elle-même, "la violence n’est pas révolutionnaire, elle n’est pas un moyen en vue d’une fin : personne ne songe même à prendre le pouvoir"(Arendt, Penser l’Événement). Le récent mouvement populaire dit des "Gilets Jaune" en France en 2018-2019 est une bonne illustration du caractère à la fois festif, comique et potentiellement destructeur d'une posture tragique collective (cf. le film de François Ruffin et Gilles Perret intitulé j'veux du Soleil).

38 Cf. note 25.

39 "Est sacré ce que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher […]. Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui doivent rester à distance des premières"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i). À cet égard, considérer le rire tragique comme "sacré", voire comme un "droit", est une pure absurdité. Le rire tragique est un facteur de destruction du sacré déontique et, à ce titre, expose évidemment à des représailles quiconque en fait usage (cf. Rire, Rigolade, Ricanement à propos de l'"affaire" Charlie-Hebdo).

40 A contrario, toute tentative d'établir les conditions d'une efficacité causale intentionnelle des valeurs déontiques signe la défaite du rire : "que fut sur terre, jusqu'ici, le péché le plus grand ? Ne fut-ce pas la parole de ceux qui disaient "Malheur à ceux qui rient" ? […] "Malheur, vous qui riez maintenant parce que vous connaîtrez le deuil et les larmes" (Luc, VI, 25)"(Nietzsche, Fragments Posthumes, vi). En particulier, "l'histoire de la philosophie depuis Platon est l'histoire du désastre du rire […], du triomphe de la mélancolie"(Philonenko, Nietzsche, le Rire et le Tragique, v).

41 Cf. Wittgenstein : "si l’on entend par éternité non la durée infinie mais l’absence de durée [nicht unendliche Zeitdauer, sondern Unzeitlichkeit], alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311).

42 Ce rire gratuit, sans raison, est parfois qualifié de "fou rire", rappelant la corrélation du déterminisme déontique avec le sérieux d'une part et, d'autre part, de l'hilarité avec la grimace symptomatique de la maladie mentale.

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